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Les Creux de maisons/Première partie/3

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CHAPITRE III

MARICHETTE


Séverin se gagea chez les Loriot des Marandières. Il y avait de meilleurs maisons pour les valets. Ceux qui y étaient passés ne cachaient pas que la soupe y était souvent mal beurrée et qu’il fallait y trimer dur. Mais Séverin n’avait pas trop le choix, la saison étant avancée ; de plus, le prix le tenta : vingt-quatre pistoles du premier de l’an à la Toussaint.

Ils étaient quatre pour faire la terre : Frédéric, un grand sec de vingt-six ans, labourait et menait le travail ; un jeune gars de seize à dix-sept ans effeuillait les choux et s’occupait du fourrage ; Séverin allait second, et le père Loriot donnait un coup de main après le pansage.

La patronne était une grande femme osseuse de cinquante ans. Elle était avare et grondeuse, et nul ne s’en apercevait mieux que son beau-père, le vieux Francet, qui était depuis dix ans au coin du feu. Il ne servait plus de rien, ce pauvre vieux, mais il ne mourait pas. Il avait eu deux attaques ; on attendait la troisième. Dès la première, il n’avait plus marché que difficilement ; il s’était alors montré un peu exigeant, allant jusqu’à demander qu’on le promenât dans l’aire, les jours de soleil. C’est qu’il n’avait pas été commode dans son temps ! Mais sa bru l’avait dressé.

Il était revenu quasi en enfance maintenant et passait toutes les journées dans son petit coin, tendant vers les bûches ses pieds nus dont la peau jaune devenait fine à force d’immobilité. De sa main droite restée libre, il s’amusait petitement, jetant du sel dans la flamme ou cassant, à même la chandelle, des morceaux de résine qu’il faisait brûler quand il était seul.

On ne lui avait pas supprimé tout à fait le tabac, à cause du monde, mais la Loriote le rationnait ; il ne fumait que le soir après la soupe. Comme il n’avait plus de dents, il fallait, pour qu’il pût tenir sa pipe, entortiller un linge au bout. Il tétait ce linge avec une gourmandise d’enfant.

Quelquefois la bru se fâchait :

— Encore une pipe ! Goulagne ! ça ne sera point ! Fédéri, couche le vieux !

Ces soirs-là, le bonhomme faisait semblant de pleurnicher, ou bien il sacrait de tout son souffle, car il n’avait plus conscience du péché.

Rude maisonnée, en somme ; on n’y riait guère. Le patron seul était jovial au retour des foires ; mais alors la bourgeoise en avait pour une semaine à gronder et à faire claquer les portes.

Frédéric, lui, s’enivrait tristement deux ou trois fois l’an, le premier jour des fêtes doubles ; mais il ne se dérangeait jamais les jours ouvriers. On ne lui connaissait pas de bonne amie, et les filles riaient de lui en revenant des vêpres. Il était d’ailleurs très laid, car il avait eu la picote, et il était resté tout grêlé — grêlé comme un crapaud, disaient, de loin, les petits polissons du pays.

Il avait hérité de sa mère une terrible avarice et une ardeur hargneuse au travail. Il poussait de l’avant comme un bœuf rouge. Ses longs bras avantageux en faisaient un moissonneur sans pareil ; mais Séverin le tenait à la fauche. Maigre, lui aussi, et plus souple, il allait aisément, surtout dans les prés secs où le dessous ne résiste pas. Il prenait plaisir à chasser l’autre devant lui.

— Prends garde à tes talons, Fédéri ! Range au bout !

Le gars rageait tout bas, jaloux de ce que le valet tondit plus ras et plaçât plus large.

Dès que le soleil montait, pour être plus à l’aise, ils laissaient leurs sabots, sortaient leur chemise de leur brayette, et hardi ! Ils travaillaient ainsi seize ou dix-sept heures par jour sans autre repos que le temps des repas et une « mérienne » d’un quart d’heure.

