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Les Femmes Poëtes au XVIe siècle/Pierre Ramus

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Les Femmes Poëtes au XVIe siècle

PIERRE RAMUS[1]

(LA RAMÉE)


Nous ne sommes séparés de la renaissance que par un intervalle de trois siècles ; et déjà cependant combien de faits à demi obscurcis, combien de figures à demi effacées par le temps nous offre cette mémorable époque ! C’est que nos devanciers ont eu trop peu souci de la gloire de leurs ancêtres. Par l’effet de leur incurie, nous avons fort à faire pour percer les ombres si promptes à couvrir, parmi nous, les choses et les hommes les plus célèbres. Est-il un nom plus connu, plus souvent répété dans une grande partie du seizième siècle, que celui de Ramus ? Aujourd’hui néanmoins que d’incertitudes à fixer, que de difficultés à éclaircir, que de lacunes à combler, pour écrire sa véritable, sa complète biographie ! Le premier doute qui s’y manifeste concerne l’année de sa naissance : tantôt on l’a placée en 1502, tantôt à une date postérieure. Sur ce point comme sur les autres, en suivant l’ouvrage consciencieusement élaboré de M. Charles Waddington, nous croyons suivre le meilleur guide possible ; et notre unique but est de résumer dans cet article ce qu’il nous apprend d’essentiel sur un personnage qui, par une singulière réunion de talents et de connaissances, fut tout à la fois grammairien, humaniste, historien des plus distingués, mathématicien et philosophe éminent.

En réalité, Ramus vit le jour l’année où montait sur le trône le Père des lettres, François Ier (1515). Quel avenir sans nuages paraissait alors s’ouvrir pour ceux qui cultiveraient la science ou les lettres ! Pourtant il n’en devait pas être ainsi, et ni les épreuves ni la persécution même ne devaient leur être épargnées par la suite. Cet utile aiguillon de la lutte et de l’adversité ne manqua pas à Ramus, et cela dès les premiers temps de sa vie, puisqu’il naquit dans la misère. Sa famille, originaire du pays de Liège et de race noble, avait été peu auparavant ruinée par les guerres ; chassée de sa patrie, elle venait de trouver un asile dans un petit village du Vermandois, Cuth, où l’enfant commença, dit-on, par faire paître les troupeaux. Mais sous les haillons de cet enfant il y avait un noble cœur et un génie d’une grande puissance. Dès huit ans, cette double instigation le poussait à se rendre à Paris, d’où la pénurie le chassa deux fois. Il s’obstina et fit une troisième tentative, qui réussit.

Par le triomphe d’une énergique volonté, il trouva dans la capitale le moyen de se soutenir en étudiant. Le jour, il était aux gages d’un maître qu’il servait ; la nuit lui restait pour son travail personnel. Un tel travail, poussé avec la fougue que suppose cette vie de sacrifice ne pouvait être stérile. Le jeune Ramus ne tarda pas à montrer ce qu’il était, surtout à annoncer ce qu’il devait être un jour. Ce fut au collège de Navarre qu’il acheva le cours laborieux de ses études, dans ce collège qui compta pour élèves, vers la même époque, le duc d’Anjou, Henri de Guise, Henri de Navarre, et ensuite Richelieu et Bossuet. Grâce à cet enseignement, le plus renommé du temps, il fut bientôt capable d’abandonner son labeur servile pour gagner, en enseignant à son tour, un plus noble salaire.

Mais l’ambition de Ramus allait au delà de ce but, et son esprit n’était pas tel qu’il pût s’emprisonner dans la tradition. C’était un de ces avant-coureurs qui, avec plus ou moins de sûreté, s’engagent dans des voies inconnues, et qui, s’ils ne trouvent pas eux-mêmes la vérité, par le goût d’investigation qu’ils répandent, mettent du moins sur la route qui conduit à la découvrir.

