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Les Demi-Sexes/Deuxième partie/XII

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff, éditeur (p. 173-179).
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XII

Julien était déjà auprès de Camille, dans le petit salon clair où elle recevait depuis sa maladie.

Il allait tomber à ses pieds, mais elle le regarda d’une façon si glaciale qu’il demeura immobile et silencieux.

— Pourquoi êtes-vous ici ?… demanda-t-elle durement.

— Pour vous voir… pour te voir, Camille… Je ne savais que penser… Tu ne m’écrivais plus.

— Chut ! on pourrait vous entendre… Pourquoi vous aurais-je écrit ? reprit-elle, d’une voix indifférente ; je n’avais aucune raison de vous écrire.

— Mais…

— Aucune raison… je ne vous aime plus.

À ce coup terrible, éperdu d’amour et de désolation, Julien essaya d’attendrir son amie. Rien de plus absurde. Se justifie-t-on de déplaire ?…

Il restait là à supplier, à gémir, et Camille ne l’écoutait plus, tout entière à une pensée nouvelle qui embrumait son regard, contractait ses lèvres.

Elle était, ce jour-là, presque anéantie par l’affreuse idée d’avoir donné des droits sur elle à des hommes qu’elle méprisait si profondément.

Dans les caractères hardis et orgueilleux, il n’y a qu’un pas de la colère contre soi-même à l’emportement contre les autres. Énervée par la maladie, exaspérée par une scène qu’elle venait d’avoir avec Philippe, elle accabla Julien des marques du plus grand dédain. Elle avait infiniment d’esprit, et cet esprit triomphait dans l’art de torturer les amours-propres et de leur infliger des blessures cruelles.

Loin de songer à se défendre, en cet instant, le jeune homme en vint à se mépriser soi-même. En s’entendant traiter avec tant d’ironie, il lui sembla que Camille avait raison, qu’il n’avait jamais été digne de l’affection qu’il avait cru lui inspirer.

— Accablez-moi, dit-il enfin ; je ne méritais pas, en effet, le bonheur que vous m’avez donné. Je ne vous demande qu’une grâce : c’est de ne pas me priver de votre présence.

— Je vais partir, pourtant.

— Partir ?…

— Oui…Ma guérison est loin d’être complète ; les médecins m’ordonnent l’air du Midi, le repos le plus absolu…

— Je vous suivrai partout où vous irez ; il me suffira de vous voir.

Elle eut un mouvement d’impatience.

— Je vous défends de me suivre… À quoi bon ?… puisque je ne vous aime plus… D’ailleurs, vous ai-je jamais aimé ?… J’ai voulu tout connaître de la vie. Aujourd’hui, je suis lasse, désillusionnée, découragée, infiniment triste… Je n’ai pas rencontré ce que je cherchais… Il ne me reste que la honte de mes curiosités et de mes faiblesses !

Il ne trouvait plus la force de répondre, tant sa détresse était grande.

La jeune fille parla longtemps sur le même ton de sarcasme et d’amertume. Après une scène aussi humiliante, chez un être moins sincèrement épris que Julien, l’amour fût devenu impossible.

Sans s’écarter un seul instant de ce qu’elle se devait à elle-même, mademoiselle de Luzac lui avait adressé de ces choses blessantes, tellement bien calculées qu’elles peuvent paraître une vérité, même quand on s’en souvient de sang-froid.

Il avait, cependant, pour soutenir sa fierté, le souvenir de ce qui s’était passé entre eux, il n’y avait pas encore bien longtemps. « Aucun homme, se disait-il naïvement, ne peut se vanter d’un semblable bonheur ! » Et cette idée lui donnait le courage de supporter tous les affronts. Sa sagesse n’allait pas plus loin ; il ne comprenait nullement le caractère de la personne singulière qui disposait de sa destinée et en faisait si peu de cas.

Il tenta encore de se rapprocher de Camille et de prendre sa main.

— Non, dit-elle, c’est inutile… Éloignez-vous, laissez-moi… Votre présence m’est pénible… C’est fini !

Il chancela et s’éloigna comme un homme ivre. Il lui semblait que le sol se dérobait sous ses pieds, que les objets tourbillonnaient autour de lui.

Quand elle ne l’entendit plus, elle se souleva, prit un miroir sur la table et se regarda. Après quelques minutes de contemplation, elle ferma les yeux avec lassitude. « Être belle ? Vivre ?… Être aimée ?…Pourquoi ? pensa-t-elle, je ne désire plus rien ; il me semble que je suis si vieille, maintenant ! »

Un dégoût lui montait aux lèvres ; elle s’humiliait à plaisir, se comparait à certaines femmes qu’elle avait vues tomber au-dessous de la honte, au-dessous de la nature même ; elle évoquait tout un avenir d’ignominie. Ne serait-elle pas semblable à ces misérables créatures qui ramassent au hasard l’amour qu’on use en une nuit et qui n’ont plus besoin de se donner le temps du désir dans leur furieux et soudain caprice ?… Affamées du premier venu, elles le regardent à peine et ne sauraient le reconnaître. Pour elles, la beauté, la jeunesse n’existent plus ; leurs yeux dans tous les hommes ne voient plus que l’homme, le mâle ardent et brutal.

Avec Nina, souvent, elle avait suivi, la nuit, ces formes errantes qui battent les rues, avec la démarche suspecte et furtive des bêtes, qui fouillent l’ombre dans l’exaspération d’une faim aiguë. Elle les avait vues flairant autour d’elles, allant à ce qu’il y a d’embusqué, d’impur dans les terrains vagues, aux occasions du soir et de la solitude, aux mains qui se tendent fébriles et menaçantes… Elle avait ri, alors, de toutes ces malheureuses ; maintenant, il lui semblait qu’elle était l’une d’elles, que sa déchéance n’avait rien à envier à la leur. Son passé lui faisait horreur ; cependant elle ne pouvait le fuir, car Nina et Philippe ne la quittaient guère, avivant la blessure de son âme. À tout instant du jour elle avait à subir leur présence, et elle se résignait, dans la crainte d’une délation possible. Nina, peut-être, eût gardé le silence, pour se préserver des représailles, mais Philippe, qu’elle savait vindicatif et peu scrupuleux, n’aurait point laissé échapper une si belle occasion de vengeance !

Et c’est ainsi, qu’au milieu des attentions et des hommages de ses fidèles, elle traînait l’agonie d’une bête blessée. La sensation d’avoir à plaisir gâché sa vie et perdu même le droit de se plaindre, l’obséda et l’anéantit : elle n’avait rien fait, rien réussi, rien obtenu… Son âme était vile ! Aucune noble action ne l’avait réjouie, aucun dévouement ne l’avait anoblie et grandie… Son seul effort héroïque pour conquérir une vaine liberté l’emplissait à présent de regret et de honte !

Après un accès de toux plus violent que les autres, elle se mit à pleurer. Les larmes glissaient sur ses joues et tombaient sur ses mains… jamais elle n’avait tant senti sa misère et son impuissance.