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Les Disciples à Saïs et les Fragments de Novalis/Fragments/04

La bibliothèque libre.
Traduction par Maurice Maeterlinck.
Paul Lacomblez, Éditeur (p. 177-249).


IV

Fragments recueillis par Ludwig Tieck et Ed. von Bülow.


L’art d’écrire des livres n’est pas encore trouvé, mais il est sur le point de l’être. Des fragments de ce genre sont des semences littéraires. Il se peut qu’il y ait bien des graines mortes parmi elles. Qu’importe, pourvu qu’une seule de ces graines lève.

Celui qui, dans des fragments de ce genre, veut s’en tenir à la lettre, peut être un homme honorable, mais il ne faut pas qu’il se donne pour un poète. Faut-il donc que l’on soit toujours attentif ? Que celui qui est trop vieux pour rêver, évite donc les réunions de jeunes gens. Il y a maintenant des saturnales littéraires. Plus la vie est bariolée, mieux elle vaut.

Shakespeare m’est plus obscur que la Grèce. Je comprends la farce d’Aristophane, mais de longtemps encore je ne pénétrerai pas celle de Shakespeare. La farce, pour être poétique, doit être absolument hors de la nature et masque.

Peut-être dois-je mes bonnes idées à cette circonstance que je ne reçois pas une impression complètement formée et d’une manière bien déterminée, mais qu’elle ne pénètre qu’en un point, qu’elle demeure indéterminée et susceptible d’absolu.

Une œuvre d’art est un élément spirituel.

Une particularité remarquable de Gœthe est son habileté à rattacher des accidents insignifiants à des événements graves. Il semble n’avoir en ceci d’autre but que de poétiquement occuper d’un jeu mystérieux, notre imagination. Ici aussi l’homme extraordinaire a suivi les traces de la nature et lui a dérobé un gracieux artifice. La vie ordinaire est pleine de choses de ce genre. Les choses forment un jeu qui, comme tous les jeux, aboutit à la surprise et à la déception. Plusieurs croyances de la vie ordinaire reposent sur l’observation de cette connexité renversée. C’est ainsi, par exemple, que les mauvais rêves présagent le bonheur ; que la rencontre d’un mort présage une longue vie ; qu’un lièvre qui passe sur la route annonce le malheur. Presque toutes les superstitions populaires reposent sur des interprétations de ce jeu.

Le poète comprend la nature mieux que le savant.

Le conte de fée, le conte symbolique (märchan) est en quelque sorte le canon de la poésie. Tout ce qui est poétique doit être légendaire et symbolique (märchenhaft). Le poète adore le hasard.

La peinture du caractère doit, comme celle de la nature, être auto-active, personnellement universelle, conjonctive et créatrice. Elle ne doit pas représenter ce qui est, mais ce qui pourrait et devrait être.

La poésie de la nature est bien l’objet propre de la poésie d’art ; et les expressions du langage poétique semblent être des formules singulières de relations analogues, des signes symboliques de ce qu’il y a de poétique en l’apparence.

La poésie guérit les blessures que fait la raison. Elle est formée de deux choses qui semblent opposées : de vérité supérieure et d’illusion agréable.

Il est très compréhensible que tout finisse par devenir poésie. Le monde ne finit-il pas par devenir âme ?

On peut traiter poétiquement des occupations les plus ordinaires. Il faut, pour entreprendre cette transformation une profonde méditation poétique. Les anciens l’ont admirablement compris. Comme ils décrivent poétiquement les herbes, les machines, les maisons, les ustensiles, etc. ! Un certain archaïsme du style, une juste disposition et ordonnance des masses, une discrète nuance d’allégorie, une certaine étrangeté, une certaine attention et un certain étonnement qui perce sous l’écriture ; voilà quelques-uns des secrets de cet art, dont j’ai besoin pour mon roman bourgeois.

Il faut qu’on se spiritualise par une méditation libre et incessante. Si l’on n’a pas le temps de contempler, de méditer librement, de parcourir avec calme et d’examiner les dispositions et les émotions diverses, la fantaisie, la plus féconde même, s’endort, et la diversité intérieure prend fin. Rien n’est plus utile au poète qu’une contemplation rapide des nombreux objets de l’univers et de leurs propriétés, ainsi que des sciences diverses.

Il est étrange que dans la nature, le criard, l’inordonné, l’asymétrique, l’inutile ne nous choquent pas, tandis qu’en toute œuvre d’art on exige involontairement une marche douce et convenable, de l’harmonie et des oppositions agréables et justes. Sans cette différence, l’art ne serait jamais né. C’est justement à cause de cela que l’art doit être nécessaire et caractérisé.

Il peut y avoir des moments où un abécédaire et un abrégé nous paraissent poétiques.

Une narration ne contient souvent qu’un événement vulgaire ; mais elle amuse. Elle maintient l’imagination dans un état flottant ou alternatif, lui communique une fébrilité artificielle, et lui laisse, lorsqu’elle est parfaite, un sentiment renouvelé de bien-être. — Toute poésie interrompt l’état habituel, la vie ordinaire, comme le sommeil, pour nous renouveler et pour maintenir en nous, toujours plus actif, le sentiment de la vie. Les maladies, les événements étranges, les voyages, certaines réunions, opèrent jusqu’à un certain point, d’une manière identique. Il est déplorable que jusqu’ici toute la vie de l’humanité n’ait été que l’action d’une poésie incomplète et sans règles. — Ce que nous nommons foi en une réconciliation ou expiation n’est autre chose que la confiance d’une sagesse parfaite et poétique dans les destinées de notre vie. — En apprenant à manier l’accordoir de nos organes supérieurs, nous nous transformerons nous-mêmes en notre fatum poétique, et nous pourrons, à volonté, poétiser ou laisser poétiser notre vie.

L’artiste est sur l’humanité, comme la statue sur le piédestal.

Les poésies qu’on a eues jusqu’ici, sont à la poésie qui doit venir, ce que sont à la logologie, les philosophies qu’on a eues jusqu’ici. Les poésies qu’on a eues jusqu’ici, opèrent presque toutes dynamiquement ; la future poésie transcendantale pourrait s’appeler organique. Lorsqu’elle sera trouvée, on verra que jusqu’ici tous les poètes véritables, à leur insu, poétisent organiquement ; mais que cette inconscience de ce qu’ils faisaient, avait une influence essentielle sur leurs œuvres ; en sorte que, la plupart du temps, ce n’était que dans certaines parties qu’ils étaient vraiment poétiques, tandis que dans l’ensemble ils étaient ordinairement impoétiques. La logologie amènera nécessairement cette révolution.

Faire un poème, c’est engendrer. Tout poème doit être un individu vivant.

Le sujet du drame est dans le devenir ou le périr. Il contient la représentation de la naissance d’une forme qui sort de l’élément fluide ; d’un événement bien organisé qui sort du hasard. Il peut contenir les deux à la fois, et alors c’est un drame incomplet. On voit sans peine que le sujet du drame doit être une transformation, une épuration-réduction. Œdipe à Colone en est un bel exemple ; de même Philoctète.

La poésie résout l’essence étrangère en essence propre.

Le pouvoir d’éveiller véritablement en soi une individualité étrangère — (et non de tromper simplement par une imitation superficielle) est encore entièrement inconnu et repose sur une très étonnante pénétration et mimique spirituelle. L’artiste devient tout ce qu’il voit et tout ce qu’il veut être.

Ce serait une chose singulière que de se demander si la poésie lyrique est proprement poésie, plus-poésie, ou bien de la prose minus-poésie ? De même qu’on a tenu le roman pour de la prose, on a tenu la poésie lyrique pour de la poésie. À tort. La prose la plus haute et le plus proprement prose est la poésie lyrique. La soi-disant prose est née de la limitation des extrêmes absolus. Elle n’est là qu’ad intérim et ne joue qu’un rôle subalterne et passager. Il y a un temps où elle n’est plus. Alors la limitation est devenue une pénétration, une véritable vie est née, et la prose et la poésie sont unies étroitement et alternent.

La couleur est un état neutre de la matière et de la lumière ; un effort de la matière pour devenir lumière, et un effort inverse de la lumière.

Y a-t-il un son pour chaque forme, une forme pour chaque son ?

Son : passage de la quantité à la qualité. Couleur : passage de la qualité à la quantité ?

L’harmonie est le son des sons. Le son génial.

Il est étrange que dans une bonne narration, il y ait toujours quelque chose de mystérieux, quelque chose d’incompréhensible. Il semble que l’histoire effleure en nous des yeux encore fermés, et nous nous trouvons en un tout autre monde lorsque nous sortons de ses domaines.

La nature a des images allégoriques. Les nuages qui montent autour des fontaines sont les prières des fontaines.

La poésie est le réel absolu. Ceci est le noyau de ma philosophie. Plus une chose est poétique, plus elle est réelle.

