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Les Creux de maisons/Troisième partie/3

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CHAPITRE III

LA BRACONNE


Le dimanche, Séverin faisait de longues courses dans les champs. Dès les premiers temps de son veuvage, il avait commencé à sortir ainsi pour ne pas rester immobile à songer. Puis, peu à peu il avait pris le pli de ne jamais rester tout un dimanche au village.

Quand il n’était plus utile chez lui, il s’en allait voir les semis de maïs ou bien les jeunes plants de choux ou bien les champs de pommes de terre où le sol commençait à se soulever autour des tiges. Il passait sur les guérets, arrachait une ravenelle ou une touffe de chiendent, écrasait par habitude les mottes échappées à la herse. Il longeait les haies où bruissent, dans l’ombre chaude, des bêtes ignorées. Il détruisit quatre ou cinq nids de vipères. Il regardait comment les branches poussent ; s’asseyant dans les cheintres, il s’amusait à cueillir et à considérer les herbes sans noms, les herbes indifférentes sur lesquelles grimpent de petites bêtes — sans noms aussi — qui sautent quand on les touche ou font les mortes.

Il remarquait des choses auxquelles il n’avait jamais fait attention jusque-là.

Un dimanche du mois d’août, comme il était de garde chez les Chauvin, il sortit dans l’après-midi pour aller voir ses quatre sillons de pommes de terre dans les Grandes-Joneries, Au retour, il s’attarda à cueillir des noisettes ; elles abondaient dans deux ou trois haies écartées que les enfants n’avaient pas encore pillées. Le dimanche suivant, il revint au même endroit et l’autre dimanche encore. Il finit par cueillir ainsi une dizaine de litres de noisettes que la Bernoude fit sécher hors de la portée des enfants et qu’elle vendit vingt sous au Béguassard.

— Tiens, pensa Séverin, je n’ai pas perdu mon temps !

À partir de ce jour, il fit attention aux choses qui se perdent et que le passant a, de par l’usage, le droit de ramasser. Et même, à partir de ce jour, il rechercha ces choses pour les rapporter aux enfants ou pour en faire de l’argent.

Il s’inquiéta, par exemple, des endroits où poussaient les champignons. Son défunt père, qui s’était empoisonné deux fois, lui avait appris à reconnaître les bons, mais il ne se souvenait plus bien des espèces ; il en cueillit de douteux qu’il essaya avant les enfants.

Au mois de novembre il ramassa un bon double de châtaignes de bois ; il courut très loin chercher des jets de bourdaine qu’il échangea contre du beurre.

Au printemps, il sut trouver dès les premières journées chaudes toute une brassée de muguet fleuri ; Bas-Bleu en fit cinq bouquets qu’elle alla offrir aux dames de Coutigny ; cela rapporta une dizaine de sous.

Séverin était devenu rusé. Il disait aux petits coureurs de haies des secrets sans importance, puis il les écoutait se vanter à leur tour de leurs trouvailles et il recueillait des renseignements dont il profitait. Il put ainsi trouver sans peine trois nids de merles ; il dénicha douze petits qu’il mit dans une cage et que Bas-Bleu mangea l’un après l’autre, cuits avec un peu de beurre dans une pomme de terre creusée.

Bas-Bleu était sa préférée ; elle toussait toujours beaucoup et cela inquiétait son père.

Pour lui faire un remède, il fallait, entre autres choses, du cresson ; Séverin en cueillit de-ci, de-là. Or, le cresson n’est pas tout à fait à celui qui le trouve ; c’était une demi-maraude. Un an plus tôt, Séverin n’aurait jamais fait cela. Il eut encore une hésitation ; mais, à force de se débattre contre la misère, il s’habituait à ces hésitations-là. Bas-Bleu était malade, il fallait du cresson pour la guérir ; alors quoi ? demander, demander toujours ! On s’en lasse encore plus vite qu’on ne se lasse de donner.

Séverin, en coupant du cresson dans le Pré-Bas des Larin, se disait :

— Quand je verrai le voisin, il faudra que je le prévienne ; ça vaudra mieux.

Il le vit le soir même ; mais Larin était justement un sauvage, très dur au pauvre monde ; n’avait-il pas grondé méchamment les bessons qui ramassaient des bouses sur le chemin Roux, près du Haut-Village ? Séverin, craignant d’être mal accueilli, garda la chose pour lui.

