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Les Eaux de Saint-Ronan/04

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Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 241-245).


CHAPITRE IV

L’INVITATION.


Ainsi les peintres écrivent leurs noms
Prior.


On en était au dessert. Le bruit qui accompagne le service d’une table d’hôte s’était enfin apaisé. Les personnes de la société qui avaient des domestiques s’étaient fait servir par leurs ganymèdes respectifs les restes de leurs bouteilles de vin de liqueur, etc., que les susdits ganymèdes ne s’étaient pas préalablement administrés. Quant aux autres, ils attendaient patiemment, selon leur coutume, que les nombreuses commissions particulières de leur digne président, M. Wintelblossom, eussent été exécutées par une jeune fille alerte et un lourdaud de garçon appartenant à l’hôtel, et auxquels, comme dit la chanson, il ne permettait de s’occuper d’aucun autre avant que

Tous ses besoins fussent satisfaits.

« Dinah !… ma bouteille de Sherry ; Dinah… place-la de ce côté… voilà une bonne fille !… Toby, apporte-moi de l’eau chaude… qu’elle soit bouillante… et tâche, si tu le peux, de ne pas la répandre sur lady Pénélope, Toby. — Dinah, le sucre… Dinah, un citron… Dinah, la muscade et le gingembre. Ma chère, relève le coussin derrière ma chaise… place le tabouret sous mes pieds… ramasse mon mouchoir, Dinah… et… un morceau de biscuit, Dinah… et…je ne pense pas que j’aie besoin de rien autre chose maintenant… aie soin de la compagnie, ma bonne fille… Eh ! qu’est-ce que cela ? » dit-il, comme elle lui mettait un rouleau de papier dans la main.

« Quelque chose que Nelly Trotter vient d’apporter : c’est l’ouvrage d’un dessinateur logé chez la femme qui tient auberge à la vieille ville. — Vraiment, Dinah ? » dit M. Winterblossom, sortant gravement ses lunettes, et les essuyant avant de déployer le rouleau de papier ; « le barbouillage de quelque enfant, je suppose, que papa et maman voudraient faire entrer à l’école des curateurs, en cherchant à lui trouver quelque protection. Diable ! qu’est-ce que cela veut dire ? Il y a là de la force et de la pureté… De qui cela peut-il être ?… Milady, regardez seulement ce ciel… vraiment, c’est un excellent petit morceau… qui diable ce peut-il être ? et comment a-t-il été se nicher dans le chenil de cette vieille aboyeuse ? — J’en suis sûre, milady, dit en rougissant la jeune miss Maria Diggs, petite demoiselle de quatorze ans, « c’est le jeune homme que nous avons vu un jour dans notre promenade à Low-Wood, et que vous trouviez si bel homme. »

Après quelques dénégations sur ce dernier point de la part de lady Pénélope, et quelques sarcasmes de la part de Mowbray, le président prit la parole. « Vous ne devez pas foire attention à ces plaisanteries, milady, et puisque ce dessin est réellement si admirable, il faut que vous nous fassiez l’honneur de nous dire si vous pensez que la société puisse, sans déroger, faire quelques avances à cet homme. — Dans mon opinion, » dit Sa Seigneurie, le rouge de la colère lui montant encore au visage, « nous avons déjà assez d’hommes parmi nous… je désirerais pouvoir dire d’hommes bien élevés… Du train dont vont les choses, je ne vois guère ce que les dames ont à faire à Saint-Ronan. »

Cet avis ramena le squire au ton de la bonne société, qu’il savait prendre quand il le voulait. Il s’occupa d’apaiser Sa Seigneurie ; et celle-ci, retrouvant sa bonne humeur, lui dit qu’elle se fierait à lui, si toutefois sa sœur voulait bien venir se porter caution de sa politesse à l’avenir.

« Milady, répliqua Mowbray, Clara est un peu volontaire, et je pense que Votre Seigneurie devrait se charger elle-même de l’arracher à sa solitude. Que dites-vous d’une partie à ma vieille boutique ?… C’est une maison de garçon… il ne faut pas vous attendre à y trouver beaucoup d’ordre ; mais Clara serait honorée… »

Lady Pénélope accepta la proposition avec empressement, et, entièrement réconciliée avec Mowbray, lui demanda si elle pourrait amener l’artiste étranger avec elle, « c’est-à-dire, » ajouta Sa Seigneurie en regardant Dinah, « pourvu que ce soit un homme bien élevé. »

Ici Dinah assura que le jeune homme qui habitait chez Meg Dods était un homme tout-à-fait comme il faut, et de plus un poète illustré.