Les études de Gœthe sur la lumière, sur les transformations des plantes et des insectes, confirment et prouvent péremptoirement que la science complète se trouve aussi dans le domaine de l’artiste. On pourrait affirmer, dans un certain sens, et à bon droit, que Goethe est le premier physicien de son temps et fait époque dans l’histoire de la physique. Il ne peut être question ici de l’étendue des connaissances, encore que des découvertes ne déterminent pas le rang qu’occupe le savant. Le tout se réduit à savoir si on contemple la nature comme l’artiste contemple l’antique, — car la nature est-elle autre chose que l’antique vivant ? La nature et le sens de la nature naissent en même temps ; comme l’antique et la connaissance de l’antique ; car on se trompe fort si l’on croit qu’il y a des antiques. C’est d’aujourd’hui seulement que l’antique commence à naître. Il est en train de devenir sous les yeux et sous l’âme de l’artiste. Le reste de l’antiquité n’est que l’excitation spécifique à la formation de l’antique. Ce ne sont pas les mains qui forment l’antique. L’esprit le produit à travers les yeux ; et la pierre taillée n’est que le corps, qui n’acquiert de signification que par lui et devient une manifestation de celui-ci. Le physicien Gœthe est aux autres physiciens, ce que le poète est aux autres poètes. Il est surpassé çà et là en étendue, en variété, en profondeur ; mais qui oserait se comparer à lui pour la force de la culture ? En lui tout est fait, comme dans les autres tout n’est que tendances. Il fait vraiment quelque chose, tandis que les autres ne rendent une chose que possible ou nécessaire. Nous sommes tous des créateurs possibles et nécessaires, mais combien peu de créateurs réels ! Le philosophe de l’école appellera peut-être ceci de l’empirisme actif. Nous nous contenterons d’examiner la vie d’artiste de Gœthe et de jeter un coup d’œil sur son intelligence. En lui, on peut apprendre à connaître sous un jour nouveau le don d’abstraire. Il abstrait avec une rare précision, mais jamais sans construire en même temps l’objet qui correspond à l’abstraction. Ceci n’est autre chose que de la philosophie appliquée ; et ainsi, à la fin, nous trouvons, à notre grand étonnement, qu’il est aussi un philosophe pratique et qui applique sa philosophie, ce que fut toujours tout artiste véritable. Le simple philosophe sera pratique aussi, encore que le philosophe pratique n’ait pas à s’occuper de sa science, car ceci est un art spécial. Le siège de l’art proprement dit est dans l’intelligence. Elle construit d’après un concept propre. On ne lui demande que la fantaisie, l’esprit et le jugement. C’est ainsi que Wilhelm Meister est tout entier un produit d’art, une œuvre de l’intelligence. De ce point de vue, on aperçoit maintes œuvres très médiocres admises dans le musée, tandis que la plupart des écrits qu’on tient pour excellents en sont exclus. Les Italiens et les Espagnols ont infiniment plus de talent artistique que nous. Les Français mêmes n’en manquent point. Les Anglais en ont beaucoup moins, et se rapprochent de nous, qui possédons très rarement le talent artistique, encore qu’entre toutes les nations, nous soyons une des plus richement pourvues de ces propriétés spéciales que l’intelligence apporte dans ses œuvres. C’est cet excès même d’aptitudes artistiques qui fait que chez nous les rares artistes semblent uniques et sont mis au premier plan ; et nous pouvons être assurés que chez nous naîtront les plus belles œuvres d’art, car, pour l’universalité énergique, aucune nation ne peut lutter contre la nôtre. Si je comprends bien les plus récents amis de la littérature antique, ils n’ont, lorsqu’ils exigent l’imitation des écrivains classiques, d’autre but que de faire de nous des artistes, d’éveiller en nous le talent artistique. Nulle nation moderne n’a eu l’intelligence de l’art au même degré que les anciens. Tout chez eux est œuvre d’art. Mais peut-être n’est-il pas téméraire d’affirmer que leurs œuvres ne sont ou ne deviennent œuvres d’art qu’à nos yeux. Il en est de la littérature classique comme de l’antiquité plastique. Elle ne nous est, à proprement parler, pas donnée, nous ne l’avons pas devant nous, il faut d’abord que nous la produisions nous-mêmes. C’est par l’attentive et l’intelligente étude des anciens que naît pour nous une littérature classique que les anciens mêmes n’avaient pas. En ce qui concerne la force, Gœthe suit de près les anciens ; mais il les dépasse de beaucoup en étendue. C’est d’ailleurs un mérite qui n’est pas le sien. Son Meister les suit de près, car n’est-ce pas un roman, simplement, sans épithètes, et cela n’est pas peu de chose en ces temps-ci ! Gœthe doit être et sera surpassé, mais seulement de la manière dont les anciens peuvent être surpassés : en force, en étendue, en profondeur et en diversité. Il ne sera pas surpassé comme artiste, ou s’il l’est, ce sera d’une manière peu notable, car sa force et son exactitude sont peut-être plus magistrales encore qu’on ne croit.

La musique vraiment visible, ce sont les arabesques, modèles, ornements, etc.

Le roman traite de la vie ; représente la vie. Le romancier ne serait qu’un mime par rapport au poète. Souvent il contient les événements d’une mascarade ; un événement masqué entre personnes masquées. Le roman comme tel ne contient pas de résultat déterminé ; il n’est pas l’image et le factum d’une proposition. Il est l’exécution, la réalisation visible d’une idée. Mais une idée ne peut pas être enclose dans une proposition. Une idée est une série infinie de propositions ; une irrationnellement grande, indéterminable, incommensurable série. — Est-ce que toute chose irrationnelle ne serait pas relative ? Mais la loi de sa progression peut s’établir, et c’est d’après elle qu’un roman doit être critiqué.

Il y a une ressemblance et une dissemblance entre Asmus, Ligne et Voltaire. Jacobi aussi appartient aux empiriques transcendants. L’empirique est celui en qui la manière de penser est une opération du monde extérieur et de la fatalité, c’est le penseur passif, celui à qui une philosophie est imposée. Voltaire est purement empirique ainsi qu’un grand nombre de philosophes français. Ligne penche sensiblement du côté des empiriques transcendants. Ils forment la transition vers les dogmatiques. De là on passe aux rêveurs ou aux dogmatiques transcendants, puis à Kant, de là à Fichte, et enfin à l’idéalisme magique.

Le dialogue, la description et la réflexion se succèdent régulièrement dans Meister. Le dialogue est la partie principale. La réflexion pure se présente le plus rarement. Souvent, la réflexion et la narration s’entrelacent ; souvent aussi la description et le dialogue. Le dialogue prépare la narration ; mais plus souvent encore la narration, le dialogue. La peinture des caractères ou les raisonnements sur les caractères alternent avec les faits. Ainsi, tout le raisonnement est accompagné de faits qui le confirment, le réfutent, ou ne font l’une et l’autre chose que pour la forme, le texte n’est jamais précipité ; les faits et les opinions sont tous deux strictement déterminés, présentés dans leur succession nécessaire. La nature dilatoire du roman se montre surtout dans le style. La philosophie et la morale du roman sont romantiques. Les choses les plus ordinaires, comme les plus importantes, y sont examinées et présentées avec une ironie romantique. La lenteur, « l’attardement » est partout le même. Les accents ne sont pas logiques, mais métriques et mélodiques, par quoi naît cette étonnante ordonnance romantique, qui ne se soucie pas du rang ou de la valeur, de ce qui est premier ou dernier, de la grandeur ou de la petitesse. Les épithètes naissent des circonstances ; et dans leur choix judicieux, dans leur distribution économique se révèle le tact poétique. Leur choix est déterminé par l’idée du poème. Le premier livre de Meister montre combien il est agréable d’entendre narrer des événements même quotidiens et vulgaires, lorsqu’ils sont gracieusement présentés, lorsqu’ils passent d’un pas mesuré et simplement revêtus d’un langage cultivé et aisé. Un plaisir analogue nous vient d’une après-midi passée, par hasard, au sein d’une famille qui, sans être composée d’êtres supérieurs, sans que son entourage soit bien recherché ni bien brillant, nous laisse cependant, par la stabilité et l’ordre de la vie du foyer, par l’activité harmonieuse de ses talents et de ses idées médiocres, par l’utilisation bien déterminée et complète de sa sphère et de son temps, un souvenir que nous aimons à nous rappeler.

La poésie, au sens strict, semble être l’art intermédiaire entre l’art plastique et la musique. La mesure correspondait-elle à la forme, et le son à la couleur ?

Ne pourrait-on imaginer, dans le drame Laocoontique, un moment plus enveloppant, plus synthétique, plus juste et plus élevé que celui du groupe antique ? Un moment où la souffrance suraiguë se transforme en ivresse, la résistance en résignation, et où la vie suprême se pétrifie ? Le sculpteur ne devrait-il pas toujours saisir le moment de la pétrification, le rechercher et le représenter, et même ne pouvoir représenter que ce moment-là ?

La musique n’a-t-elle pas quelque chose de l’analyse combinée et réciproquement ? L’harmonie des nombres, l’acoustique des nombres appartient à l’analyse combinée. Les nombres sont les voyelles mathématiques. Tous les nombres sont numérateurs. L’analyse combinée nous fait sortir de la fantaisie numérale et nous apprend l’art de la composition numérale ; la basse fondamentale des mathématiques. Le langage est un instrument musical ; le poète, le rhéteur et le philosophe jouent et composent grammaticalement. Une fugue est absolument logique, ou, scientifique. Elle peut aussi être traitée poétiquement. La basse fondamentale contient l’algèbre et l’analyse musicale. L’analyse combinée est l’algèbre et l’analyse critiques, et l’enseignement de la composition musicale est à la basse fondamentale ce que l’analyse combinée est à l’analyse simple. Plus d’un problème mathématique ne peut se résoudre isolément, mais seulement avec d’autres, d’un point de vue supérieur, et par une opération combinée.

Le poète est l’inventeur des symptômes a priori. De même que le philosophe, au sens ordinaire du mot, est en quelque sorte le chimiste analytique au sens mathématique de ce mot, de même le poète est l’analyste orycktognostique, au sens mathématique, trouvant l’inconnu par le connu. Les mots appartenant aux symptômes, la langue est une invention poétique, et ainsi toutes les manifestations et phénomènes, en tant que systèmes symptomatiques d’origine poétique, sont la poétique de la nature. Enfin, le philosophe ne serait lui-même que le poète intérieur, et ainsi tout le réel serait entièrement poétique.

Que le royaume du poète soit le monde réuni dans le foyer de son temps. Que son plan et son exécution soient poétiques, c’est-à-dire de nature poétique. Il peut tout employer, il n’a qu’à l’amalgamer par l’esprit et à en faire un tout. Il doit reproduire l’ordinaire comme l’extraordinaire. Toute reproduction consiste en oppositions, et la liberté que le poète a dans les liaisons fait qu’il est illimité. Toute nature poétique est nature. Elle a toutes les propriétés de celle-ci. Si individuelle qu’elle soit, elle est cependant universellement intéressante. À quoi servent des descriptions qui laissent froids le cœur et l’esprit, des descriptions mortes de la nature morte ? Il faut qu’au moins elles soient symboliques, comme la nature elle-même, quand bien même elles ne devraient pas mettre en jeu un état d’âme. Il faut que la nature soit porteuse d’idées ou que l’âme soit porteuse de nature. Cette loi doit agir sur l’ensemble et dans les détails. Le poète ne peut absolument pas paraître égoïste. Il faut qu’il soit à lui-même une manifestation. Il est le prophète représentatif de la nature, comme le philosophe est le prophète naturel de la représentation. L’un est le tout objectif, l’autre le tout subjectif. L’un est la voix de l’univers, l’autre est la voix de l’unité la plus simple, du principe. L’un est chant, l’autre discours. La diversité de celui-ci unit l’infini ; la multiplicité de celui-là relie le fini. Le poète demeure éternellement vrai. Il se maintient dans le cycle de la nature. Le philosophe se change en éternel persistant. L’éternel persistant n’est représentable que dans le variable. L’éternel variable que dans le moment permanent, complet, actuel. Ses images sont antérieures et postérieures. Seul il est réalité. Il faut que toute production du poète soit symbolique ou émouvante. Émouvant veut dire ici tout ce qui affecte, en général. Le symbolique n’affecte pas immédiatement ; il met en jeu l’activité personnelle. L’un stimule et provoque, l’autre touche et remue. L’un est une action de l’esprit, l’autre une passivité de la nature. L’un va de l’apparence à l’être, l’autre de l’être à l’apparence, l’un de la représentation à la contemplation, l’autre de la contemplation à la représentation. Autrefois le poète pouvait être tout à tous, le cercle était encore étroit, les connaissances, l’expérience, les mœurs, le caractère étaient encore semblables chez tous les hommes. Un tel homme, sans besoins, élevait au-dessus d’eux-mêmes, en ce monde, les besoins plus simples mais plus forts des autres hommes, vers la vision plus haute de la liberté. La sensibilité était neuve.

