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Les Fils et Successeurs d’Attila/03

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Les Fils et Successeurs d’Attila
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 749-791).
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FILS ET SUCCESSEURS
D’ATTILA


III.
L’EMPIRE DES AVARS. — BAIAN, FONDATEUR DU SECOND EMPIRE HUNNIQUE.



I.

La vie des peuples nomades, mobilisée pour ainsi dire dans le désert et soumise à un perpétuel flux et reflux de fortune, a quelque chose de l’imprévu qui s’attache aux aventures de la vie individuelle. Leur histoire est souvent un roman. Telle fut au plus haut degré celle des Huns-Avars, qui, s’incorporant les débris des premiers Huns[1], relevèrent le trône d’Attila sur les bords du Danube, amenèrent Constantinople et la Grèce à deux doigts de leur ruine, et après avoir effrayé l’Europe par une résurrection de l’empire hunnique, finirent par tomber sous l’épée de Charlemagne, ajoutant, comme leurs prédécesseurs, tombés sous celle d’Aëtius, une page glorieuse à nos annales.

Acar n’était point leur nom ; ils s’appelaient Ouar, mot auquel s’ajoutait communément celui de Khouni, qui indiquait leur origine hunnique. effectivement les Ouar-Khouni étaient Huns du rameau oriental, et compris dans cette masse de tribus qui, sous le nom d’Ougour ou Ouigour, parcouraient au Ve et au VIe siècle les grands espaces au nord de la Mer-Caspienne et à l’est du Volga. Les Ouar-Khouni avaient été jadis puissans entre toutes ces tribus ; ils avaient eu leur période d’expansion et de gloire, puis, à une époque qu’on ne saurait bien déterminer, ils avaient subi le joug de conquérans d’une autre race, qui étendirent leur domination sur toute l’Asie centrale depuis la frontière chinoise jusqu’aux limites de l’Europe. Ces conquérans étaient les Avars, Tous les peuples de la Haute-Asie obéirent à cette nation redoutable ou se turent devant elle ; mais nulle part la fortune n’est plus fragile et plus passagère que dans ces solitudes sans bornes, condamnées par la nature à être le domicile des peuples pasteurs : une des nations vassales des Avars se souleva contre eux, les dispersa, les vainquit, et s’empara de tout le pays qu’ils avaient possédé. C’étaient les Turks, dont le nom apparaît alors dans l’histoire pour la première fois. Leur domination eut pour siège les monts Altaï, et leur souverain, qui prenait le titre de « grand khakan, roi des sept nations et seigneur des sept climats du monde, » dressa sa tente impériale dans les vallées de la Montagne-d’Or. Pour s’assurer la soumission des anciens vassaux des Avars, le kha-kan des Turks voulut visiter les bords du Volga et se montrer dans tout l’éclat de sa puissance aux populations ougouriennes. Sa visite fut sanglante, car, s’il en faut croire les historiens, ces peuples ayant voulu lui résister, trois cent mille hommes périrent par les mains des Turks, et leurs cadavres couvrirent la terre sur une longueur de quatre journées de chemin. Frappée et vaincue comme les autres, la nation des Ouar-Khouni fut emmenée en captivité.

Internés dans un coin de ces déserts, les Ouar-Khouni auraient pu se consoler par le spectacle d’une plus grande infortune, celui de leurs anciens maîtres, les Avars, dont les restes, traqués de toutes parts, trouvaient à peine un asile chez les peuples les plus éloignés ; mais ils n’avaient point tant de philosophie, et dans leur désir de la liberté, ils ne se donnèrent ni paix ni trêve, qu’ils n’eussent trouvé les moyens de s’enfuir. Bien des années s’écoulèrent dans l’attente. Un jour enfin, profitant du moment propice, leur principale horde, qui comptait deux cent mille têtes, attela ses chariots et partit dans la direction du soleil couchant. Elle laissait derrière elle trois autres tribus, les Tarniakhs, les Cotzaghers et les Zabenders, qui ne voulurent ou ne purent pas la suivre. La peur donna des ailes aux Ouar-Khouni. Devenus terribles dans leur fuite, ils culbutent tout ce qui s’oppose à leur passage : les Sabires sont rejetés sur les Hunnougours, les Sakes sur les Acatzires, et ceux-ci vont se choquer contre les Alains. Chaque peuple en mouvement en déplaçait d’autres, qui se précipitaient sur leurs voisins. La comparaison d’une fourmilière en désordre rendrait à peine l’idée de ces masses d’hommes, de troupeaux, de chars errant pêle-mêle, se poussant, se croisant, se choquant dans les plaines du Volga, du Khouban et du Don. Ce qui rendait la frayeur plus grande, c’est que tous ces peuples croyaient avoir affaire aux Avars à cause de la similitude de ce nom avec celui des Ouars ; d’ailleurs les nouveaux arrivans portaient un des signes distinctifs des races intérieures de l’Asie et en particulier de la race turke : leurs cheveux pendaient sur leurs épaules en deux longues tresses entrelacées et retenues avec des rubans, ornement étranger aux Huns, dont les cheveux étaient courts et complètement rasés sur le front. Les Ouar-Khouni avaient adopté cette mode pendant leur captivité chez les Turks. Voyant qu’on les prenait pour les Avars, ils se gardèrent bien de détruire une erreur qui leur était si favorable ; ils reçurent au contraire, comme leur étant dus, les présens de beaucoup de tribus et toutes les marques de soumission que ce nom jadis redouté inspirait toujours. Tandis qu’ils erraient ainsi de lieu en lieu sans savoir où se fixer, l’idée leur vint de s’adresser aux Romains, dont la richesse excitait la convoitise de tous les barbares, et à qui ils espérèrent bien arracher, comme tant d’autres, des terres et de l’argent. Leur kha-kan (c’est le titre que prit leur chef, à l’imitation des rois de l’Asie intérieure, et pour compléter la transformation des Ouar-Khouni en Avars), leur kha-kan s’adressa dans cette pensée à Saros, roi des Alains, qui se piquait d’être bien vu à la cour de Constantinople, et Saros, désireux d’éloigner de lui ce terrible voisinage, promit de mettre les Avars en « connaissance et amitié » avec le grand empereur des Romains. Le gouverneur de la province de Lazique, au midi du Caucase, informé par ses soins, demanda les ordres de Justinien, dont il était le neveu. Justinien répondit qu’on devait laisser passer librement les ambassadeurs que le kha-kan des Avars voudrait lui envoyer, et sur cette assurance, celui-ci fit partir pour Constantinople un de ses officiers, nommé Kandikh, accompagné d’un cortège considérable.

Le nom des Avars, leur ancienne puissance et leurs revers étaient parfaitement connus des Romains d’Orient, et la nouvelle que ce vaillant peuple, échappé au joug des Turks, venait d’arriver dans les plaines du Caucase et envoyait une ambassade à Constantinople, excita un intérêt universel. On courut de toutes parts sur les routes pour voir passer les ambassadeurs, et quand ils firent leur entrée dans la ville, les fenêtres et les toits des maisons, les rues et les places étaient encombrés de curieux. On remarqua que leur costume était celui des Huns, leur langage celui des Huns, attendu qu’ils avaient pour truchement l’interprète ordinaire de ce peuple ; mais ce qui surprit les yeux comme une nouveauté, ce furent ces deux tresses flottantes qui leur tombaient jusqu’au milieu du dos et que les poètes romains comparèrent à de longues couleuvres. Les Ouar-Khouni ayant accepté nettement leur rôle d’Avars, les ambassadeurs s’étaient préparés à le soutenir jusqu’au bout, et Kandikh, prenant une attitude qu’il crut convenir à son personnage, prononça à l’audience impériale ce discours passablement arrogant : « Empereur, dit-il à Justinien, une nation vaillante et nombreuse, la plus nombreuse et la plus vaillante de l’univers, vient se livrer à toi. Ce sont les Avars, race invaincue et invincible, capable d’exterminer tous les ennemis de l’empire romain et de lui servir de bouclier. Ton intérêt étant de faire société d’armes avec une pareille nation, et de te l’attacher à tout jamais comme auxiliaire, nous t’offrons notre alliance, pour laquelle il ne faudra que deux choses, faire aux Avars des présens dignes d’eux, leur payer annuellement une pension, et leur concéder de bonnes terres où ils puissent s’établir en paix. » Justinien plus jeune et moins accablé par les calamités publiques (on était alors dans la funeste année 557, au milieu de la peste et des tremblemens de terre) aurait su relever ce que ces paroles renfermaient d’irrespectueux et d’outrecuidant, mais il se contenta de répondre qu’il aviserait, et l’audience fut levée. Le sénat, dont il voulut avoir l’avis, le pria de suivre son inspiration personnelle, toujours si salutaire à la chose publique, et l’empereur fit délivrer aux ambassadeurs, comme gage de bon vouloir, des cadeaux du genre de ceux qui plaisaient aux Orientaux, savoir des chaînes d’or émaillé dans la forme de celles dont on liait les captifs, des lits d’or sculptés propres à servir de couche et de trône, de riches vêtemens et des étoffes de soie brochées d’or. Il les congédia ensuite en leur annonçant qu’ils seraient suivis de près par un officier nommé Valentinus, porteur de ses instructions pour leur kha-kan.

Valentinus était chargé de négocier avec le kha-kan au nom de l’empereur le paiement d’une subvention annuelle à la condition que celui-ci s’engagerait à faire la guerre à tous les ennemis de l’empire du côté du Caucase ; il devait promettre aussi des cadeaux conformes à la dignité de ce chef, mais ne point parler de concession de terres, ou ne s’expliquer sur cet article que d’une façon ambiguë, évitant de rien promettre ni refuser. L’affaire urgente aux yeux de l’empereur était de tourner l’activité dangereuse des Avars contre les ennemis de sa frontière d’Orient. L’historien grec Ménandre loue à ce propos la sagacité de Justinien, et nous révèle un point caché de sa politique : c’est qu’il tenait assez peu à ce que les Avars fussent vainqueurs dans la lutte qu’il provoquait, attendu que l’empire aurait presque également à gagner, soit qu’ils fussent battans, soit qu’ils fussent battus. Quant au chef des Ouar-Khouni, se mettant consciencieusement à l’œuvre, il assaillit d’abord les Hunnougours, puis les Huns-Ephthalites, et ensuite les Sabires, qu’il faillit exterminer. Des rivages de la Mer-Caspienne, qu’habitaient ces peuplades, passant à ceux de la Mer-Noire, il se jeta sur les Outigours, en guerre alors avec les Coutrigours, et sans s’inquiéter si les premiers étaient amis et les seconds ennemis des Romains, il les traita exactement de la même façon : déjà affaiblies par leurs guerres acharnées, les deux hordes succombèrent presque sans résistance, et leurs débris incorporés allèrent grossir la horde des Ouar-Khouni. Maître des rives du Dnieper, le kha-kan se trouva en face des Antes, qui essayèrent de l’arrêter, mais qui furent battus. Un incident de cette guerre montra le peu de respect qu’avaient les Ouar-Khouni pour le droit des gens observé pourtant par les nations les plus sauvages. Les Slaves, voulant traiter du rachat de leurs prisonniers et sonder les dispositions de l’ennemi au sujet de la paix, lui avaient député un certain Mésamir, beau parleur, bouffi de vanité, mais qui jouissait d’un grand crédit chez les siens. Mésamir aborda le kha-kan avec un discours plein d’arrogance et de menaces, et qui ressemblait plus à une déclaration de guerre perpétuelle qu’à une offre de paix. Le kha-kan restait tout interdit, quand un de ses intimes conseillers, que l’histoire appelle Cotragheg ou Coutragher, et qui pouvait bien être un des chefs coutrigours entré dans le conseil des Avars, le prit en particulier et lui dit : « Cet homme-ci exerce dans son pays par son bavardage une autorité toute-puissante ; s’il veut que les Slaves te résistent, ils te résisteront tous jusqu’au dernier. Tue-le et jette-toi ensuite sur eux, c’est ce que tu as de mieux à Faire. » Le kha-kan trouva ce conseil bon, et fit tuer Mésamir sans souci du titre d’ambassadeur qui rendait cet homme inviolable.

Les Ouar-Khouni avaient ainsi tourné la Mer-Noire, et, descendant à travers les plaines pontiques, de proche en proche ils arrivèrent au Danube. On était alors en 562, et il y avait cinq ans qu’ils guerroyaient ou prétendaient guerroyer pour le service de Rome. Leur avant-garde, lancée avec ardeur, passa le delta du fleuve, et pénétra dans la petite Scythie ; mais le kha-kan fit halte avec le gros de l’armée sur la rive gauche, où il planta ses tentes et dressa son camp de chariots ; en même temps il faisait demander à l’officier qui commandait les postes romains de la rive droite qu’on lui montrât les terres que l’empereur Justinien lui avait destinées. Fort embarrassé de répondre, l’officier l’engagea à s’adresser directement à l’empereur au moyen d’une ambassade qu’il se chargeait de faire parvenir à Constantinople, et le kha-kan y consentit. Au nombre des personnages qui composèrent l’ambassade se trouva un certain OEcounimos, qu’à la physionomie de son nom on peut prendre pour un Grec des villes pontiques, enlevé peut-être par les Avars, auxquels il servait d’interprète. Cet OEcounimos, pour reconnaître le bon accueil de l’officier romain, le prévint secrètement qu’il avait à faire bonne garde, car, suivant ses propres expressions, « les Avars, avaient une chose sur les lèvres et une autre chose dans le cœur. » Ne sachant pas bien quelle résistance les Romains pouvaient leur opposer, ils cherchaient à franchir le Danube sans combat ; mais une fois de l’autre côté, ils n’en sortiraient plus. L’officier se hâta d’expédier cet avis à l’empereur, et sa lettre trouva la cour de Constantinople déjà bien renseignée sur le compte des prétendus Avars, dont on connaissait l’origine, la fuite et toutes les impostures : or voici à quelle aventure bizarre Justinien devait ces révélations, qui lui venaient des Turks eux-mêmes. Les anciens maîtres des Ouar-Khouni, en apprenant la fuite de leurs vassaux, étaient entrés dans une violente colère, et le grand kha-kan s’était écrié en étendant la main : « Ils ne sont pas oiseaux pour s’être envolés dans l’air ; ils ne sont pas poissons pour s’être cachés dans les abîmes de la mer ; ils sont sur terre, et je les rattraperai. » Suivant les fugitifs à la piste, il avait découvert successivement leur changement de nom, leur passage en Europe et leur alliance avec les Romains, dont ils se vantaient d’obtenir des terres. Ce fut alors contre l’empereur des Romains, coupable d’avoir donné assistance et refuge à ces misérables, que se tourna la colère des Turks, et le grand kha-kan, seigneur des sept climats du monde, fit partir pour Constantinople des ambassadeurs chargés de réclamer, non pas les Avars qui étaient subjugués dans l’intérieur de l’Asie, mais les Ouar-Khouni, vassaux de ces mêmes Avars, vassaux des Turks, et de faire sentir à l’empereur combien il s’était abaissé en prenant pour amis les esclaves de leurs esclaves. Ce fut ainsi que le mystère se dévoila. La chancellerie romaine, honteuse probablement de s’être ainsi laissé prendre, s’épuisa en explications de toute sorte et en protestations d’amitié vis-à-vis des Turks, que l’on combla de cadeaux et de promesses. Justinien jeta même à cette occasion les fondemens d’une alliance offensive des deux peuples contre la Perse, alliance qui se réalisa plus tard. Cette aventure, comme on le pense bien, diminua considérablement le crédit des Ouar-Khouni auprès du gouvernement impérial, qui dissimula pour le moment, attendu que les barbares étaient là sur le Danube, dans une position à ménager ; toutefois on se réserva le droit de les appeler en temps et lieu menteurs et faux Avars[2], et les poètes de la cour limèrent déjà des vers dans lesquels on les menaça de couper « les sales tresses de cheveux » qu’ils se permettaient de porter à la manière des Avars et des Turks, quoiqu’ils ne fussent que des Huns.