Le moyen âge, on le sait, avait juré par Aristote et presque associé son infaillibilité aux destinées de la religion chrétienne. Quel étonnement dut se manifester, quel bruit éclater dans les écoles, lorsqu’on apprit que, pour devenir maître ès arts (1536), un jeune homme obscur s’était appliqué dans sa thèse à prouver que le philosophe de Stagyre, objet d’un culte universel, avait, et très-souvent même, payé son tribut à Terreur ! La thèse, soutenue avec talent, fut néanmoins agréée, et tout d’abord elle fit une réputation à son auteur, mais une de ces réputations ambiguës qui suscitent la controverse et qui excluent nécessairement le repos.

C’en était fait désormais de celui de Ramus ; et il n’en pouvait être autrement, puisque, rompant avec le passé, il soulevait la foule toujours grande de ceux qui pensent d’après leurs devanciers. La philosophie du moyen âge n’avait guère été, pour presque tous ses prosélytes, qu’un immense échafaudage de mots. Épris de l’aimable sagesse de Socrate, instruit par Platon et par Xénophon, mais sans arborer le drapeau d’aucun de ces philosophes, Ramus, par une prétention hardie, faisait appel aux idées dans les leçons qu’il donna, d’abord au collège du Mans, ensuite à celui de l’Ave Maria. Quelle nouveauté choquante, quelle insulte même pour ceux qui avaient vieilli dans l’école, en se bornant à nourrir leur raison de vaines formules ! Un tel homme ne semblait-il pas pour les autres un reproche vivant de la nullité de leurs études ou de leur esprit ? De là, les nombreux contradicteurs qu’il suscita, et de leur part, dès le début, une guerre de libelles, hérissés de cette âpreté pédantesque qui alors était l’accompagnement ordinaire de la science, et qui se montre jusque dans les titres.

Une violente tempête se déclara notamment quand il résuma, en 1543, ses études et son enseignement dans la publication de sa Dialectique et de ses Remarques sur Aristote. Ameutés contre lui, les disciples de la routine, ayant à leur tête Govéa, le traduisirent comme un séditieux et un impie devant le parlement ; et tel fut le retentissement de l’affaire, que François Ier, alors très-peu partisan des innovations, l’évoqua à son conseil. À la suite d’un débat dérisoire où il n’eut pas la liberté de se défendre, Ramus, déclaré, par un arrêt royal, téméraire, arrogant et impudent, se vit doublement réduit au silence sur ces matières, pour n’avoir point été de l’avis d’Aristote : car on lui défendait de parler ou d’écrire contre ce philosophe, sous peine de punition corporelle. L’activité d’esprit de Ramus prit donc une autre direction : il se livra à l’étude des mathématiques, qu’il fut promptement capable d’enseigner d’après les Éléments d’Euclide, dont il publia une édition. Il donna de plus, au collège de Presles, dont il était devenu le principal, des leçons de rhétorique ; et l’empressement du public à ses deux cours fut de nature à le consoler des attaques que ne se lassaient pas de renouveler ses ennemis.

La mort de François Ier fit cesser un moment leurs clameurs ; car elle plaçait sur le trône un prince qui montra toujours des dispositions bienveillantes pour Ramus. Non content de lui avoir rendu dès le commencement de son règne la liberté de parler et d’écrire selon ses sentiments, Henri II donna, quelques années après, une autorité plus grande à sa parole, en le créant professeur de philosophie et d’éloquence au collège de France (1551). Ramus pouvait sur ce théâtre digne de son mérite, en étendant son influence, déployer sa véritable supériorité ; car, selon la remarque de M. Waddington, « il ne faut jamais séparer en lui le professeur du philosophe. » L’affluence des auditeurs qui entouraient sa chaire fut bientôt immense, et l’on vit se reproduire pour lui ces merveilles que l’on rapportait de l’antiquité. Comme un Espagnol était venu à Rome uniquement pour y voir Tite Live, des étrangers vinrent à Paris dans le seul but d’entendre Ramus, en sorte que l’on pouvait croire, à son cours, que « l’Université de Paris, ainsi qu’il le disait lui-même, n’était point l’Université d’une ville seulement, mais du monde entier. »

