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Les Demi-Sexes/Première partie/V

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff, éditeur (p. 49-55).
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V

Le lendemain, Nina vint la chercher, et elles se rendirent ensemble chez le docteur Richard.

Il n’y avait encore personne dans le salon d’attente, et on les introduisit tout de suite auprès du médecin. Aimable et correct comme d’habitude, il les pria de s’asseoir.

— J’ai réfléchi, monsieur, déclara la jeune fille, et je persiste dans ma résolution.

Il secoua la tête, échangea un rapide regard avec madame Saurel.

— Moi, aussi, j’ai réfléchi…

— Vous acceptez ?…

— Non, je refuse. La chose est vraiment trop grave ; je ne veux pas risquer de perdre ma situation.

— Vous savez bien que nous ne parlerons pas ?…

— Sans doute ; mais il faudra après, du repos, des soins assidus… la convalescence peut être longue… et si on appelle, un autre médecin…

— Je n’ai plus que ma grand’mère, monsieur, reprit Camille, et elle ne remarquera rien, je vous le jure. Nina est mon intime amie, ma confidente ; nous prétexterons un voyage dans le Midi, et je pourrai, tout à loisir, me faire soigner chez elle. Une fois guérie, nul ne soupçonnera la vérité, puisque cette opération ne laisse aucune trace apparente.

— En effet. Ce sera un secret entre nous trois.

— Alors, c’est dit… Il ne nous reste plus qu’à fixer le jour… Voulez-vous dans une semaine ?…

— Dans une semaine, soit.

— Et je serai courageuse… vous verrez !

— Nulle souffrance, d’ailleurs… nous vous endormirons. Les suites, seules, sont parfois à craindre.

— Bah ! reprit-elle, en souriant, s’il n’y avait aucun risque, la chose serait vraiment trop tentante !… Vous n’y suffiriez plus, docteur, et le monde finirait !

— Non, répliqua Richard ; il y aurait encore les pauvres gens que le prix épouvanterait.

— Alors, après le règne du bourgeois viendrait le règne du prolétaire. Il me semble que nous favorisons les idées nouvelles ?… Et, voyez comme les choses se passeraient tranquillement : pas de lutte, de révolution, de sang versé… les riches s’éteindraient bien proprement, bien gentiment sans progéniture.

— Ils ont déjà commencé.

Le médecin avait reconduit les deux femmes jusqu’à la porte de l’appartement, et elles descendaient l’escalier en riant, toutes fraîches et jolies dans leurs toilettes matinales. Quand elles furent dans le petit coupé bleu de Camille, étroitement serrées l’une contre l’autre :

— Écoute, murmura Nina dans un baiser, il faut agir avec la plus extrême prudence.

— Tout n’est-il pas arrêté déjà ?… Tu simuleras un départ pour Nice, et tu viendras me chercher en tenue de voyage. Grand’mère, tu le sais, me permet ces escapades qui se renouvellent assez fréquemment. Ma poitrine est délicate, j’ai besoin de l’air du Midi… Au lieu de partir, je m’installe chez toi, je me fais opérer et j’attends bien paisiblement la guérison en formant des projets d’avenir. Quelle belle existence je vais avoir, mignonne ! et comme je me moquerai désormais des misères inhérentes à mon misérable sexe !… Je suis solitaire, sans amis véritables, sans appui, athée en amour, ne croyant à rien, parce que j’ai trop lu et trop regardé. La vie est vilaine, parce que la société est défectueuse. Aujourd’hui, ma bonne Nina, je puis te confier mes réflexions, te parler à cœur ouvert, mais, jadis, je n’avais pour mes épanchements que la complaisance gouailleuse d’une femme de chambre… Réalisant ces fabuleux personnages qui, selon les légendes, ont vendu leur âme au diable pour en obtenir la puissance de marcher sans entraves dans l’existence, je veux troquer mon salut — si la religion n’est pas une duperie comme le reste — contre toutes les jouissances et tous les plaisirs. Au lieu de couler longtemps entre deux rives monotones, je veux que ma vie bouillonne et se précipite comme un torrent !… La caresse matérielle est, sans doute, au corps, ce que sont à l’âme les rêves mystiques. L’ivresse des sens doit plonger en des extases plus grandes encore… Je connaîtrai toutes les ivresses et toutes les extases !

— Oui, poursuivit Nina, tu seras l’égale de ces hommes qui se croient le droit de disposer de nous, et tu choisiras, parmi eux, les plus séduisants. La brutale satisfaction de la bête, au fond de laquelle la conscience se noie délicieusement, est suivie de torpeurs charmantes après lesquelles soupirent les êtres ennuyés de leur intelligence inutile…

— Oui, nous sentons la nécessité d’un repos complet, et les excès de toutes sortes sont des impôts que la supériorité paie à la nature humaine.

— Tous les êtres qui ne sont pas voluptueux sont chétifs.

— À certaines destinées trompées il faut le ciel ou l’enfer, reprit Camille ; je choisis les deux !

— Et comment paieras-tu un semblable service ?… Richard sera très exigeant.

— Oh ! j’ai songé à tout. La somme est prête ; je l’ai prise sur ma fortune personnelle… La baronne de Luzac ne s’occupe plus des questions d’intérêt… Je pourrais, si je le voulais, dissiper son avoir et le mien.

Un éclair passa dans les yeux de madame Saurel.

— Alors, tout est pour le mieux.

— Oui, oui, je donnerai la somme immédiatement… Il paraît que c’est l’usage ?…

— En effet.

— On meurt quelquefois, n’est-ce pas ?

— Cette idée !…

— Il faut tout prévoir… Je risque ma vie, je le sais, et je n’en suis pas épouvantée ; le sort qu’on nous fait n’est pas assez enviable !… Si je devais végéter comme toutes les femmes que je connais, je préférerais en finir immédiatement… Je crois que j’ai trop d’orgueil et pas assez de cœur pour supporter l’abaissement et le sacrifice… Et, si cette heureuse disposition doit changer un jour je n’en souffrirai plus, car mes précautions seront prises.

Les deux amies passèrent cette journée ensemble. On les vit rue de la Paix, au Bois, partout où il est de bon ton de s’exhiber dans une toilette nouvelle. Leurs beautés si différentes se faisaient valoir ; elles le savaient et avaient l’une pour l’autre un goût très vif non dissimulé.

Le soir, la table de whist de la baronne de Luzac réunit quelques intimes, comme d’habitude. Camille eut à supporter le regard soupçonneux de Philippe qui semblait vouloir pénétrer le voile d’indifférence dont elle s’enveloppait et lire au fond de son âme. Il méditait profondément et n’ouvrait la bouche que pour prononcer les mots sacramentels de tricks et d’honneurs, les seules expressions que doivent, d’ailleurs, se permettre les joueurs convaincus. Camille se sentait vaguement inquiète, malgré l’impassibilité apparente du comte. Absorbé par son jeu, il semblait avoir cette attention profonde, réfléchie qui se creuse en combinaisons sous les rencontres des cartes, et, après la première heure il parut même oublier la jeune fille. À côté de lui les sphinx accroupis dans la lave de leur basalte auraient semblé pleins de confiance et d’expansion. Et Camille, malgré elle, revenait à cette figure immobile, l’interrogeait d’un regard presque suppliant.

Pas une fois, cependant, il ne daigna s’apercevoir de cette inquiétude qu’il avait éveillée et pas une fois il ne répondit à la muette prière de ces lèvres closes par un signe de tête ou un sourire. Sous cette apparence glacée, il la comprenait bien et il la désirait de toutes les forces de son être.