L’ambassade des Ouar-Khouni, — auxquels, malgré leur imposture, nous laisserons le nom d’Avars, qu’ils ont conquis par leur bravoure et sous lequel leur domination fut connue en Europe, — arrivant en de telles circonstances à Constantinople, y fut accueillie avec une froideur et une défiance fort naturelles. On lui fit attendre longtemps l’honneur d’être introduite en la présence sacrée du césar, puis on lui fit attendre sa réponse ; en un mot, on s’étudia à la promener de délai en délai pour les moindres choses. Quand ces hommes fiers et impatiens s’irritaient des lenteurs, Justinien les calmait par des présens, des paroles flatteuses ou des promesses qui n’aboutissaient à rien, mais qui retardaient une déclaration de refus que l’empereur ménageait pour la fin. Le kha-kan se laissa d’abord abuser comme ses députés ; puis, soupçonnant la manœuvre des Romains, il rappela son ambassade, que l’on retint pourtant encore en la promenant de prétextes en prétextes. Lorsque Justinien se trouva poussé dans ses derniers retranchemens, il parut céder, et proposa au kha-kan d’échanger la petite Scythie, que celui-ci avait sous la main, contre le canton occupé naguère par les Hérules dans la Haute-Mésie, autour de Singidon, et que ce peuple avait laissé vacant à son départ pour l’Italie. Ce canton, resserré entre les possessions des Gépides et des Lombards, barré au midi par l’empire et dominé par la ville de Singidon, où stationnait une garnison nombreuse, présentait un territoire facile à isoler ; le kha-kan le sentit bien et déclina l’offre de l’empereur. « La Scythie lui convenait, disait-il, et il n’en sortirait pas ; » elle lui convenait surtout en ce qu’elle n’interrompait point ses communications avec les pays qu’il avait conquis à l’est et à l’ouest de la Mer-Noire. Cette dernière proposition rejetée, il fallut bien laisser partir les ambassadeurs. Justinien les avait autorisés à se fournir à Constantinople de toutes les marchandises qui pourraient leur plaire, mais il apprit qu’ils avaient accaparé sous main une grande quantité d’armes. Au nom du droit des gens, il les fit arrêter sur la route, leur enleva les armes et s’exhala en plaintes contre leur mauvaise foi. Grâce à tous ces retards, le maître des milices d’Illyrie avait eu le temps de réunir des troupes, d’approvisionner les forteresses, d’équiper la flotte, en un mot de mettre le Danube en un état de défense respectable. Le kha-kan s’aperçut qu’il avait rencontré plus habile et plus rusé que lui, et comme il n’osait pas s’aventurer armes en main dans un pays inconnu, il se contenta de répondre aux plaintes par des menaces. Seulement il assit ses campemens d’une manière stable dans les plaines au nord du Danube, surveillant de là ses conquêtes, et ayant par la petite Scythie un pied posé sur l’empire romain.

Les Antes, mal soumis, s’étaient livrés à des hostilités contre lui, il leur fit une nouvelle guerre dans laquelle il les écrasa. Des Antes il passa aux Slovènes, des Slovènes aux Vendes : la terreur précédait ses armes toujours victorieuses. Il traversa ainsi la Slavie de l’est à l’ouest jusqu’aux montagnes de la Thuringe, où il se trouva face à face avec un ennemi tout autrement redoutable que ces essaims de sauvages qu’il chassait jusqu’alors devant lui : c’étaient les Franks austrasiens, dont les possessions, englobant l’ancien royaume de Thuringe, s’étendaient jusqu’à l’Elbe, où elles confinaient aux Saxons, et déjà aux populations vendes qui s’avançaient vers le midi par un accroissement régulier. Chlotaire, fils de Clovis, venait de mourir l’année précédente, 561, et dans le partage de sa succession, qui renfermait l’empire frank tout entier, l’Austrasie était dévolue à Sigebert, le quatrième de ses enfans. Le jeune Sigebert accourut au devant des Avars, qui menaçaient sa frontière, et les défît au-delà de l’Elbe, dans une grande bataille, à la suite de laquelle le kha-kan demanda la paix. Il paraît que Sigebert ne se montra pas difficile sur les conditions, tant l’affaire avait été rude. Les Avars revinrent par le même chemin, mais harcelés dans leur marche par les Gépides, qui ne voyaient pas leur voisinage de bien bon œil. Au moment où ils reprenaient leurs campemens du Bas-Danube, un grand changement s’opérait dans l’empire romain : Justinien mourait, et son neveu Justin II le remplaçait sur le trône des césars.

Ce fut plus qu’un changement de personnes, ce fut une révolution dans la politique étrangère comme dans l’administration intérieure. Justin, fils d’une sœur de Justinien et élevé soigneusement comme un candidat possible au trône, ne retira des écoles des rhéteurs que le goût de la déclamation, des idées fausses sur les choses du monde, et avec une haute estime de son mérite, une secrète jalousie contre son oncle, dont la gloire l’offusquait. Ce fut la plaie hideuse qu’il recelait dans son sein et qui emporta l’empire avec lui. Les établissemens de ce grand règne furent abandonnés ou compromis ; avoir coopéré à sa grandeur devint une cause naturelle de discrédit, et la flatterie la plus douce au cœur du nouveau césar fut de dénigrer son bienfaiteur. L’impératrice Sophie, femme vaniteuse et cruelle, le secondait avec ardeur dans cette œuvre d’ingratitude. On avait trouvé mauvais que Justinien, dans ses dernières années, fît la guerre aux barbares d’Asie avec de l’or, comme s’il n’avait pas montré contre les Vandales et les Goths qu’il la faisait assez bien avec du fer ; c’était là l’accusation banale des malveillans et des envieux, qui proclamaient que le second fondateur de l’empire et le libérateur de Rome n’avait pas eu le cœur romain. Justin II partit de cette base pour fonder sa politique extérieure. Il se posa devant les Avars comme Marius devant les Teutons, et parla aux Perses le langage de Trajan : malheureusement ce Trajan manquait de génie, et ce Marius de soldats. Il croyait payer le monde, comme il se payait lui-même, avec un patriotisme d’école. À force d’outrecuidance et de paroles hautaines que rien ne soutenait, il arma contre l’empire romain tout le monde barbare, et à force d’ingratitude contre les serviteurs de Justinien, il perdit sa plus belle conquête ; puis à la vue des tempêtes qu’il avait soulevées, aussi dénué de courage que de bon sens, il devint fou comme pour sortir d’embarras. Tel était le successeur que la mauvaise fortune de l’empire donnait à Justinien. Vers la même époque et comme pour contraster avec ce césar fatal, les Ouar-Khouni eurent pour kha-kan un grand homme à la manière des peuples d’Asie, un de ces politiques conquérans dont Tchinghiz-Khan, Timour et Attila nous présentent les types complets. Ce nouveau chef se nommait Baïan, et était dans toute la vigueur de la jeunesse. L’habileté à démêler les desseins secrets des hommes et le revers des choses, la ruse et l’opiniâtreté formaient, plus que la passion des batailles, le côté saillant de son caractère. Il ne faisait point la guerre par orgueil ou pour étaler sa bravoure : bien différent de ces fiers Germains que le point d’honneur amenait à leurs duels de peuples, dussent-ils ne s’y point battre, Baïan ne trouvait nulle honte à fuir quand il avait le dessous, et ne tirait l’épée que pour gagner. Sa patience à supporter l’injustice, les manques de foi, les humiliations, plutôt que d’entreprendre une guerre inégale, pouvait étonner et encourager un adversaire imprudent ; mais le moment venu, Baïan se vengeait bien. Quand il jugeait à propos de sévir, sa cruauté froide et calculée ne respectait rien ; le droit des nations, les traités, les sermens ne valaient à ses yeux que comme des moyens de succès, et il ne voyait dans le parjure qu’un stratagème. Avec tout cela, Baïan, toujours altéré d’argent et sans vergogne dans sa cupidité vis-à-vis de l’étranger, était considéré par son peuple comme un grand chef. Il se montrait généreux envers les siens, magnifique dans son entourage, poussant même la délicatesse et le luxe à des recherches surprenantes pour un barbare. Nous le verrons critiquer les arts de la Grèce et repousser avec dédain comme indigne de lui un lit d’or ciselé auquel avaient travaillé les meilleurs ouvriers de Constantinople. Sa longue vie lui permit de tenir tête successivement à trois empereurs romains, d’établir son peuple sur le Danube et de voir un instant presqu’à l’apogée l’empire qu’il fondait en Europe. Baïan, malgré ses revers et de cruels retours de la fortune, fut pour ce second âge des Huns ce qu’Attila avait été pour le premier.

Les Avars connaissaient un peu Justin, qui leur avait servi d’introducteur près de Justinien en 557, lorsqu’il était gouverneur de la province de Lazique. Ils se hâtèrent donc de lui envoyer une ambassade pour le féliciter, renouveler avec lui les anciennes conventions et recevoir de sa main les présens d’usage. Baïan avait composé cette ambassade de jeunes gens fiers, hardis et de belle apparence et leur avait donné pour chef un certain Targite, personnage important dont il sera souvent question dans la suite de ces récits. Justin, qui avait préparé pour ses débuts impériaux une scène théâtrale et une harangue, ne fit point attendre les ambassadeurs, qui reçurent audience peu de jours après leur arrivée. Un poète, témoin oculaire, nous a laissé le tableau de cette réception solennelle et du cérémonial auquel les envoyés avars se trouvèrent soumis. En le reproduisant ici, je ne ferai guère que traduire les vers du poète, dont le nom est Corippus ; on trouvera peut-être qu’indépendamment de l’intérêt qui les recommande au point de vue de l’histoire, ils ne sont dénués ni de mérite littéraire, ni même d’un certain éclat de poésie.

« Dès que le prince, vêtu de sa pourpre, a monté les degrés du trône, le maître des cérémonies, ayant pris ses ordres, va ouvrir aux ambassadeurs l’intérieur du palais sacré… Cette fière jeunesse parcourt avec étonnement les vestibules et les longues galeries qui précèdent la demeure des césars. À chaque pas, elle s’arrête, elle admire la haute stature des guerriers rangés en haie, leurs boucliers d’or, leurs lances d’or, surmontées d’une pointe d’acier, et leurs casques d’or, d’où retombe un panache de pourpre. Elle tressaille involontairement quand elle passe sous le tranchant des haches ou le fer acéré des piques. Cette pompe éblouit les jeunes barbares, et ils se demandent si le palais des césars n’est pas un autre ciel ; mais à leur tour ils sont fiers qu’on les admire, et les regards fixés sur eux leur chatouillent le cœur. Ainsi, quand la nouvelle Rome donne un spectacle à ses peuples, on voit des tigres d’Hyrcanie, amenés la chaîne au cou par leurs conducteurs, gémir d’abord avec un redoublement de férocité, puis quand ils sont entrés dans l’amphithéâtre, dont les gradins disparaissent sous un épais rideau de spectateurs, ils promènent en haut leurs yeux ébahis, et la peur leur enseigne à s’adoucir. Ils ont déposé toute leur rage, ils ne se révoltent plus contre leurs chaînes, mais d’un pas étonné ils arpentent le terre-plein du cirque, attentifs à la foule qui les applaudit. On dirait qu’ils s’étalent aux regards avec complaisance et qu’ils en marchent plus superbes… Mais voici le voile qui ferme la salle des audiences impériales ; il s’entrouvre, et l’on aperçoit les lambris étincelans de dorure, le trône et le diadème brillant sur la tête de césar. À cette vue, Targite plie le genou trois fois et salue l’empereur le front contre terre ; les autres se prosternent à son exemple, et le tapis de la salle est inondé des flots de leurs chevelures. »

Le poète ajoute que l’orateur de l’ambassade ayant entonné, comme de coutume, les louanges du peuple avar, « ce peuple innombrable et invincible, roi des régions intérieures du monde, conquérant de l’Altaï, terreur de la Perse, et dont l’armée, s’il la réunissait, suffirait pour boire les eaux de l’Ebre jusqu’à la dernière goutte, » Justin l’arrêta par ces paroles : « Tu me racontes là, jeune homme, des choses que nous ne croyons guère, et auxquelles tu n’as ajouté foi que sur de vains bruits, si tant est que tu y croies toi-même. Ce sont des rêves ou des mensonges que tu me débites. Cesse de me vanter des fugitifs, épargne-moi la gloire d’une tourbe exilée qui cherche en vain une patrie. Quel puissant royaume aurait-elle subjugué, elle qui n’a pas su se défendre elle-même ? » Il est très probable, quoique l’histoire ne le dise pas, que ces mots ou d’autres, d’une égale amertume, furent prononcés par Justin, car ils étaient dans son caractère et dans le rôle qu’il s’était donné. Toutefois nous laisserons là le poète pour nous en tenir strictement à la version des historiens.

Suivant ceux-ci, Targite, dans un discours dont la feinte modération ne déguisait ni l’arrogance, ni les intentions ironiques, rappelait à l’empereur que, tenant la puissance impériale des mains de son père (c’est ainsi qu’il désignait Justinien), son premier devoir était de remplir les obligations de ce père vis-à-vis de fidèles alliés, et de faire mieux encore pour bien prouver sa reconnaissance. — Les Avars étaient les bons amis de son père ; mais s’ils avaient reçu de lui beaucoup, ils lui avaient beaucoup donné. En premier lieu, ils n’avaient point pillé ses provinces, pouvant le faire impunément ; en second lieu, ils avaient empêché les autres de les piller. Il existait des peuples dont l’habitude était autrefois de dévaster la Thrace chaque année et qui ne l’avaient plus fait. Pourquoi ? Parce qu’ils savaient que les Avars, amis et alliés des Romains, n’étaient pas d’humeur à le souffrir. « Nous venons ici, ajouta Targite, bien convaincus que tu seras avec nous comme était ton père, et mieux encore, afin que notre amitié pour toi soit aussi plus vive ; mais sache bien ceci : c’est que notre chef ne sera ton ami qu’autant que tu lui feras des présens convenables, et qu’il dépend de toi, par la façon dont tu voudras bien le traiter, de dissiper toute pensée qu’il pourrait concevoir de prendre les armes contre toi. » Ce discours assurément était d’une insolence extrême. Justin aurait pu y répondre sans phrases par les embarras qu’il aurait suscités au kha-kan, et qui eussent plus vivement piqué celui-ci que la déclamation la plus injurieuse : Justin préféra le procédé contraire. — « Oui, répondit-il aux ambassadeurs, je ferai pour vous plus que n’a fait mon père, en rabattant votre outrecuidance et vous ramenant à de plus sages conseils ; car apprenez de moi que celui qui arrête l’insensé courant à sa perte, et lui rend la raison, est plus son ami que celui qui se prête à ses caprices pour le perdre. Allez-vous-en avec cet avis salutaire, qui vous fera vivre tranquilles et saufs dans vos campemens, si vous le suivez, et au lieu de l’argent que vous espériez remporter d’ici, remportez-en une crainte salutaire. Nous n’avons point besoin de votre assistance, et vous ne recevrez rien de nous que ce que nous daignerons vous accorder comme un prix de vos services et un gage de votre obéissance envers l’empire, dont vous êtes les esclaves. » C’était la rupture de toutes relations avec les Avars. Justin était-il en mesure d’en garantir les suites ? Il n’y avait pas même songé. Les ambassadeurs partirent furieux ; leur maître, non moins irrité, n’en fit rien paraître : il ne déclara point de son côté la rupture de l’alliance, il ne dit mot. Baïan voulait conserver le droit d’invoquer dans l’occasion les traités faits avec Justinien, les engagemens solennels de la nation romaine, et de prolonger la guerre sourde qu’il faisait à l’empire sous le manteau de l’amitié.