C’est que Ramus, outre l’étendue et l’originalité de son savoir, la facilité et l’éclat de son élocution, ne manquait d’aucun des avantages extérieurs qui recommandent l’homme en public et qui agissent sur une assemblée. Son aspect était si imposant, son débit si digne, qu’Étienne Pasquier a dit de lui « qu’il enseignait en homme d’État. » Aussi, dans cette époque de rivalités ardentes, son succès devait-il réveiller des haines et des hostilités mal assoupies. Les ennemis de Ramus entreprirent, en troublant son cours, de lui fermer la bouche ; mais ils ne firent par là que lui ménager de nouveaux triomphes. Homme de caractère autant qu’homme de talent, il montra qu’il savait lutter contre une cabale : loin de se laisser réduire au silence par le bruit d’un auditoire soulevé, il redoublait d’énergie et d’éloquence pour combattre et vaincre le tumulte. À ce propos il n’est pas inutile de rappeler, d’après son biographe, comment il y réussit plus d’une fois : « Il s’arrêtait à chaque interruption et attendait que le bruit cessât. Puis, sans s’émouvoir, il reprenait sa leçon dans les moments de répit qui lui étaient laissés ; et, triomphant à la fin d’une minorité malveillante, maître de son auditoire comme de lui-même, il terminait au milieu des applaudissements. »

On ne sera donc pas surpris des grands éloges accordés par les contemporains de Ramus à son éloquence. Mais elle eut encore dans la suite de plus mémorables effets. Par elle il apaisa, dans un moment critique, ces reîtres noirs dont Agrippa d’Aubigné rappelle les ravages ; il sauva ses compatriotes des coups de cette soldatesque effrénée qui venait à prix d’argent se mêler à nos guerres civiles et en alimenter la fureur. Tout annonce, conformément à cet exemple, qu’il possédait au point le plus élevé l’art d’émouvoir une foule et de la transformer par cette persuasion souveraine qui est l’œuvre de l’orateur. Il n’aurait tenu qu’à lui de s’ouvrir, en s’appliquant aux affaires, l’accès de hautes situations politiques. On voulut lui confier des misions importantes ; mais il se renferma toujours volontairement dans le domaine, plus beau à ses yeux, de la spéculation.

La sécurité ménagée aux études de Ramus cessa malheureusement par la mort soudaine de Henri II. Cet événement, qui enlevait son plus ferme appui à l’illustre professeur, ranima l’espoir de ses envieux et de ses adversaires, tandis que Ramus augmentait sans relâche le nombre des uns et des autres ou par ses travaux ou par ses plans de réforme ; en 1562 notamment il en présenta un relatif à l’Université, dont il combattait tous les abus. Les patrons de ces abus devaient lui rendre guerre pour guerre. Vers ce moment même, les dissensions religieuses, qui créaient dans la France deux partis et deux camps, vinrent envenimer les ressentiments privés en les confondant avec les querelles publiques, et en mettant à leur disposition des armes plus redoutables.

À cette époque où, par une prévention étrange, on regardait encore la doctrine d’Aristote comme intimement liée à celle du catholicisme, Ramus avait été bientôt poussé, par la suspicion même dont il était l’objet, dans les rangs de la réforme, contagieuse pour les savants. Dès lors son histoire est tristement mêlée à celle de nos guerres civiles. Elles le chassent de Paris où ne le ramènent qu’en passant les trêves éphémères qui les interrompent. Temps funeste à la méditation et au travail, dont il nous reste cependant des monuments si multipliés de haute érudition et d’activité laborieuse ! C’est que la vigueur des âmes réagissait contre les maux particuliers et publics. L’enthousiasme de la science abaissait tous les obstacles. Vainement, à son retour, Ramus ne trouvait plus ses papiers et ses livres, qu’avait dispersés le pillage[2]; avec une résignation ou plutôt un courage à toute épreuve, il reprenait ses leçons, ses œuvres interrompues, jusqu’à ce qu’un nouvel orage le forçât à fuir sa demeure.