Et, bien mieux, le dimanche suivant, il revint dans ce même pré où coulait un petit ruisseau peuplé de grenouilles et de vairons ; il y revint avec un grand panier assez large pour barrer tout le courant ; il réussit à prendre une assiettée de petits poissons. Quand l’été fut venu et que le ruisseau fut presque à sec, Séverin épuisa des trous. C’était une pêche fatigante et cela pouvait rapporter un procès, mais les enfants se régalaient au retour. Un jour, il prit une anguille, une autre fois ce fut un cent d’écrevisses que la Gustine, par complaisance, porta au marché et vendit trente sous.

À vrai dire Séverin prenait goût à la pêche. Il passait tous ses dimanches au bord de l’eau, l’oreille au guet par crainte des gendarmes. Il en arriva à rêver des coups plus fructueux. Une nuit il essaya de prendre des grenouilles en les attirant avec une chandelle ; il avait entendu dire que l’on réussissait ainsi des pêches étonnantes, mais il ne prit rien. Une autre fois, un samedi soir, il voulut emmener Gustinet pêcher dans la Sèvre, très loin ; heureusement, Gustinet refusa ; il craignait l’eau, ne s’étant baigné que deux fois, pendant son service.

D’anciens désirs de braconne se réveillaient aussi en Séverin. Il commençait à suivre de l’œil les vols de perdrix et à relever la trace des lièvres ; mais il hésitait à chasser à cause des désagréments certains que cela lui amènerait ; il se souvenait de son défunt père à qui la réputation de tendeur de lacets avait fait si grand tort.

Pourtant un jour il attrapa un écureuil vivant qui lui fut acheté cinq sous ; la semaine suivante, il trouva une nichée de lapins et réussit à prendre tout, la mère et les petits.

Enfin, un dimanche de décembre, comme la neige était sur la terre, il partit avec deux francs braconniers des Pelleteries ; toute la journée les trois hommes suivirent des pistes de bêtes ; la chasse fut bonne : deux putois et quatre lapins. Séverin eut quatre francs pour sa part. Cela l’allécha ; un beau matin, il acheta un peu de poudre et du plomb.

De temps en temps il empruntait le fusil de Gustinet — un vieux fusil à baguette dont la crosse en bois blanc se démontait — et, par les beaux clairs de lune, il sortait seul pour aller se mettre à l’affût dans quelque charrière. Il prenait de grandes précautions pour ne pas être vendu, mais les chasseurs des environs finirent tout de même par se méfier et plus d’une fois les gendarmes rôdèrent autour des Pelleteries et autour du Pâtis.

Un jour, comme Chauvin se disposait à sortir de chez M. Magnon, à qui il venait de payer son fermage, il s’entendit rappeler :

— Chauvin ! criait M. Magnon, Chauvin ! j’ai encore quelque chose à vous dire.

Le fermier revint dans la cuisine où l’autre l’avait reçu.

— Quoi donc, notre maître ?

Le maître était grave ; il questionna comme un juge :

— Dites donc. Chauvin, y a-t-il des perdrix cette année au Pâtis ?

— Dame ! je vous dirai que je n’y prête point attention. Je crois tout de même qu’il n’y en a pas plus qu’à l’habitude. Seulement je n’en suis pas sûr… je ne sais pas trop, voyez-vous.

— Je sais, moi.

— Ah !

— Et je sais aussi pourquoi il y en a moins qu’à l’habitude.

— Peut-être bien.

— Oui ; le pourquoi… ce sont les braconniers. On les connaît ; il y en a un chez vous, Chauvin !

— Ça, notre maître, ceux qui vous l’ont dit sont des menteurs. Il n’y a jamais eu de fusil chez nous et ni moi ni mes gars n’avons jamais chassé.

— Je ne parle pas de vous ni de vos gars, mais votre valet braconne, entendez-vous bien ? et faites attention à ce que je vais vous dire maintenant : je ne veux pas de braconnier sur mes terres ; à la Toussaint vous vous débarrasserez de ce gaillard-là.

— Je ne pourrai pas, notre maître ; c’est trop tard à présent ; nous avons fait marché pour l’année prochaine.

— Oh ! ça m’est égal I arrangez-vous comme vous voudrez ; il s’en ira. D’ailleurs, le malheur ne sera pas grand : un homme qui n’a que la rapine en tête ne doit pas être un bon valet.

— Pour ça, notre maître, vous faites erreur ; je ne sais pas si Pâtureau braconne, mais ce que je peux vous dire, c’est que les travailleurs comme lui, on ne les ramasse pas à la pelle. Ce sont des contes, allez ! qu’on vous a faits… Non, je ne crois pas qu’il braconne.