D’ailleurs Baïan était préoccupé d’une affaire plus importante encore à ses yeux. D’un côté, il voyait l’inimitié des Lombards et des Gépides, ses voisins sur le Danube, s’exaspérer graduellement et marcher vers une catastrophe prochaine ; d’un autre côté, il n’ignorait pas le projet des Lombards de se jeter quelque jour à l’improviste sur l’Italie, projet qu’arrêtait seule la crainte inspirée par Narsès, qui, après avoir achevé la conquête de ce pays, le gardait avec vigilance et fermeté. Des campemens avars, où il se tenait en observation, Baïan épiait attentivement l’une ou l’autre occasion, ou plutôt toutes les deux à la fois, et ce fut précisément Justin qui se chargea de les lui offrir. Narsès, coupable entre tous d’avoir illustré le règne de Justinien, était également entre tous l’objet de la haine du nouvel empereur et de sa femme. On avait commencé par le dénigrer, par se moquer de son âge (il était plus que nonagénaire) ; puis on provoqua des plaintes des Italiens, et l’empereur lui adressa de vertes remontrances tant sur les rigueurs de son administration que sur l’argent que coûtait son armée. Ces reproches avaient un caractère personnel que l’empereur s’étudiait à rendre blessant. Le vieux général réfuta avec calme tous les griefs, et démontra la nécessité d’entretenir en Italie une armée d’occupation qui maintînt dans l’obéissance le reste des Goths et les partisans des Goths, et empêchât d’autres barbares (les Lombards particulièrement) de se ruer en-deçà des Alpes. Sa modération ne fit qu’enhardir ses ennemis ; on parla de le destituer, et l’impératrice Sophie, ajoutant une insulte de femme à l’injustice de la souveraine, envoya à Narsès une quenouille et un fuseau, lui faisant dire qu’il vînt prendre l’intendance des travaux de ses femmes et laissât la guerre aux hommes. Narsès, comme on sait, était eunuque, et cette grossière injure lui causa une douleur poignante. « Allez, répondit-il au messager, et dites à votre maîtresse que je lui prépare une fusée qu’elle et les Romains ne démêleront pas facilement. » Quittant à l’instant sa charge, il se retira dans la ville de Naples, en dépit des prières des Italiens et des supplications de son armée. L’histoire ajoute que dans un aveugle emportement il fit porter au roi des Lombards quelques fruits et du vin d’Italie avec ces mots : « Tu peux venir ! » Ce dernier trait, dont on aimerait à douter, ne serait-il pas vrai, sa retraite en disait autant. L’heure des Lombards était donc arrivée, et Alboïn, leur roi, fit ses dispositions pour un prompt départ. Pourtant une chose le retenait en Pannonie, la haine de son peuple contre les Gépides, et son propre ressentiment contre leur roi Cunimond, fils de ce Thorisin qui avait été un ennemi si acharné des Lombards. S’en aller comme un fugitif sans avoir assouvi sa vengeance, et laisser derrière soi des terres sur lesquelles les Gépides ne manqueraient pas de se jeter, bravant la rage impuissante des Lombards et profitant de leurs dépouilles, c’était un parti qu’Alboïn, au dernier moment, ne se sentit pas le courage de prendre. On a prétendu avec assez de probabilité que les aiguillons de l’amour se mêlaient dans le cœur de ce barbare à ceux de la vengeance, — qu’épris de la belle Rosemonde, fille de Cunimond, il l’avait enlevée autrefois pour en faire sa maîtresse ou sa femme, mais que Rosemonde, échappée de ses mains, s’était sauvée chez son père ; or Alboïn avait juré de la reprendre et de l’emmener avec lui en Italie. En proie à ces anxiétés, il songea à se servir des Avars, qui se trouvaient là tout à propos pour l’assister, et il envoya en grande pompe une ambassade à leur kha-kan. Les ambassadeurs lombards avaient pour mission principale de mettre les Avars en communauté de sentiment avec eux, en les piquant d’honneur et leur rappelant tous les mauvais procédés des Gépides et des Romains à leur égard. « Si les Lombards sont animés d’un vif désir de guerre contre les Gépides, dirent-ils à Baïan, c’est qu’ils veulent affaiblir l’empereur Justin, ennemi mortel des Avars, qui leur a retiré leur pension et les traite avec ignominie. Que les Avars se joignent aux Lombards, et les Gépides seront infailliblement exterminés ; alors les richesses ainsi que le pays de ce peuple leur appartiendront à chacun par moitié. Plus tard, les Avars, maîtres de la Scythie entière, passeront une vie tranquille et heureuse ; rien ne leur sera plus facile que d’occuper la Thrace, de ravager toutes les provinces grecques, et d’aller même jusqu’à Byzance. » Ils ajoutèrent que si les Avars consentaient à une alliance, il leur fallait se hâter pour empêcher les Romains de les prévenir ; qu’ils pouvaient bien compter au reste que l’empire était pour eux un implacable ennemi, qui les poursuivrait dans tous les coins du monde et n’épargnerait rien pour les détruire. — Les ambassadeurs s’attendaient à voir Baïan accueillir avec empressement ces ouvertures, et se jeter à corps perdu dans une alliance qui lui annonçait tant d’avantages ; mais il n’en fut point ainsi. Baïan les écouta froidement, et parut faire peu de cas de leurs propositions : « il ne voyait pas clairement, disait-il, ce que son peuple y gagnerait. » Tantôt il déclarait qu’il ne pouvait pas entrer dans cette guerre, tantôt il confessait qu’il le pouvait, mais qu’il ne le voulait pas. Il les ballotta ainsi pendant longtemps, et quand il vit leur impatience de conclure arrivée à son terme, il feignit de céder avec répugnance et proposa ceci : 1o que les Lombards lui abandonnassent immédiatement la dixième partie de tout le bétail qu’ils possédaient, 2o qu’ils lui assurassent en cas de victoire la moitié des dépouilles et la totalité du territoire appartenant aux Gépides. Ces deux conditions furent reportées à Alboïn, qui ne les examina seulement pas ; il eût tout donné, son royaume, les enfans de son premier mariage et lui-même, pour voir la Gépidie détruite, Cunimond sous ses pieds et Rosemonde en son pouvoir. Cunimond effrayé envoya à Constantinople des avis et des demandes de secours ; mais Justin ne comprit pas quel intérêt l’empire avait à défendre les Gépides dans la circonstance présente ; il promit tout et ne tint rien. La guerre ne fut pas longue. Pris en face par les Lombards, en flanc par les Avars, les Gépides furent rompus, dispersés, repris et accablés partiellement. Les Lombards ne firent point de quartier, et si les vaincus trouvèrent quelque compassion, ce fut auprès des Avars, qui n’étaient pourtant point leurs frères de race, et qui épargnèrent cette population infortunée, en la réunissant dans quelques villages où elle fut tenue en état de servitude. Des Huns avaient donc reconquis l’ancienne Hunnie, et Baïan tout joyeux planta sa tente aux lieux où s’élevait, cent ans auparavant, le palais d’Attila. Alboïn, non moins joyeux, partit pour l’Italie avec la belle Rosemonde, qu’il avait retrouvée parmi les captifs, et le crâne de Cunimond, qu’il fit nettoyer et enchâsser pour lui servir de coupe à boire dans les festins.

Baïan ne fut pas plus tôt installé dans la Hunnie, qui reprit avec lui son ancien nom, que les Romains le virent arriver chez eux. Les Gépides possédaient, comme on sait, sur la rive droite du Danube et dans cette langue de terre située entre la Drave et la Save, qu’on appelait la presqu’île sirmienne, plusieurs cantons qu’ils avaient conquis à différentes époques sur les Lombards ou sur les Goths, et ils avaient même enlevé Sirmium aux Romains. Baïan se prétendait le maître de ces cantons et de la ville, attendu qu’ils avaient appartenu aux Gépides, et qu’en outre les Lombards les lui avaient cédés ; mais Sirmium n’était déjà plus à sa disposition. Au plus fort de la guerre, les provinciaux pannoniens qui formaient la population de la ville, et les soldats gépides qui la gardaient, s’entendirent pour ouvrir leurs portes aux troupes romaines, et Sirmium rentra sous les lois de l’empire. Or Baïan n’avait rien de plus à cœur que de reprendre sa ville, comme il disait, et d’en chasser les Romains, qui la lui avaient enlevée injustement. Il essaya de s’en emparer par surprise, mais il fut repoussé dans un combat où le duc Bonus, qui commandait la place, reçut une blessure après avoir vigoureusement battu l’armée assiégeante. Suivant son habitude quand il avait le dessous, Baïan décampa, et on le croyait déjà loin, lorsqu’un des habitans, placé en vedette dans une sorte d’observatoire qui dominait les bains publics, aperçut des cavaliers qui s’avançaient à toute bride dans la campagne. L’alerte fut donnée, la garnison prit les armes ; mais on reconnut bientôt à leurs signaux que c’étaient des parlementaires qui venaient conférer avec le commandant. Bonus voulait se rendre à la conférence, malgré sa blessure qui le retenait au lit ; son médecin, nommé Théodore, s’y opposa nettement, et ce furent des officiers et quelques citoyens notables qui se rendirent auprès des parlementaires, en dehors des portes. Le kha-kan, disaient ceux-ci, se tenait à quelque distance de là, et ils devaient servir d’intermédiaires entre le commandant et lui. Ne voyant pas le duc Bonus arriver, ils demandèrent ce qu’il était devenu, et comme on n’osa pas leur dire qu’il était blessé, de peur d’enfler leur confiance, ils soupçonnèrent davantage, ils le crurent mort ; appuyant avec d’autant plus de vivacité sur la nécessité de sa présence, ils protestèrent qu’ils n’avaient mission de traiter qu’avec lui.

La situation devenait difficile. Théodore, qui était citoyen de Sirmium, où il occupait un rang distingué, après avoir mûrement réfléchi, pensa qu’il pouvait garantir la vie de Bonus sans compromettre la sûreté de sa patrie : il appliqua un baume puissant sur la blessure, la banda fortement, et fit placer le général à cheval. Les Avars en l’apercevant se trouvèrent passablement désappointés. La conférence commença. Les Huns exposèrent leur prétention sur la propriété de Sirmium, et demandèrent en outre l’extradition d’un chef gépide appelé Ousdibade, celui-là même probablement qui venait de livrer la ville aux Romains. Leurs raisons se résumaient ainsi : Tout Gépide nous appartient comme esclave, de même que toute ose possédée par les Gépides nous appartient en propriété. » Ils s’exhalèrent ensuite en plaintes sur l’injustice de l’empereur envers de si bons amis, qui ne désiraient que deux choses : vivre en paix et le servir. Bonus déclina toute espèce d’examen de leurs propositions ; il était chargé, disait-il, de défendre Sirmium et nullement de faire un traité ; toutefois il consentirait volontiers à faire passer leurs ambassadeurs sur le territoire romain, s’ils voulaient s’adresser à l’empereur. Baïan, à qui cette réponse fut portée, la trouva juste et raisonnable ; mais il ajouta qu’il était fort embarrassé de ce que penseraient de lui les peuples qu’il avait traînés à la guerre. « J’ai honte, disait-il, de m’en retourner sans avoir rien fait et sans rien remporter que je puisse faire voir comme un gain de cette campagne. Envoyez-moi quelques présens de peu de valeur, afin que je ne paraisse pas avoir essuyé inutilement les fatigues de cette expédition, car à mon départ je n’ai rien pris avec moi et si vous ne me venez en aide pour mon honneur, je ne partirai pas d’ici. » Cette demande, qui peut nous paraître étrange, l’était beaucoup moins dans l’idée des barbares d’Asie. Ne rien rapporter d’une course était bien pis qu’avoir été battu en sauvant son butin, et Baïan, qui voulait renouer ses négociations avec les Romains, tenait à prouver que les Romains avaient fait vers lui le premier pas. Ce qui est certain, c’est que les Sirmiens présens à la conférence, particulièrement l’évêque de la ville, trouvèrent la demande de Baïan fort sensée et l’appuyèrent près du duc Bonus ; Baïan d’ailleurs, fort modéré dans ses prétentions, ne réclamait qu’une coupe d’argent, une petite somme en or et un habit à la scythique. Bonus et son conseil n’osèrent rien prendre sur eux. « Les Romains, fut-il répondu au kha-kan, avaient un maître prompt à s’irriter et dont il fallait attendre les ordres ; de plus, ni Bonus ni les siens n’avaient avec eux autre chose que ce qui est nécessaire dans un camp, leurs armes et leurs habits, et assurément le kha-kan ne leur conseillerait pas de se déshonorer en livrant leurs armes. — « Si l’empereur veut t’obliger en te faisant des présens, dit encore Bonus, j’en serai heureux pour mon compte ; j’exécuterai ses ordres avec empressement, et je m’efforcerai d’être agréable à un serviteur et ami de mon seigneur. » Baïan accueillit ces excuses avec des invectives et des menaces, et jura qu’il ferait le dégât sur les terres de l’empire. « Eh bien donc ! répliqua Bonus, l’empire te châtiera. » À quelque temps de là, dix mille Coutrigours firent irruption dans la Dalmatie, qu’ils mirent à feu et à sang et dont ils occupèrent plusieurs cantons. Le kha-kan protesta que c’était sans son aveu, et qu’il n’était pas responsable de ce que faisaient ces peuples turbulens ; en effet, comme s’il eût été complètement étranger à ce qui venait de se passer, il envoya une ambassade pacifique à Constantinople.

