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Les Deux Étoiles (Gautier)/6

La bibliothèque libre.
Librairie de Tarride (p. 81-96).



CHAPITRE VI.


Lady Eleanor Braybrooke, exaspérée de rage, avait pris un teint d’apoplectique à remplir d’espérance ses héritiers et collatéraux, s’ils avaient pu l’apercevoir dans ce moment-là. Elle piétinait sous ses jupes et formait le plus parlait contraste avec la pâleur et l’immobilité d’Amabel : c’était comme un charbon ardent à côté d’un flocon de neige, et l’on pouvait s’étonner que le voisinage de ce teint allumé ne fît pas fondre cette blanche figure.

— C’est inconcevable, dit William Bautry ; je ne puis pas même former une conjecture absurde sur cette disparition.

— Je trouve une raison, moi, répondit la colérique lady Braybrooke : Benedict Arundell est le dernier des misérables ; mais nous ne pouvons rester toujours ici plantées comme des statues. Retournons chez vous, ma nièce. Et elle prit par le bras Amabel, qu’elle traîna jusqu’à sa voiture.

Quand elle se trouva seule avec sa tante, Amabel, jusque-là abîmée dans une stupeur muette, fut saisie d’une crise nerveuse ; ses jolis traits se contractèrent, des sanglots violents soulevèrent sa poitrine, et si d’abondantes larmes n’eussent enfin jailli de ses yeux, sa douleur l’eût étouffée.

— La perte de cinquante mille Arundell ne vaut pas une de ces perles qui tombent de vos beaux yeux, chère petite, disait Eleanor en tâchant de calmer miss Vyvyan. — Je vous avais bien dit, ma nièce, qu’un galant homme ne quittait pas sa fiancée à la porte d’une église pour parler à un ami. Ce n’est pas sir Alan Braybrooke qui eût jamais commis une impropriété pareille. Quel peut être ce Sidney ? Le frère de quelque créature que ce gueux d’Arundell avait séduite et qui attendait dans quelque maison voisine, son poupon sur les bras.

— Ma tante, Sidney n’avait pas de sœur ; sir Benedict me l’a dit plusieurs fois, répondit Amabel à lady Braybrooke ; votre supposition tombe d’elle-même. D’ailleurs, sir Benedict Arundell est incapable…

— Bah ! bah ! vous autres jeunes filles, vous avez toujours des excuses pour ces beaux jeunes gens à favoris frisés qui regardent la lune en vous parlant le soir. Votre Benedict était poétique et poète. J’ai toujours détesté ces caractères-là. Avec eux, l’on ne sait jamais sur quel pied danser : ils vous ont des manières de voir incompréhensibles, et une sorte de logique inverse qui leur fait prendre la résolution à laquelle personne ne peut s’attendre ; ils se font des bonheurs absurdes et se créent des malheurs chimériques. Ce qu’il faut dans le mariage, c’est un esprit positif… Sir Alan Braybrooke…

— Mais, ma tante, s’il était tombé victime de quelque guet-apens, si on lui avait tendu quelque piége…

— Allons donc ! un guet-apens à Londres, en plein jour, à vingt-cinq pas d’une file de voitures, devant tout un monde de laquais et de policemen !

— Si Benedict n’est pas revenu, c’est qu’il est mort, répondit Amabel en étouffant un soupir dans son mouchoir, que vint baigner un flot de larmes.

Pendant quelques minutes, le corps de la jeune fille fut agité de soubresauts convulsifs.

— Voyons, voyons, dit Eleanor inquiète du désespoir d’Amabel : de ce qu’un fiancé se fait attendre pour une raison plus ou moins mystérieuse, il ne s’en suit pas de là qu’il n’est plus de ce monde.

— Oh ! j’en suis sûre, je ne le reverrai plus. Mes pressentiments me le disent : il est à jamais perdu pour moi.

— Chimères, billevesées ; est-ce qu’il y a des pressentiments ! Je n’en ai pas, moi. Cela est bon en Écosse, au pays de la seconde vue ; mais à Londres, dans le West-End, on ne prévoit pas l’avenir.

— Cette église avait un air si funèbre ! Un frisson mortel m’a saisie en dépassant le seuil.

— Pur effet des siècles et du charbon de terre, simple fantasmagorie gothique. Si vous vous étiez choisi l’église neuve d’Hanover-Square, imitée du Parthénon et peinte en blanc, où tout le monde élégant se marie, vous n’auriez pas éprouvé cet effet prophétique, et votre avenir eût cependant été le même.