M. Magnon eut un geste d’agacement.

— Quand je vous le dis, moi ! Il est de race, l’animal. Souvenez-vous du père… Le fils est tout pareil. Ça crève de faim, mais ça veut faire comme les riches. La maraude, la chasse, la pêche, tout est bon ; ça vous a des pattes crochues ; ça tire tout à soi… Pas plus tard que dimanche dernier — vous voyez que je suis renseigné — il a vendu, votre Pâtureau, il a vendu un lièvre quatre francs à une personne du bourg ; oui, Chauvin, un lièvre de sept livres, une femelle et pleine encore ! Et voilà comment moi qui ai du bien, moi qui nourris des chiens, moi qui paye un permis, je ne ramasse rien au temps de la chasse !

— Quatre francs ! voilà quatre francs bien tombés ! pensa tout haut Chauvin.

— Ah ! vous êtes dans ces goûts ?

— Non pas, notre maître ! vous savez que je n’ai jamais été pour la braconne. Je dis seulement qu’il y a de la misère chez mon valet. Il y a deux ans, la mère est morte pour avoir travaillé au delà de ses forces ; et maintenant il n’y a que le gage du père pour faire vivre toute la nichée, six enfants et une ancienne. Ça ne fait pas une grosse chique pour chacun, allez !

— Eh oui. Chauvin ! la misère, la malchance, les drôles, les vieux et patati et patata… Voilà des gens qui reçoivent du pain de la commune, qui reçoivent du pain de leurs voisins, des gens à qui l’on paye le médecin, des gens à qui l’on vient en aide de tous les côtés. Eh bien ! ça se plaint tout de même et au besoin ça vole !

— Oh ! le valet de chez nous n’est point un voleur.

— Ne vous y fiez pas ! En tous les cas, s’il ne vous vole pas, il vole les chasseurs honnêtes ; il me vole, moi !… Je ne le souffrirai pas.

Comme s’il se fût parlé à lui-même, M. Magnon continua avec une amertume évidemment sincère.

— Oui, ça vient se plaindre par-dessus le marché. Le monde change. Il y a seulement trente ans, on voyait bien plus de misère qu’on n’en voit aujourd’hui ; mais les malheureux de l’ancien temps mangeaient des pommes de terre avec leur pain noir et même quand ils n’avaient pas de pommes de terre, ils mangeaient leur pain tout sec. Cela ne les empêchait pas de vivre ; ils ne se plaignaient pas…

À présent, personne ne veut plus se tenir à sa place ; les riches ne se distinguent plus des travailleurs. Je vois des paysans presque aussi bien habillés que mes deux garçons ; les filles sont encore pires : coiffes de soie, rubans, bottines, tout le tralala. Ah ! la gloire est montée ! et la gourmandise aussi ! chez les fermiers et même chez les valets, on ne se prive plus ; le café, le sucre, le vin, tout ça roule ! il faut du beurre, il faut des œufs, il faut du lard. Bientôt, ils vont tous aller à la boucherie, ma parole ! Étonnez-vous après de voir tout enchérir. Pour vivre aujourd’hui, il faut des cents et des mille ; les propriétaires seront obligés de travailler comme les autres, nom d’un chien !

— Allons ! notre maître, ne vous tracassez pas ; il y en aura qui fléchiront avant vous ; m’est avis qu’il y en aura beaucoup.

M. Magnon se rengorgea, flatté.

— Eh bien ! fit-il avec rondeur, pour en revenir à ce que nous disions, c’est donc une affaire entendue : vous prendrez un autre valet.

— Je ne peux pas. Je vous ai dit que nous avions fait marché la semaine dernière. Si vous voulez, je dirai à Pâtureau de ne plus braconner ; il m’écoutera peut-être.

— Je me fiche de ce que vous lui direz, je me fiche de votre marché, je veux qu’il parte et ça suffit. Vous ne comprenez donc pas ce que je vous dis ? Vous pouvez vous vanter d’avoir la tête dure.

Chauvin répondit encore :

— Non, je ne peux pas ; je le voudrais bien, mais c’est impossible ; un marché ne se défait pas.

— Alors, moi, propriétaire, je ne compte plus ? Ce sont des choses qui ne regardent que vous, pas vrai, Chauvin ? Eh bien ! je me souviendrai de ça ! et vous verrez ce qui arrivera !