L’expédition des Coutrigours avait inspiré au kha-kan la prétention la plus extraordinaire qu’il eût encore mise en avant dans ses négociations : il eut l’idée de réclamer l’arriéré des pensions payées autrefois par Justinien aux Coutrigours et aux Outigours, arriéré qui lui appartenait d’après le système qu’il appliquait aux Gépides. Les Coutrigours et les Outigours étant devenus ses esclaves, leurs créances sur l’empire romain étaient tombées dans son domaine, il en était propriétaire, et il les réclamait à ce titre. Suivaient les demandes relatives à Sirmium et à l’extradition du Gépide Ousdibade. Le discours que fit à ce sujet Targite, l’orateur ordinaire des députations avares, était conçu dans une forme si curieuse, que nous croyons devoir le reproduire ici au moins en partie. « Empereur, dit à Justin le noble hun, je suis ici de la part de ton fils, qui m’a envoyé, car tu es vraiment le père de Baïan, notre maître ; aussi n’ai-je point douté que tu ne marques ton affection paternelle à ton fils en lui rendant ce qui lui appartient. Quand tu nous auras restitué ce qui nous revient, tu le posséderas encore par cela seulement que nous le tiendrons. Eh bien ! lui feras-tu abandon de ce qui lui est dû ? En le faisant, tu n’avantageras ni un étranger ni un ennemi ; la chose restituée ne changera pas de mains, puisqu’elle te reviendra par ton fils. Seulement il faut que tu consentes de bonne grâce aux demandes que je suis chargé de te faire. » Je ne sais si Baïan comptait beaucoup sur l’effet de pareils syllogismes pour réussir dans sa négociation ; au moins procura-t-il à Justin II une magnifique occasion pour une de ces harangues où le neveu de Justinien déployait sa fermeté patriotique beaucoup mieux que sur les champs de bataille. Le duc Bonus reçut une verte réprimande pour avoir laissé passer les ambassadeurs sans ordre de l’empereur, et puis Justin crut tout fini. Il n’en était point ainsi : Baïan armait à force, et l’empereur, dont la puissance reculait en Italie devant les Lombards, et qui s’était aliéné par ses manières hautaines les Perses et les Sarrasins, n’avait point de troupes à lui opposer. Obligé de reprendre lui-même les négociations malgré tout l’éclat qu’il venait de faire, il envoya sur les lieux Tibère, un de ses généraux, pour traiter avec le kha-kan l’affaire de Sirmium. Il fut impossible de s’entendre. Tibère, à propos de la cession de quelques cantons de la Pannonie, avait demandé comme otages les enfans de plusieurs nobles avars ; le kha-kan exigea la même chose des Romains. C’était trop de honte, et Tibère préféra recourir aux armes. Il osa tenir la campagne avec des recrues, et fut battu ; on dit qu’il suffit presque des cris des barbares et du tintamarre de leurs cymbales pour mettre en fuite ces levées tumultuaires. Il fallut se résigner à traiter à tout prix, rendre au kha-kan sa pension avec l’arriéré, et signer une convention dans laquelle pourtant Sirmium resta aux Romains, Baïan, contre toute attente, n’ayant plus insisté pour l’avoir. Un convoi partit pour Constantinople à l’effet de toucher les sommes dues au kha-kan ainsi que les cadeaux que l’empereur y devait ajouter ; mais l’annonce de ce convoi mit les voleurs en éveil. Une troupe de ces bandits, qui, sous le nom de Scamares, infestaient le voisinage de l’Hémus, où ils avaient leurs repaires, se posta sur la route qu’il devait suivre au retour, mit l’escorte en déroute, et enleva les chevaux, les voitures et tout ce qu’elles contenaient. Justin fit courir après les voleurs, dut restituer à Baïan ce qui lui avait été enlevé, sous peine de passer pour complice du vol. aux yeux des Avars. Tel était le déluge de misères et d’ignominies que cet insensé faisait pleuvoir sur le monde romain.

En effet, les tristes événemens de la Pannonie n’étaient qu’un épisode de la ruine universelle qui s’étendait sur l’empire. Le roi de Perse Chosroès envahissait l’Asie-Mineure et la Syrie ; les Lombards conquéraient l’Italie ; la vie romaine s’en allait de toutes parts. Sous le poids de ces désastres qui faisaient la condamnation de son orgueil, la faible intelligence de Justin s’égara ; il devint fou. En proie à des accès de démence furieuse, il ne voyait plus que des ennemis, il voulait tuer tout ce qui l’approchait ; puis, revenu à lui, il demandait pardon à tout le monde en versant des torrens de larmes. Cet homme présomptueux, qui devait éclipser tous les empereurs, se sentit enfin incapable de gouverner et prit pour régent, sous le nom de césar, Tibère, ce général qui venait d’échouer fatalement contre les Avars, mais dont les talens militaires, le caractère généreux et la vie irréprochable promettaient aux Romains la réparation de leurs maux, Tibère-César releva l’empire en Asie par la défaite de Chosroès, et aida Rome à se garantir des Lombards. Proclamé auguste en 578, à la mort de Justin, il continua ce qu’il avait commencé comme césar. S’il ne fit pas davantage, ce fut plus la faute de sa fortune que la sienne ; Tibère userait grand dans l’histoire, s’il eût été toujours heureux.

Tandis que les Ouar-Khouni prenaient racine au centre de l’Europe sous le nom emprunté d’Avars, leurs anciens maîtres les Turks, se rapprochant graduellement des contrées occidentales, se mettaient en relation avec les Romains. Devenus possesseurs des contrées qui forment aujourd’hui le Turkestan, et se trouvant voisins, c’est-à-dire ennemis de la Perse, ils comprirent qu’ils avaient intérêt de s’allier aux Romains, et cette ambassade de reproches et de menaces adressée à Justinien par le seigneur des sept climats aboutit, sous Justin II et Tibère, à une alliance offensive contre Chosroès. À la faveur des rapports politiques se nouèrent des rapports commerciaux entre les deux nations ; des marchands et même des curieux, suivant les ambassades envoyées dans l’empire, visitèrent Constantinople, et les historiens nous disent que vers la fin du VIe siècle, cette ville renfermait un grand nombre de Turks dans ses murs. Toutefois, malgré l’empressement de ce peuple et les marques de son amitié intéressée, il garda longue rancune au gouvernement romain de sa conduite passée à l’égard des Ouar-Khouni. Si les Turks à ce sujet dissimulaient prudemment leur pensée dans la grande métropole dont la richesse aiguillonnait leur convoitise en les émerveillant, ils ne craignirent pas d’ouvrir leur cœur plus d’une fois aux Romains qu’ils tenaient en leur pouvoir chez eux, et que leur sincérité brutale dut inquiéter à plus d’un titre. Tibère en 580 ayant envoyé une ambassade au grand kha-kan pour lui faire part de son avènement au trône impérial et en même temps obtenir de lui quelques secours contre la Perse, il s’engagea entre l’ambassadeur Valentinus et Turxanth, personnage important, chef d’une des huit tribus dont se composait alors la fédération turke, une conversation relative aux Ouar-Khouni, et dans laquelle se déploya librement toute la haine que les hommes de cette race portaient aux Romains. Lorsque Valentinus, après les complimens d’usage, vint à lui parler des secours que l’empereur espérait de sa nation, Turxanth l’interrompit par un geste de colère et s’écria : « Vous êtes donc toujours ces Romains qui ont dix langues pour un seul mensonge ! » et mettant ses dix doigts dans sa bouche, puis les retirant avec précipitation, il continua :


« Oui, c’est ainsi que vous donnez et retirez votre parole, trompant tantôt moi, tantôt mes esclaves. Toutes les nations ont éprouvé tour à tour vos séductions et vos tromperies, et quand l’une d’elles, pour vous plaire, s’est jetée dans le péril, vous l’y laissez. Et vous-mêmes, qui vous appelez ambassadeurs, que venez-vous faire chez moi, sinon essayer de m’abuser par des fourberies ? Aussi vais-je fondre sur votre pays à l’instant, et ne croyez pas à de vains mots de ma part : un Turk n’a jamais menti… Celui qui règne chez vous recevra la peine de sa perfidie, lui qui se prétend mon ami et qui s’est fait l’allié des Ouar-Khouni, ces fugitifs soustraits à la domination de mes esclaves. Que ces Ouar-Khouni se montrent à moi, qu’ils osent attendre ma cavalerie, et au seul aspect de nos fouets ils rentreront dans les entrailles de la terre ! Ce n’est pas avec nos épées que nous exterminerons cette race d’esclaves, nous l’écraserons comme de viles fourmis sous le sabot de nos chevaux. C’est sur quoi vous pouvez compter par rapport aux Ouar-Khouni. — Mais vous-mêmes, ô Romains, pourquoi vos ambassadeurs viennent-ils toujours me trouver par le Caucase avec des peines infinies ? Ils disent que de Byzance ici, il n’y a point d’autre chemin qu’ils puissent prendre, mais ce n’est que pour me tromper, et afin que la difficulté des lieux me fasse perdre l’envie de les attaquer au centre de leur empire. Je sais pourtant très exactement où coule le Dnieper ; je sais de même quel pays arrosent le Danube et l’Èbre, ces fleuves que les Ouar-Khouni, nos esclaves, ont passés pour envahir vos terres ; je n’ignore pas non plus quelles sont vos forces, car toute la terre m’obéit depuis les contrées où naît le soleil jusqu’aux barrières de l’Occident. »


On le voit, l’empire romain était prédestiné à sa ruine du côté de l’Orient, et il faut savoir gré aux césars de Byzance d’avoir retardé si longtemps cette catastrophe pour le salut de la civilisation. Tous ces barbares qu’envoyait par myriades la Haute-Asie, vraie matrice des nations, en possédaient pour ainsi dire la carte et la statistique. Les Turks et les Tartares marquaient déjà leurs étapes de Samarcande et de Boukhara au Danube et au Bosphore.

Cependant le kha-kan Baïan semblait avoir oublié ses prétentions sur Sirmium, il n’en parlait plus et vivait en bonne intelligence avec le commandant romain de cette ville et avec celui de Singidon. Il s’occupait, disait-il, de constructions dans lesquelles il se modelait sur les Romains, et il demanda à l’empereur des ouvriers pour se bâtir des bains chauds. Tibère lui en envoya, et dans le nombre d’habiles charpentiers ; mais à peine furent-ils arrivés, que Baïan, changeant d’idée ou plutôt révélant son idée véritable, voulut leur faire construire un pont sur le Danube. Un pareil travail était long, difficile, et devait déplaire sans nul doute aux Romains, qui l’empêcheraient aisément au moyen de leurs navires : ces considérations le frappèrent, et il sentit le besoin d’avoir aussi sa flotte. On fit main basse, par son ordre, sur tous les gros bateaux qu’on put trouver dans la Haute-Pannonie, de quelque forme qu’ils fussent, et l’on en prit beaucoup, que les charpentiers romains transformèrent comme ils purent en vaisseaux de guerre, en les élargissant, les haussant ou les allongeant. Il sortit de ce travail une flotte grossière et fort mal équipée, mais capable de contenir beaucoup de soldats. Des captifs romains servirent d’instructeurs pour former les rameurs à la manœuvre ; puis le kha-kan fit descendre cette flotte jusqu’à Singidon, avec ordre de remonter à l’embouchure de la Save, entre Singidon et Sirmium, le tout sous les apparences les plus pacifiques. Lui-même, pendant qu’on équipait ses navires, fit passer une armée de terre dans la presqu’île sirmienne, et il se trouvait déjà campé dans une forte position, sur la Save, en face de Sirmium, quand son armée navale le rejoignit. Cette coïncidence, comme on le pense bien, jeta l’alarme dans toutes les villes de la Pannonie, et ce fut bien pis quand on vit le kha-kan installer le long de la rivière les escouades d’ouvriers qui lui avaient construit sa flotte, et y commencer un pont de bateaux. Aux explications que lui demanda le gouverneur de Singidon, qui avait la surveillance militaire de toute cette zone, Baïan répondit qu’il travaillait pour les Romains autant que pour lui en joignant les deux rives de la Save, que le pont qu’il voulait construire permettrait d’envoyer rapidement des troupes contre les Slovènes, qui, traversant le Bas-Danube, venaient de ravager affreusement la Mésie et la Pannonie ; c’était de concert avec l’empereur qu’il allait châtier ces brigands ; lui-même avait d’ailleurs des injures personnelles à venger sur eux, car ils avaient tué ses ambassadeurs. Le gouverneur de Singidon, qui n’avait point entendu parler d’un pareil concert pour une guerre pareille, déclara qu’il ne laisserait pas continuer le pont sans un ordre formel de l’empereur. « Qu’à cela ne tienne, dit Baïan, j’irai moi-même à Constantinople ; » mais en attendant, et pour ne point interrompre des travaux de si grande urgence, il offrit de jurer par ce qu’il y avait de plus sacré au monde, par ses dieux et par le Dieu des Romains, qu’il n’avait aucune mauvaise intention contre l’empire, et n’entreprendrait rien contre ce chaudron. C’est ainsi qu’il appelait habituellement la ville de Sirmium, soit pour la déprécier et faire croire qu’il en faisait peu de cas, soit que cette place, située sur la Save, et en partie dans un îlot, présentât par sa forme arrondie quelque ressemblance avec une chaudière.

Tout en protestant que son pont était imaginé dans l’intérêt des Romains plus encore que dans le sien, le kha-kan ajoutait froidement qu’un seul trait décoché sur ses travailleurs serait considéré par lui comme une déclaration de guerre, et qu’il rendrait alors attaque pour attaque. La question ainsi posée parut grave au gouverneur de Singidon et à son conseil d’officiers, qui en délibérèrent. Il fut décidé que l’on attendrait les ordres de l’empereur avant de rien faire, et que puisque le kha-kan offrait de jurer qu’il n’entreprendrait rien contre Sirmium, on ferait bien de recevoir son serment comme une garantie, la seule qu’on pût espérer en ce moment. La chose étant ainsi résolue, le gouverneur fit savoir à Baïan qu’il était prêt à l’entendre jurer, comme il l’avait proposé lui-même. On choisit pour cette étrange solennité un lieu situé hors de la ville, parce que Baïan ne s’aventurait guère dans des murailles romaines, et à l’heure marquée le gouverneur, accompagné de l’évêque de Singidon, qui faisait porter avec lui le livre des saintes Écritures, se trouva au rendez-vous. Pour que l’acte qui allait se passer reçût plus d’éclat du concours des assistans, le gouverneur et l’évêque se firent suivre, selon toute apparence, par un nombreux cortège d’officiers, de notables habitans et de prêtres. Baïan arriva de son côté, et alors commença une scène vraiment horrible, et qui fait voir à quel degré effrayant ces barbares de l’Asie poussaient l’impiété, outrageant à la face du monde, et pour le plus mince intérêt, toutes lois divines et humaines.

En présence de sa suite, composée de nobles avars et probablement aussi de chamans, Baïan s’avança dans l’intervalle qui le séparait des Romains, et, tirant son épée, dont il leva la pointe vers le ciel, il prononça à haute voix et de manière à être entendu des deux partis les paroles suivantes : « Si en bâtissant un pont sur la Save je fais une chose qui puisse nuire aux Romains, et si c’est là mon intention, que Baïan périsse, que tous les Avars périssent jusqu’au dernier ; que le ciel tombe sur eux ; que le feu, qui est le dieu du ciel, tombe sur eux ; que les sommets des montagnes et les forêts tombent sur eux ; que la Save sorte de son lit et les submerge ! » Après avoir prêté ce serment, qui était celui de sa religion, il garda un moment le silence, puis il dit : « Maintenant, Romains, je veux jurer à votre manière, » et il demanda ce que les Romains avaient de plus sacré, de plus inviolable, et par quoi ils ne crussent pas pouvoir se parjurer sans attirer sur eux la malédiction du ciel ; ce furent ses propres paroles, au témoignage des historiens. L’évêque de Singidon alla prendre alors à l’endroit où on l’avait déposé le livre des Écritures, dans lequel étaient contenus les saints Évangiles, et le présenta ouvert au kha-kan. Baïan, qui s’était rassis après son serment, se lève de son siège, s’avance comme en tremblant, et, recevant le livre avec les signes du plus profond respect, il s’agenouille et dit- : « Je jure, au nom du Dieu qui a proféré les paroles contenues dans ce saint livre, que tout ce que j’ai avancé est vrai, et que telle est ma pensée. » Comme il avait parlé d’aller de sa personne à Constantinople pour conférer avec l’empereur, il s’excusa d’avoir changé d’avis, demandant qu’on y fît passer du moins ses ambassadeurs. Le gouverneur de Singidon s’en chargea. Pendant le délai qu’exigèrent les pourparlers et la sombre solennité qui en fut la suite, Baïan avait poussé ses travaux avec une activité incroyable, et le pont avançait rapidement.