— Ah ! ma tante, que vous avez une raison cruelle. Je le sens, une main violente vient de raturer, sur le livre du Destin, la page où était écrite sa vie future et la mienne.

— Mais, au lieu d’aller chercher des explications surnaturelles, dussé-je affliger votre cœur, on pourrait trouver des motifs plus plausibles, un autre amour…

— Y pensez-vous, ma tante ! Oh ! dans ce cas, je préfèrerais qu’il fût mort ! Sir Benedict Arundell est incapable de mensonge et de trahison, sa bouche dit ce que son cœur pense, et son cœur est d’accord avec ses yeux. D’ailleurs, est-ce possible de tromper ? Et pourquoi l’eût-il fait ? N’a-t-il pas un grand nom ? N’est-il pas aussi riche que moi, aussi jeune ?…

— Aussi beau, dites-le ; à vous deux vous formiez un couple charmant, ajouta en soupirant lady Eleanor Braybrooke, qui ne pouvait s’empêcher de reconnaître la justesse des raisonnements d’Amabel, et dont la colère commençait à faire place à une inquiétude véritable. Elle comprit que ce qu’elle avait pris pour une impropriété pourrait bien être un malheur, et, du violet, son teint retomba à la pourpre, puis au cramoisi, et enfin au rouge, ce qui était pour elle une pâleur relative.

Au bout de quelques minutes, la voiture s’arrêta et miss Amabel Vyvyan remonta seule, morne et désespérée, cet escalier qu’une heure auparavant elle avait descendu la joie au cœur, le sourire aux lèvres, et le bout de ses gants blancs dans la main du bien-aimé.

La surprise de ses femmes fut extrême de la voir rentrer ainsi ; mais les exclamations de lady Braybrooke les eurent bientôt mises au fait, et, bien qu’avec l’extrême réserve de la domesticité anglaise elles ne se permissent aucune question ni aucun commentaire sur le malheur qui venait d’arriver à leur jeune maîtresse, à l’altération de leurs traits, à la manière pleine de précautions dont elles marchaient dans la chambre, de peur d’importuner une si grande et si légitime douleur, on pouvait voir la part qu’elles y prenaient dans l’infériorité de leur sphère.

Miss Amabel s’était jetée anéantie sur un divan, en face de la glace devant laquelle tout à l’heure elle avait mis la dernière main à sa toilette nuptiale. Si les miroirs, malgré leur fidélité inconstante, avaient le moindre sentiment des objets qu’ils reflètent sans en garder aucun, celui-ci eût été étonné et touché de réfléchir si pâle, si défaite et si désespérée la tête qui se dessinait quelques instants auparavant, dans les profondeurs d’acier bruni, si blanche, si fraîche, si rayonnante de bonheur et d’espérance.

Hélas ! les jolies roses-thé avaient perdu leurs nuances charmantes, et c’est à peine si les lèvres gardaient un reflet vermeil presque effacé. La beauté vivante était devenue une beauté morte, et la statue animée de la joie l’ange de la mélancolie pleurant sur un tombeau.

Le bouquet nuptial et les parures de fiancée que le vague regard d’Amabel saisit au fond de la glace, dans leur blanche fraîcheur et leur virginal éclat, lui parurent une odieuse ironie, une dérision cruelle.

— Déshabilles-moi, dit-elle à ses femmes. À quoi bon ces parures mensongères ? Je ne suis pas une fiancée, mais une veuve : donnez-moi une robe noire.

— Bon ! s’écria lady Eleanor, voilà encore une idée romanesque. Se mettre en noir, c’est exorbitant : une robe de couleur brune eût suffi, car, après tout, vous n’êtes pas mariée. Vous vous compromettez, miss Amabel ; cela pourra vous nuire plus tard. Benedict n’est pas le seul époux qu’il y ait au monde.

— Si, ma tante ; pour moi, c’est le seul.

— Propos de jeune fille amoureuse. Aucune perte n’est irréparable ; tout se remplace, et un homme en vaut un autre ; croyez-en ma vieille expérience, dit en se rengorgeant lady Eleanor, qui, grâce à ce qu’en pareille matière le mot « expérience » avait de flatteur, risqua l’épithète « vieille », pour donner plus de rondeur à la période et d’autorité à la maxime.