Le vieux paysan releva la tête.

— Notre maître, je ne demande qu’à vous faire plaisir, mais cette fois vous voulez une chose qu’un Chauvin n’a jamais faite. Ce que j’en dis là, ce n’est point pour le valet, bien que ce soit un gars méritant. Mais quand j’ai fait un marché, quand j’ai tapé dans la main d’un homme en disant : « C’est tant », oh bien ! c’est tant ! et le marché tient toujours, qu’il soit bon ou qu’il soit mauvais. J’ai toujours fait comme cela depuis que j’ai l’âge de raison et je ne veux pas changer de mode à soixante ans… Voilà ce qu’il en est, notre maître ; à présent, il arrivera ce que vous voudrez.

Le rentier se leva, bredouillant des menaces.

— C’est comme ça ! Eh bien, fichez-moi le camp ! nous nous retrouverons, mon vieux ; vous me paierez ça plus cher qu’au marché, et quant à votre valet, nous allons nous en occuper ; vous pouvez l’avertir si vous voulez ; le diable m’emporte s’il n’est pas pincé !

Séverin fut pincé en effet, mais pas tout de suite, car sur l’avis de Chauvin — et se sentant d’ailleurs étroitement surveillé — il cessa d’aller à l’affût.

Il fut pincé un an plus tard, au mois de septembre, en plein jour et par M. Magnon lui-même.

C’était dans la soirée, vers quatre heures. Le plus jeune des Chauvin, Florentin, arrachait des pommes de terre le long de la haie bordant la route. Séverin, lui, travaillait au milieu du champ près d’un tombereau vide ; il piochait machinalement. Soudain Florentin cria :

— Séverin ! Séverin ! un lièvre !

Un lièvre avait en effet percé la haie à côté du jeune homme et, par une raize, il venait droit sur le valet. Celui-ci, instinctivement, lâcha son pic, saisit un aiguillon qui se trouvait à côté de lui, se baissa vivement et, de toutes ses forces, lança un coup rasant.

Le lièvre, touché au museau, eut un couic ! prolongé. Deux ou trois soubresauts l’agitèrent, puis il s’allongea entre deux sillons. Séverin fit signe à Florentin qui accourut. Ils examinèrent le lièvre ; c’était un jeune, il pesait dans les cinq livres.

— Ça se trouve bien, dit Séverin ; mes drôles ne sont pas rudes en ce moment, ça leur fera du fricot.

Mais Florentin, qui maniait la bête, fit remarquer qu’elle avait une patte cassée ; elle avait reçu un coup de fusil. Alors ils se rappelèrent avoir entendu des aboiements et deux détonations sur la gauche, quelques instants plus tôt.

— Les chasseurs vont arriver, dit Florentin ; ce sont les maîtres… ton affaire n’est pas claire.

— Nom de nom ! je n’ai pourtant pas envie de leur laisser ce lièvre.

— Tu serais bien bête ! d’ailleurs, si tu le laisses, ils te chercheront chicane tout de même. Cache-le donc, et vite ! moi, je me sauve.

Pendant que le jeune homme se hâtait vers son outil, Séverin lança le lièvre dans le tombereau et vida par-dessus un sac de pommes de terre. Puis il se remit au travail. Il était temps ; des aboiements furieux se faisaient entendre dans le champ voisin, de l’autre côté de la route ; les chiens avaient retrouvé le pied ; ils percèrent la haie à leur tour et se précipitèrent entre les sillons. Arrivés au milieu du champ ils se séparèrent, revinrent en arrière et se séparèrent encore.

À ce moment, un gros homme essoufflé enjamba l’échalier à côté de Florentin. C’était M. Magnon père.

— As-tu vu la bête, demanda-t-il au jeune homme ?

— Quelle bête ?

— Un lièvre.

— Un lièvre ?

— Oui, un lièvre que j’ai tiré tout à l’heure ?

Le gars dit enfin de sa voix lente :

— Non, je n’ai rien vu ; il a pu passer sans que je m’en aperçoive d’ailleurs… vous savez, quand on travaille !…

Mais déjà le maître n’écoutait plus et se lançait derrière les chiens. Quand il eut fait une vingtaine de pas, il s’arrêta surpris.

— C’est trop fort ! cria-t-il à son fils qui arrivait avec un autre chasseur ; les chiens perdent encore le pied ici. Pourtant je suis sûr de l’avoir touché ; il ne doit pas être loin.