L’ambassade n’entretint guère l’empereur que de la nécessité de prévenir les brigandages futurs des Slovènes par une bonne répression, et, pour cela, d’envoyer une flotte romaine qui, réunie à la flotte du kha-kan, transporterait les troupes avares ; elle glissa légèrement sur tout ce qui concernait le pont de la Save, dont la construction fort innocente ne pouvait, disaient les ambassadeurs, offusquer l’amitié des Romains. L’embarras de l’empereur, qui connaissait déjà toute l’affaire, n’était pas moindre que celui de son gouverneur de Singidon ; car le kha-kan avait là son armée toute prête, tandis qui l’armée romaine, qui se battait en Orient, où elle soutenait glorieusement la guerre contre les Perses, ne pouvait rien en Occident. Que faire en de telles conjonctures ? L’esprit de l’empereur flottait indécis. Il prit un détour et répondit que pour son compte il remettait à un autre temps le devoir de châtier les Slovènes et qu’il s’en chargeait ; « mais vous, Avars, ajouta-t-il, pourquoi vous jeter dans une entreprise difficile, quand vos ennemis les Turks se rassemblent en force autour de la Chersonèse taurique ? Vous devez savoir qu’ils ne vous oublient pas, et ils choisiront peut-être le moment où vous serez engagés en Slavie pour se jeter sur vous et vous détruire. » Les ambassadeurs ne crurent point à ce que leur disait Tibère ; ils le remercièrent néanmoins de ses avis et partirent. Ils n’étaient encore qu’à peu de journées de Constantinople, quand une seconde ambassade y entrait. Celle-ci, conduite par un certain Solakh, était partie des bords de la Save immédiatement après l’achèvement du pont : elle n’avait plus rien à ménager et ne ménagea rien. « Empereur, dit Solakh à Tibère, je crois inutile de t’annoncer que les deux rives de la Save sont aujourd’hui jointes par un pont : tu le sais aussi bien que moi, et il est inconvenant de vouloir apprendre aux gens ce qu’ils savent déjà. Sirmium est perdue ; les Avars l’assiègent, et la Save interceptée n’y peut plus porter les vivres dont les habitans ont le plus pressant besoin, à moins pourtant que tu n’aies une armée assez forte pour percer la nôtre, arriver à notre pont et le détruire. Mais fais mieux, crois-moi, renonce à cette mauvaise ville, à ce chaudron qui ne vaut pas le sang que tu verserais pour le conserver. Écoute-moi, empereur : on ne nous ôtera jamais de la tête que les Romains ne tiennent à la paix vis-à-vis de notre kha-kan que parce que leurs troupes sont occupées contre les Perses, et qu’une fois débarrassés de cette dernière guerre ils nous en feront une qui sera rude, car ils disposeront alors de toutes leurs forces. Eh bien ! dans ce cas, nous autres Avars, nous aurons dans Sirmium un rempart pour nous couvrir et une porte pour entrer chez vous sans qu’un grand fleuve et les difficultés d’une longue route nous gênent dans nos opérations. Notre kha-kan jouit à la vérité des présens que l’empereur lui octroie tous les ans ; mais on aurait beau nager dans l’abondance de toutes choses, avoir de l’or, de l’argent et des habits de soie : la vie est encore plus précieuse et mérite la préférence de nos soins. Le kha-kan fait toutes ces réflexions, ô empereur, et trouve dans le passé de quoi se justifier. On lui dit que les Romains, dans les mêmes lieux, par les mêmes moyens, avec l’appât des mêmes largesses et de traités semblables, ont attiré successivement un grand nombre de nations, mais qu’ils ont si bien pris leur temps pour les attaquer, qu’il n’en est pas une seule qu’ils n’aient détruite. Le kha-kan te déclare ceci : Ni présens, ni protestations, ni promesses, ni menaces, ne pourront me faire désister de mon entreprise. Je tiens Sirmium des Gépides ; Sirmium sera à moi ainsi que la presqu’île sirmienne, que je peuplerai de mes sujets. » Tibère à ces paroles s’écria comme frappé d’une douleur mortelle : « Et moi, par ce Dieu que votre kha-kan a pris à témoin pour s’en jouer, ce Dieu qui le punira, je déclare qu’il n’aura pas Sirmium, et que j’aimerais mieux lui donner une de mes deux filles que de lui céder jamais cette place. »

Une guerre bien inégale commença. Les officiers romains, à force de battre le pays, réunirent une armée de recrues qui tint pourtant la campagne. Sirmium se ravitailla, et les troupes romaines, retranchées dans deux petites îles de la Save nommées Casia et Carbonaria, gênèrent beaucoup les opérations du siège, qui traîna en longueur. Cependant les malheureux Sirmiens, redoutant le retour prochain de la famine, demandaient à grands cris qu’on livrât une bataille décisive, ou qu’on fît la paix. Baïan profita de ces dispositions pour sonder le général en chef, nommé Thèognis, et l’appeler à une entrevue qui se passa sur la rive gauche du fleuve. Thèognis y vint en bateau, et Baïan à cheval. Le barbare, après avoir mis pied à terre, s’assit sur un siège d’or qu’on lui avait préparé au-dessous d’un dais enrichi de pierreries, et l’on plaça en guise de rempart, devant sa poitrine et son visage, un large bouclier, dans la crainte probable que les Romains ne se missent à tirer sur lui par trahison ; les Romains et les Avars n’étaient éloignés les uns des autres que de la portée de la voix. Quand il fut temps, les interprètes des Avars, s’avançant dans l’intervalle, crièrent qu’il y avait trêve, et les hérauts romains répondirent par le même cri. Baïan n’avait rien à dire de nouveau, si ce n’est que, d’après des avis sûrs qu’il avait reçus, les provisions de Sirmium étaient encore une fois épuisées ; mais Thèognis refusa de l’entendre, opposant un refus péremptoire à toute proposition tant que les Avars ne seraient pas rentrés dans leur pays, et menaceraient la ville. Les deux interlocuteurs disputèrent ainsi longtemps et avec vivacité sur la condition préliminaire posée d’une manière absolue par Thèognis, et celui-ci, s’échauffant outre mesure, finit par dire au kha-kan : « Retire-toi de devant mes yeux, et prends tes armes ! » C’était annoncer assez clairement qu’il voulait livrer bataille le lendemain ; mais ni le lendemain, ni les deux jours suivans, on ne vit les Romains quitter leurs lignes. Attendaient-ils eux-mêmes l’attaque des Avars ? Thèognis se repentait-il d’un défi jeté dans un accès de colère, et qu’il n’osa pas soutenir de sang-froid ? L’inaction des Romains, quelle qu’en fût la cause, enhardit les barbares, qui achevèrent de bloquer Sirmium du côté de la Dalmatie par l’établissement d’un second pont. Quelques semaines après l’entrevue dont je viens de parler, on apprit que cent mille Slovènes, traversant le delta du Danube, s’abattaient sur la Mésie et la Thrace, et il ne fut pas difficile de deviner la main qui les avait lancés, en songeant que Baïan était maître de la rive droite du fleuve dans la petite Scythie. Les envahisseurs semblaient avoir pour mot d’ordre de détruire plus encore que de piller, et des cris de détresse partirent de ces provinces, que l’armée de Thèognis ne secourait point. Entre ces cris et ceux des Sirmiens, que la famine commençait à tourmenter, l’empereur hésitait à faire un choix douloureux ; il le fit enfin, et sacrifia Sirmium. Baïan, qui n’avait cessé de déclarer qu’il voulait la ville nue, les murailles, et pas davantage, exigea dans la capitulation que les habitans, qui sortiraient, laisseraient leurs meubles, même leurs habits ; il exigea en outre que l’empereur lui fît le rappel des trois dernières années de sa pension, ce qui faisait deux cent quarante mille pièces d’or, à raison de quatre-vingt mille par année. Enfin, comme il fallait toujours une nullité dans toutes les conventions que consentait le kha-kan, il voulut imposer aux Romains l’obligation de trouver dans l’empire et de lui livrer un transfuge avar qui avait eu commerce avec une de ses femmes : il ne voulait considérer la paix comme définitive que lorsque cette condition aurait été remplie. On s’épuisa à lui démontrer qu’elle était presque impossible dans un empire aussi vaste que celui des Romains, où un homme trouvait aisément moyen de se dérober aux recherches, que d’ailleurs il pouvait se faire que cet homme fût déjà mort. « Eh bien ! s’écria Baïan, jurez-moi du moins de ne le point cacher, et de me le livrer, mort ou vif, dès qu’il vous tombera sous la main. » Les Romains le jurèrent, et les Avars prirent possession de Sirmium.


II.

Le second empire des Huns était fondé, et il l’était dans des proportions d’étendue et de force que le premier n’aurait pas dédaignées. Il y eut là pour l’Europe tout entière, — soit civilisée, soit barbare, soit romaine, soit germanique ou slave, — un événement d’une grande importance. Tous les états, tous les peuples, durent compter avec le nouvel empire. Un intervalle d’un siècle et quart le séparait du premier : qu’était-ce qu’une pareille interruption pour de pareils souvenirs ? Encore l’intervalle avait-il été rempli par des guerres où le nom des Huns figurait. La tradition pouvait donc se relier aisément, naturellement aux faits présens, et c’est ce qui arriva : l’empire fondé par Baïan ne parut pas autre chose qu’une seconde époque de celui d’Attila. Les noms de Hunnie et d’Avarie furent employés indistinctement pour désigner le siège de la nouvelle domination, et même chez les peuples de l’Europe occidentale, moins au courant des différences de détail, le mot de Huns prévalut pour désigner les Avars : c’est ce qu’on peut voir dans la plupart des écrivains latins. Par suite de la même confusion, les premiers Huns devinrent des Avars, et la synonymie des deux noms fut complète dans le passé comme dans le présent. De là ces formules très bizarres au point de vue de l’exactitude historique, mais admissibles pourtant dans l’hypothèse où se plaçaient les contemporains : savoir qu’Attila était un roi des Avars, que les Avars avaient envahi la Gaule et menacé Rome, dont ils s’étaient ensuite éloignées à la prière du pape saint Léon. Ce ne sont pas seulement des poètes qui s’expriment ainsi, mais de graves historiens instruits des faits, et qui se pliaient sciemment à l’idée populaire. La politique tenait aussi le même langage, et nous la verrons dans une circonstance importante, où l’épée gallo-franke sortit du fourreau, faire payer rudement aux kha-kans avars la dette de leur prédécesseur Attila. Telle fut l’opinion qui s’établit dans l’Europe civilisée, et qui tendait à rejoindre et à ressouder les deux tronçons de l’empire hunnique. Quant aux Ouar-Khouni, ils semblent avoir compris à merveille le rôle qu’ils étaient appelés à jouer. Ce peuple, qui avait usurpé en Orient un nom étranger, parce que ce nom était redouté, et qui s’affublait de la gloire des Avars, ses anciens maîtres, aurait-il répudié celle des premiers Huns ses frères et la puissance morale attachée au nom d’Attila ? Cela n’est pas croyable. On le voit au contraire s’étudier à ranimer des souvenirs traditionnels qui étaient une force et un honneur pour lui. Baïan place son camp royal entre la Theïsse et le Danube, aux lieux où s’élevait le palais du conquérant ; c’est de là qu’il domine les Slaves, les Bulgares et le resté des Huns, qu’il provoque les Franks austrasiens, et qu’il fait entendre à Justin à le langage d’Attila aux fils de Théodose.

Ce fut une bonne fortune pour les nouveaux Huns d’avoir à leur tête un homme tel que Baïan. Sans le génie de ce fondateur d’empire, ils auraient peut-être flotté un demi-siècle ou un quart de siècle dans les plaines du Danube, comme les sujets de Balamber, avant de prendre une assiette solide et de faire des conquêtes durables. Baïan les fixa dans une position formidable, qui entamait l’empire romain sur deux points, dominait la Slavie, et laissait leurs communications libres avec les tribus de leur race sur le Caucase, la Mer-Caspienne et le Volga. Les Slaves, après quelques résistances, finirent par se reconnaître leurs tributaires. Les Bulgares conclurent, avec eux des alliances qui ressemblaient fort à un servage, et les kha-kans les traitèrent effectivement comme des sujets. Ces deux peuples, les Bulgares et les Slaves, furent d’utiles instrumens de conquête pour les Avars, non pas seulement par les soldats qu’ils pouvaient fournir, mais encore par les colonies qu’ils fondèrent au profit de leurs maîtres dans les provinces du Danube et dans celles de l’Adriatique. Les Coutrigours furent employés aussi à cet usage, ainsi qu’on l’a vu plus haut, et voici comment s’opérait cette colonisation forcée. Les Avars prenaient dix ou quinze mille Slaves par exemple et les poussaient devant eux sur un point du territoire romain, où ils devaient se défendre et s’établir sous peine d’extermination. Ce premier noyau, quand il réussissait à vivre, se grossissait successivement, et devenait en définitive une colonie dépendante du kha-kan, qui lui donnait des chefs. Grâce à ces alluvions humaines, si je puis ainsi parler, les Avars remplirent la Mésie, surtout le voisinage du Danube, de points d’occupation et de repère pour leur extension future. Des Bulgares prirent racine de cette façon sur quelques cantons de la Basse-Mésie. Les dix mille Coutrigours jetés par Baïan dans la Dalmatie s’y firent place et n’en sortirent plus. Tel fut le barbare procédé de conquête ajouté par les Avars à la puissance de leurs armes. Les Romains reculaient devant l’idée d’anéantir des myriades d’êtres humains souvent sans armes, des vieillards, des enfans, des femmes ; ils les toléraient sur des terres incultes qu’ils finissaient par leur abandonner, puis le kha-kan venait revendiquer les hommes comme ses sujets, et le territoire comme son domaine.

Les mœurs des Avars étaient un mélange de grossièreté et de luxe ; ils recherchaient les beaux habits, la vaisselle d’argent et d’or, et leurs kha-khans s’étendaient sur des lits d’or ciselés garnis d’étoffes de soie et qui leur servaient de couche et de trône ; au-dessus de ces lits ou divans étaient placés quelquefois des dais ou pavillons étincelans de pierreries. Ils avaient soin, dans les capitulations, de se faire livrer par les villes des étoffes précieuses pour leurs vêtemens ; Baïan poussait même la recherche de l’élégance jusqu’à se faire remettre des vêtemens tout faits ou en demander à l’empereur : il fallait qu’un habit à la scythique, pour être à son goût, fût fabriqué d’étoffe romaine et sortît des ciseaux d’un tailleur romain. Le même kha-khan jugeait assez impertinemment les arts de la Grèce, et les riches cadeaux de l’empereur attirèrent parfois sa critique et son dédain. L’ivrognerie, la débauche, le vol, étaient les vices ordinaires des Avars. Leurs femmes semblent avoir été peu retenues, à en juger par celles du kha-khan, dont les aventures occupent un petit coin de cette histoire, et quant aux femmes de leurs vassaux ou serfs, elles étaient censées leur appartenir par droit de suzeraineté. Quand des Avars allaient en quartier d’hiver dans un village slave, ils en chassaient les hommes, s’établissaient dans les maisons, prenaient les provisions, et le bétail et abusaient des femmes et des filles : il en résulta un peuple de métis qu’ils voulurent traiter de la même façon, et qui finirent par se révolter contre leurs pères. Une brutalité cruelle s’unissait chez eux à la débauche. Une tradition encore en vigueur au temps de Nestor, le plus ancien historien russe, rapporte qu’ils attelaient les femmes slaves comme des bêtes de somme à leurs chariots. L’histoire ne nous donne guère de lumière sur le gouvernement de ce peuple, lequel était fort simple, comme celui de tous les peuples pasteurs. On remarque cependant que le pouvoir du kha-khan n’était pas unique et absolu, et qu’à côté de ce chef de l’armée et des relations politiques se trouvait un autre chef représentant le gouvernement de la nation sous certains points de vue, et dont les fonctions pouvaient être analogues à celles du grand-juge chez les tribus hongroises. Ce second magistrat prenait chez les Avars le titre de ouigour ou iougour, qui reporte naturellement notre pensée à l’origine ougourienne des Ouar-Khouni. Produite vraisemblablement par un mélange d’Ougours et de Huns occidentaux, la fédération des Ouar-Khouni aura voulu, dans le principe, garantir chacun de ces élémens par une représentation distincte, en leur donnant des chefs séparés. L’historien Théophylacte nous dit en effet que de son temps, c’est-à-dire au VIe siècle, on distinguait dans la nation avare, les Ouar et les Khouni, qu’il appelle Khéounni. Plus tard, quand la fusion se fut opérée, et que les deux races n’eurent plus besoin d’une protection particulière, la dignité de ouigour changea de caractère ; elle resta comme une haute magistrature placée au-dessous et près du kha-kan, chef suprême de toute la nation.

