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Les Demi-Sexes/Deuxième partie/II

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 97-105).
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II

Mademoiselle de Luzac avait complètement métamorphosé le salon de son aïeule. Il y régnait un sans-façon, une animation qui eussent bien étonné la bonne dame quelques années auparavant. Maintenant, impotente et passive, elle était aussi incapable d’une louange que d’un blâme, et se laissait docilement rouler dans sa chambre, lorsque l’heure réglementaire avait sonné.

Hommes et femmes, groupés deux à deux, causaient dans les coins. Les conversations, les causeries tendres, légères ou ironiques voltigeaient discrètement ; un murmure d’aparté bourdonnait partout, laissant, parfois, partir une expression plus vive, un mot drôle que soulignaient des rires.

Il n’y avait là plus rien du monde correct et froid de jadis, de ce monde ennuyeux et poli où les hommes auraient craint de laisser voir une idée personnelle, une opinion originale. Chacun chez madame de Luzac était à l’aise et en confiance. Il régnait dans les salons cette grâce cordiale, cette liberté communicative que donne seul aux relations sociales ce genre de femmes qu’on est convenu d’appeler les femmes nouvelles. Délivrées des conventions, des mensonges et des grimaces habituelles, les compagnes de Camille parlaient, pensaient, riaient comme elles en avaient envie et ne reculaient pas devant l’expression vraie. Un honnête bourgeois qui eût amené là sa fille, eût été fort déconcerté par la vivacité des paroles, la liberté des habitudes et les mille riens sévèrement proscrits habituellement par les traditions familiales.

Il y avait aussi chez Camille beaucoup de jeunes artistes. L’un, venait de révéler un talent original qui, par miracle, avait réussi sans la charlatanerie de la réclame ; l’autre avait hasardé, la veille, un livre remarquablement conçu et écrit qui n’offensait pas trop la pudeur. Plus loin, un statuaire, dont la figure pleine de rudesse accusait quelque vigoureux talent, causait avec un de ces railleurs à froid qui, selon l’occurrence, tantôt ne veulent voir de supériorité nulle part et, tantôt, en reconnaissent partout. Ici, le plus cruel de nos caricaturistes cherchait un type à ajouter aux grotesques tragiques de « Doux pays » ; là, un jeune conférencier, souvent conspué, distillait la quintessence des pensées politiques, ou condensait, en se jouant, l’esprit d’un écrivain fécond. Un critique influent, aussi incapable d’un bon article que d’une louange, lui donnait la réplique. Ah ! comme il aurait pulvérisé toutes les œuvres du temps présent si son talent avait eu la puissance de sa haine !… Tous deux essayaient de maquiller adroitement la noirceur de leur âme en s’adressant de mutuels éloges.

De jeunes auteurs sans style étaient auprès de jeunes auteurs sans idées ; des prosateurs pleins de charme près de poètes sans harmonie. Camille avait accouplé malignement tous ces êtres incomplets, qui, d’ailleurs, se recherchaient volontiers, dédaignant les femmes… Et, l’on voyait se séparer, en deux groupes hostiles, les esthètes à longue tignasse, à taille mince, à poitrine bombée, et les femmes à cheveux courts, à buste volontairement plat et insexué.

Parmi ces hommes cinq étaient arrivés, une dizaine devaient obtenir quelque gloire viagère, et les autres, ceux qui étalaient le plus glorieusement leur superbe, étaient destinés à disparaître, après quelques coups de grosse caisse, dans la foule des médiocrités.

Mademoiselle de Luzac, au milieu de ses invités, dont la plupart lui étaient inconnus, avait la gaieté soucieuse d’une conscience troublée. De temps en temps ses regards se dirigeaient avec impatience vers la porte du grand salon. Julien, cependant, restait auprès d’elle, n’entendant rien, ne voyant rien, tellement absorbé par son amour que les choses réelles n’existaient plus pour lui. Mais, Camille était trop certaine de sa soumission pour lui accorder la moindre importance. Elle attendait Philippe dont la conduite lui semblait singulièrement inquiétante, car, malgré sa promesse, il n’avait pas reparu depuis le soir de l’Opéra. L’antipathie qu’elle avait pour lui s’augmentait de la terreur qu’il commençait à faire planer sur elle, et elle eût donné beaucoup pour savoir ce que cachait son impassibilité apparente.

Le piano résonnait : on fit silence. Une jeune chanteuse, chastement décolletée, débita sans un geste, droite et raide, quelques-unes de ces fantaisies au comique laborieusement inconvenant qui auront été, pendant plusieurs années, le délassement préféré de Paris. Puis, des hommes pastichèrent Bruant et l’on sourit aux mots d’argot les plus expressifs.

Perdonnet s’était approché de Michel Gréville avec, sur les lèvres, la douceur d’une méchanceté.

— Quel changement, mon cher !… Je ne reconnais plus deux visages dans ce salon jadis si correct… Ah ! nos bonnes parties de whist !