Ne blâme rien d’humain : tout est bon, bien que tout ne soit pas bon partout, ni toujours ni pour tous.

Schiller, en ses recherches, part d’un point fixe, et, par la suite, ne peut plus trouver d’autres rapports que les rapports de la masse déterminante dont il est parti. Schiller peint d’une manière trop aiguë, pour être vrai pour l’œil, comme Albert Durer, non comme le Titien, trop idéalement pour être naturel, dans le sens le plus élevé.

L’histoire est de la religion et de la morale appliquée ; ainsi que de l’anthropologie dans un sens général. De là les rapports étonnants entre l’histoire et notre destinée, entre le christianisme et la morale.

Nous portons les fardeaux de nos pères, comme nous avons hérité de leurs biens. C’est ainsi que réellement les hommes vivent dans tout le passé et dans tout l’avenir, et nulle part moins que dans le présent.

Au fond, chaque homme vit dans la volonté. Une résolution ferme est le moyen d’universel apaisement.

Une maladie ne peut être de la vie, sinon nos rapports avec la maladie élèveraient notre existence.

L’ennui est faim…

Les enfants sont des êtres antiques. La jeunesse aussi est antique. Mais tous les jeunes gens ne sont pas des jeunes gens. Les hommes faits sont les plus jeunes sous d’autres rapports. Les enfants sont encore des Terrœ incognitœ.

Le langage est à la philosophie ce qu’il est à la musique et à la peinture, c’est-à-dire qu’il n’est pas le véritable moyen de représentation.

Par le monde tel qu’il est, les hommes sont hommes. De là leur besoin d’entente, car c’est par là qu’ils sont hommes.

On est seul avec tout ce que l’on aime.

Le besoin d’amour trahit déjà une désunion préexistante en nous. Le besoin trahit toujours une faiblesse.

Le mariage est le mystère suprême. Le mariage est chez nous un mystère popularisé. Il est regrettable que chez nous on n’ait le choix qu’entre le mariage et la solitude. Ce sont des extrêmes. Mais combien peu sont capables d’un mariage véritable, et combien peu aussi peuvent supporter la solitude. Il y a des liaisons de toutes espèces. Le mariage est une liaison éternelle. La femme est-elle le but de l’homme, et elle-même n’a-t-elle pas de but ?

Jouer, c’est expérimenter le hasard.

La possibilité d’une douleur infiniment excitante, existe.

La douleur devrait être l’état habituel, et la joie serait ce qu’est maintenant la douleur et le besoin.

L’antithèse du corps et de l’esprit est une des plus remarquables et des plus dangereuses. Cette antithèse joue un grand rôle historique. Le monde des fleurs est un infini lointain…

Étrangeté, charme mystérieux, rudesse apprivoisée, force humble, puissance obéissante, voilà les éléments de la volupté ordinaire.

L’historien, au cours de son récit, doit souvent se faire orateur. Il écrit des évangiles, car toute histoire est un évangile.

Les maladies doivent être envisagées, en partie, comme une folie corporelle et comme des idées fixes.

La sensation de santé, de bien-être, de contentement est entièrement personnelle, accidentelle, et ne dépend qu’indirectement de circonstances extérieures. C’est pourquoi il ne suffit pas de la chercher pour la trouver ; et c’est peut-être là qu’est le fond réel de toutes les personnifications mythologiques.

Pour Dieu il n’y a pas de diable ; mais pour nous il y a une chimère malheureusement très active.

Le monde est un système de suppositions nécessaires. — Un passé, un ante d’un genre spécial — notre éternité a parte ante, sans doute. Principes, pensées et but appartiennent à l’éternité a parte post ; — au futur nécessaire ; ils forment un système de conséquences nécessaires. Du monde réel ou idéal naît le monde actuel, qui est un mélange de solide et de fluide, de monde sensible et de monde intellectuel.

La raison et la fantaisie sont unies par le temps et l’espace, de la façon la plus singulière : et l’on peut dire que chaque pensée, chaque manifestation de notre âme est la partie individuelle d’un tout absolument distinct.

Les forces de la nature seraient-elles en relations mutuelles et individuelles comme les membres de notre corps ?

Les rapports musicaux me semblent être vraiment les rapports fonciers de la nature.

Toute action injuste, tout sentiment qui n’est pas noble est une infidélité à l’aimée, un adultère.

Il n’y a pas de religion qui ne soit pas du christianisme.

Caractère religieux de la physiognomonie. Saint et insondable hiéroglyphe de toute forme humaine ! Difficulté de voir vraiment les hommes. Relativité et fausseté de l’idée de beauté et de laideur. Des hommes vraiment laids peuvent être infiniment beaux. Observation plus fréquente des visages. Rares moments où ces hiéroglyphes se laissent pénétrer.

Existe-t-il une distinction véritable entre le temporel et le spirituel ? ou cette polarité de notre théologie vient-elle encore de l’ancien testament ? Le Judaïsme est verticalement opposé au christianisme, et, comme lui, dans une certaine mesure, il est au fond de toutes les théologies.

Ne suffit-il pas de savoir qu’en cette vie nous sommes à même de commencer un vol, que la mort, loin de l’interrompre, accélère plutôt, car sa continuation dépend uniquement de l’immuable direction de notre libre volonté ?

Il ne faut pas chercher la sagesse ici-bas chez les génies, mais chez les médiocres. Alliée au génie, elle fait époque et opère des miracles.

L’individualité dans la nature est tout à fait infinie. Combien cette idée vivifie notre espoir en la personnalité de l’univers !…

Les uns ont une personnalité plutôt d’espace, les autres, plutôt de temps… Serait-ce là la distinction entre héros et artistes ?

Tout bien dans ce monde est activité immédiate de Dieu. Dieu peut m’apparaître en tout homme. On peut étudier le christianisme pendant des éternités. Il paraît toujours plus haut, plus varié et plus beau.

Le système de la morale pourrait bien devenir aussi l’unique système possible de la philosophie.

Les maladies sont sans doute une chose très importante pour l’humanité, car elles sont innombrables, et tout homme a beaucoup à lutter contre elles. Nous ne connaissons que très imparfaitement encore l’art de les utiliser. Elles sont probablement la matière et le stimulant le plus intéressant de nos méditations et de notre activité. Il y a probablement ici d’innombrables fruits à cueillir, surtout, il me semble, dans les champs intellectuels, dans les domaines de la morale, de la religion, et Dieu sait encore en quels autres domaines étonnants. Si j’allais devenir un des prophètes de cet art ?

Une mythologie de la nature ne serait-elle pas possible ? Mythologie, au sens où je l’entends, une libre invention poétique qui très diversement symbolise la réalité, etc.

Bien des choses dans l’Écriture sont locales et temporelles. Voyez l’Ancien Testament. Dans les évangiles se trouvent les éléments d’évangiles futurs et plus hauts.

Le poème de l’esprit est philosophie. C’est le bond le plus haut de l’esprit par dessus lui-même. Unité de la raison et de l’imagination. Sans philosophie l’homme demeure divisé dans ses forces essentielles. Ce sont deux hommes : un homme raisonnable et un poète. Sans philosophie, poète incomplet ; sans philosophie, penseur, juge incomplet.

Tout ce qui est mystique est personnel et est, par conséquent, une variation élémentaire de l’univers.

Une folie commune cesse d’être folie et devient magie ; folie selon les règles et avec pleine conscience.

Nous comprendrons le monde quand nous nous comprendrons, puisque lui et nous sommes des moitiés intégrantes. Nous sommes des enfants de Dieu, des germes divins. Un jour nous serons ce qu’est notre Père.

Le beau est le visible Katexochin.

Il en est du peuple comme des femmes. Il aime passionnément tout ce qui attire son attention. Il cherche tout en ces objets, parce qu’en un pressentiment obscur, il sent par eux son essence infinie. Plus l’homme est faible, plus lui semble puissante, mystérieuse et agréable une situation passionnée. Il lui suffit d’être réveillé et ému ; peu importe ce qui le réveille ou l’émeut. Il n’est pas encore assez cultivé pour faire un choix, et pour ordonner ou distinguer les objets, qui l’excitent, ou pour refuser son attention et sa sympathie à un grand nombre de choses.

Comme la lumière naît du frottement de l’acier, contre la pierre, le son du frottement de l’archet sur la corde, la commotion de la fermeture et de l’ouverture de la chaîne galvanique, de même, peut-être, la vie naît-elle de l’éveil, de la pénétration de la matière organique. — Construction indirecte. Ce qu’il faut, apparaît spontanément, lorsque les conditions de son apparition se trouvent réalisées. L’opération mécanique est au résultat supérieur ce que l’acier, la pierre, et le choc est à l’étincelle.

La lumière est en tout cas action. — La lumière est comme la vie, action active, action qui ne se manifeste qu’en certaines conditions coïncidentes. La lumière est le génie du feu.

Le signe de la maladie est l’instinct d’auto-destruction. Ainsi de tout ce qui est incomplet, de la vie même, ou mieux de la matière organique.

Le froid est une excitation indirecte. Il fait naître, chez les corps sains, une chaleur plus grande. Un être parfaitement sain éprouve avant tout, au sein d’une vive activité, une privation et un excès alternatifs d’excitation. La privation l’excite par compensation, l’excès lui fait modérer et restreindre la fonction, et le détermine à diminuer l’activité. La privation met l’homme sain en activité et l’excès le met au repos. Les œuvres d’art ne seraient-elles pas des produits de l’inactivité saine ?

