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Les Demi-Sexes/Deuxième partie/X

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Paul Ollendorff, éditeur (p. 161-165).
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X

Quand ils furent dans la voiture, Philippe voulut prendre ses lèvres. Mais, elle le repoussa presque durement.

— Oh ! non, je suis lasse de baisers et de caresses… J’ai sommeil… horriblement sommeil !… Je voudrais dormir pendant une éternité !

Et, comme il la contemplait avec le regard dur qu’elle lui connaissait bien :

— Oui, dit-elle, je suis indisciplinable, vous ne me changerez pas. J’ai mes instincts, mes vanités, mes révoltes… Je suis sans respect et sans pitié ; je fais jeu de tout et je ne crois à rien.

— En effet, reprit-il, vous êtes le dernier produit de notre civilisation morbide. Vous ressemblez au peuple qui regimbe sous les dominations, et ne veut plus être sauvé, même par un Dieu !

— Vous croyez donc encore à quelque chose ?…

— Si toutes les religions me manquent, j’ai conservé une religion de tête pour laquelle je lutte et je souffre : la volonté. Je vais, je marche, vieux déjà, les tempes grises, bilieux et pâli par les veilles, mais je tiens bon et je persévère.

— Pourquoi ce bel effort de volonté ?… Vous êtes riche et vous n’avez qu’à vous laisser vivre… La volonté n’est utile qu’aux déshérités… et encore ! La plupart du temps, elle ne sert qu’à prolonger leur misère… Un couteau, un réchaud, une corde feraient bien mieux l’affaire !

— Vous vous trompez. C’est précisément ma fortune qui m’a perdu. Le travail, le travail seul existe et soutient. Par le travail, l’homme échappe à la chair et s’en dégage ; il ne sent plus la faim, ni le froid ; sa vue ne voit plus qu’en lui-même ; son oreille, emplie de la musique de ses idées, n’entend plus les vains bruits de l’existence ; le temps se tait, et, n’ayant plus d’aiguille, ne se mesure qu’aux aurores et aux crépuscules. Tous les petits tracas du dehors, les déceptions et les craintes cessent de l’affecter ; il savoure cette sublime léthargie de la machine humaine anéantie dans l’effort du cerveau, ce débarras et cette évasion du corps qui donnent à l’esprit la libre envolée de la pensée dans le monde immatériel des abstractions… Ah ! si je pouvais posséder cette fièvre bienheureuse, je serais sauvé !… Pour moi, les semaines passeraient comme des jours ; j’aurais des mois entiers sans ennui, sans ce spleen qui prend, après un long repos, l’esprit habitué à l’exercice et à la lutte avec lui-même ; des mois où l’égoïsme de l’intelligence me délivrerait de tout caprice et de tout sentiment !

— Le sentiment ? demanda Camille ; que vient faire le sentiment, ici ?… Est-ce donc par amour que vous m’avez prise ?…

— Certes.

— Et vous me méprisez, cependant ?…

— Mon amour, malheureusement, supporte fort bien ce voisinage humiliant. Je ne cherche pas à le grandir, je le donne pour ce qu’il est. Maintenant, ma chère Camille, permettez-moi de vous dire que vous vous calomniez vous même. Vous êtes pervertie, mais non perverse… Sous toutes vos poses, sous les fanfaronnades de votre masque, sous vos forfanteries de cynisme, vous avez encore des rougeurs, des naïvetés et des timidités de petite fille… Derrière la fausse honte des illusions, du dévouement, de toutes les piétés sociales, derrière vos affiches de scepticisme et vos paradoxes féroces, il y a le dégoût de votre existence manquée, la crainte de l’avenir, le regret de mille petites choses puériles qui vous gonfle le cœur. Prenez garde ! ce sont encore les illusions qui vous perdront… et, qui sait, peut-être aussi l’amour…

— L’amour ? dit-elle, d’une voix moqueuse, je vois, mon ami, que vous ne me connaissez guère, malgré votre science de l’âme féminine. Je n’ai jamais aimé et je n’aimerai jamais !

Un éclair passa dans les yeux de Philippe, une contraction nerveuse tordit ses lèvres, mais il ne répliqua rien.

La voiture s’arrêtait devant l’hôtel de mademoiselle de Luzac.

— Adieu, dit-elle.

Il la retint par son manteau.

— Non, pas encore… Venez chez moi.

— Vous n’y songez pas ?… Je suis morte de fatigue !

— Qu’importe !

— Je serai d’une humeur exécrable.

— Tant pis !

— Après ce qui s’est passé cette nuit ?…

— Tant mieux !

— Vous me faites horreur !…

— C’est déjà quelque chose.

— Je vous déteste !

— Cela n’en sera que plus piquant.

Déjà, il l’avait ressaisie, maintenue sur les coussins, et, passant la tête par la portière :

— Chez moi, cria-t-il au cocher.