Aller au contenu

Les Demi-Sexes/Première partie/VIII

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff, éditeur (p. 78-87).

VIII

Madame Saurel habitait officiellement un grand appartement haut de plafond, mais fortement obscurci par d’épais rideaux croisés sur des stores de soie blanche. Les sièges étaient laqués avec des oreillers de plume et de soie attachés aux dossiers par des rubans. Les tentures, les portières laissaient tomber des frises leurs plis moelleux de corah ramagé de larges fleurs jaunes et mauves. Des paravents, des arbustes, quelques aquarelles signées de noms connus complétaient cet intérieur aimable.

Camille, en entrant, fut étonnée de ne trouver aucun domestique.

— Nous sommes seules ? demanda-t-elle.

— C’est plus prudent, vois-tu. Richard amènera deux gardes, deux femmes à lui qui ne parleront pas… Veux-tu venir dans ma chambre ?… Tout est prêt.

La jeune fille, sur le seuil, eut un recul. Les rideaux tirés laissaient pénétrer un jour vif. Le lit avait été avancé jusqu’auprès des fenêtres. Sur les meubles s’étalaient des compresses, des pinces, de l’ouate et des instruments d’acier de forme redoutable dont l’éclat attirait le regard.

— Comment, tu as peur ?… Puisque je te dis qu’il n’y a rien à craindre !…

— Est-ce qu’ils vont venir bientôt ?…

— Sans doute… Ils seront trois… C’est nécessaire.

Camille prit des billets dans sa poche.

— Tiens, j’ai apporté l’argent… Si je meurs…

— Il ne manquerait plus que cela !… Chez moi ! Ce serait un joli scandale !… Tu penses bien que si j’ai consenti à te garder ici, c’est que je suis certaine que tout s’arrangera à merveille… Allons, ma chère mignonne !…

Nina, dans sa vie toute d’hypocrisie et de ruse, n’avait jamais eu que la curiosité du mal. Mariée très jeune, elle avait apporté, dans son ménage, pour tout amour et toute tendresse, les instincts pervers qu’éveillent chez certaines fillettes précoces les mauvais livres, les confidences de pension, le premier souffle sensuel qui déflore la pureté des vierges.

Ce que les femmes mettent autour de l’homme qui les a possédées : les mots aimants, les imaginations d’affection pieuse, rien de tout cela n’existait chez elle. L’amant n’était pour Nina qu’un jouet, et une passion d’homme lui paraissait uniquement une chose défendue, illicite, curieuse et drôle, une chose excellente pour l’amusement et l’ironie. Son sourire, dans l’intimité, était toujours moqueur et impertinent. Elle avait presque de la cruauté aux deux coins de ses lèvres rouges, si bien faites, cependant, pour le baiser. Sur son beau visage, dans ses traits expressifs se mêlaient la décision, la crânerie, l’énergie et l’insouciance, toutes sortes de sensations vives que tempérait, à de certains moments, un air de câlinerie féline. Avec ses cheveux noirs luisants, son costume presque masculin, elle était charmante et terrible à la fois, dans son inquiétante séduction.

Nul, d’ailleurs, n’avait encore surpris le secret de sa vie, et ses manières avaient assez de correction pour ne choquer personne. Depuis son veuvage on la recevait partout, sans chercher à approfondir le côté mystérieux de son existence, tant il est vrai que tout se pardonne à Paris quand on ne brave pas ouvertement l’opinion.

Camille s’était laissée tomber sur une chaise et demeurait silencieuse, tandis que son amie allumait une cigarette et formait des projets d’avenir.

— Tu verras comme ce sera gentil, notre petit ménage !… D’abord, tu ne seras pas longtemps malade. Dans huit jours, il n’y aura plus de danger, et nous ferons de courtes promenades en voiture ; nous recevrons des amies sûres, de celles qui ont passé par les mêmes épreuves… Car nous sommes nombreuses !… Tu ne peux pas t’imaginer combien il y a, à Paris, de ces pauvres femmes qui ont voulu s’affranchir des inconvénients de leur sexe !

— Sans nécessité, comme moi ?…

— Bien entendu, elles ne l’avouent pas, ni les médecins non plus ; mais, comme après, il est impossible de constater s’il y avait nécessité ou non, elles peuvent toujours raconter ce qu’elles veulent.

On sonna à la porte, et Richard entra avec ses deux aides.

Camille, calme et résolue, ne fit aucune résistance. Le chloroforme, d’ailleurs, eut bien vite raison de sa pensée. Ses yeux palpitèrent, dérobant à demi, sous leurs longues paupières, leurs orbes de velours pâle.

Elle parlait maintenant d’une voix changée, singulière, qui n’avait jamais été la sienne. Sa parole avait quelque chose de vague, de palpitant, de suspendu, avec de grands silences de respiration et de mots exhalés comme des soupirs. Elle semblait retrouver à tâtons des souvenirs et passer la main sur des visages. On entendait :

« Oh ! plus jamais !… Non, je ne le dirai pas… Il y avait de la neige sur les arbres… Mais, il m’aimera !…  » Son sein se soulevait, elle respirait des effluves printaniers. « Tiens, des pommiers… des pommiers en fleurs… à côté des fleurs il y a des fruits… Ils ont mûri bien vite, bien vite !… Non, je n’en mangerai plus… Cette odeur me fait mal !… Il y a des vers dans les pommes !… Oh ! une bête m’a piquée… Voyez, il y a du sang !… Elle monte, elle monte… Enlevez-la !… »

Nina se trompait dans ses prédictions ; Camille n’eut pas la force de résistance qu’elle lui supposait, et des complications se déclarèrent qui mirent sa vie en danger.