Le père Loriot, qui se vantait de toute chose quand il avait bu, disait le soir des jours de foire :

— Le valet de chez nous ! vous n’en avez pas de pareil ! Il est allant, le bougre ! Frédéri et lui s’en font voir ; quand je les mets de front, ça fait un fameux joug !…

Au fond, le valet et le gars ne s’aimaient guère ; mais il n’y avait rien à dire contre Séverin : il tapait dur, étant glorieux de son travail.

À la Toussaint, il resta aux Marandières pour trois cents francs, ce qui était un bon prix. Loriot lui ayant avancé quatorze pistoles sur son gage de l’année précédente qui était de vingt-quatre, il ne lui revint que cent francs.

Il s’acheta des hardes neuves, une faucille et une paire de grosses mitaines pour faire les fagots d’épines. Il lui resta une cinquantaine de francs pour les menues dépenses.

Il sortait rarement autrement que pour aller à la messe ; il ne fréquentait pas les veillées où l’on joue, parce qu’il maniait mal les cartes et qu’il lui était arrivé de perdre jusqu’à quinze sous en une seule soirée. Quelquefois, le dimanche, aux Marandières, quand c’était son tour de garder, il jouait aux boules avec les voisins. Le village comprenant deux autres fermes, ils étaient toujours trois ou quatre à s’ennuyer, après le pansage ; ils faisaient alors une partie, mais d’amitié, sans risquer d’argent.

Séverin semblait également dédaigneux des choses de l’amour ; les manigances des filles avaient l’air de l’agacer. Il se vieillissait et se mêlait aux conversations des hommes d’âge.

Parfois, à Coutigny, il rencontrait Delphine ; la petite disait :

— On ne te voit jamais, Séverin ; voilà longtemps que Guste te réclame pour l’aider à pêcher.

Puis elle devenait rouge, et ils se mettaient à parler de choses qui étaient très loin de leur pensée. Ces dimanches-là, Séverin revenait seul aux Marandières par les chemins de traverse ; et il marchait sans tourner la tête, comme ceux que le péché travaille ou comme les innocents dont l’esprit trotte.

La première année, il n’avait pas revu la Marichette ailleurs que sur la place de l’église ; mais elle se gagea à deux portées de fusil des Marandières, chez les Motard, de Jolimont. La femme de l’endroit était une Loriote, et l’on s’aidait dans les moments de presse. Séverin était obligé de rencontrer la servante des voisins. Il n’aimait pas ces rencontres, du reste, et il se tenait sur ses gardes, de peur d’une attrape. Elle, au contraire, l’attendait au passage quand il revenait seul du travail. Elle l’amignonnait à mots couverts, une lueur de moquerie caressante au fond de ses yeux roux. Un drôle de garçon, en vérité, qui avait peur des filles et qui passait son temps avec de vieux brèche-dents ! Il ne tarderait guère à ressembler à cet ours de Frédéric.

Il répondait par de vilains mots appris au régiment, mais elle ne se fâchait point et son beau rire de fille grasse roulait tout bas.

Or, il arriva qu’un soir de mai, un samedi. Loriot entra chez sa sœur pour lui demander si elle ne pourrait point venir passer la journée du lendemain aux Marandières.

— Moi, je m’en vais, dit-il ; Fédéri aussi… Quant à celle de chez nous, elle est au lit…

— Tiens ! fit la sœur, elle a donc le temps d’être malade, à présent ?

— Faut croire !

— Et tu ne restes seulement pas la soigner ?

— C’est que je ne saurais point… Et puis, faut te dire : Léchevin m’a demandé pour aller acheter une vache avec lui… Tu comprends ? On voit l’un, on voit l’autre, il faut boire… et la journée passe !

— D’accord ! Mais Loriote pourrait bien te secouer, lundi matin, si elle est guérie…

Il répondit carrément :

— Elle a une belle toux ! Ça la tient bien !