De son côté, le pauvre William Bautry, ne sachant comment se rendre compte d’un événement si bizarre, parcourait la rue pour la vingtième fois avec cette obstination stupide que donne l’incompréhensible. Il croyait trouver sir Benedict, à force d’allées et de venues : il entra à plusieurs reprises dans les rares boutiques de la ruelle, et se fit répéter à satiété par les honnêtes habitants de denrées des Indes-Orientales et Occidentales, par les hospitaliers propriétaires des oyster-houses et des dépôts de spirit-wines, brandy et autres boissons qui avoisinent ordinairement les poissonneries, qu’on n’avait vu passer personne de semblable aux deux gentlemen dont il donnait la description.

Les policemen interrogés dirent n’avoir vu aucun promeneur, aucun groupe à l’heure où sir Arundell avait disparu ; que, d’ailleurs, le brouillard qui régnait en ce moment empêchait de voir à plus de quatre pas ; mais que cependant ils n’avaient pas entendu le moindre bruit, ni cris, ni trépignement, ni le moindre symptôme de lutte, et que le gentilhomme à la recherche duquel on était s’était à coup sûr en allé de son plein gré.

Où le chercher, dans une ville immense comme Londres, sans le moindre indice qui pût guider les investigations qui eussent dû d’ailleurs s’arrêter au seuil inviolable du foyer anglais, au cas où l’on eût soupçonné la retraite qui le cachait ? C’était de la folie. Sir William Bautry alla cependant à la police, qui promit de s’occuper de la chose, et répandit à travers la ville une cinquantaine de limiers, qui se promenèrent par toutes sortes de rues improbables, et revinrent le soir, les semelles diminuées d’une sensible épaisseur, et crottés jusqu’au collet, mais sans avoir trouvé rien qui eût le moindre rapport avec Benedict ou Sidney.

Tout en se dirigeant à pied vers la maison de miss Amabel Vyvyan, car l’agitation où il était lui faisait préférer la marche à la voiture, sir William, dans un monologue que le flegme ordinaire des Anglais ne l’empêchait pas d’entremêler de gestes qui eussent paru bizarres si, à Londres, quelqu’un en regardait un autre, se posait une foule de questions insolubles à l’endroit de l’événement arrivé le matin.

— Que diable, se disait sir William, nous avons beau mériter un peu la réputation d’hommes excentriques qu’on nous fait sur le continent, l’action de mon ami Benedict dépasse toutes les bornes de l’originalité. Planter là, sur le seuil d’une église, la plus belle fille des trois royaumes, c’est une action sauvage et détestable. Benedict était assurément amoureux fou de miss Amabel ; ce n’était pas un caprice ; depuis un an il la voyait presque tous les jours ; il ne s’était donc pas enthousiasmé à la légère. Miss Amabel a l’âme aussi charmante que le corps ; elle est belle au dedans comme au dehors. Qui peut avoir désenchanté si subitement Benedict ? A-t-il, au moment suprême, découvert quelque vice caché, quelque cas rédhibitoire, pour parler la langue des maquignons ?

Cependant, en allant à l’église dans la voiture avec moi, il paraissait radieux de bonheur, caressant des rêves d’avenir et ne méditant pas le moindre projet de fugue. Il avait l’air de présenter sa tête de très bonne grâce au joug de l’hymen, et personne n’aurait pu prévoir qu’il allait secouer brusquement les oreilles et s’enfuir en hennissant, comme un poulain farouche. Il faut donc qu’au moment de la quitter, la vie de garçon se soit peinte à ses yeux de bien séduisantes couleurs, ou ce Sidney lui a fait sur le compte de miss Amabel une de ces révélations terribles qui marquent comme un fer rouge et coupent comme une hache. Mais qu’y a-t-il à dire sur cette vie pure, transparente, passée dans une maison de cristal, et dont chaque heure en quelque sorte peut se justifier, où la médisance et la calomnie ne trouveraient pas l’ombre d’un prétexte ? Quelle froide extravagance lui aura proposée ce Sidney : un voyage au pôle arctique, une chasse au tigre ou à la panthère noire dans ses possessions de Java ? Ce serait de la folie, et Benedict n’est pas fou ; et, à moins que Sidney ne l’ait escamoté et mis dans sa poche, je n’y conçois rien.

En ce moment une idée lumineuse traversa la cervelle de sir William Bautry.

Si j’allais voir à l’hôtel que possède Sidney dans Pall-Mall, et qu’il occupait avant de partir pour l’Inde ?

Les fenêtres de l’hôtel étaient fermées, et tout indiquait qu’il n’avait pas été habité depuis longtemps.

William fit voltiger le marteau et un domestique vint ouvrir après lui avoir fait subir une attente assez longue.