Toute sensation absolue est religieuse.

Le corps et l’âme seraient-ils peut-être séparés d’une certaine manière, et n’est-ce pas un signe de faiblesse quand toute l’affection de l’un est aussi l’affection de l’autre, sans intervention de la volonté ?

Chez les anciens, la religion était déjà, dans une certaine mesure, ce qu’elle devrait être chez nous : de la poésie pratique.

N’existerait-il pas un besoin absolu, qui rendrait possible l’exclusion de tous les autres ? L’amour, la vie en commun avec ceux que l’on aime ?

Aplanissez les montagnes, la mer vous en saura gré. La mer est l’élément de liberté et d’égalité.

Un véritable couple royal est pour l’homme tout entier ce qu’une constitution est pour l’esprit seul.

On ne peut s’intéresser à une constitution que comme on s’intéresse à une lettre de l’alphabet. Si le signe n’est pas une belle image ou un chant, l’attachement au signe est le plus pervers des penchants.

Qu’est ce qu’une loi qui n’est pas l’expression de la volonté d’une personne aimée et digne de respect ? Le souverain mystique, n’a-t-il pas besoin, comme toute idée, d’un symbole, et quel symbole est plus digne et plus opportun qu’un homme excellent et qui mérite d’être aimé ? La brièveté de l’expression vaut bien quelque chose, et un homme n’est-il pas l’expression plus brève et plus belle d’un esprit, qu’un collège ? Celui qui a beaucoup d’esprit ne se sent pas gêné par les limites et les distinctions ; elles l’excitent plutôt. Seul, celui qui n’a pas d’esprit a le sens des obstacles et du poids. Au reste, un roi né vaut mieux qu’un roi fait. L’homme le meilleur ne pourra supporter sans altération une pareille élévation. Celui qui est né dans cet état ne connaît pas le vertige. Et au fond, la naissance n’est-elle pas le choix primitif ? Il faut que ceux qui contestent la liberté, l’unanimité de ce choix ne se soient pas sentis vivre en eux-mêmes. Celui qui vient m’objecter ici ses expériences historiques, ne sait pas de quoi il est question ni de quel point de vue je parle. C’est pour lui de l’arabe, et il ferait mieux de passer son chemin et de ne pas se mêler à des auditeurs dont l’idiome et les mœurs lui sont complètement étrangers.

La mort est le principe romantisé de notre vie. La mort est la vie. La vie est fortifiée par la mort.

Communisme, pluralisme, voilà notre essence la plus intime ; et peut-être chaque homme a-t-il une part propre à ce que je pense, à ce que je fais, de même que j’ai part aux pensées des autres hommes.

Les mathématiques pures n’ont rien à faire avec la grandeur. Elles sont simplement une science de signes ; des opérations de la pensée devenues mécaniques et ordonnées selon des rapports. Elles doivent être purement arbitraires, dogmatiques, instrumentales. Il en est analogiquement de même du langage abstrait.

Les contrastes sont des analogies renversées.

Il faut que notre corps devienne arbitraire, notre âme organique.

Plus d’un acte crie éternellement.

Y a-t-il de belles mathématiques ? des mathématiques mystiques, musicales ? Les mathématiques ont-elles simplement un but fini ? Ne sont-elles pas purement théoriques ? Les grandeurs sont construites par des grandeurs.

La terre et surtout les pierres précieuses sont les corps les plus brûlés ? C’est pourquoi si semblables à l’eau… plus on est consumé, plus on est consumable.

Tout ce qu’il y a, toute action, nous plaît davantage, à mesure que nous nous élevons. Alors, nous faisons tout avec plaisir. — Joie et besoin suprêmes. — Absence de relativité. — Empressement constant à subir toute relativité et à se déterminer d’après elle.

Qu’est-ce qui est plus que la vie ? — Le service de la vie, comme le service de la lumière.

Les rapports musicaux seraient-ils la source de toute joie et de toute douleur ?

L’inconnu est le stimulant de la faculté de connaître. Le connu n’attire plus. La faculté de connaître est elle-même le stimulant suprême ; l’inconnu absolu.

La nature commence, si je puis m’exprimer ainsi, par l’abstrait. La base de la Nature est, comme celle des mathématiques, une hypothèse nécessaire. La nature va aussi a priori ad posterius, tout au moins pour nous. La personnalité lui est opposée. Elle est un processus de personnification enrayé. Plus il y a d’enrayement, plus il y a de naturel.

La vraie jouissance est aussi un perpetuum mobile. (En général, la mécanique est la formule d’analogie la plus utilisable pour la physique). À proprement parler, elle se reproduit toujours d’elle-même ; et que ceci n’ait pas lieu (la friction) c’est d’où provient tout déplaisir et tout mécontentement en ce monde.

Pourquoi ne peut-il y avoir de virtuosité dans la religion ? — Parce qu’elle est fondée sur l’amour. Schleirmacher avait prêché une sorte d’amour, de religion — une religion d’art — presque une religion pareille à celle de l’artiste qui vénère la beauté de l’idéal. L’amour est libre, il choisit de préférence le plus pauvre et le plus nécessiteux. C’est pourquoi Dieu aime surtout le pauvre et le pécheur. S’il y a des natures sans amour, il y en a aussi sans religion. Problème religieux : avoir compassion de la divinité. — Mélancolie infinie de la religion. Pour que nous aimions Dieu, il faut qu’il ait besoin d’aide. Jusqu’à quel point ce problème est-il résolu dans le christianisme ?

La vie d’un homme cultivé devrait simplement alterner de la musique à la non-musique, comme elle alterne de la veille au sommeil.

Toute force est fonction du temps et de l’espace.

Il en va de l’amour comme de la persuasion. Combien croient être persuadés, qui ne le sont point. On ne peut être vraiment persuadé que du vrai. On ne peut aimer vraiment que l’amour.

Le monde doit être romantisé. C’est ainsi qu’on retrouvera le sens originel. La romantisation n’est autre chose qu’une élévation aux puissances qualificatives. Le moi inférieur est identifié dans cette opération, avec un moi meilleur. Nous sommes nous-mêmes une telle série de puissances qualificatives. Cette opération est encore entièrement inconnue. Si je donne à l’ordinaire un sens supérieur, à l’habituel un aspect mystérieux, au connu la dignité de l’inconnu, au fini l’aspect de l’infini, je le romantise. L’opération est renversée pour le sublime, l’inconnu, le mystique, l’infini. — Ceux-ci sont rendus logarithmiques par ce lien. — Ils deviennent une expression courante.

Des forces supérieures ont travaillé en tous les véritables rêveurs et mystiques. Il est vrai que d’étranges mélanges et d’étranges formes en sont nés. Plus la matière était fruste et variée, plus l’homme était dépourvu de goût, de culture, plus il était accidentel, plus ses produits étaient singuliers. Ce serait, en grande partie, peine inutile de nettoyer, d’épurer, d’éclaircir cette étrange et grotesque masse ; en tout cas, le temps n’est pas encore venu, où un tel travail pourrait se faire facilement. Il est réservé à l’historien futur de la magie. Mais ces choses méritent d’être collectionnées et conservées, en tant que sources très importantes de l’histoire du développement graduel de la force magique. — La magie est l’art d’employer à son gré le monde sensible.

La mort est une victoire sur soi-même, qui, comme toute victoire sur soi-même, procure une nouvelle existence plus légère.

Le suprême est le plus compréhensible, le plus proche, le plus indispensable. Ce n’est que parce que nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, parce que nous avons perdu l’habitude de nous-mêmes, qu’il y a ici une incompréhensibilité qui est elle-même incompréhensible.

Il faut que la vie d’un homme vraiment canonique soit entièrement symbolique. Toute mort, à cette condition, ne serait-elle pas une mort réconciliatrice ? — plus ou moins s’entend — et bien d’autres conséquences remarquables ne naîtraient-elles pas de là ?

Tous les arts et toutes les sciences reposent sur des harmonies partielles.

L’amour est le produit de l’action réciproque de deux individus. De là, il est mystique, universel et infiniment perfectible comme le principe individuel lui-même.

Il y a bien des manières de se libérer du monde des sens. D’abord par l’émoussement des sens, — habitude, épuisement, endurcissement, etc. Deuxièmement, par application à un but déterminé, modération et transformation de l’excitation sensuelle — art de guérir. — Troisièmement par maximes a) de mépris et b) d’hostilité envers toutes sensations. La maxime du mépris de toute sensation extérieure était propre aux stoïciens et est encore, en partie, propre aux sauvages de l’Amérique. Celle du mépris des sensations intérieures est propre aux soi-disant gens d’esprit du grand monde et d’ailleurs. La maxime de l’hostilité envers les sensations intérieures et extérieures, les anachorètes, fakirs, moines et pénitents de toutes les époques, l’ont proposée et aussi l’ont suivie en partie. Bien des criminels peuvent avoir été obscurément imbus de cette maxime. Cette dernière maxime et la précédente sont très voisines et se confondent aisément. — En quatrième lieu, par la suspension partielle de certains sens ou de certaines excitations, qui par l’exercice et les maximes acquièrent une influence constante et prépondérante. Ainsi on s’est libéré de l’âme par le corps, et inversement on s’est libéré par tel ou tel objet extérieur ou intérieur, de l’influence de tous les autres objets. À ceci appartiennent les passions de tous genres, la foi et la confiance en nous-mêmes, en d’autres personnes, en d’autres choses, esprits, etc. Les préjugés et les opinions favorisent également une telle liberté partielle. De la sorte peut naître aussi une certaine indépendance du monde sensible, soit que l’on s’habitue au monde figuré ou représenté, soit qu’on le tienne pour seul digne d’être aimé. C’est le cas chez les savants ; il est même très fréquent et cela vient, selon ce qui est dit plus haut, du plaisir indolent que prennent d’ordinaire les hommes à ce qui est arbitraire, à ce qu’ils ont fait et fixé eux-mêmes. D’un autre côté, il y a des gens qui ne veulent pas entendre parler du monde de la représentation et des signes ; ce sont les matérialistes ou les sensuels frustes, qui anéantissent toute indépendance de ce genre, et dont on a voulu naguère ériger en système le sentiment lourd, grossier et servile. — Rousseau, Helvétius, Locke, etc., système presque généralement à la mode aujourd’hui.