Un des premiers soins de Baïan après son installation dans la Hunnie avait été de sonder la force de tous ses voisins, et particulièrement de ses voisins du côté de l’ouest, les Franks austrasiens, dont les possessions s’étendaient jusque dans le Norique, qui commençait alors à porter le nom de Bavière. Les Franks austrasiens avaient, comme on se le rappelle, battu les Avars cinq ou six ans auparavant dans les montagnes de la Thuringe ; impatient de prendre une revanche, Baïan entra sur leur territoire, où il se trouva face à face avec ce même Sigebert qui avait vaincu son prédécesseur. Les deux armées se mesurèrent encore une fois, mais avec un résultat tout différent du premier : ce furent les Franks qui s’enfuirent après avoir jeté bas leurs armes, et le roi Sigebert, un instant prisonnier, n’échappa à ceux qui le tenaient qu’en leur distribuant les trésors renfermés dans ses chariots. On expliqua cet événement par des raisons puisées dans les préjugés du temps, c’est-à-dire par la sorcellerie dont on accusait les Avars comme tous les peuples asiatiques. « Au moment d’en venir aux mains, nous dit l’historien des Franks, Grégoire de Tours, les Huns, experts en magie, fascinèrent leurs ennemis par des apparitions fantastiques, et remportèrent aisément la victoire… » Sigebert, ravi d’en être quitte malgré sa défaite, envoya des présens au roi des Huns, qui lui rendit la pareille. « Ce roi se nommait Gaganus, nous dit encore Grégoire de Tours, et c’était là le nom de tous les rois de ce peuple. — Les deux ennemis firent la paix et jurèrent de ne se plus livrer bataille pendant toute la durée de leur vie. » Quelque temps après, les Avars et leur kha-kan revinrent sur les terres de la France austrasienne, mais ce fut cette fois sans hostilité contre les Franks, et probablement en poursuivant avec trop d’ardeur des tribus slaves auxquelles Baïan donnait la chasse. Là les subsistances lui manquèrent, mais il n’hésita pas à en demander à son nouvel ami Sigebert, lui faisant dire qu’un roi tel que lui devait assistance à un allié, et promettant au reste de vider le pays sous trois jours, s’il recevait des vivres. Sigebert fit conduire immédiatement dans le camp avar des légumes, des moutons et des bœufs : pouvait-on faire moins pour des sorciers ?

Affermi sur sa frontière de l’ouest par ce traité avec les Franks, Baïan put diriger tous ses efforts du côté de l’empire romain. Sur ces entrefaites, Tibère mourut, dans l’année 582, laissant le trône impérial à son gendre Maurice, qu’il s’était déjà associé en qualité de césar. Généralement les traités des empereurs avec les Barbares étaient considérés, sinon comme personnels, au moins comme ne liant pas absolument leur successeur, et l’on en négociait la continuation à chaque avènement. C’est ce que nous avons vu se pratiquer de la part des Avars à la mort de Justinien, et ce qu’ils firent encore à la mort de Tibère, en exigeant que leur pension annuelle, qui montait déjà à quatre-vingt mille pièces d’or, fût portée désormais à cent mille. Ce n’est pas que Baïan crût au succès de sa demande, car Maurice, prince d’ailleurs ferme et vigilant, avait une réputation assez méritée de dureté et d’excessive économie ; mais Baïan voulait un prétexte de rupture avec l’empire romain, qu’il était en mesure d’attaquer. Il avait une forte armée dans la presqu’île sirmienne, et Sirmium, bien approvisionné, devait lui servir de base d’opérations au-delà de sa frontière. Au refus de l’empereur, il cerna à l’improviste la place de Singidon par un beau jour d’été, pendant que les habitans, occupés à leur moisson, étaient dispersés dans la campagne. Quoique la ville fût presque déserte et la garnison prise au dépourvu, on se battit bien, et avec l’aide des habitans accourus de tous côtés, la garnison fit un grand carnage des Avars ; mais les Avars restèrent maîtres de la place. De Singidon, Baïan descendit, en suivant le Danube, jusqu’à Viminacium, qu’il enleva de vive force ; puis il se jeta sur une petite ville nommée Augusta, célèbre par les eaux minérales qui décoraient son voisinage, et pour l’usage desquelles les habitans avaient construit des thermes magnifiques. Baïan, pour répandre la terreur, démolissait et incendiait en vrai barbare tout ce qui tombait sous sa main, et il allait en faire autant des thermes d’Augusta, lorsque ses femmes, qui s’y étaient retirées pendant le siège et s’étaient mises bien vite à se baigner, demandèrent merci pour l’édifice qui leur avait procuré du plaisir. Le kha-kan ne sut pas leur résister, et les bains d’Augusta demeurèrent debout. Tout le pays sur une partie du Danube ressentit ainsi sa fureur ; puis, traçant dans sa marche une diagonale qui traversait la Basse-Mésie, il alla s’abattre sur la côte de la Mer-Noire, dont les riches cités, entrepôts du commerce maritime entre l’Asie et les pays du Danube, avaient été jusqu’alors exempts de la guerre. Mésembrie et Odyssus, aujourd’hui Varna, échappèrent, à ce qu’il paraît, au sac qu’il leur réservait ; mais il prit Anchiale et y séjourna. C’est là qu’il reçut la visite de deux personnages éminens que lui avait députés l’empereur pour lui demander en quoi les Romains l’avaient offensé et lui faire sentir la déloyauté de sa conduite. « Vous voulez savoir ce que j’ai le dessein de faire, répondit durement Baïan ; j’ai dessein d’aller détruire la longue muraille derrière laquelle vous vous cachez. »

Cette brutale explication frappa les députés de stupeur. Helpidius, l’un d’eux, ancien préteur de Sicile et versé dans la pratique des affaires, se taisait dans l’attitude d’une profonde consternation, méditant probablement quelque réponse qui n’irritât point par trop ce barbare intraitable, quand son compagnon prit la parole. C’était un officier supérieur de la garde palatine, nommé Commentiolus, orateur prétentieux, infatué de son mérite, et qui avait gagné son grade de général par le cliquetis de son éloquence verbeuse plus que par celui de son épée. Trouvant là matière à un beau plaidoyer sur la majesté romaine, il adressa au kha-kan cette solennelle allocution : « Kha-kan, lui dit-il, les Romains avaient cru que tu honorais les dieux de tes pères, et que tu craignais les autres dont tu as invoqué le nom en garantie de tes sermens. Ils pensaient aussi que tu te souvenais de l’hospitalité que tes pères errans et fugitifs ont reçue chez nous, et que tu ne rendrais pas le mal pour le bien. Voilà pourtant que tu fais le contraire : tu violes le droit des gens, et tu nous attaques en pleine paix ; mais la modération de notre empereur est telle qu’il oublie ta conduite, et qu’il t’offre encore le bien pour le mal. Pourtant, crois-moi, ne lasse pas notre patience ; crains d’armer contre toi cette liberté romaine, mère de tant de prodiges dans tous les temps, et, par ton insolence excessive, ne nous force pas à nous rappeler ce que nous sommes et ce que furent nos pères. Les Romains sont grands, ils renferment dans leur empire de puissantes nations, des richesses, des armes, et quand ils veulent récompenser ou châtier, ils récompensent ou châtient. Que te faut-il ? De l’argent ? Les Romains te prodiguent le leur. Un pays grand et riche ? Tel est celui que les Romains t’ont donné. Vous vous trouvâtes heureux dans votre exil, ô Avars, de n’être point rejetés de nos frontières. Vaincu, banni, sans asile, ce peuple roulait vers l’Occident comme le débris d’un édifice renversé, quand nous lui avons ouvert un refuge et donné une place pour s’y asseoir et y mener une vie commode et abondante. Qu’il n’en sorte pas, qu’il n’empiète pas sur nos frontières ! L’empire romain est un grand arbre, au front sublime, aux rameaux immenses, au tronc robuste, à la racine vivace et qui se rit de toutes les tempêtes. Les eaux du ciel l’abreuvent, et une terre féconde le nourrit. Malheur à qui l’attaque, il ne le fera pas longtemps impunément ! » Pendant ce discours, récité probablement d’un ton déclamatoire, et dans l’agencement duquel Commentiole ne songea qu’à la rondeur des périodes, Baïan avait peine à se contenir. Les historiens nous le peignent dans un paroxysme effrayant de colère, le teint enflammé, les sourcils tendus, les yeux écarquillés, la prunelle étincelante : on eût dit qu’il allait se précipiter sur le Romain pour le dévorer. Il se contenta pourtant de l’envoyer en prison avec les fers aux mains et les ceps aux pieds ; puis il fit mettre en pièces sa tente, ce qui était chez les Avars un arrêt de mort. La nuit ne calma point sa fureur, mais le lendemain matin plusieurs chefs importans vinrent le supplier de ne point faire mourir un homme qui avait le caractère d’ambassadeur ; « il était, disaient-ils, assez puni d’avoir été mis à la chaîne. » Le kha-kan céda par condescendance pour les siens, et les députés rentrèrent à Constantinople, tout épouvantés de ce qu’ils avaient vu. Rien n’était disposé pour faire une campagne à l’intérieur et encore moins à l’extérieur de la longue muraille, car Maurice avait toutes ses troupes dans les provinces voisines de la Perse, et la brusque attaque des Avars le déconcertait au dernier point. Mais Baïan n’alla pas plus loin cette année : l’hiver qui commençait à sévir le ramena chez lui avec son armée gorgée de butin. Au commencement de l’année suivante, il reçut l’avis que l’empereur augmentait sa pension de vingt mille pièces d’or, et par réciprocité il jura une nouvelle paix.

Le traité était à peine conclu, qu’on vit fondre sur le Bas-Danube une nuée de Slovènes, qui traversa la Mésie et la Thrace jusqu’à la longue muraille au pied de laquelle elle s’arrêta. Ces barbares demi-nus ne présentaient pas la résistance des Avars, qui apprenaient la guerre en la faisant chaque jour contre des armées régulières, et les mêmes troupes qu’on n’avait pas osé commettre avec le kha-kan balayèrent cette tourbe sans beaucoup de peine jusqu’au-delà du Danube. Les Slovènes étaient tributaires des Avars, tributaires fort indisciplinés sans doute, et qui ne reconnaissaient guère leur maître quand ils n’étaient pas sous sa main ; toutefois, en songeant que Baïan était possesseur de la petite Scythie, par où les Slaves étaient entrés, on se demandait comment il n’avait pas fermé le passage à ces pillards, lui qui venait de prendre avec l’empire de nouveaux engagemens d’amitié. Mais une aventure fort peu attendue fournit toute la clé de ce mystère. Chez les Avars vivait à cette époque un certain prêtre ou mage, comme dit l’historien grec à qui nous empruntons ceci, un bocolabras, comme disaient les Avars dans leur langue. Personnage distingué et important dans sa caste, ce bocolabras avait ses entrées libres près du kha-kan, et parfois même près du harem royal, car, s’étant épris violemment d’une des femmes de Baïan, il entretint avec elle un commerce criminel. Le premier enivrement de la passion une fois dissipé, le prêtre ne vit plus que l’image de la mort à laquelle il était infailliblement réservé, et ne pensa plus qu’aux moyens de s’en mettre promptement à couvert. Comme grand seigneur avar, il avait des Gépides à son service ou dans sa clientèle ; il persuada à sept d’entre eux de le suivre jusqu’au pays de la Haute-Asie d’où il tirait son origine, et où résidaient encore trois tribus des Ouar-Khouni. Ces Gépides, résolus à partager le sort de leur maître, préparèrent secrètement leur départ. Le territoire romain devait leur procurer d’abord un refuge, et en effet ils passèrent tous ensemble le Danube ; mais le bocolabras tomba dans un des postes romains préposés à la garde du fleuve. Conduit devant l’officier, il n’hésita point à avouer quelle était sa naissance, quel avait été son état, et comment l’attrait du plaisir l’avait poussé dans une aventure dont il avait reconnu plus tard les dangers. Son récit n’ayant rien que de vraisemblable, l’officier jugea à propos de le faire conduire à Constantinople, pour qu’il répétât ses confidences à l’empereur ; mais le bocolabras ne se borna pas devant Maurice à ses révélations amoureuses, il lui en fit aussi de politiques : il lui dépeignit la mauvaise foi du kha-kan, sa duplicité dans tous les traités de paix, et affirma qu’il était non-seulement le complice, mais le provocateur de la dernière irruption des Slaves. Baïan avait imaginé effectivement une double façon de faire la guerre à l’empire : en état d’hostilité déclarée, il la faisait lui-même avec ses troupes ; en état de paix et d’amitié, il la faisait par les Slaves ou les Bulgares, ses tributaires, avec lesquels il partageait le butin. L’empereur était encore sous l’impression de colère et d’indignation que cette découverte lui avait causée, quand arriva Targite, l’ambassadeur privilégié des Avars, qui venait toucher les arrérages de la pension du kha-kan. Maurice, naturellement violent, le menaça de lui faire trancher la tête comme à un espion et à un traître placé en dehors du droit des gens, puis il réfléchit et se contenta de le reléguer dans une île de la Propontide, où on le soumit pendant six mois au plus rude traitement. Le kha-kan démasqué ne ménagea plus rien. Attaquant comme un furieux toutes les villes du Danube, Ratiaria, Bononia, Durostorum, Marcianopolis et les autres, il détruisit tout ce qu’il put détruire, et à la fin de l’année 586, quand on jetait les yeux sur la vallée du Danube, on pouvait croire que tous les fléaux de la nature avaient passé par là. C’était un défi jeté aux Romains pour l’année suivante ; mais quelques généraux distingués, placés à la tête du peu de troupes dont on disposait dans ces provinces, se chargèrent de la défense de l’Hémus. Des levées faites de tous côtés grossirent la petite armée, et, bien conduites, finirent par donner de bons soldats. Baïan, soit nécessité de faire vivre ses gens, soit tactique des voleurs qui se disséminent pour faire plus de coups à la fois, divisait son armée en corps détachés qui battaient le pays et n’avaient pas soin de s’appuyer les uns les autres, de sorte qu’on pouvait, par des marches habiles, les attaquer isolément. C’est ce que fit l’armée romaine. Avec sa parfaite connaissance du pays et la solidité de son infanterie, elle détruisit les uns après les autres beaucoup de détachemens de cette cavalerie errante. On put voir là les prodiges de la tactique contre des masses inorganisées. La guerre se promena ainsi de l’Hémus au Danube et du Danube à l’Hémus, le Balkan des modernes, dont les fraîches et riantes vallées ont été si souvent souillées de sang humain[3]. Les historiens sont pleins d’incidens curieux qui signalèrent cette campagne, mais qu’il serait trop long de reproduire ici. J’en rapporterai cependant un qui, dénué d’importance sous le point de vue de l’histoire proprement dite, en a beaucoup sous le point de vue de la philologie, parce qu’il nous fournit un spécimen des altérations qu’avait reçues la langue latine au VIe siècle dans les provinces du Danube. Les deux armées occupaient en Thrace un des cantons voisins de l’Hémus, et les Romains, que Baïan ne soupçonnait pas si près, tentèrent un coup de main nocturne sur le camp des Avars, où tout le monde dormait dans une profonde sécurité. Déjà ils n’étaient plus séparés de l’ennemi que par un sentier étroit qui débouchait sur son campement, et dans lequel les soldats marchaient avec précaution sur deux files entre lesquelles on avait rangé les chevaux et les mulets de bagages. Un de ces mulets s’abattit sous sa charge et embarrassa tellement le chemin, que ceux qui suivaient ne purent plus avancer. Cependant le conducteur des bagages, ignorant ce qui venait d’arriver, continuait sa marche en tête du convoi. Les soldats lui crièrent d’arrêter afin de venir relever sa bête : Torna, torna, fratre, lui disaient-ils dans leur jargon, ce qui signifiait : « Retourne, retourne, frère. » Ces mots, passant de bouche en bouche, furent interprétés dans les derniers rangs comme un avertissement de ne pas aller plus avant ; des peureux y virent un cri de sauve qui peut, et au bout de quelques hésitations la troupe tout entière s’enfuit à la débandade. Ce qu’il y a de curieux, c’est que les Avars, réveillés en sursaut par le bruit, en firent autant d’un autre côté avec Baïan à leur tête. L’intérêt de cette anecdote, donnée par les historiens byzantins, est de savoir que dans les provinces pannoniennes et mésiennes, où la petite armée dont il est question avait été très probablement recrutée, on parlait le latin vulgaire, déjà fortement altéré, soit quant aux radicaux, soit quant aux désinences, et touchant de près aux langues romanes. La phrase des soldats pannoniens, torna, torna, fratre, et, suivant une autre version, retorna, retorna, fratre[4], est déjà de l’italien ou du provençal. Pour en revenir à Baïan, il perdit beaucoup de monde dans cette campagne, fut vaincu dans une grande bataille près d’Andrinople en 587, et se vit enlever l’une après l’autre toutes les places du Danube qu’il avait si traîtreusement occupées. Quand la fortune lui devenait contraire, il demandait la paix, et c’est ce qu’il fit.