« Un poète illustré, Dinah ! reprit lady Pénélope ; tous voulez dire un poète illustre. »

Ces paroles excitèrent à l’instant la curiosité de la faction des bas-bleus[1]. « Un poète fameux, qui cela pourrait-il bien être ? » Tous les noms furent passés en revue, et parmi les assistants ébahis, ceux qui n’en avaient aucun à suggérer répondaient par le même refrain : « Qui cela pourrait-il être ? »

Le club du Bordeaux prenait aussi intérêt à sa manière au même individu. Mowbray et sir Bingo pensaient que ce devait être lui qu’ils avaient vu lancer avec la plus grande adresse une ligne de douze verges de long d’une seule main. Un pari s’établit même entre eux au sujet d’un superbe saumon qu’ils lui avaient vu prendre : Mowbray prétendant qu’il pesait dix-huit livres, et sir Bingo soutenant qu’il n’en pesait que seize. « Mais qui décidera de la gageure ? dit le laird… Ce grand génie lui-même, je suppose ; ils parlent là-bas de l’engager à venir ici, mais je pense qu’il ne fera guère attention à de pareilles gens. — Il faut que j’écrive moi-même… John Mowbray, dit le baronnet. — Mais vous ne le pourriez pas ! s’écria Mowbray. Vous n’avez jamais écrit une ligne en votre vie, excepté celles pour lesquelles on vous fouettait à l’école. — Je sais écrire… J’écrirai ! répliqua sir Bingo. Deux contre un que j’écrirai ! »

L’affaire en resta là, car il fallut faire silence, le conseil de la compagnie étant en haute consultation sur la manière la plus convenable d’entrer en communication avec le mystérieux étranger.

Lady Pâaélope proposa une visite de la part d’un de ces messieurs… « M. Winterblossom, s’il voulait s’en donner la peine. » M. Winterblossom s’excusa sur sa goutte qui ne lui permettait pas de marcher. « Il y avait, dit-il, d’autres messieurs plus jeunes et plus dignes de voler pour accomplir les ordres des dames, qu’un vieux goutteux comme lui. » Tout en parlant ainsi, probablement par distraction, il mit dans sa poche le dessin qui, ayant fait le tour de la table, était revenu au siège du président.

Le capitaine Mac-Turc allégua qu’il ne faisait jamais la première visite à une personne qui ne lui en avait fait aucune.

Quant au ministre Chatterly, il s’excusa sur ce qu’étant un jour allé à la vieille ville, et ayant frappé un peu fort à la porte de l’auberge pour demander un verre de sirop de capillaire ou de quelque liqueur rafraîchissante, une fenêtre à châssis s’était levée tout-à-coup, et, avant qu’il se doutât de ce qui allait lui arriver, il avait reçu sur sa tête un déluge d’eau : bien plus, la voix d’une vieille sorcière lui avait certifié que, si cela ne le rafraîchissait pas assez, il y en avait encore autant à son service.

De grands éclats de rire, surtout de la part du laird et du baronnet, accueillirent le récit de la mésaventure du chapelain déconcerté. M. Winterblossom étant parvenu à rétablir un peu l’ordre, s’aperçut que l’aventure du jeune théologien était aussi peu encourageante qu’elle était risible.

Nul dans la compagnie ne se souciait de se rendre en qualité d’envoyé extraordinaire dans les états de la reine Meg, vu que l’on pouvait la croire disposée à respecter fort peu l’inviolabilité d’un ambassadeur. Et bien plus, lorsqu’on eut résolu que M. Winterblossom enverrait un billet très poli au nom de toute la société, ce qui pourrait tenir lieu d’une visite personnelle, Dinah fit savoir à la compagnie qu’on ne pourrait certainement trouver dans la maison personne qui voulût se charger d’un pareil message. En effet, deux ans auparavant, Meg avait tellement arrangé un garçon de charrue qui était allé lui porter une lettre, qu’il s’était cru à peine en sûreté à dix milles de là, et s’était même ensuite engagé, aimant mieux faire face à des soldats français que de s’exposer derechef à la colère de la vieille aubergiste.

Au moment où l’on discutait cette difficulté, un bruit épouvantable se fit entendre au dehors : c’était Nelly Trotter qui se mettait en devoir de forcer le passage défendu par tous les domestiques de l’hôtel, pour venir chercher, disait-elle, le tableau de Luckie Dods. Le connaisseur, tremblant de voir échapper le dessin qu’il croyait déjà en sûreté dans sa poche, donna un écu à Toby, le chargeant d’éloigner l’ennemi. Toby, qui connaissait le faible de Nelly, mit l’écu dans sa poche, et, armé d’un verre de whisky, affronta bravement la virago. La pauvre fille était peu en état de résister à de pareilles armes, et Toby vint annoncer un moment après que non seulement il avait éloigné la tempête qui menaçait tout le monde en général, et M. Winterblossom en particulier, mais que même Nelly Trotter avait consenti, lorsqu’elle aurait fait un somme dans la grange, à se charger du message pour l’inconnu.

M. Winterblossom écrivit son billet avec toute la finesse d’un diplomate ; mais lady Pénélope, pour faire comprendre à l’étranger qu’il y avait dans la société des esprits recommandables, chargea l’élégant M. Chatterly de faire connaître en vers à l’artiste inconnu le désir qu’on avait de le posséder. Hélas ! la muse du pauvre ecclésiastique ne lui fut pas propice, car il ne put parvenir qu’à faire deux vers en une demi-heure.

Il fallut donc se contenter de l’éloquence d’un second billet en prose. Nelly, après avoir fait son somme, en fut secrètement chargée : en outre elle en reçut un troisième du baronnet, qui s’était donné cette peine pour s’assurer le gain de sa gageure, pensant qu’un homme qui jetait avec tant de précision une ligne de douze verges s’embarrasserait fort peu de l’invitation de Winterblossom et des bonnes grâces d’une bas-bleu et de sa coterie : car, après tout, leur conversation, selon sir Bingo, ne sentait que le thé et la tartine de beurre.



  1. On donne ce nom en Angleterre aux femmes qui font leur principale occupation de la littérature. a. m.