Michel soupira.

— Madame Saurel est une amie bien dangereuse pour la petite de Luzac !

— Vous savez quelque chose ?…

— Mon Dieu non ! mais la belle Nina doit être une de ces défloratrices professionnelles qui ne reculent devant aucune expérience… Ah ! les demi-vierges ont fait du chemin, dans ces derniers temps, et la fraction de pureté qui leur reste est bien minime !

Frottées au métier, à la langue technique de leurs amants ou de leurs amis, les femmes eussent étonné un étranger parlant parfaitement le français par des expressions toutes parisiennes et singulières. De moment en moment un mot risqué, sorti de l’atelier ou du bureau de journal, se faisait jour dans leur langage. Leur toilette aussi avait cette note inédite, capricieuse et fantaisiste qu’on ne trouve qu’à Paris.

Julien ne comprenait rien à la nouvelle attitude de la jeune fille. Depuis la soirée de l’Opéra il ne dormait plus. Camille était dans son cerveau et dans son cœur. Elle avait allumé l’enfer dans ses veines, puis, s’était éloignée comme l’incendiaire qui ne retourne pas même la tête pour voir l’apothéose qu’il a déchaînée.

Chez lui, dans sa modeste chambre d’étudiant, il restait à l’affût des journées entières, car elle lui avait dit qu’elle viendrait ; et il croyait toujours entendre, le long du corridor, le bruissement léger de sa robe. Il rentrait vite pour l’attendre, et restait à rêver de sa beauté blonde. Après des essais de travail ou de lecture, il se démenait, comme un lionceau qui sent la chair fraîche, dans ses six pieds carrés de chambre, et il l’adorait d’autant plus qu’elle se faisait plus désirer. Il était à présent si violemment exaspéré qu’il finissait par ne plus craindre de la compromettre en la regardant, en lui appuyant sur ses impénétrables yeux bleus la menace désolée et enflammée des siens. Était-ce un manège que sa conduite ? Était-ce une coquetterie ?… Éperdument il attendait un mot, un signe, un rien risqué à voix basse, devant tous ces indifférents, qui ne semblaient même pas le voir.

— Prends garde, souffla Nina, en croisant Camille.

— Pourquoi donc ?…

— Julien est exaspéré ; il va faire quelque sottise.

— C’est vrai… je l’avais oublié !

— Dis-lui une bonne parole… Il lui faudra peu de chose, à ce petit, pour patienter jusqu’à demain.

— Demain, je n’ai pas le temps.

— Quand tu voudras, enfin.

La jeune fille haussa les épaules avec ennui.

— Je croyais m’intéresser à lui… et, ce soir, ce n’est plus cela.

— Lui ou un autre…

— Oui, je n’ai pas de préférence… Tous les hommes se ressemblent ; on a vite fait le tour de leur égoïsme et de leur vanité… As-tu vu Philippe ?…

— Pas encore… Il te plaît donc ?…

— Comment peux-tu croire ?… Je le hais !

— Alors ?…

— Je le hais, mais il me fait peur.

— Tu sais bien que tu pourras désormais te l’attacher comme les autres.

— Jamais !

— S’il n’est pas beau, il est singulier… Et puis, je crois qu’il t’aime.

— Il m’a aimée, et c’est pour cela qu’il me fera du mal.

À trois heures du matin, on soupait par petites tables. Quelques femmes, appuyées les unes aux autres, ne cachaient plus leurs préférences.

C’est ordinairement la joie, la soif de s’amuser qui donne à souper ; mais, ici, c’était la curiosité, c’était le regret, c’était le désir de connaître des sensations nouvelles ; c’était presque l’ennui, l’ennui en toilette, caché sous des sourires et merveilleusement armé pour la lutte.

Jalouses de leur empire perdu, les amies de Camille et de Nina étalaient, pourtant, sous le regard fatigué des hommes, tout ce qu’elles avaient de beauté, d’esprit, de ressources, de parures et de puissance.

Chacune d’elles avait, sans doute, un drame caché à raconter ; presque toutes apportaient le chagrin et la rancune des promesses trahies des joies rançonnées par le dégoût !

Des rires éclataient ; le murmure augmenta, les voix s’élevèrent ; la folie, domptée pour un moment, menaça, par intervalles, de se réveiller. Un peintre penchait ses moustaches brunes si près de la joue de sa voisine, qu’on n’eût su dire si l’attitude cachait une confidence ou un baiser. Un critique éminent parlait à un jeune poète pâle comme un Christ de cire, et, de temps à autre, mettait la main sur la sienne affectueusement. Delphine de Belvau somnolait sous l’influence de la morphine, la comtesse Delys avait pris sur ses genoux une toute jeune fille qui riait, et lui présentait sa coupe pleine de champagne.

D’autres, la gorge sèche, les yeux humides, se renversaient sur leurs chaises et demeuraient silencieuses…