Celle de Jolimont eut un sourire.

— Mon pauvre frère, dit-elle, j’irais bien, mais les cousins de Malitron doivent venir ici… Il y a Mariche ! Si elle veut aller chez toi, je peux me passer d’elle…

— Mariche ! Ho ! Mariche ! cria-t-elle, veux-tu aller garder demain, aux Marandières, chez Louise Loriote ?

La servante répondit de l’aire :

— Chez Louise Loriote ? Comme vous voudrez, patronne !

Puis, apercevant le fermier :

— Seulement, je suis craintive, depuis que Bordagère des Arrolettes a rencontré un diable à tête de bouc qui l’a embrassée par force sur le chemin des Servières… Je veux de la compagnie… Vous y songerez, mon beau-père !

Loriot sortit et lança une grosse plaisanterie. La servante éclata de rire.

— C’est entendu ! cria-t-elle ; j’irai soigner votre femme, vieux sans idées, tard-en-vie !

Le lendemain donc, quand Séverin dont c’était le tour de garde revint aux Marandières, après la messe du matin, il fut tout étonné de trouver Marichette à la maison.

— C’est moi, dit-elle… N’ouvre pas les yeux si grands : je ne reviens pas ! Mange, mon pauvre gars, ça te remettra le sang.

Et elle lui apporta la soupière.

Dans la chambre à côté, la Loriote geignait.

— Marichette, souffla-t-elle, apporte-moi donc une petite goutte de café.

La fille courut dans l’autre pièce, puis revint avec une tasse qu’elle posa devant Séverin.

— Dis donc ! quand il y en a pour les maîtres, il y en a pour les valets ! À notre santé !

Elle emplit la tasse et s’assit sur le banc, à côté de Séverin.

Revenu de sa surprise, il lui prit la taille et, aussitôt, il sentit tout contre lui le corps robuste et souple.

Lentement, elle se penchait et offrait ses lèvres. Séverin sentait battre ses artères et ses oreilles chantaient vêpres.

Il se ressaisit pourtant.

— Mariche ! Mariche ! le vieux qui nous regarde ! Dans son coin, en effet, le paralytique était sorti de sa somnolence. L’odeur du café lui avait fait lever la tête, et il fixait sur le couple le regard de ses yeux vitreux.

— Es-tu folle, Mariche ! Le vieux !

— Ah ! oui, le vieux ! Qu’est-ce que cela peut lui faire ? Qu’il regarde ! Il n’a pas déjà tant de distractions !

Mais Séverin s’était levé. Marichette, dépitée, haussa les épaules et se mit à desservir la table.

— Tu m’agaces ! va-t’en ! fit-elle.

Il sortit et s’en fut panser ses bêtes. Son travail terminé, il se coucha dans la grange sur une brassée de paille. Il y était depuis un petit moment et il allait s’endormir, quand il entendit la fille traverser la cour.

Elle se dirigea vers la grange, entra et referma le portail.

— Es-tu par ici ? murmura-t-elle.

Il ne bougea point.

— Es-tu là, voyons ?

Il faisait très sombre, et la fille ne distinguait rien. Elle s’avança de quelques pas et finit par le découvrir.

Alors elle s’approcha et, sortant son pied de son sabot, elle lui poussa l’épaule en disant : « Sous ! sous ! » comme on fait pour faire lever les bêtes.

— Finis, Mariche ! Finis !

Mais elle s’entêtait ; alors, il lui saisit la jambe, et elle tomba à genoux sur la paille, à côté de lui. D’étranges odeurs montaient d’elle : odeur forte de la sueur, odeur âcre des feuilles écrasées, odeur étourdissante du foin qu’on embarge.

Elle lui avait jeté ses bras autour du cou et elle offrait encore ses lèvres.

Alors, lui, jeune, finit par s’échauffer à cette volonté d’amour.

Ils eurent des rendez-vous épuisants au cœur des beaux dimanches.