Ainsi, dans ces expulsions successives de la capitale, le voit-on à Fontainebleau, où Charles IX lui avait donné asile ; puis à Saint-Denis, dans le camp du prince de Condé ; ensuite en Allemagne. Souvent l’étranger a su apprécier mieux que nous nos hommes illustres. Persécuté en France, Ramus put l’éprouver dans son voyage au-delà du Rhin, où presque partout il trouva l’accueil le plus empressé et le plus flatteur (1568). Partout aussi il marquait sa trace en déposant dans les esprits le germe d’un enseignement efficace, et on le saluait du nom de Platon français.

Malgré ces témoignages d’une sympathie qui allait jusqu’à l’admiration, Ramus était rappelé, par l’ardeur de ses sentiments patriotiques, dans son pays, où il rentra en 1570. Un instant l’académie de Paris sembla se réjouir « d’avoir recouvré son orateur, son philosophe, son ornement et sa gloire. » Mais, fortifiés par son absence même, ses ennemis veillaient ; ils ne le laissèrent pas jouir d’un long repos. Plût à Dieu que les dégoûts dont on l’abreuva l’eussent averti du sort qui lui était réservé ! Par malheur Ramus, étranger à la crainte, se refusa aux conseils de ceux qui le pressaient de pourvoir à son salut en s’éloignant de nouveau, et il fut une des victimes du massacre de la Saint-Barthélémy (août 1572).

Son rival le plus passionné, son ennemi le plus acharné de tous les temps, Jacques Charpentier (tout parut alors l’accuser de ce forfait) passa pour avoir soudoyé les bras qui le frappèrent. Sa fureur, en tous cas, fut servie à souhait ; car la mort seule ne suffit pas à la rage des meurtriers : non contents de s’acharner contre la victime, ils s’acharnèrent contre son cadavre. Mais détournons les yeux de cette scène de cannibales, qu’on trouvera retracée avec une noble indignation dans le livre de M. Waddington. Considérons plutôt, d’après le savant et ingénieux appréciateur de Ramus, l’action qu’il a eue sur ses contemporains, ses principaux ouvrages, et l’opinion qu’à notre époque il faut conserver de lui.

Déjà on a pu voir quelle influence considérable il exerça de son temps. Il fut chef d’école ; et nous avons dit que ses doctrines ne demeurèrent pas renfermées dans notre pays : propagées non-seulement par ses livres et par ses cours, mais par un commerce assidu de lettres qu’il entretenait avec la plupart des hommes marquants de l’Europe, elles se répandirent fort loin. Dans l’Allemagne spécialement, ses inspirations fécondes multiplièrent les ramistes ; ainsi appelait-on ses sectateurs. Sa supériorité devait, au reste, lui assurer des partisans aussi enthousiastes que ses adversaires furent intraitables. Ajoutons à son honneur qu’il eut des amis dévoués, au nombre desquels on peut citer Hubert Languet, Christophe de Thou, Etienne Pasquier, Loisel, Séguier, Castelnau, Bellièvre, et, avant tous les autres, l’énergique Omer Talon, dont le nom fut peu après illustré dans la magistrature.

