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Les Décorés/Séverine

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Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 115-119).

SÉVERINE


Pas moderne, pas fin-de-siècle pour deux liards ; ignore l’art lucratif de faire des chatouilles dans le cou des puissants avec sa plume, dont le bec de fer — pas plus souple que son épine dorsale — pique comme une épée et cingle autant qu’une cravache ; se refuse, avec une obstination ridicule, à vendre son talent au « plus fort et dernier enchérisseur » ; s’entête à ne jamais se mettre du côté du manche et pousse l’originalité jusqu’à sacrifier sa vie à un tas de pauvres diables incapables de lui rendre le moindre service. Une révoltée agaçante qui finira sur l’échafaud ou sur la paille humide des cachots, car le Gouvernement — Liberté, Egalité, Fraternité and C° — ne prise guère cette empêcheuse de danser en rond, et cherche cauteleusement l’occasion de la mettre à l’ombre, ne serait-ce que dans le but de préserver son teint de jolie femme. On est très galant dans la magistrature.

À la mort de Jules Vallès — le « patron » comme elle appelle l’immortel écrivain si bêtement méconnu par la génération actuelle — Séverine, en disciple respectueux et passionné, a continué l’œuvre du Réfractaire. Dès qu’elle eut conquis, en quelques années, une situation prépondérante dans la presse parisienne — et cela sans bassesse, sans lâcheté, sans concession, sans faillite de conscience — elle s’attela généreusement à la tâche, et pas un jour elle n’a déserté le champ de bataille. Dans ce siècle de tôle ondulée, dans ce siècle égoïste, implacable, hypocrite et lâche, elle est la voix qui jette — dans le désert hélas ! — un cri de justice et de colère ; elle garde la main qui panse les plaies, les yeux qui pleurent, le verbe qui console, le cœur qui compatit.

Pleine de tendresse pour les petits, les humbles, les faibles, les déshérités, sa pitié, toujours inassouvie, la pousse à prendre la défense du vaincu contre le vainqueur, quel que soit son drapeau et son parti. On sent bouillonner en elle la foi ardente de l’apôtre, l’exaltation sainte du croisé, et, dans la conversation, son œil clair de paysanne se brouille subitement quand on parle de notre mécanisme social dont la férocité nous amène à regretter les naïves brutalités du Moyen-Age.

La sincérité de ses convictions, l’énergie de ses revendications, l’élévation de ses idées, la personnalité incisive de son style, vivifient les sujets les plus banals, et drapent parfois d’une superbe éloquence le plus insignifiant fait-divers. Ses articles détonnent étrangement à côté des insipides papotages qui forment l’habituel menu de gargote du journalisme.

Aussi, les bons confrères — dont le betit gommerce est ébranlé — ne sont guère ravis de ce gênant voisinage. Pour la plupart, habitués à vernir les bottes d’un politicailleur, à vider les cuvettes d’un financier, à épiloguer sur les déliquescences d’un sport quelconque, à détailler les secrets d’alcôve d’une fille publique en vogue, à narrer les hilarantes péripéties d’un vaudeville, ou à mériter les largesses des fonds secrets, en collaborant aux malpropretés de la Police, ces messieurs esquissent un sourire plein de commisération dès qu’on prononce devant eux le nom de l’intrépide artiste. Ils déclarent qu’elle les ennuie, Séverine, avec ses jérémiades en faveur des miséreux ; plaisamment, ils lui conseillent de s’installer, en compagnie d’un caniche, sur le pont des Arts, et la traitent de Don Quichotte en jupons.

Don Quichotte ? peste ! un type qui n’a pas dû user beaucoup l’asphalte du boulevard, sous la présidence de Casimir — premier et dernier du nom — Don Quichotte ? très select ce paladin-là, eh, eh, moi je le gobe. Dites donc, Séverine, est-ce qu’il y a de la place sur Rossinante ? Laissez-moi monter en croupe, j’emprunterai le ventre de l’ami Dailly, et je tiendrai l’armet de Mandrin, rempli d’encre, où vous trempez votre plume. Si vous me permettez d’être de « mèche » avec vous — comme on dit dans le monde officiel — je demanderai pour vous la Légion d’honneur, histoire de le requinquer, notre pauvre ruban ; seulement, pas de mauvaise blague, un soir de détresse où vous n’aurez plus rien à distribuer aux meurt-de-faim, n’allez pas vendre le bibelot ; les « honnêtes gens » ne vous le pardonneraient pas, et je me brouillerais avec le Ministre.