Séverin vit les trois hommes se rapprocher et parler bas en regardant de son côté ; puis la voix de M. Magnon se fit encore entendre, haute et menaçante.

— Il n’y a pas à dire, le lièvre est ici. Ce n’est pas d’hier que je chasse… je me méfie… il faudra que tout cela se tire au clair.

Cependant son fils rappelait les chiens et les remettait sur la piste ; le même manège recommença ; les chiens s’égaillèrent encore.

— C’est tout de même raide ! fit-il à son tour ; le lièvre s’est envolé sans doute.

Il allait interpeller Séverin, lorsque le troisième chasseur qui, fatigué, s’était assis sur l’aiguille du tombereau, poussa une exclamation de surprise. Tous ceux qui étaient là levèrent la tête ; les deux paysans, à chaque bout du champ cessèrent de travailler.

— Venez donc voir ! disait le chasseur ; il y a du sang sous le tombereau.

Les Magnon accoururent et se baissèrent vivement ; du sang, en effet, avait goutté entre les planches disjointes.

— Je m’en doutais bien ! cria le vieux. Ah ! la crapule ! où l’a-t-il fourré ?

Les chiens aboyaient furieusement. L’un d’eux, d’un bond formidable, fut dans le tombereau ; tout de suite il fouilla dans les pommes de terre et découvrit le lièvre.

— Je le savais ! Je le savais ! hurla M. Magnon. Voleur ! tu es pris ! cette fois, cela va te coûter cher !

Séverin pensa :

— Ça y est ! J’ai eu tort d’écouter Florentin.

Il s’avança pourtant, son pic à la main.

— C’est à moi que vous parlez, monsieur Magnon ?

— Mais non, c’est au pape ! Ce n’est pas toi qui m’as volé ce lièvre ? Ose donc le dire !

— Je ne vous ai rien volé ; je trouve que vous lancez vos paroles… Ce lièvre est passé à ma portée, je l’ai tué d’un coup de bâton ; il est à moi, je pense.

— Il est à toi ! Tu vas le voir, canaille, comme il est à toi ! Ah ! tu ramasses le gibier devant ma chasse ! Qu’est-ce que tu dis ? C’est peut-être toi qui as cassé les pattes à ce lièvre d’un coup de fusil !

— Je ne savais pas que vous l’aviez tiré, moi ! Croyez-vous que j’ai le temps d’écouter s’il y a des gens qui chassent ici ou là ?

— Oui, oui ! je te connais ! Enfin, tu es pris ; j’ai des témoins. Et ce n’est pas trop tôt ; il y a assez longtemps que les gendarmes et les gardes le surveillent.

Séverin eut un sourire de mépris.

— Je sais, je sais. Vous n’avez pas besoin de m’apprendre que vous êtes un mouchard.

— Qu’est-ce que tu dis ? crièrent en même temps les deux Magnon.

— Je dis que vous êtes des mouchards ! vous, le vieux, vous en êtes un, et vous, le gars, aussi ! vous êtes connus pour ça !

Florentin entendant les voix monter avait quitté son travail. Il vint se placer à côté du valet et le tira par le bras en essayant de l’apaiser. Mais Séverin se dégagea d’une secousse.

— Laisse-moi, Florentin ! Je veux leur dire ce que j’ai sur le cœur.

Puis, tendant le poing vers les chasseurs :

— Sales mouchards ! cria-t-il, vous m’avez vendu ! vous êtes tous pareils, tous les porteurs de permis, tous les riches ! avec toutes vos rentes, vous êtes jaloux des crève-de-faim. Quand on vous dit qu’un valet a tué un lapin et qu’il l’a vendu pour payer le boulanger, vous courez chez les gardes et chez les gendarmes. Je le sais bien, allez ! que vous m’avez vendu ! Et maintenant vous venez me honnir, sales mouchards que vous êtes ! Vous allez me faire avoir un procès. Eh bien ! je m’en fiche de votre procès, de vos gardes et de vos gendarmes, et je me fiche de vous ; à vous trois qui êtes là, vous ne valez pas une gifle !

Rouge, les yeux exorbités, sous la menace d’un coup de sang, M. Magnon s’étranglait à crier :

— Voleur ! Canaille ! tu me le payeras ! tu iras en prison, il y a des témoins… tu iras en prison, fripouille !

Le troisième chasseur qui n’avait rien dit pendant la dispute déclara d’une voix nette :

— Le vol est manifeste ; ce sera en effet de la prison. Quant à l’autre, il est évidemment complice.