Cette paix ne fut qu’une trêve de cinq années pendant laquelle les deux partis se préparèrent à recommencer la guerre sur une plus vaste échelle. Maurice, ayant terminé heureusement la guerre de Perse, eut une bonne armée disponible et un bon général à mettre à sa tête, Priscus, à qui étaient dus en grande partie les succès obtenus contre Chosroès. Il fit venir partiellement cette armée, dont il assigna le rendez-vous sous les murs d’Anchiale, et il voulut l’y installer lui-même pour témoigner de la part qu’il prenait aux malheurs des provinces danubiennes. Baïan, de son côté, remuait tous les barbares du nord jusqu’aux glaces polaires, et Maurice en acquit personnellement la preuve par suite d’une rencontre fort singulière qui lui advint pendant son voyage. Il se trouvait à environ quatre journées d’Héraclée, quand les soldats de son cortège aperçurent trois voyageurs qui suivaient la même route en sens contraire, et dont la taille gigantesque et l’accoutrement étrange éveillaient tout d’abord l’attention. Ils ne portaient ni casque, ni épée, ni armes d’aucune sorte, mais une cithare suspendue à leur cou. Amenés à l’empereur, qui les interrogea sur leur nation, leur état, et ce qu’ils venaient faire dans l’empire, ces hommes répondirent en langue slave qu’ils appartenaient à la nation slavone, et aux dernières tribus de cette nation vers l’océan occidental. « Le kha-kan des Avars avait, disaient-ils, envoyé à leurs rois des ambassadeurs avec des présens pour les engager à lui fournir des soldats ; les rois avaient reçu les présens, mais ils s’étaient excusés de fournir les troupes sur le trop grand éloignement de leur pays et sur la difficulté des chemins. C’étaient eux qui avaient été chargés de porter au kha-kan ces excuses, et ils n’étaient pas restés moins de quinze mois en route ; mais le kha-kan irrité les avait retenus prisonniers au mépris du droit des ambassadeurs. Ayant appris par les récits qui leur étaient parvenus combien les Romains avaient de puissance et d’humanité, ils avaient saisi la première occasion de passer en Thrace. « Ces cithares qu’ils portaient, ajoutèrent-ils, étaient les seules armes qu’ils sussent manier. Étrangers au tumulte des guerres et des séditions, ils remplissaient chez les peuples un ministère de paix. » On reconnaît aisément dans les trois interlocuteurs de Maurice trois de ces poètes ou chanteurs qui servaient d’ambassadeurs chez presque toutes les nations du Nord, auxquels les Scandinaves avaient donné le nom de scaldes, et que les anciens Gaulois appelaient bardes. Maurice les traita bien, admira leur haute stature et leurs membres nerveux, et les envoya séjourner à Héraclée. Lui-même, après avoir présidé à la concentration d’une partie de ses troupes, retourna à Constantinople.

Le kha-kan ne lui laissa pas le temps de les réunir toutes, et marcha hardiment sur Anchiale avec une armée nombreuse et pleine d’ardeur. En trois jours, il força les défilés qui couvrent à l’ouest la côte de la Mer-Noire, puis il s’empara d’Anchiale, qu’il saccagea de fond en comble, Priscus, qui ne voulait pas s’y faire enfermer, ayant fait retraite vers le midi, afin de garantir les avenues de la longue muraille. D’Anchiale, Baïan marcha sur Drizipère. Cette ville, assez bien fortifiée, fut bien défendue par les habitans. Baïan en commença le siège avec un formidable appareil de machines de toute sorte (car les transfuges et les prisonniers romains enseignaient aux Avars les procédés de l’art des sièges) ; les habitans troublaient ses travaux par de fréquentes sorties dirigées hardiment : pourtant il n’était plus possible qu’ils tinssent longtemps, quand un incident bien imprévu vint les délivrer. Ces Avars, si experts en magie pour fasciner les autres, avaient aussi des hallucinations auxquelles ils se laissaient prendre tous les premiers, et c’est ce qui arriva au kha-kan pendant les travaux du siège. Un jour qu’il observait en plein midi les murailles de Drizipère, il vit les portes s’ouvrir et bientôt s’élancer de la place, enseignes déployées, des légions innombrables de soldats qui accouraient sur lui : il apercevait le scintillement des armes ; il entendait le pas des chevaux, le cri des hommes, le bruit de la trompette. La peur le prit, et il se sauva, donnant ordre à son armée de plier bagage et de le suivre. Ces légions n’étaient que des fantômes de son imagination ; mais sa peur fut très réelle et ne se calma que lorsqu’il se trouva à plusieurs journées de la place. L’armée romaine manœuvrait alors entre Héraclée et Tzurulle, à l’ouest de la longue muraille ; Baïan la refoula et força Priscus à s’enfermer dans cette dernière ville, qui précédait immédiatement le grand rempart, et, craignant de s’aventurer plus loin avant d’être maître d’un point si important, il en commença l’attaque régulière. Une aventure qui rappelle un peu celle de Drizipère lui fit lever ce siège plus vite qu’il ne se l’était proposé. Les avant-postes avars se saisirent un jour d’un espion qui rôdait autour des murailles ; on le fouilla, et on le trouva porteur d’une lettre de l’empereur Maurice, que le kha-kan se fit expliquer par ses interprètes. Elle était adressée à Priscus, auquel le porteur, qui venait de Constantinople, devait la remettre. L’empereur y suppliait Priscus de tenir ferme et d’avoir confiance, attendu qu’il se préparait, disait-il, un coup décisif : une flotte considérable entrait en ce moment dans le Danube, avec mission de remonter le fleuve, de mettre à Hunnie à feu et à sang, d’enlever les enfans et les femmes du kha-kan, et de les amener pieds et poings liés à Constantinople, où le kha-kan viendrait bientôt demander la paix à genoux. Tel était le contenu de la lettre saisie sur l’espion. Elle jeta la plus vive inquiétude dans le cœur de Baïan, qui vit ses enfans et ses femmes outragés, traînés en servitude et son pays envahi : il n’eut plus d’autre pensée que d’aller à leur secours en se retirant honorablement. Des ouvertures adressées par lui à Priscus furent bien accueillies ; il s’ensuivit encore une paix. La nouvelle était fausse, et la lettre, fabriquée à dessein, n’avait d’autre but que de donner le change au kha-kan : la ruse était bonne et réussit. Si le sorcier avait été ensorcelé à Drizipère, le trompeur fut trompé à Tzurulle.

L’hiver amena d’autres soins. Les Slaves attardés commençaient à se rendre par grandes masses à l’appel du kha-kan ; chaque jour, les vedettes romaines signalaient de nouveaux mouvemens dans les plaines pontiques : l’empereur envoya Priscus garder les passages du Danube, et prendre, s’il y avait lieu, l’offensive contre les Barbares. Au printemps de l’année 593, le général établit ses quartiers à Durostorum, et se prépara à la double éventualité d’une guerre de défense et d’une guerre d’attaque. Il était absorbé dans ces préparatifs, lorsqu’il vit arriver dans son camp une ambassade avare qui avait pour orateur un certain Kokh, déclamateur barbare, espèce de Commentiole sauvage, dont la mission sans doute était d’effrayer les Romains par la virulence de ses discours. Priscus le reçut au milieu de ses officiers, et le barbare commença de cette façon : « Dieux qu’est ceci ? Ceux qui faisaient profession de respecter la sainteté des sermons les violent sans scrupule ; les Romains foulent aux pieds les engagemens de la paix ; ils jettent au vent le sel des traités ; ils ne respectent pas plus leur parole que leurs dieux ! En vérité, le Danube voit un beau spectacle : ce même Priscus, qui signait hier la paix, Priscus, à qui nous avons accordé la vie, est ici en armes contre nous ! Chef Priscus, imite donc l’humanité avec laquelle nous nous sommes conduits envers toi, et songe que nous avons voulu épargner un ami futur et non pas un ennemi….. Oh ! c’est bien vous, Romains, qui avez formé les Barbares à la méchanceté ! Nous n’aurions jamais enfreint les traités, si vous n’aviez pas été nos maîtres dans l’art du mensonge. Quand vous faites la guerre, c’est avec injustice ; quand vous faites la paix, c’est pour la rendre incertaine et amère ; mais attendez l’heure de la vengeance : ceux qui nous ont dû merci apprendront ce qu’on gagne à nous attaquer témérairement….. » Puis, apostrophant par une sorte de prosopopée l’empereur absent, le barbare continua : « Et toi, césar, tu es injuste quand tu emploies la fraude pour couvrir tes préparatifs de guerre ; c’est un attentat exécrable, l’œuvre d’un brigand et non d’un prince. Il faut que tu déposes la couronne ou que tu cesses de la déshonorer. » Cette déclamation avait tout simplement pour but d’expliquer que les Slaves devaient être couverts par le traité de paix juré entre les Romains et les Avars, vu que les seconds, étaient les suzerains des premiers, et que par conséquent faire la guerre aux Slovènes et aux Antes, c’était la faire au kha-kan. Dix fois pendant le discours de l’orateur, les officiers romains furent tentés de se jeter sur lui et de le châtier d’importance ; mais Priscus les arrêta : « Laissez, dit-il ; c’est du style et de l’insolence barbares. » Puis il signifia froidement à l’ambassadeur que ce qu’il faisait ne regardait point les Avars, que les Slaves n’avaient été compris dans aucun traité, et que la paix avec les Avars n’empêcherait pas les Romains de faire la guerre à qui bon leur semblerait. Kokh s’en alla, éclatant en menaces, et Priscus se mit en mesure d’ouvrir aussitôt la guerre offensive, car les Slaves paraissaient faire un temps d’arrêt. Au fond, le kha-kan et lui se comprenaient parfaitement, et Priscus savait bien que battre les Slaves, c’était affaiblir les Avars.

Les grandes plaines qui bordent le Danube au nord, et qui portent aujourd’hui les noms de Valachie et de Moldavie, recelaient alors un des principaux repaires des Slaves, situé, suivant toute probabilité, dans la zone qu’arrose le Sereth, et défendu par des marais et de grands bois presque impraticables. Ils y avaient déposé le butin de leurs dernières expéditions, la déplorable dépouille des provinces de Mésie, de Dalmatie et de Thrace. Un chef important, nommé Ardagaste, en avait la garde avec une assez forte armée. Priscus projeta de s’en emparer, et une marche nocturne l’amena à travers la forêt jusqu’au milieu du camp barbare. Ardagaste n’eut que le temps de se jeter tout nu sur un cheval sans selle, n’ayant d’autre arme que son épée. Tombé dans un parti de Romains, il met pied à terre, lâche son cheval, et fait face seul contre tous ; mais, près de succomber sous le nombre, il s’enfuit encore et gagne à toutes jambes les chemins les plus escarpés. Un tronc d’arbre qui se trouve sur son passage le fait choir, et il était perdu sans le voisinage d’une rivière qu’il aperçoit ; il y court, la franchit à la nage, et laisse bien loin derrière lui les Romains étonnés de sa vigueur. Il se sauva, mais peuplade et son armée furent presque anéanties. Alléchés par l’immense butin tombé en leur possession, les soldats romains demandèrent à grands cris de marcher plus loin, et Priscus, répondant à leur désir, envoya un détachement d’hommes déterminés sonder les bois sous la conduite du tribun Alexandre. Ces hommes découvrirent un bivac de Slaves non loin de leur route, ils voulurent l’atteindre ; mais, ayant affaire à des chemins brisés et croisés de vingt façons, ils s’égarèrent et allèrent se perdre dans un marais, où ils seraient restés sans l’assistance d’un Gépide qui se trouvait là. Ce Gépide était un ancien chrétien, longtemps serf ou esclave des Avars, qui, ennuyé de sa dure servitude, l’avait secouée un beau jour et s’était donné la liberté des bois. Depuis ce temps, il vivait parmi les tribus slaves, errant de village en village, connaissant tous les chefs, et il s’était fait païen pour exciter plus de confiance et de sympathie. Il paraît pourtant que, à l’aspect des drapeaux d’un peuple chrétien, le renégat sentit son cœur ému, et que le remords l’amena vers les Romains, qui l’accueillirent comme transfuge. Le Gépide, retirant Alexandre du mauvais pas où celui-ci s’était engagé, le conduisit par un chemin parfaitement sec jusqu’au bivac, et lui indiqua les moyens de cerner les Slaves, qui furent tous pris comme dans un piège et attachés ensuite avec des cordes ou des chaînes. Alexandre voulut les interroger lui-même, pour savoir ce qu’ils faisaient là et de quelle nation ils étaient, mais tous refusèrent de répondre. Il les fit frapper avec des fouets et n’en obtint pas davantage ; seulement, quand leurs chairs étaient entamées par les coups et que le sang ruisselait sur tout leur corps, les malheureux disaient : « Tuez-nous ! » Force fut donc au tribun Alexandre de se fier au seul Gépide pour tous les renseignemens dont il avait besoin. Celui-ci exposa que ces Slaves étaient des soldats d’un roi voisin appelé Musok ou Mousoki, lequel, ayant appris la défaite du roi Ardagaste et le sac de son camp, les avait envoyés pour observer le mouvement de l’armée romaine. « Si l’on marchait sur-le-champ, en surmontant quelques difficultés, ajouta le Gépide, on pourrait surprendre Musok dans sa ville, dont il ne bougera pas qu’il n’ait reçu les informations de ses éclaireurs. Il y a bien une large et profonde rivière à passer pour y arriver, mais je me fais fort de procurer le passage aux Romains par les soins de Musok lui-même. » Ainsi parla le Gépide. Alexandre accepta son offre, et pour que rien ne transpirât de son expédition, il fit, avant de partir, égorger tous ses prisonniers.