Y a-t-il une échelle de vie, et la plante a-t-elle une vie simple, l’animal une vie double, l’homme une vie triple et ainsi de suite ?

Tout désespoir est déterministe — mais le déterminisme est aussi un élément du monde ou du système philosophique. L’isolation et la fausse croyance à la réalité des éléments, est la source de la plupart, peut-être de toutes les erreurs qui sont nées jusqu’ici.

La connaissance et la science sont absolument analogues au corps. — S’il n’est pas beau et utile, il est une charge. C’est pourquoi apprendre ressemble tant à manger ; et le savoir a priori est un rassasiement. — L’action de se nourrir sans manger, etc.

Tout hasard est merveilleux — attouchement d’un être supérieur — un problème, date du sens religieux actif.

Le monde est en tout cas une action réciproque entre la divinité et moi. Tout ce qui existe et naît, existe et naît d’un attouchement de l’esprit.

L’idée du microcosme est l’idée suprême pour les hommes. Nous sommes, pareillement, des cosmomètres.

Penser à la pensée apprend vraiment à soumettre la pensée, car nous apprenons par là, à penser ce que nous voulons et comme nous le voulons.

Faut-il donc que tous les hommes soient des hommes ? Il peut y avoir aussi, sous des formes humaines, d’autres êtres que les hommes.

L’instinct, en tant que sentiment du besoin, de l’incomplet, est en même temps sentiment de la cohésion, de la continuité ou fixité. — Le sens conducteur qui s’oriente en tâtonnant — l’impulsion brute, synthétique, complétive, un moi transitoire, semblable à un point. — Ainsi l’éclair, par instinct, descend dans la chaîne métallique.

Toute philosophie ou science des sciences est critique. L’idée de philosophie est un schéma de l’avenir.

La cohésion générale, intérieure, harmonique, n’est pas, mais elle sera.

Tout organe peut avoir à peu près toutes les maladies des autres organes. Toutes les maladies sont composées de maladies. Tout le corps devient malade quand des organes particuliers deviennent malades. Toute maladie naît de la désunion des organes. La maladie comme la mort fait partie des plaisirs de l’homme.

Tout corps tend à l’indépendance.

Un corps froid est celui dans lequel l’alimentation n’est pas prépondérante.

L’embrassement n’a-t-il pas quelque chose d’analogue à la communion ? (au repas du soir).

Rien n’est plus accessible à l’esprit que l’infini.

Le monde est un trope universel de l’esprit, une image symbolique de celui-ci.

L’épigramme est la monade centrale de l’ancienne littérature et civilisation française.

Tout enchantement est une folie artificiellement produite. Toute passion est un enchantement. Une belle fille est une magicienne plus réelle qu’on ne croit.

Plus d’un genre de specticisme n’est que de l’idéalisme qui n’est pas mûr. Le réaliste est un idéaliste qui s’ignore. L’idéalisme brut, de première main, est le réalisme.

Le cœur est la clef du monde et de la vie. Nous vivons en cet état de détresse pour aimer et pour avoir besoin de l’aide de notre prochain. Par l’affection on devient susceptible de l’action des autres, et cette action étrangère est le but. Dans les maladies, les autres seuls peuvent et doivent nous aider. Ainsi, à ce point de vue, le Christ est, sans doute, la clef de l’univers.

Chez celui qui a beaucoup d’esprit, en un certain sens, tout devient unique, — ses passions, sa position, ses aventures, ses penchants ; bref, tout ce qui le touche devient absolu — fatalité.

Un naufrage commun, etc., est la bénédiction nuptiale de l’amitié et de l’amour.

La véritable innocence ne périt pas plus que la véritable vie. L’innocence ordinaire n’existe qu’une seule fois, comme l’homme, et ne revient pas plus que lui. Celui qui, comme les dieux, aime les premiers-nés, ne trouvera pas à la seconde innocence la même saveur qu’à la première, encore que celle-là vaille plus que celle-ci. Maintes choses ne peuvent apparaître qu’une fois, parce que cette singularité appartient à leur essence. Notre vie est absolue et indépendante à la fois. Nous ne mourrons que dans une certaine mesure. Notre vie doit être ainsi, en partie, membre d’une vie plus vaste et commune.

La vie ordinaire est un sacerdoce semblable à celui des Vestales. Nous ne sommes occupés à rien autre qu’à l’entretien d’une flamme mystérieuse et sacrée, une flamme double, à ce qu’il semble. La manière dont nous l’entretenons dépend de nous. Cette manière dont nous l’entretenons serait-elle peut-être la mesure de notre fidélité, de notre amour, de notre sollicitude envers l’au-delà, le caractère de notre essence ? le signe symbolique et sûr de notre piété, c’est-à-dire de notre être ?

Saisons, heures, vie et destin sont, chose remarquable, entièrement rythmiques et métriques. Dans tous les métiers, dans tous les arts, toutes les machines, les corps organiques, nos travaux quotidiens, partout : rythme, mesure, mélodie. Tout ce que nous faisons avec une certaine facilité, sans le savoir, nous le faisons rythmiquement. Le rythme se trouve partout, se glisse partout. Tout mécanisme est métrique, rythmique. Il faut qu’il y ait encore autre chose sous ceci. Serait-ce uniquement l’influence de la pesanteur ?

Tout le visible adhère à l’invisible, tout ce qui peut s’entendre à ce qui ne peut pas s’entendre, tout le sensible à l’insensible. Peut-être tout ce qui peut se penser à ce qui ne peut pas se penser.

L’imagination est le sens étonnant qui peut nous tenir lieu de tous les autres, et qui déjà est si soumis à notre volonté. Tandis que les sens extérieurs semblent entièrement soumis à des lois mécaniques, l’imagination ne dépend pas visiblement du présent, ni d’une excitation extérieure.

Notre corps est une partie de l’univers, un membre plutôt. Il exprime déjà l’indépendance, la nature absolue, il exprime l’analogie avec le tout ; bref, le concept du microcosme. Ce membre doit correspondre au tout. Autant de sens, autant de modes de l’univers. L’univers est entièrement un analogue de l’être humain, en corps, âme et esprit. Celui-ci une abréviation, celui-là une élongation de la même substance.

On ne peut devenir qu’autant qu’on soit déjà.

Le présent imparfait suppose un futur et un passé imparfaits. Un futur auquel est mêlé du passé, qui est lié et modifié partiellement par le passé. Un passé qui est mêlé de futur et modifié par lui. Des deux est constitué le présent imparfait, qui est proprement leur processus générateur. Le présent parfait fait naître le futur parfait libre et le passé parfait libre ; qui tous deux sont affectés et travaillent en même temps. Dans le présent parfait, aucun des deux ne peut être distingué. Les manifestations, la manière d’agir de l’unité nouvelle ne peut être éclaircie à l’aide des propriétés, de la manière d’agir, des éléments isolés.

En tant qu’être terrestre, nous nous efforçons vers un développement spirituel, vers l’esprit en général. En tant qu’être spirituel extra-terrestre, nous nous efforçons vers un développement terrestre, vers le corporel en général. C’est par la moralité seule que les deux parties arrivent à leur but.

Un démon qui peut apparaître, réellement apparaître, doit être un esprit bon, de même que l’homme qui réellement peut faire des miracles, et être en relations réelles avec les esprits. Un homme qui devient esprit est en même temps un esprit qui devient corps. Ce genre de mort supérieur, si je puis m’exprimer ainsi, n’a rien à faire avec la mort ordinaire. Ce sera quelque chose que nous pouvons appeler transfiguration.

Le dernier jour ne sera pas un jour unique, mais pas autre chose que cette période qu’on appelle aussi le règne millénaire. Tout homme peut, par sa perfection morale, appeler son jour suprême. Le règne millénaire demeure constamment parmi nous. Les meilleurs d’entre nous, qui déjà, tandis qu’ils vivaient, ont atteint le monde de l’esprit, ne meurent qu’en apparence. Ils ne se laissent mourir qu’en apparence ; et de même, les esprits bons, qui de leur côté sont parvenus à la communion avec le monde corporel, n’apparaissent point, pour ne pas nous troubler. Celui qui ici n’arrive pas à la perfection, y arrive peut-être de l’autre côté, ou doit recommencer une nouvelle carrière terrestre. N’y aurait-il pas aussi une mort de l’autre côté, dont le résultat serait la naissance terrestre ? De cette façon, la race humaine serait moins grande, moins nombreuse que nous ne le pensons. Cependant, on peut encore avoir d’autres pensées. — Spectres. — Explication indirecte, fausse, trompeuse. — Résultat de l’obscurcissement. Ce n’est qu’au sage, à celui qui est déjà illuminé ici-bas, qu’apparaissent les esprits incarnés.

Il se pourrait bien que les prophéties se vérifiassent, grâce à la bienveillance du destin envers les prophètes, grâce à son unanimité avec eux.

Lorsqu’on a vraiment faim, on peut se soulager par quelque autre excitation, quelque autre sollicitation. Il arrive souvent ainsi qu’un besoin, une maladie, un plaisir, se manifestent d’une manière tout à fait étrangère, par un autre organe, par d’autres besoins et penchants (maladies gastrites). L’homme est lié à la vie par un grand nombre de nœuds, ou de charmes ; les natures inférieures par un nombre moindre. Plus la vie est contrainte, plus elle est haute.

Je suis persuadé qu’on arrive aux révélations authentiques plutôt par la froide raison technique et le calme sens moral, que par la fantaisie qui paraît simplement nous mener dans le royaume des spectres, cet antipode du véritable ciel.

Il faut que je croie superstitieusement en Jésus. D’ailleurs, la superstition est, en général, plus nécessaire à la religion qu’on ne le pense d’ordinaire.

En tout mouvement dans la nature se trouve le principe d’une mobilité constante.

Il y a trois masses d’hommes principales : les sauvages, les barbares civilisés, les Européens. L’Européen est autant au-dessus de l’Allemand que celui-ci est au-dessus du Saxon, et le Saxon au-dessus de l’habitant de Leipzig. Au-dessus d’eux est le citoyen de l’univers. Tout ce qui est national, temporel, local, individuel, peut s’universaliser et ainsi se canoniser et devenir général. Le Christ est un citoyen ainsi ennobli. Ce coloris individuel de l’universel est son élément romantique. Ainsi tout ce qui est national, et même le Dieu personnel, est un univers romantisé. La personnalité est l’élément romantique du moi.