Les protecteurs ne lui manquèrent pas davantage, et même dans les rangs les plus élevés, quoique leur appui n’ait pas été assez efficace pour défendre son repos et sa vie. On signalera parmi eux le cardinal Charles de Lorraine, qui fut longtemps, comme il se plaisait à l’appeler, son Mécène, après avoir été assis sur les mômes bancs que lui ; un autre de ses anciens condisciples du collège de Navarre, le cardinal de Bourbon (ce roi improvisé par la ligue sous le nom passager de Charles X) ; l’amiral de Coligny ; le chancelier de L’Hôpital ; la reine mère et Charles IX, qui avaient conservé pour Ramus les sentiments de Henri II. Grâce à de si hauts patronages et à son mérite, qui attirait en foule les élèves autour de lui, il avait acquis une fortune importante pour l’époque, et dont il fit le plus honorable emploi, ayant même, par une libéralité toute royale, fondé au collège de France une chaire de mathématiques qui a subsisté jusque vers la fin du dernier siècle[3].

Quant à ses ouvrages, la variété en fut extrême et la direction habituellement très-utile : car il appartint à cette école vraiment française qui, devancière de Port-Royal, entreprit au seizième siècle « de mettre dans notre langue les préceptes des arts libéraux. » Nous ne saurions reproduire ici la liste complète de ses publications, dressée avec beaucoup de soin par M. Waddington : bornons-nous à quelques mentions dans des genres divers. Il ne servit pas peu les études, embarrassées des langes du moyen âge, en composant, avec plus de méthode qu’on ne l’avait fait jusque-là, trois grammaires, française, latine, grecque, dont les nombreuses réimpressions ont attesté l’autorité durable[4]. L’un des meilleures juges en cette matière, Lancelot, le maître de Racine, n’a pas craint d’accorder à Ramus l’éloge d’avoir renouvelé ce triple enseignement.

Le mérite de Ramus comme humaniste ne ressort pas seulement de plusieurs de ses livres, mais de la manière dont ils sont écrits en général. Il manie avec habileté notre idiome encore dans son enfance ; et, le latin, qui est pour lui comme une autre langue maternelle, il le possède en maître ; il s’en sert avec autant de pureté que d’élégance. Qualité rare dans son siècle, Ramus connaissait tout le prix de la perfection, et il la cherchait. C’était un juge difficile pour les autres ; mais il l’était encore plus pour lui-même, se corrigeant sans cesse et exerçant sur lui, tout le premier, la critique clairvoyante qui le rendait si redoutable.

Cette excellente latinité recommande en particulier le Ciceronianus (c’est la vie de l’orateur romain, entremêlée de jugements sur ses œuvres et d’une discussion des règles de l’éloquence) ; un traité sur la rhétorique et sur Quintilien ; deux autres traités, l’un sur les mœurs des anciens Gaulois, l’autre sur la milice de Jules César : singulière preuve du goût de ce siècle pour les encyclopédies, qu’un homme de collège s’occupant de tactique ; ce qui semblait alors tout naturel. Ramus a même écrit sur l’arithmétique, la géométrie, l’algèbre ; et il n’est pas jusqu’à la théologie qu’il n’ait abordée, puisqu’il a laissé un commentaire sur la religion chrétienne[5].

On ne saurait nier, d’ailleurs, que Ramus n’ait fait preuve d’une puissance et d’une étendue d’esprit analogues aux sujets qu’il embrassa. Mais ce qu’il reste à envisager finalement en lui, c’est le philosophe. À ce titre, celui que quelques-uns ont nommé le Descartes du seizième siècle mérite encore, par sa Dialectique et ses Remarques déjà citées[6], une place avantageuse dans l’histoire de la philosophie ; et l’on peut, en lui appliquant un trait de l’éloge consacré par le P. Guénard à l’auteur du Discours de la méthode, le compter, à quelques égards, « parmi les hommes qui n’ont pensé d’après personne et qui ont fait penser d’après eux le genre humain, qu’on voit seuls et la tête levée marcher sur les hauteurs, tout le reste des philosophes suivant comme un troupeau. »