Ce domestique, venu des parties les plus reculées de l’hôtel, témoigna à l’aspect de William Bautry une surprise qui témoignait combien l’apparition d’un visiteur était rare en ce logis désert.

— Sir Arthur Sidney est-il chez lui maintenant ? demanda à tout hasard William Bautry.

— Oui, mylord, probablement.

— En ce cas, faites-moi parvenir à lui, voici ma carte, dit William en gagnant du terrain.

— Oh pas ici, mais à Calcutta, rue de l’Éléphant-Bleu, 25 ; c’était l’heure où il avait l’habitude de rentrer. Sir Arthur Sidney habite l’Inde depuis deux ans.

— Et il n’est pas revenu ?

— Pas que je sache, répondit le domestique poussant toujours William du côté de la porte.

— Je viens cependant de le voir dans une rue près de l’église Sainte-Margareth.

— Mylord aura été abusé par une ressemblance, car sir Arthur, s’il était à Londres, nous aurait prévenus de son arrivée, et serait très vraisemblablement descendu à son hôtel, répondit le domestique d’un ton de politesse ironique et en fermant au nez de William Bautry, qu’il prenait évidemment pour un aigrefin, le battant de la porte dont il n’avait pas abandonné le bouton pendant la durée de ce colloque.

Reprenant son chemin, sir William se dit en lui-même : Ou Sidney n’est pas réellement à Londres, ou ce drôle à reçu sa leçon. J’ai pourtant bien reconnu Arthur, et Benedict lui a parlé en le nommant. Si Benedict avait des dettes, je croirais qu’un recors s’est grimé à la ressemblance de sir Arthur afin de l’entraîner à la prison pour dettes. Après cela, je vais peut-être le trouver chez miss Amabel, expliquant son incartade de la manière la plus naturelle du monde.

Sir Benedict Arundell n’était pas chez sa fiancée, à qui lady Braybrooke, voyant son morne désespoir, tâchait de prouver que rien n’était plus naturel que de disparaître au moment du mariage, et que sir Alan Braybrooke, le plus galant des hommes, eût au besoin hasardé cette facétie de bon goût.

Si Benedict ne reparaissait pas lui-même, il eût pu écrire, mais nulle lettre, nul billet, rien qui expliquât cette conduite étrange !

Les recherches de la police avaient été infructueuses : le sort de Benedict Arundell restait enveloppé des ténèbres les plus mystérieuses : croire à un assassinat, cela était difficile, puisque Sidney, élevé au collége de Harrow avec Benedict, était son ami de cœur et n’avait aucun motif d’inimitié contre lui. À un enlèvement, à une séquestration ; dans quel but, pour quel motif ? une jalousie d’amant rebuté ? Mais Sidney n’avait jamais vu miss Amabel et aucune rivalité ne pouvait exister entre lui et Benedict.

Le soir venu, la pauvre fiancée rentra dans cette chambre virginale, dont le matin, elle croyait avoir franchi le seuil pour la dernière fois. Ses femmes la déshabillèrent et la placèrent comme un corps inerte dans ce joli nid blanc où avaient voltigé tant de rêves heureux, secouant leurs ailes roses sur le front d’ivoire de la jeune fille.

Elle resta là dans la position où on l’avait mise, sa tête noyée dans ses cheveux, ruisselants comme les flots de l’urne d’un fleuve, sa joue pâle appuyée sur son bras. On eût pu la croire morte, si de temps à autre une larme n’eût roulé sur sa chair, comme une perle sur du marbre.

— Adieu, mon enfant, dit Eleanor Braybrooke voyant que sa nièce gardait un mutisme obstiné, bon espoir !

Un imperceptible mouvement de dénégation fit frissonner les épaules d’Amabel, dont la conviction était irrévocablement formée, et qui jugeait que Benedict, n’étant pas revenu sur-le-champ, ne reviendrait jamais.

Amabel n’avait pas cru un seul instant à une perfidie de la part de Benedict ; elle se sentait aimée de lui absent ou présent, dans cette vie ou dans l’autre ; elle possédait la foi inébranlable du premier amour.

Elle pleura ainsi toute la nuit, silencieusement, jusqu’à ce que le sommeil pénible du matin vînt peser sur ses paupières meurtries ; mais ses rêves étaient aussi tristes que ses pensées, car à plusieurs reprises des larmes s’échappèrent de ses yeux fermés.

C’est ainsi que se passa la première nuit de noces de la jeune fille qui avait dû être lady Arundell.

Lord Harley et sa femme, accablés de douleur, se livraient, de leur côté, aux mêmes recherches pour retrouver leur fille et leur gendre perdus.