Est-ce qu’en faveur de la supériorité des femmes, ne plaiderait pas cette circonstance que les extrêmes de leur développement sont bien plus frappants que chez nous ? L’individu le plus abject ne diffère pas autant de l’homme le plus honorable, que la femme misérable de la noble dame. Et ceci aussi, qu’on a dit beaucoup de bien des hommes, mais qu’on n’en a pas dit des femmes ? N’ont-elles pas cette ressemblance avec l’infini qu’on ne peut les élever au carré et qu’il n’est possible de les trouver que par approximation ? Et cette ressemblance avec le suprême, qu’elles sont absolument proches et cependant toujours cherchées, qu’elles sont absolument compréhensibles, et cependant jamais comprises, qu’elles sont absolument indispensables et que cependant on s’en passe presque toujours ? Cette ressemblance avec les êtres supérieurs, qu’elles paraissent si puériles, si ordinaires, si désœuvrées et si joueuses ? Et le besoin plus grand d’assistance qu’elles éprouvent, les élève aussi au-dessus de nous, ainsi que leur habileté plus grande à se tirer d’affaire ; et le talent qu’elles ont bien plus que nous d’être despotes et esclaves. Et de la sorte, elles sont absolument au-dessus et au-dessous de nous, et en outre, plus homogènes et plus indivisibles que nous. Les aimerions-nous encore s’il n’en était pas ainsi ? Avec la femme est né l’amour et avec l’amour la femme, et c’est pourquoi on ne comprend pas l’un sans l’autre. À celui qui veut comprendre la femme sans l’amour et l’amour sans la femme, arrive ce qui arriva aux philosophes qui considéraient la passion sans l’objet, et l’objet sans la passion, et ne voyaient pas les deux choses dans l’action. Ce qui n’est pas encore à la portée des femmes n’est pas encore mûr. Elles sont là, comme les grands de Rome, non pour préparer, mais pour jouir des résultats, pour user des choses, non pour les tenter ou les éprouver. Être aimées est partie de leur essence originelle. La raison seule sépare les femmes et l’amour.

Manger en commun est l’acte symbolique de l’union. Toutes unions ou réunions, à l’exception du mariage, ont un but déterminé ; sont déterminées par un objet, et cet objet détermine leurs actes. Le mariage au contraire est une union totale, indépendante. Jouir, s’approprier, s’assimiler, c’est manger, ou plutôt, manger n’est autre chose qu’une appropriation. De là, toute jouissance spirituelle peut être exprimée par l’acte de manger. Dans l’amitié, on mange réellement de son ami, ou bien l’on vit de lui. C’est un véritable trope de substituer le corps à l’esprit, et, au repas funéraire d’un ami, par une audacieuse imagination transcendantale, de manger sa chair à chaque bouchée, de boire son sang à chaque gorgée. Cela paraît absolument barbare au goût efféminé de notre temps, mais qui vous dit de songer immédiatement à la chair et au sang grossiers et corruptibles ? L’assimilation corporelle est assez mystérieuse pour être une belle image du sens spirituel ; — et d’ailleurs, la chair et le sang sont-ils vraiment si répugnants et si peu nobles ? En vérité, il y a ici plus que de l’or ou du diamant, et le temps n’est pas loin où l’on aura une idée plus haute des corps organiques. Qui sait quel sublime symbole est le sang ! Précisément, ce qui répugne dans les parties organiques permet de soupçonner quelque chose de très élevé en elles. Nous frémissons devant elles comme devant des spectres et, avec une terreur semblable à celle qu’éprouvent les enfants, nous pressentons en ce mélange singulier un monde mystérieux qui pourrait être une vieille connaissance. — Mais, pour en revenir au repas funéraire, ne pourrait-on supposer que notre ami soit maintenant un être dont la chair pourrait être le pain et dont le sang pourrait être le vin ? — De cette façon, nous jouirions tous les jours du génie de la nature, et chaque repas deviendrait un repas commémoratif, un repas qui nourrirait l’âme en même temps que le corps, un moyen mystérieux de transfiguration et de déification sur la terre — un commerce vivifiant avec le vivant absolu. — L’inexprimable, nous en jouissons dans le sommeil. — Nous nous réveillons comme l’enfant sur le sein maternel, et reconnaissons de quelle manière tout ce qui nous ranime et nous fortifie nous est venu de la bienveillance et de l’amour, et que l’air, les boissons et les aliments sont les membres d’une personne indiciblement chère.

Le charbon et le diamant sont une même matière, et cependant, combien différents ! Ne serait-ce pas le même cas pour l’homme et pour la femme ? Nous sommes de l’argile et les femmes sont des pierres précieuses qui sont également formées d’argile.

Se juger soi-même d’après les actions réelles, d’après la surface ; non d’après le tissu intérieur. Combien est belle la surface du corps et combien répugnante sa constitution intérieure.

Celui qui apporte un caractère, apprendra bien difficilement à se comprendre.

Tout souvenir est présent. Dans un élément plus pur, tout souvenir nous apparaîtra comme une condensation nécessaire.

La poésie lyrique est pour le héros, elle fait des héros ; la poésie épique est pour les hommes. Le héros est lyrique, l’homme épique, le génie dramatique. — L’homme est lyrique, la femme épique, le mariage dramatique.

Il faut que tout devienne moyen de vie. Art de tirer de la vie de toute chose. Vivifier tout, est le but de la vie. Plaisir est vie. Le déplaisir est moyen vers le plaisir, comme la mort est moyen vers la vie.

Les enfants sont des espoirs, les vierges des souhaits et des prières.

La vie naît, comme la maladie, d’un arrêt, d’une limitation, d’un contact.

La chose la plus ordinaire dans l’euphonie véritable est digne d’une méditation éternelle. C’est dans les langues étrangères qu’on sent le plus vivement que tout discours devrait être une composition. On soigne trop peu son langage et son écriture. Le discours idéal appartient à la réalisation du monde idéal.

Seul un artiste peut deviner le sens de la vie.

La philosophie ne doit pas expliquer la nature, elle doit s’expliquer elle-même. Toute satisfaction est solution de soi-même. Le besoin naît de la division, de l’influence étrangère, de la lésion. Il faut que cela se répare soi-même. L’auto-solution de la passion, cette auto-consomption de l’illusion, du problème illusoire est tout juste la volupté de la satisfaction de la passion. La vie est-elle autre chose ? Le désespoir, la peur de la mort est précisément une des plus intéressantes illusions de ce genre. Cela commence sthéniquement comme une tragédie, cela se termine asthéniquement, et par là-même devient une sensation pacifiante, une pulsation de notre vie sensitive. Cela peut aussi commencer asthéniquement et finir sthéniquement. C’est tout un. Une tragédie qui nous laisse trop de mélancolie n’a pas commencé assez sthéniquement. Toute histoire contient une vie, un problème qui se résoud lui-même. Ainsi toute vie est une histoire.

Celui qui regarde la vie comme autre chose qu’une illusion qui se détruit elle-même, est encore prisonnier de la vie.

Le dithyrambe, parmi les gestes sensibles, est l’embrassement. Il faut donc qu’il soit jugé d’après les lois de sa nature.

Plus l’esprit veut être tranquille, plus il veut être excitable, plus il faut qu’il cherche à fournir, en même temps, à son corps une occupation insignifiante. C’est comme la chaîne négative qu’il laisse descendre à terre, pour devenir d’autant plus actifs d’autant plus laborieux.

Les problèmes les plus élevés préoccupèrent d’abord les hommes. C’est dans les premières méditations, que l’homme sent le plus vivement le besoin de réunir les fins les plus hautes. À mesure que la culture s’élève, la généralité de ses tentatives diminue, mais leur utilité pratique augmente. Ce qui l’induit en erreur de s’abstraire complètement des parties finales, et de mettre tout son mérite à réunir exclusivement les parties les plus proches et plus conditionnelles. Mais il ne tardera pas à remarquer les défauts de cette méthode et recherchera le moyen de réunir les avantages de la première méthode à ceux de la seconde et de les compléter ainsi. Alors, l’idée lui vient enfin de rechercher en lui-même, comme point central absolu de ces mondes séparés, le membre conjonctif absolu. Il voit tout à coup que le problème est en réalité déjà résolu par son existence, et que la conscience des lois de son existence est la science Katexochin qu’il a si longtemps cherchée. Par la découverte de cette conscience, la grande énigme est foncièrement résolue. De même que sa vie est philosophie réelle, sa philosophie est vie idéale, théorie vivante de la vie. Des faits accidentels naissent des expériences systématiques. Son chemin lui est maintenant tracé pour toujours. Son occupation est l’élargissement infini de son être. Le rêve de sa jeunesse est une belle réalité. Ses espoirs et ses pressentiments d’autrefois sont devenus des prophéties symboliques. La contradiction apparente du problème originel — solution et non solution à la fois — prend absolument fin.

La fable est le summum de la reproduction poétique et populaire, de la philosophie de la première période, ou de la philosophie dans l’état naturel des philosophèmes isolés, de la première culture ou formation. Ce n’est pas de la poésie pure et originale, mais de la poésie artificielle, de la philosophie devenue poésie. Elle n’appartient pas aux beaux-arts. Elle est technique, image de l’intention, conductrice vers un but. De là, l’arbitraire voulu dans le choix de sa matière, — une matière forcée trahit l’intention, le plan d’un être intelligent. L’homme se sent contraint d’ajouter une pensée supplémentaire à ce phénomène. Pour se faire facilement comprendre, l’inventeur a lui-même inventé une aventure qui, simplement imaginée pour cet usage, éveillera en l’auditeur, rapidement et sans malentendu, la pensée proposée. Peut-être a-t-il dépensé bien de la peine pour tirer ce résultat des aventures impures et mêlées qu’il a vécues, pour en obtenir ce jugement, cette loi ; et se convaincre de son exactitude. Cela lui donna l’occasion d’inventer la fable. Il composa une aventure, une formule hiéroglyphique, qui ne contenait rien de la thèse, et était si physiognomoniquement parlante, qu’on ne pouvait manquer son âme ; qu’à l’entendre, qu’à voir cette imitation spirituelle, nécessairement, il fallait imiter aussi la thèse qui y était cachée : et en même temps, puisqu’on imitait consciemment une œuvre humaine, le résultat d’une intention déterminée, il fallait que l’attention mît à part cette même thèse, et reconnût en elle le but de l’œuvre. Plus l’art est fruste, plus est frappante la contrainte de la matière. L’artiste n’attache pas d’importance à la beauté, à l’équilibre de la forme. Il ne veut autre chose qu’une expression sûre de son intention ; et n’a d’autre but qu’une communication compréhensible. Plus l’état général des esprits est élémentaire, plus les esprits ont de peine à deviner, plus il faut que l’opération soit brève et simple ; moins il faut qu’on la voile, moins il faut que l’intention, la pensée, soit attachée à la matière. Il faut que l’âme de l’œuvre flotte aussi nue que possible à la surface. Il faut qu’elle se fasse importunément reconnaître dans les mouvements trop tendus et non naturels ; et dans les modifications de la matière caricaturisée. La raison et la divinité ne parlent pas, à ces époques, d’une manière assez distincte, assez frappante, par la bouche d’un homme. Les pierres, les arbres, les animaux doivent parler, pour que l’homme se sente lui-même et réfléchisse sur lui-même. L’art est d’abord hiéroglyphique.