Par la double vigueur de l’intelligence et du caractère, Ramus marcha en effet avant Descartes (c’est là sa plus belle gloire) à la conquête de la vérité. À des hommes tels que lui, qui s’ouvrent des voies nouvelles semées d’aspérités et de périls, comment ne pas pardonner les chutes ? Cette indulgence, qui n’est qu’équitable, ne sera pas refusée à Ramus. Sans doute il a été lui-même injuste envers Aristote, lorsqu’il lui emprunte ses meilleures armes pour le combattre, en méconnaissant la grandeur de son génie, l’originalité et la vaste compréhension de ses livres de logique, en confondant, par l’effet de l’ardeur polémique qui l’entraîne, la scolastique et le péripatétisme dans une même condamnation. Il a témoigné notamment une prévention aveugle quand il le décrie comme moraliste et n’hésite pas à le déclarer athée. Sur tous ces points, l’apologiste de Ramus ne lui fait nullement grâce. Pourquoi faut-il, ajoute M. Waddington, après avoir signalé ce qui était le côté faible de ce personnage, qu’à son incomparable hardiesse il ne lui ait pas été donné de joindre une plus grande profondeur ! Il n’en est pas moins vrai que, le premier depuis Aristote, par un service éminent rendu à l’art de penser, il a fait de la méthode un chapitre et même un chapitre très-important de la logique, dont il a établi les règles sur l’ascendant souverain du bon sens, non sur l’autorité d’aucun philosophe. Dans cette noble entreprise, il a lutté contre le torrent, en soutenant sans fléchir le poids des attaques et des haines, en s’exposant aux plus terribles vengeances. Qu’il lui en soit tenu compte, pour le pardon de ses exagérations et de ses méprises. Approprié au temps où il vivait, son esprit, critique à l’excès, l’a nécessairement trompé plus d’une fois, en s’appliquant non-seulement à la philosophie, mais à toutes les branches des connaissances humaines. On n’ignore pas qu’il voulut bouleverser l’orthographe, en la conformant à la prononciation : tentative renouvelée depuis sans plus d’à-propos et de succès, qui montrerait seule combien il était systématique et radical. Novateur en religion comme dans tout le reste, il parut, même dans l’indépendance du parti protestant, d’une indiscipline compromettante. Théodore de Bèze le redoutait « comme un homme toujours prêt à porter le trouble dans ce qui était le mieux ordonné ; » c’est ce qui fait que Bayle a prétendu qu’il ne voulait rien moins que se rendre chef de parti, en changeant la constitution des Églises réformées. Sur ces imputations plus ou moins fondées, quelques-uns, en jouant sur son nom, l’ont appelé le rameau de Mars.

Ainsi, par son antipathie pour la tradition et la règle, Ramus fomentait à son insu cet esprit de division, source de nos guerres civiles, qu’il détestait en bon citoyen. Hâtons-nous de constater que beaucoup de vertus privées rachetaient chez lui cette indocilité d’humeur que la polémique crée ou développe, ce caractère absolu et impérieux qui lui faisait exclure l’idée de tout ménagement, de tout accommodement, cette impatience de la contradiction qui le rendait irritable, opiniâtre, emporté même, dans la défense de ses opinions. Au fond, il était fort inoffensif ; mais d’un tempérament sérieux, il n’admettait guère, sans doute à cause de ses longs et rudes efforts de tous les temps, cet enjouement familier, cette gaieté badine, ordinaires chez ses contemporains. D’une pureté de mœurs irréprochable (sa vie fut vouée au célibat, alors prescrit aux principaux des collèges), il se montra toujours bon fils, bon frère, fidèle à ses amis, compatissant pour leurs besoins, charitable pour les malheureux, particulièrement pour les pauvres étudiants (car il n’avait pas oublié ses humbles débuts), sévère dans la pratique de tous ses devoirs religieux. La mauvaise fortune ne put jamais, malgré les situations pénibles qu’il eut à traverser, le plier jusqu’à l’oubli d’une juste fierté. Se trouvant dans une position critique à l’étranger : « J’ai résolu, écrivait-il, tant que j’aurai du courage, de conserver ma liberté en me suffisant à moi-même. » Et à ce jaloux amour de la liberté (cette vraie liberté qui réside dans l’âme) il joignait un rare désintéressement, qui ne fut pas d’ailleurs, on l’a vu, inconciliable avec son état d’aisance, assez expliqué par l’activité de ses travaux et l’extrême simplicité de ses habitudes.