Le lit paraissait à peine foulé. Les bougies des flambeaux s’étaient consumées paisiblement jusqu’aux bobèches.

Sur le guéridon, un papier froissé et brûlé à la flamme d’une des bougies avait conservé la forme, représentée par des cendres noires.

À terre gisait une enveloppe de lettre à l’adresse du comte de Volmerange, sans timbre de poste, et dont la suscription était une écriture évidemment contrefaite.

Lord Harley contemplait avidement cette ombre de lettre que le moindre souffle faisait palpiter, et qui contenait peut-être, irritant mystère, le secret de la fuite d’Edith et de Volmerange.

Il cherchait vainement à suivre sur la mince pellicule carbonisée les quelques traces de lettres que le feu n’avait pas fait disparaître ; mais autant eût valu essayer de déchiffrer les hiéroglyphes, et des hiéroglyphes frustes encore.

Le papier brûlé ne donna aucun renseignement, et pourtant il avait dû jouer un rôle important et décisif dans cette nuit fatale ; le soin même qu’on avait mis à le détruire témoignait de sa valeur.

Une grande porte vitrée donnant sur le jardin avait été ouverte, et le sol des allées, inspecté avec soin, montra quelques empreintes à peine appuyées par un pied de femme petit et cambré, car l’orteil et le talon se dessinait seul sur le sable humide. D’autres, plus grandes, plus enfoncées, s’y mêlaient tumultueusement. Elles aboutissaient à une terrasse qui terminait, en saut-de-loup, le jardin, du côté de la rue.

Edith et Volmerange avaient dû sortir par là. Du balcon au sol, la distance était de six à sept pieds. Comment l’avait-il franchie, et quelle supposition pouvait-on faire sur cette fuite inconcevable ? Deux jeunes mariés quitter la chambre nuptiale la première nuit de leurs noces, comme des coupables, sans laisser un mot d’explication ; plonger une mère et un père dans le plus mortel désespoir ; n’était-ce pas affreux !

Lady Harley se rappelait l’air triste et préoccupé d’Edith, les jours qui avaient précédé son mariage, et supposait quelque passion contrariée ; mais Edith n’avait-elle pas affirmé que son cœur était libre, et Volmerange l’époux de son choix ?

L’explication d’un enlèvement, d’un crime tombait d’elle-même. Aucune empreinte de pas ne se dirigeait de la terrasse à la porte vitrée, chemin qu’eussent dû prendre les malfaiteurs. Le sol, détrempé par la tempête de la nuit, eût gardé leurs traces aussi fidèlement que celles d’Edith et de Volmerange.

Un petit lambeau de mousseline, accroché au passage par une des grilles de ces artichauts de fer qui hérissent le chaperon des murs qu’on veut protéger, indiquait l’endroit par où la jeune femme s’était élancée dans la rue.

Malheureusement le pavé, souillé de boue et couvert de flaques de pluie, n’avait gardé aucun vestige des fugitifs.

La tempête de la nuit avait rendu les rues désertes de bonne heure, et personne n’avait rien vu.

— Peut-être, dit lord Harley, sont-ils allés à leur terre de Twikenham ; cependant Volmerange avait dit qu’il ne concevait rien à cette mode d’enfouir son bonheur dans la caisse d’une chaise de poste et de faire des postillons les confidents du plus pur amour. Envoyons un messager à Twikenham.

Le comte de Volmerange et sa femme n’avaient pas paru à leur château, et l’intendant n’avait reçu aucun ordre à cet égard.

Cette réponse plongea lord et lady Harley dans la plus profonde douleur ; pendant le voyage du messager, ils s’étaient fait de si beaux raisonnements pour prouver que leur fille avait été à Twikenham ! Ils s’étaient attachés à cette frêle broussaille d’espérance avec des ongles si désespérés, que, lorsqu’elle leur vint aux mains, comme une touffe de fenouil, ils roulèrent dans un abîme de malheur et crurent perdre leur fille une seconde fois.

Les recherches les plus actives n’eurent aucun résultat, et la disparition des deux époux resta enveloppée des plus profondes ténèbres.

La noire église de Margareth avait bien réalisé les tristes pressentiments inspirés par son aspect glacial et funèbre, et justifié le goût de lady Braybrooke pour le temple neuf d’Hanover-Square, en fait de cérémonies de mariage. Cette fois-là, ce n’était pas à tort que la bonne dame prétendait que les églises gothiques n’étaient bonnes qu’à se faire enterrer.