La force communicative et réflective du langage et la force reproductive et imaginative, ou poésie, sont encore unes. C’est plus tard seulement que cette masse brute se sépare. Alors, naît l’art de nommer, le langage au sens propre, philosophie, art, art créateur, poésie en général. La sagesse énigmatique ou l’art de cacher la substance sous ses propriétés, l’art d’emmêler mystiquement ses signes distinctifs, appartient à cette période, où il fournit une matière à la jeune perspicacité. Des œuvres mystico-allégoriques marquèrent probablement les premières vulgarisations des premiers théorèmes, à moins que la connaissance générale ne soit, tout d’abord, venue au monde, sous cette même forme populaire. Les paraboles sont de formation bien postérieure. À la poésie artificielle ou à la technique en général appartient la rhétorique. Le caractère de la poésie artificielle est l’appropriation, le but étranger. Le langage, dans son sens le plus propre, appartient au domaine de la poésie artificielle. Son but est une communication déterminée. Si l’on veut appeler ainsi langage, l’expression d’une intention, toute la poésie artificielle est langage. Son but est communication déterminée, provocation d’une pensée déterminée. Le roman appartient à la poésie naturelle, l’allégorie à la poésie artificielle. La poésie naturelle peut avoir ainsi, sans y perdre, l’apparence de la poésie artificielle, de la poésie didactique. Mais il faut qu’elle n’y soit liée qu’accidentellement, librement. Cette apparence d’allégorie lui donne alors un charme de plus, et elle ne saurait avoir trop de charmes, trop d’attraits de tout genre.

Notre vie est incomplète parce qu’elle a des périodes. Il faudrait qu’elle ne fût qu’une période, alors elle serait infinie. Le processus relatif est le processus substantiel. Là où l’augmentation est liée à la condensation, il y a vie.

L’âme de celui qui, dans l’espace, voit tout figuré et plastique, est musicale. Les formes apparaissent par des vibrations inconscientes. — L’âme de celui qui voit le son, le mouvement en soi, est plastique, car la multiplicité des sons et des mouvements ne naît que par la figuration. Mais l’homme musical deviendra-t-il bon peintre et sculpteur, de même que l’homme plastique peut devenir bon musicien, etc., attendu que toute forme exclusive se nuit à elle-même ? Ou bien le génie réside-t-il précisément dans l’unification, et le développement du génie dans la construction de cette unification ? — Développement du germe unificateur le plus faible ? Tout homme aurait le germe génial, mais seulement à divers degrés de développement et d’énergie.

Au fond, la mathématique n’est qu’une philosophie ordinaire et simple, et la philosophie une mathématique supérieure, en général.

Des événements qui durent depuis longtemps peuvent cesser subitement, de même qu’une maladie subite ne cesse souvent que par longueur de temps.

Toutes choses arrivent en nous bien avant qu’elles aient lieu.

Les rêves sont extrêmement importants pour le psychologue ; ils le sont aussi pour l’historien de l’humanité. Les rêves ont apporté beaucoup de choses à la culture et au développement de l’humanité. De là, la juste et grande considération dont ils jouissaient jadis.

La physique, au sens strict, serait-elle la politique des choses de la nature ? La physique inférieure considère la pierre parmi les pierres, comme la politique ordinaire, l’homme parmi les hommes. — Celle-ci, la formation des rochers, des montagnes, celle-là, la formation des états. La minéralogie et la géologie astronomico-terrestres en différent entièrement. Des fragments de cette science sont d’ordinaire admis parmi la géognosie ordinaire, et son idée est au fond de la géognosie d’aujourd’hui.

La théorie incomplète écarte de la pratique, la théorie complète y ramène.

Tenir pour sain le soi incritique, de même que le croire malade, l’un et l’autre sont un défaut et une maladie.

Toujours, nous nous heurtons finalement à la volonté, à la détermination arbitraire, comme si celle-ci était partout le commencement propre et nécessaire. Toute détermination arbitraire artificielle doit pouvoir devenir une détermination nécessaire, naturelle, et réciproquement.

L’air est organe de l’homme aussi bien que le sang. La séparation du corps et du monde est semblable à celle du corps et de l’âme.

L’homme a certaines zones corporelles — son corps est la plus proche. Ce qui l’entoure d’abord forme la deuxième zone. Sa ville et sa province la troisième, et ainsi de suite jusqu’au soleil et à son système. La zone la plus intérieure est en quelque sorte le moi et celui-ci est opposé comme l’abstraction, la contraction suprême, à l’univers qui est la réflexion, l’expansion suprême. Ainsi le point de l’espace atmosphérique.

La force est la voyelle infinie, la matière de la consonne.

Toute illusion est aussi essentielle à la vérité que le corps à l’âme. L’erreur est l’instrument nécessaire de la vérité. De l’erreur, je fais la vérité. Toute transition commence par l’illusion. Je mets hors de moi ce qui est en moi, je crois que ce que je fais est arrivé. Croire est l’opération de l’illusion, la base de l’illusion. Toute science dans l’éloignement est foi. L’idée hors de moi est chose. Toute science commence et finit dans la foi. Extension du savoir est extension du domaine de la foi. Le moi croit voir un être étranger, par approximation de celui-ci naît un autre être intermédiaire — le produit, ce qui appartient au moi, et ce qui en même temps semble ne pas lui appartenir — les résultats intermédiaires du processus sont la chose principale — la chose devenue ou faite par hasard est la chose qu’on avait en vue, renversée.

De même que toutes les connaissances s’enchaînent, de même toutes les non-connaissances s’enchaînent aussi. Qui peut créer une science, doit aussi pouvoir créer une non-science. Qui peut rendre une chose compréhensible doit aussi pouvoir la rendre incompréhensible. Le maître doit pouvoir produire de la science et de l’ignorance.

Quand le caractère d’un problème donné est l’insolubilité, nous résolvons ce problème en prouvant son insolubilité.

Tout ce que nous faisons directement se fait-il par soi-même, et ce que nous faisons indirectement se fait-il par nous ?

La peur peut être aussi le symptôme d’un objet agréable, par exemple le respect.

Il faut nécessairement que l’on s’épouvante lorsqu’on jette un regard dans les profondeurs de l’esprit. La mélancolie et la volonté n’ont pas de bornes. Il en est d’elles comme du ciel. L’imagination fatiguée s’arrête… et seule sa constitution momentanée est indiquée par là. Nous nous heurtons ici à la possibilité de maladies, de faiblesses mentales, bref, à la science de la vie et de la constitution spirituelles ; et la loi morale apparaît ici comme la seule vraie loi de l’ascension graduelle de l’univers, — comme la loi fondamentale du développement harmonique. L’homme avance graduellement, plus léger à chaque pas véritable, et à mesure que s’acquiert la vitesse, l’espace augmente. Seul le regard en arrière fait avancer, tandis que le regard en avant fait reculer.

Toute science devient poésie après qu’elle est devenue philosophie.

La femme est le symbole de la bonté et de la beauté ; l’homme le symbole de la vérité et du droit.

À celui en qui je puis faire naître un penchant indéterminé, je donne de la vie au sens strict du mot.

Nous sommes plus étroitement liés à l’invisible qu’au visible.

Les lois sont les suites nécessaires de la pensée ou de la science imparfaite.

Notre conscience prouve déjà notre relation, notre enchaînement à un autre monde — la possibilité d’une transition — une puissance intérieure, indépendante, et un état hors de l’individualité commune.

Le rêve est souvent significatif et prophétique parce qu’il est une opération de l’âme de la nature ; et repose ainsi sur l’ordre des associations. Il est significatif comme la poésie, mais aussi, à cause de cela même, d’un significatif déréglé, absolument libre.

Il faudrait être fier de la douleur ; toute douleur est un ressouvenir de notre haut rang. La volupté est une douleur agréable et ennoblie.

Un corps est à l’espace ce qu’un objet visible est à la lumière.

Le temps est l’espace intérieur, — l’espace est le temps extérieur. Tout corps a son temps ; tout temps a son corps. L’espace se résout dans le temps comme le corps se résout dans l’âme.

Pour former la voix, il faut que l’homme s’assimile plusieurs voix ; de la sorte, son organe devient plus substantiel. De même pour développer son individualité, il faut qu’il puisse toujours adopter et s’assimiler d’autres individualités. C’est ainsi qu’il devient individu substantiel.

La synthèse de l’âme et du corps s’appelle : personne. La personne est à l’esprit comme le corps est à l’âme. Elle se décompose aussi et reparaît sous une forme plus noble.

De même que l’œil ne voit que l’œil, de même l’intelligence ne voit que l’intelligence, l’âme ne voit que l’âme, la raison ne voit que la raison, l’esprit ne voit que l’esprit, etc., l’imagination ne voit que l’imagination, les sens ne voient que les sens. Dieu n’est reconnu que par un Dieu.

Modifier est relativement créer et détruire. Nous ne pouvons rien créer absolument, attendu que le problème de la création absolue est un problème imaginaire. Il n’y a pas de commencement absolu, cela appartient à la catégorie des pensées imaginaires.

Notre esprit est une substance d’association. Il vient de l’harmonie, de la simultanéité des multiplicités et se maintient par elles. L’esprit est le principe social, concentratif. Seul, un esprit, une association lui a donné l’être. La mort le transfère en quelqu’autre lieu dans la grande association, le réveille quelque part ailleurs.