Pendant cinq jours, pelotonnée dans son lit, elle eut la force de combattre ses terreurs ; elle voulait vivre et se rattachait à l’espoir avec une énergie désespérée. Le sixième jour elle s’abandonna à ses souffrances ; un froid lui passa dans l’âme, et elle se dit que tout était fini. Cette main glacée que la Mort vous pose sur l’épaule l’étreignait déjà, des spectres blêmes couraient le long des rideaux. Sans se résigner, elle cédait, cependant, à l’irrésistible, en se disant qu’elle avait mérité le châtiment. Puis, elle eut le délire, et parla pendant une nuit sans s’arrêter. Ce qui lui échappait, ce qu’elle répandait dans des paroles coupées et sans suite, c’était le regret d’une mauvaise action, le repentir, le désir de rentrer en grâce. Et, à mesure qu’elle se confessait, son langage devenait aussi grave que sa voix transposée dans des notes de songe. À tout moment le mot « mourir » s’échappait de ses lèvres tremblantes, vibrait sinistrement. Puis, tout à coup, se dressant sur le bord du lit, elle rejetait les couvertures, tentait de s’enfuir, et retombait accablée, vaincue par l’effort. Toutes sortes de choses noires ayant comme des ailes et des voix lui battaient contre les tempes. Les sombres tentations qui montrent vaguement le crime et la folie lui faisaient passer, devant les yeux, une lumière sanglante, pareille à un éclair de meurtre.

Nina n’y comprenait rien. Elle avait si peu souffert des suites de l’opération, qu’elle se demandait si le chirurgien ne s’était pas trompé, n’avait pas commis quelque imprudence. La situation, en se prolongeant, devenait inquiétante pour elle. Si Camille mourait, on s’informerait, on ferait des recherches, tout serait certainement découvert. Quel ennui !… Ah ! si elle avait pu prévoir de telles complications !…

Camille n’attendait plus rien du hasard : une grande indifférence lui était venue. « À quoi bon vivre ?… La vie, malgré tout, ne valait pas la fatigue d’une telle lutte ! Pour tous les êtres humains, elle est la même route de malheur tortueuse et difficile, le même chemin d’ombre qui conduit on ne sait où !…  »

Mais, comme elle était très jeune, des pensées la traversaient encore, par instants, qui lui faisaient battre le cœur et regarder devant elle au delà de son présent. Il lui semblait qu’elle pouvait encore être heureuse, et que, si certaines choses arrivaient, elle le serait… La Mort aurait pitié… À son âge on ne s’en allait pas comme cela, parce qu’un peu de sang avait coulé… Elle vivrait, parce qu’elle vivait encore ; la vie déjà avait refait de la vie… Sautant d’un extrême à l’autre, elle disposait les accidents, les changements heureux ou malheureux ; elle enchaînait le possible à l’impossible. Son désir enfiévré se mettait à créer à l’horizon des événements singuliers, merveilleux ; puis, par un brusque revirement de sa pensée mobile, elle se disait que rien de ce qu’elle rêvait ne pouvait arriver, et elle restait à réfléchir, les yeux vagues, les lèvres serrées, pendant des heures entières. De sinistres tentations se ranimaient toutes seules, s’agitaient dans son esprit. L’idée fixe revenait acharnée, lancinante… À la fin, elle avait l’horreur de son crime et se jugeait indigne de pardon.

Bientôt l’ébranlement nerveux de ces assauts continuels mirent un commencement de trouble dans les perceptions de la jeune fille. Sa conscience s’égarait ; ce qui lui restait de résolution, d’énergie, de courage s’en allait sous le sentiment, la conviction désespérée de son impuissance à se sauver d’elle-même. Elle se sentait maintenant comme dans le courant d’un fleuve qui l’entraînait mollement et irrésistiblement. Elle n’appelait plus pour se consoler les doux souvenirs de son enfance ; elle se jugeait indigne d’une telle évocation et se disait qu’elle était de ces malheureuses qui gâchent ce que la nature leur a donné et se condamnent à une éternité de misère morale. Si la vie triomphait en elle, elle ne connaîtrait le bonheur qu’en l’enviant aux autres !… Elle se nourrissait et se repaissait de cette pensée, en creusait indéfiniment l’irrémédiable tristesse. Immobile, fiévreuse et blême, elle végétait dans cette lâche inquiétude où l’imprévu est redouté comme une calamité, où chaque porte qui s’ouvre fait passer un frisson jusqu’au fond de l’être.

Un matin, après la visite de Richard, Nina vint l’embrasser, ainsi qu’elle ne l’avait pas fait depuis longtemps.

— Plus de crainte, mignonne, tu es sauvée !…

— Sauvée ?…

— Oui, tout danger a disparu… C’est égal, tu peux te vanter de nous avoir donné une fière émotion !…

— Vous avez cru que je n’en reviendrais pas ?…

— Hier, encore, nous n’avions aucune certitude… Mais, réjouis-toi donc !… On dirait que cette bonne nouvelle ne te cause aucune joie ?…

— C’est vrai… Je suis étonnée de mon indifférence.

— Tu as pourtant bien du bonheur devant toi !

— Crois-tu ?…

— Dix-huit ans, la jeunesse, la beauté, la fortune… Tu ne t’imagines pas ce que tu pourras réaliser désormais dans la vie !

— Et si je n’ai plus de désirs ?…

— Allons donc !… Tu es encore sous l’influence de la crainte. Tu n’apprécies pas les choses à leur juste valeur… Demain tu me seras reconnaissante du bien que je t’ai fait !…

— Peut-être… Je ne sais plus… Je suis si lasse !… Laisse-moi dormir !