Aussitôt la messe finie, Séverin revenait aux Marandières ; puis il s’en allait rejoindre la Marichette à l’orée des champs de blé. L’un devant l’autre dans les cheintres étroites, attentifs à ne pas renverser les épis, ils suivaient les haies jusqu’au recoin secret où ils avaient coutume de s’asseoir sur des fougères fraîches. Quand elle était de garde, elle allait l’attendre dans la sapinière de Jolimont, sous les branches retombantes ; de fines aiguilles y feutraient la terre sèche et leur faisaient un lit bien uni. Le vent brasillait à peine dans les rameaux ; l’été accablait les champs, pesait sur les feuilles, inclinait les herbes frêles à la tête fleurie. Eux haletaient. Elle le ceinturait comme une lutteuse, lui ployait le buste, le renversait, l’écrasait. Elle le rouait de caresses. Il avait au retour les lèvres brûlées et les côtes douloureuses. Un grand dégoût lui venait parfois à ce moment-là et il se promettait de ne pas aller au prochain rendez-vous. Il y allait néanmoins.

Il craignait surtout d’être surpris avec Marichette. Il lui était arrivé comme aux autres jeunes gars de se vanter d’amours imaginaires et certes, il aurait bien avoué un ou deux rendez-vous avec cette fille ; mais, qu’on le soupçonnât d’avoir été son bon ami tout un été, et de l’être encore, et de ne pas savoir comment se détacher de ses jupes, non, il ne pouvait se faire à cette idée-là.

Cela arriva, pourtant. La Marichette, elle, n’était point réservée et ne se cachait guère. On n’eut pas de peine à savoir qu’elle avait enjôlé le valet des Marandières. Or, les nouvelles de cette sorte courent vite ; on en glosa au bourg entre jeunes gens.

Un dimanche de septembre, comme Séverin, après une courte partie de boules revenait au village, il aperçut Delphine qui arrivait en sens inverse. Elle lui sembla pâle et triste, et il pensa que c’était à cause de son père. Bernou, en effet, était malade, malade de souci, disait-on.

Séverin, troublé, car il allait à un rendez-vous avec la Mariche, prépara en sa tête les mots qu’il allait dire ; mais, tout d’un coup, la fille tourna à gauche, enjamba un échalier et, s’engageant dans un sentier qui suivait la haie, disparut. Or, ce sentier ne menait nulle part, il se perdait dans les champs plus loin, et Séverin le savait.

Alors il comprit que Delphine avait viré là pour l’éviter et qu’elle avait voulu l’éviter parce qu’on disait de vilaines choses sur son compte. Il eut un instant l’idée de la rejoindre, car il souffrait cruellement de la savoir fâchée. Il fit quelques pas dans le champ, après l’échalier, puis il n’osa plus.

Ce soir-là, Marichette l’attendit en vain.

Quelques jours après, il rencontra à Bressuire un de ses anciens camarades de service, Louis Bonnin, de Saint-Porchaire. Bonnin cherchait un valet pour son père.

— Tiens ! mais pourquoi pas toi, Séverin ? fit-il tout à coup ; tu n’es pas encore gagé ?

— Non.

— Eh bien ! c’est entendu, nous allons faire marché. Pourquoi ne viendrais-tu pas chez nous, mon vieux ?

— Pourquoi pas, en effet ? dit Séverin.

La proposition lui avait d’abord paru étonnante ; mais maintenant qu’il y songeait bien, il était presque décidé. Il ne serait pas plus malheureux chez Bonnin qu’aux Marandières. Il était libre, seul ; il avait peu d’amis ; il ne voulait plus revoir Marichette, et quant à l’autre, il n’avait pas le droit d’y penser. Rien ne l’empêchait de se gager au loin.

Il tomba vite d’accord avec son camarade pour le prix. Deux mois plus tard, il commençait à s’habituer chez ses nouveaux patrons.

Trois ans passèrent.