— Oui, toi aussi, Florentin, nous te retrouverons ! hurla le rentier ; d’abord je vais passer chez ton père ! Ah ! je vais vous les faire fourrer en prison, les canailles !

Il ramassa le lièvre et, suivi des deux autres, s’en alla en gesticulant ; devant l’échalier il se retourna pour insulter encore le valet :

— Voleur ! Tu iras en prison ! Ah ! que je suis content !

Alors Séverin qui s’était remis au travail se redressa et cria lui aussi à pleine poitrine :

— Hé ! dis donc I si je vais en prison, j’en sortirai un jour ; et quand j’en serai sorti, je te retrouverai. Oui, je saurai bien te dénicher, toi, et aussi tes gars ; alors, bon Diou ! nous réglerons ça ! Je me charge de te faire sonner la peau du ventre, vieux crapaud ferré !

Il cria ses paroles dans sa colère ; dès qu’il fut un peu calmé, il les regretta. C’était une bien mauvaise affaire qu’il venait de se mettre sur les bras. Il y aurait procès, ce qui était déjà grave, mais il y aurait aussi d’autres vengeances plus sournoises.

Et Séverin se mit à penser à ses pauvres enfants ; et il pensa aussi à sa belle-mère qui, prise de douleurs et ne trouvant pas chez son gendre de quoi se soigner, s’en était retournée aux Arrolettes depuis quelques jours. Elle ne pouvait plus guère marcher, la Bernoude ; elle n’était plus bonne à grand’chose. Or, il était question, dans le pays, d’une nouvelle loi qui serait faite pour les anciens dans la misère : on disait qu’ils toucheraient jusqu’à quinze francs par mois. Séverin et Auguste avaient parlé de cela ensemble ; ils avaient compté sur cette petite rente. Mais à présent ? M. Magnon était un gros bonnet ; il connaissait l’évêque, il menait ceux du bureau de bienfaisance. On ne trouverait pas la Bernoude assez pauvre ; l’argent irait à d’autres…

Séverin, sans colère maintenant, roulait en sa tête toutes ces idées tristes. Une lassitude soudaine le courbait. Il piochait toujours du même mouvement régulier, mais il ne pensait plus du tout à son travail.

Le soleil s’en allait derrière les frênes minces de la haie ; de grandes ombres pointues s’allongeaient côte à côte sur la terre. Bien qu’il fût encore tôt pour rentrer, Florentin, impatient de savoir ce que le maître avait dit à la maison, appela le valet et l’attendit à l’échalier. Les deux hommes ayant ramassé leur veste, s’en allèrent, penauds.

Au Pâtis, M. Magnon n’avait trouvé que les femmes. Il avait fait un tapage à tout casser, disant qu’il mettrait Chauvin à la porte à la fin du bail et même plus tôt s’il le pouvait. Quant à Séverin et à Florentin, ils étaient sûrs de leur affaire : les gendarmes allaient être immédiatement prévenus.

Les hommes apprirent tout cela en mangeant. Chauvin blâma son valet et son gars ; puis, quand on lui eut bien expliqué les choses, comme la nuit n’était pas encore venue, il décida d’aller chez le maître.

— Baille vite ma blouse, Henriette ! dit-il ; je veux aller le raisonner tout de suite. Toi, mon valet, attends ici, si tu veux savoir.

Séverin attendit. Le patron ne musa pas ; au bout d’une heure il était de retour. Il rentra sans se presser.

— Eh bien ! c’est arrangé ? demanda Florentin.

— Comme ci, comme ça…

— Y aura-t-il procès ?

— Ça dépend… je vais vous dire… Ça n’a pas trop mal marché ; il a été même coulant. Il m’a dit : « Je ne tiens pas à un procès à cause de Florentin ; j’ai peur aussi que cela aille trop haut. Je veux seulement que Pâtureau sorte de chez vous tout de suite. »

— S’il n’y a que cela, dit le valet, ce n’était pas la peine de faire tant de bruit. Je m’en irai. La Toussaint est dans cinq semaines, cela ne vous gênera pas trop ; moi de même. Mais comment se fait-il donc que sa colère soit si vite tombée ?

Florentin eut un rire silencieux :

— À la fin, tu as parlé sur ta grosse dent : il a eu la frousse.

— Bah ! Tu crois ça ?

— Bien sûr ! Si tu te figures que tu avais l’air commode !