L’homme fut donc, en tout point, digne de l’écrivain, sous la plume duquel abondent les idées généreuses. Le raisonnement n’a pas chez lui desséché le cœur : on peut l’affirmer hautement. Son but principal est de rendre la philosophie efficace. Par une pensée trop étrangère aux stériles métaphysiciens de l’école, il veut que, vivifiant la conscience, elle se traduise dans la conduite en nobles inspirations et en actes vertueux.

Si Ramus eut beaucoup d’ennemis (chose infaillible pour qui devance son temps et s’applique à le réformer), on comprend par tous ces motifs, nous l’avons déjà annoncé, qu’il n’ait pas manqué d’admirateurs. La publication que nous venons de rappeler a prouvé du moins qu’il était encore de nos jours digne d’une sérieuse estime. Difficile à retracer dans la riche multiplicité de ses aspects, cette physionomie accentuée a été bien saisie par M. Waddington ; en s’attachant à ce sujet avec une sympathie véritable, il a présenté de la manière la plus dramatique le tableau des luttes qui ont rempli la carrière de Ramus. Seulement on découvre çà et là chez le biographe une certaine partialité, fort concevable pour celui dont il se rapproche par la communauté des idées en général et même celle du culte religieux ; on regrettera aussi que, par suite du plan dont il a fait choix, l’auteur ait été amené en quelques passages à reproduire les mêmes détails. Mais cette passion ou ces répétitions n’ôtent rien au solide intérêt du travail de M. Waddington, qu’on ne saurait trop exhorter à poursuivre de telles études : elles sont infiniment précieuses pour notre époque. La lecture de ces livres, en nous faisant pour ainsi dire renouer société avec ces hommes d’autrefois, est saine et fortifiante. Félicitons M. Waddington de s’être plu à vivre dans ce commerce ; et pour nous, génération affaiblie, que la légèreté perd ou que la mollesse corrompt, revenons sous ces auspices à un passé si plein d’instructions salutaires. Retrempons-nous dans ces habitudes qui effrayent notre délicatesse moderne. Par l’exemple des fermes convictions de nos pères, apprenons à maintenir nos opinions avec constance et à les défendre avec courage ; mais aussi que leurs malheurs, leçon non moins utile, nous enseignent également à comprendre d’autres sentiments que les nôtres et à excuser les erreurs sans les partager.

  1. Ramus (Pierre de la Ramée), sa vie, ses écrits et ses opinions, par Charles Waddington ; Paris, in-8o, 1855.
  2. Le reste de la bibliothèque de Ramus fut pillé après sa mort. Formée avec beaucoup de soin et même acquise à grands frais, elle n’était pas loin de pouvoir lutter avec la richesse mémorable de celle que possédait l’historien de Thou.
  3. Le célèbre géomètre Roberval l’a longtemps occupée.
  4. C’est comme grammairien que Ramus a été mêlé à une querelle dont Voltaire s’est moqué plaisamment, celle de la prononciation des mots latins quisquis et quanquam. Il y en avait qui voulaient dire à tout prix kiskis et kankan ; et c’est de là que nous est venu, assure-t-on, le mot cancan, pour désigner un propos que l’on colporte, une affaire qui fait du bruit.
  5. En quatre livres. — Un des livres traite de la Foi, un autre de la Prière, etc.
  6. Institutiones dialecticæ III libris distinctæ. — Animadversiones in dialecticam Aristotelis.