La lumière est l’action de l’univers. L’œil est le sens qui spécifie l’univers, l’âme de l’univers — action de l’univers. Les rayons sont une simple fiction.

Les corps sont des pensées précipitées et cristallisées dans l’espace. Le temps est une transformation successive des forces. Le présent est l’oscillation ; on dirait d’un vase qui a un mouvement de flux et de reflux.

De toute façon, la vie ne peut s’expliquer que par la vie, l’émotion que par l’émotion. Si toute matière est à la force comme l’objet au sujet, toute matière et toute force sont d’une même origine, et unies dans le fond comme elles sont séparées dans la suite. La vie est-elle simplement émotion compliquée ou une combinaison plus haute ? L’émotion est-elle composée d’excitation et de sensation ?

Lorsqu’on veut faire et atteindre quelque chose de déterminé, il faut que l’on s’impose des bornes provisoires. Celui qui ne veut pas le faire, est semblable à celui qui ne veut pas nager avant de savoir nager. Il y a un idéaliste magique comme il y a un réaliste magique. L’un cherche un mouvement miraculeux, un sujet miraculeux, l’autre, un objet miraculeux, une forme miraculeuse. Tous deux sont affectés d’une maladie logique, d’une espèce de délire, dans lequel, sans doute, l’idéal se manifeste ou se reflète d’une double manière ; ce sont de saints êtres isolés, qui réfractent merveilleusement la lumière supérieure — des prophètes fous. — Le rêve est de même prophétique, caricature d’un étrange avenir.

L’enivrement des sens est à l’amour ce que le sommeil est à la vie.

La fleur est le symbole du mystère de notre esprit.

Lorsque nous parlons du monde extérieur, lorsque nous peignons des objets réels, nous procédons comme le génie. Le génie est pareillement la faculté de parler d’objets imaginaires comme d’objets réels, et de les traiter de la même façon. Le talent d’écrire, d’observer avec exactitude, de décrire utilement ces observations, diffère du génie. Sans ce talent on ne voit qu’à demi, et l’on n’est qu’un demi-génie. On peut avoir des aptitudes géniales qui, ce talent faisant défaut, n’arrivent jamais à se développer. Aucun de nous n’existe sans génialité. Le génie est nécessaire à tous, mais ce que d’ordinaire on appelle génie, est le génie des génies.

Ce qu’il y a de meilleur dans les sciences, c’est leur ingrédient philosophique, comme la vie est ce qu’il y a de meilleur dans les corps organiques. Dépouillez les sciences de leur philosophie, que reste-il ? De la terre, de l’air et de l’eau.

Le renoncement de soi-même est la source de toute humilité, en même temps qu’il est la base de toute élévation véritable. Le premier pas sera un regard intérieur, contemplation séparative de nous-même. Celui qui s’arrête ici ne va qu’à mi-chemin. Le second pas doit être un regard actif vers le dehors ; considération personnellement active et fixe du monde extérieur. L’artiste ou l’écrivain ne fera jamais une œuvre remarquable, qui ne peut reproduire autre chose que ses expériences, ses sens, ses objets préférés, qui ne peut gagner sur lui-même d’étudier avec zèle et de représenter à loisir, un objet absolument étranger et qui ne l’intéresse pas du tout. Il faut que l’artiste puisse et veuille reproduire tout ce qui existe. C’est de là que naît le grand style qu’on admire si justement dans Gœthe.

Toute forme humaine amène un germe individuel en celui qui la contemple. C’est ainsi que cette contemplation devient infinie. Elle est liée au sentiment d’une force inépuisable ; et c’est pourquoi elle est absolument vivifiante. Lorsque nous nous contemplons nous-mêmes, nous nous vivifions nous-mêmes.

L’amour est le but final de l’histoire universelle. L’amen de l’univers.

Quand notre intelligence et notre univers s’harmonisent, nous sommes semblables à Dieu.

L’amour est le réel suprême, le principe. Tous les romans où paraît l’amour véritable sont des contes symboliques, des événements magiques.

L’usage prématuré et sans mesure de la religion est extrêmement nuisible à la croissance et au développement de l’humanité, comme l’eau-de-vie, etc., au développement physique.

Qu’est-ce qui est vieux, qu’est-ce qui est jeune ? Jeune, là où l’avenir prédomine ; vieux, là où le passé a la prépondérance.

Plus une œuvre d’art est simple dans l’ensemble, individuelle et diverse en ses détails, plus elle est parfaite.

Il est étrange qu’en un si grand nombre de religions les dieux semblent aimer le laid.

Les émotions d’âme répétées, les exercices, etc., augmentent la cohésion de l’âme avec le corps et développent leur sensibilité réciproque.

La vie est la liberté de la nature, la liberté sensible.

Plus l’homme développe artistiquement son sens de la vie, plus l’intéresse la disharmonie à cause de la solution du problème.

Avec le temps, l’histoire deviendra légende. Elle redeviendra ce qu’elle a été au commencement.

Un peuple est comme un enfant : un problème pédagogique individuel. Tel peuple a comme tel enfant un talent dominant. Il ne faut pas qu’à cause de celui-ci on néglige de cultiver les autres. Un talent isolé et poussé en hauteur se fane prématurément parce qu’il manque d’aliment. Les autres talents peuvent seuls lui fournir cet aliment. L’ensemble des talents forme une sorte de corps. Lorsque le corps souffre d’abord au profit d’un membre, peu après, ce membre, indirectement, souffre aussi.

L’inconnu, le mystérieux, est le résultat et le commencement de tout. Nous ne connaissons en somme que ce qui se connaît soi-même. Ce qui ne peut se concevoir est dans un état incomplet ; et sera rendu compréhensible peu à peu. La nature est incompréhensible per se.

On peut, par la vie à venir, sauver et ennoblir la vie passée.

Est-ce que toute formation plastique, de celle du cristal à celle de l’homme, ne pourrait pas s’expliquer acoustiquement par des mouvements arrêtés ou contrariés ?

Celui à qui le grand rythme, l’hexamètre en périodes, ce mécanisme poétique intérieur, est devenu familier, écrit admirablement sans sa coopération volontaire ; et, tandis que les pensées les plus hautes s’allient d’elles-mêmes à ces vibrations merveilleuses, et se joignent au milieu d’ordonnances somptueuses et diverses, l’on saisit le sens profond des antiques légendes orphiques et de l’enseignement mystérieux de la musique, qui fut la formatrice et le lénitif de l’univers. Nous jetons ici un regard profondément instructif dans la nature acoustique de l’âme et nous trouvons une ressemblance nouvelle entre la lumière et la pensée, puisque toutes deux s’allient à des oscillations ou à des vibrations.

La morale trop précoce est extrêmement nuisible à l’humanité. Elle a, comme la religion, fait un mal infini, et s’est beaucoup retardée elle-même.

La musique a beaucoup d’analogie avec l’algèbre.

Plus l’horizon de la conscience devient illimité et complexe, plus s’évanouit la grandeur individuelle, et plus s’accroît notablement, plus se manifeste la grandeur spirituelle de l’homme. Plus l’ensemble est grand et élevé, plus le détail est remarquable. La susceptibilité de limitation augmente avec l’absence de limites. La liberté augmente avec le développement et la facilité de la pensée. La diversité des méthodes s’accroît ; et le penseur parvient à tirer parti de toute chose.

Si vous apercevez un géant, regardez d’abord la position du soleil, et voyez si le géant n’est pas l’ombre d’un pygmée.

Celui qui a cherché Dieu une fois, finit par le trouver partout.

La personnalité locale et temporelle s’évanouit dans la vertu. L’homme vertueux n’est pas, comme tel, un individu historique. C’est Dieu même.

Rien n’est péché pour l’homme vraiment religieux.

Dans quelle mesure n’atteignons-nous jamais l’idéal ? — dans la mesure où il se détruirait lui-même. Pour qu’il agisse comme idéal, il faut qu’il ne se trouve pas dans la sphère de la réalité ordinaire. La noblesse du moi réside dans la libre élévation au-dessus de soi-même ; par conséquent, sous certains rapports, le moi ne peut être élevé, sinon son activité, sa jouissance, c’est-à-dire sa victoire, bref, le moi lui-même, cesserait. Le vice est un tourment qui croît éternellement : dépendance de l’involontaire. La vertu est une jouissance qui croît éternellement : indépendance de l’accidentel. De même que, de par son identité, les occasions d’être vertueux ne peuvent jamais faire défaut au vicieux, de même l’occasion de tomber ne peut jamais manquer à l’homme vertueux.

L’universel de tout instant demeure, car il est dans le tout. Le tout opère en chaque instant, en chaque phénomène. L’humanité, l’éternel sont omniprésents ; car ils ne connaissent le temps ni l’espace. Nous sommes, nous vivons, nous pensons en Dieu, car c’est l’espèce personnifiée. Pouvez-vous dire si c’est ici ou là ? C’est tout et c’est partout. En lui nous vivons, nous nous mouvons et nous serons. Tout ce qui est authentique dure éternellement, toute vérité, tout ce qui est personnel.

Où il y a un être, il faut qu’il y ait aussi une connaissance. L’œuvre écrite est une extériorisation de l’état intérieur, des transformations intérieures, l’apparition de l’objet intérieur. L’objet extérieur change de place, par le moi et dans le moi, avec le concept et produit la contemplation. L’objet intérieur change de place, par le moi et dans le moi, avec un corps approprié et le signe naît. Là est l’objet du corps ; ici est l’objet de l’esprit. La conscience ordinaire confond ce qui est né, la contemplation et le signe, avec le corps, parce qu’elle ne sait pas abstraire, qu’elle n’est pas personnellement active et qu’elle n’est que nécessairement passive, à demi seulement, non entièrement.

La ligne courbe est la victoire de la libre nature sur la règle.

Tout être pensant trouvera peu à peu la vérité, qu’il sorte et qu’il aille où il veut.

La science n’est qu’une moitié ; la foi est l’autre moitié.

Le point ne peut être pensé autrement que mobile.

L’accessoire de l’homme est le principal de la femme.

Adam et Ève. Ce qui fut fait par une révolution, doit cesser par une révolution. (La pomme.)

Les souffrances doivent nous être supportables par la raison que c’est nous-mêmes qui nous les infligeons, et que nous ne souffrons que dans la mesure où nous coopérons à nos souffrances.


FIN