Le grand village, résidence du roi Musok, était situé à quarante lieues de là ; le Gépide fit diligence pour y arriver ; Alexandre et son détachement, composé de trois mille hommes, le suivirent à distance, et Priscus, qui approuva tout, se mit aussi en route pour appuyer son détachement au besoin. Le renégat, très au fait des lieux, traversa la rivière aisément, et alla trouver Musok dans sa cabane. Il lui raconta que les malheureux sujets d’Ardagaste échappés à l’extermination étaient en marche dans la forêt pour venir lui demander asile, qu’ils étaient trois mille environ, et que, sachant la parfaite connaissance que lui, le Gépide, avait du pays et du roi, ils l’avaient dépêché en avant pour leur obtenir des barques. Musok, en ce moment préoccupé d’autres soins, n’en demanda pas plus long, et mit à la disposition du renégat cent cinquante barques et trois cents rameurs que celui-ci conduisit à l’opposite du village sur une plage ouverte et facile. Les soins qui préoccupaient Musok étaient ceux des funérailles de son frère, lesquelles avaient été célébrées dans la journée. Le repas des morts avait été magnifique ; le vin avait coulé à flots, à tel point que le roi, vers le soir, resta étendu ivre-mort dans son palais. Aussi les cent cinquante rameurs, qui avaient eu leur part du festin, n’eurent rien de plus pressé, arrivés sur l’autre rive, que de se coucher par terre et de dormir à côté de leurs canots amarrés. Ils dormaient encore lorsqu’au point du jour Alexandre arriva. Ses soldats tuèrent sans bruit ces hommes endormis, les roulèrent dans le fleuve, et montant vingt dans chaque bateau, eurent bientôt atteint le village. Musok, qui cuvait son vin, se réveilla prisonnier. Son village fut saccagé comme celui d’Ardagaste ; les Romains gardèrent pourtant un grand nombre d’hommes et de femmes choisis pour être vendus dans les marchés à esclaves de la Mésie. Mais la guerre a des retours bien imprévus. Le soir de ce même jour les Romains se trouvèrent dans l’état où ils avaient surpris les Slaves. Ayant du vin en abondance, ils s’enivrèrent et ne se gardèrent plus ; les sentinelles elles-mêmes dormaient. Les prisonniers profitèrent de cette bonne occasion pour rompre leurs liens, saisir des armes et fondre sur les Romains comme des furieux. C’en était fait d’Alexandre et de son détachement sans Priscus, qui se montra fort à propos. Invoquant les lois de la vieille discipline romaine, le général irrité fit pendre les officiers qui avaient été de garde dans cette nuit funeste et passer par les verges tout soldat qui n’avait plus ses armes.

Des expéditions du même genre eurent lieu pendant les années 594 et 595 contre les tribus slaves, cette arrière-garde de la Hunnie, et Baïan intimidé ne dit rien ; il redoutait Priscus, dont les talens militaires se révélaient assez hautement, et qui, joignant aux qualités du guerrier celles du politique, savait opposer la ruse à la ruse aussi bien que les armes aux armes. Le chef avar, tout en le détestant comme adversaire, ressentait un secret attrait pour lui ; c’était à lui personnellement qu’il faisait remonter ou les faveurs ou les déboires qui lui venaient du gouvernement romain ; c’est lui qu’il cherchait à flatter ou qu’il provoquait suivant l’occasion. Priscus, de son côté, ne le traitait pas comme un barbare ordinaire ; il appréciait son génie ; il eût voulu le voir, tranquille dans l’empire qu’il avait fondé si glorieusement, se plier aux idées de justice et de bon voisinage. Il savait que plus d’un noble avar, corrompu dans sa barbarie par un avant-goût de civilisation, ne demandait pas mieux que de jouir en paix à la manière des Romains de l’opulence qu’il avait acquise à leurs dépens. Aussi Priscus s’était-il fait des intelligences jusque dans le conseil du kha-kan, où des personnages considérables osaient soutenir le bon droit de l’empire et gourmander la haine opiniâtre de Baïan. Targite lui-même, le négociateur indispensable des grandes affaires, se faisait le champion de ces sentimens nouveaux. Priscus eût désiré qu’ils frappassent l’intelligence de Baïan à défaut de son cœur, et il employait à cet effet un intermédiaire habile, le médecin Théodore, dont nous avons déjà parlé dans cette histoire.

Si l’on se rappelle le personnage qui lors de la première attaque de Sirmium par les Avars vint ingénieusement au secours de la ville en mettant le duc Bonus sur pied, ce personnage, c’était lui. Après la cession de Sirmium, sa patrie, au kha-kan des Avars, Théodore s’était retiré dans quelque ville voisine pour rester Romain, et Priscus, qui connaissait son esprit et son patriotisme, le chargea de plusieurs missions près du chef barbare. Théodore était un homme instruit, adroit, insinuant, qui mêlait une grande séduction à une grande liberté de langage : le kha-kan l’aimait pour sa gaieté, et peut-être un peu aussi pour ses bons conseils. Leur conversation, dans le laisser-aller de la vie intime, roulait assez ordinairement sur des points de morale qui ne devaient pas être plus étrangers aux barbares qu’aux hommes civilisés, et il assaisonnait ses leçons de traits d’histoire que le kha-kan écoutait avec le vif intérêt qu’apportent à tout ce qui est récit les hommes de l’Orient. Théodore le surprenait-il dans ses bouffées d’orgueil, exaltant les grandes choses, qu’il avait accomplies, et prétendant qu’il n’existait personne sous le soleil qui eût la force de lui résister ? Le médecin arrivait timidement avec une anecdote, tirée de l’histoire grecque ou romaine, dont il savait à propos adoucir ou acérer le trait. Un jour que la conversation prenait son cours habituel après une discussion sur Priscus et sur l’injustice des Romains dans la guerre des Slaves, Théodore captiva l’attention de son hôte par un récit dont le héros était le grand Sésostris, roi d’Egypte. Le monarque égyptien, dans un enivrement impie de sa puissance, dressait les rois des peuples qu’il avait vaincus à le traîner dans son char, le mors aux dents et la selle sur le dos. « Sésostris remarqua, disait le narrateur, qu’un des rois attelés tournait souvent la tête en arrière et semblait observer avec attention la roue qui se déplaçait sous son effort. — Que regardes-tu là ? lui demanda Sésostris. — Je regarde, répondit le roi vaincu, comment le haut de cette roue descend en bas, et comment le bas remonte en haut. — Sésostris tressaillit, et depuis ce moment, ajoutait Théodore, il ne se servit plus d’attelages humains, respectant dans les hommes l’inconstance et la fragilité de la fortune. » Baïan avait écouté un peu triste et pensif ; il se prit ensuite à dire : « Crois-le, Théodore ; je sais me maîtriser moi-même et combattre mes emportemens, mais cela dépend des circonstances. Tiens, je n’en veux plus à Priscus ; je désire être son ami, s’il lui plaît d’être le mien. Qu’il me donne la moitié des dépouilles qu’il a enlevées aux Slaves ; il les a conquises par ses armes, mais dans un pays de mon obéissance et sur mes sujets ; n’est-il pas juste que nous partagions ? » Ainsi le barbare reparaissait, et la moralité, qui allait jusqu’à l’ambitieux, ne pénétrait pas jusqu’au voleur.

Les intrigues de Constantinople rompirent brusquement ces relations qui pouvaient conduire à un rapprochement des deux peuples. Priscus, sur le compte duquel on inspira des ombrages à l’empereur, fut privé de son commandement, remplacé par un frère même de Maurice, puis renvoyé à son armée, compromise par l’incapacité du nouveau général. Ces tergiversations rendirent de l’audace au kha-kan. D’ailleurs pendant l’absence de Priscus il s’était passé une chose grave. Un corps de cavalerie bulgare, appelé des rives du Volga par Baïan, était arrivé dans les plaines pontiques, et prenait, par la rive gauche du Danube, le chemin qui conduisait en Hunnie, n’attaquant point, ne menaçant point les Romains, lorsqu’un corps de cavalerie romaine, en observation dans ces parages, fit pleuvoir sur lui une grêle de traits. Les Bulgares s’arrêtent, se retranchent, font valoir leur attitude et leurs intentions pacifiques, ainsi que la paix qui existe entre les Romains et les Avars ; mais le général romain (c’était le frère de l’empereur) vient de la rive gauche avec des renforts, charge les barbares, et est lui-même mis en déroute. Nouvelles réclamations du kha-kan, nouvelles explications hautaines de part et d’autre. Baïan soutint que les Romains n’avaient pas le droit de mettre le pied sur la rive gauche du Danube, qui lui appartenait en totalité, qui était sa province à lui. Priscus, rentré sur ces entrefaites dans son commandement, n’accueillit pas sans une violente colère cette nouvelle prétention, plus insolente encore que les autres. « Et depuis quand, s’écria-t-il tout hors de lui, depuis quand un fugitif, reçu par grâce chez nous, ose-t-il fixer les limites de notre empire ? » Ce mot blessa Baïan au cœur. Il s’approcha de Singidon sans rien dire, enleva la ville, la démantela, et en transporta les habitans en Pannonie. Accouru trop tard avec son armée, Priscus occupa une des îles du Danube, près de cette malheureuse cité, et les deux chefs se trouvèrent en présence, séparés seulement par un bras du fleuve. Il paraît qu’en ce moment leurs anciennes relations. peut-être leur ancien penchant l’un pour l’autre, leur revinrent à l’esprit, et ils désirèrent se voir. Le kha-kan vint à cheval et descendit sur le bord, Priscus s’avança dans une barque jusqu’à la portée de la voix ; mais l’entrevue se passa en récriminations et en reproches mutuels. Il ne restait plus que la guerre, et Priscus s’y préparait activement sur le Danube, quand il apprend que le kha-kan était en Dalmatie, où il mettait tout à feu et à sang.

Furieux, il court vers la Haute-Pannonie, attend l’armée des Avars, la bat et lui enlève tout son butin. La même fureur animait le kha-kan ; il appelle à lui toutes ses bandes, et s’élance avec elles vers la Thrace, ne laissant derrière lui qu’un fleuve de sang. Baïan n’était plus un homme, c’était une bête féroce ; il sévissait contre les pierres, il déclarait la guerre aux morts. À Drizipère, où il entra cette fois, et dont il fit un monceau de débris, il brûla l’église dédiée à saint Alexandre, qui était en grande vénération dans le pays, dépouilla la sépulture du martyr, toute revêtue de lames d’argent, et dispersa ses ossemens ; puis, comme pour célébrer ce beau triomphe, disent les historiens, il alla s’attabler avec ses officiers et passer la nuit en débauches. Ce fut la vie que menèrent aussi ses soldats dans ces tristes journées de pillage et d’égorgement ; mais bientôt la peste se déclara parmi eux. Dans une seule nuit, Baïan vit mourir dix de ses fils, atteints de bubons pestilentiels dans l’aine. Ce barbare aimait tendrement ses enfans, et faillit devenir fou de douleur. « Il fallait voir, dit un écrivain du temps, comment la joie triomphale, les chants et le pœan de la victoire firent place tout à coup au deuil, aux larmes, aux interminables gémissemens. » Dans son égarement, le kha-kan s’écriait sans cesse : « Que Dieu juge entre Maurice et moi, entre les Romains et les Avars ; il sait ceux qui ont violé la paix ! » L’occasion était favorable pour l’aborder, et des négociateurs romains lui demandèrent une entrevue ; mais Baïan resta douze jours sans vouloir les entendre. Enfin il conclut la paix avec une facilité qui prouvait son profond abattement.

L’année suivante, 600 de notre ère, la guerre reprit, non pas précisément sur l’initiative du kha-kan, mais parce qu’il vit que Priscus, s’emparant de la rive gauche du Danube, le traquait peu à peu dans ses frontières, et pourrait pénétrer quelque jour jusqu’au cœur de la Hunnie. Il sentit qu’il y allait de sa vie et de l’existence de son peuple, et qu’il devait tout épuiser pour reconquérir sa position au nord du fleuve. Priscus, posté dans Viminacium et dans l’île du Danube située en face, paraissait vouloir opérer le débarquement d’une forte armée destinée à agir au printemps : Baïan envoya quatre de ses fils défendre le passage, tandis qu’avec une partie de ses troupes, il irait prendre les Romains à dos ; mais ses fils furent battus, le passage livré, et lui-même fut obligé de revenir au nord du Danube pour y défendre son propre territoire. Cinq batailles terribles se donnèrent coup sur coup, où Baïan combattit avec désespoir, mais où Priscus, formant son infanterie en carrés impénétrables et variant à propos ses manœuvres, déploya toutes les ressources de la tactique la plus savante. Les quatre fils de Baïan périrent dans un marais, culbutés et noyés avec leurs corps d’armée ; Baïan lui-même n’eut que le temps de traverser la Theïsse, sur le point d’être tué ou pris. Enfin les Romains passèrent cette rivière fameuse, interdite à leurs aigles depuis deux cents ans, non loin de laquelle s’était élevée la demeure d’Attila et où s’élevait encore celle de Baïan ; mais ils ne la passèrent qu’en petit nombre et pour observer l’ennemi. Ce détachement tomba au milieu de trois bourgades habitées par des Gépides, et dans lesquelles ces serfs des Avars célébraient par des festins une de leurs fêtes nationales. Chose incroyable, ils ignoraient qu’il se fût livré la veille une grande bataille dans leur voisinage, tant leurs maîtres les tenaient isolés et étrangers à tout intérêt public ! Les Romains tombèrent sur cette tourbe de serfs désarmés et endormis pour la plupart, comme ils étaient tombés sur la peuplade du roi Musok, et la traitèrent de même. Baïan n’avait fui que pour revenir, avec le dernier débris de sa puissance, livrer une dernière bataille, qu’il perdit. Pourtant les Romains n’allèrent pas plus avant, ils évacuèrent même bientôt la rive septentrionale du Danube pour rentrer dans leurs quartiers.

Baïan ne mourut pas dans cette bataille, mais il y survécut peu, car son nom disparaît presque aussitôt de l’histoire. Élevé au commandement de son peuple vers 565 et fort jeune encore, il l’avait gouverné pendant trente-six ans. La fortune, qui se retire des vieillards, lui fit payer cher dans ses dernières années les faveurs trop éclatantes dont elle l’avait comblé à son début. Ce fondateur du second empire hunnique, qui de prime-saut l’avait égalé presque au premier, le laissa en mourant humilié et compromis. Cet amer retour du sort lui remit peut-être en mémoire les roues du char de Sésostris et les autres moralités dont le médecin Théodore l’amusait autrefois : la perte de ses quatorze fils, tombés sous ses yeux victimes de son insatiable ambition, l’avait atteint d’une blessure qui ne se ferma plus. Comme s’il eût toujours senti sur sa tête la main du Dieu des chrétiens, dont il s’était joué par ses parjures, il répéta plus d’une fois, comme à Drizipère, « que Dieu jugerait entre Maurice et lui. » Maurice périt la même année ou l’année suivante, 602, décapité par les ordres du centurion Phocas, à la suite d’une révolte de soldats venue à propos de la dernière guerre contre les Avars. Le kha-kan put aller rendre ses comptes en face de son adversaire devant le juge qu’il avait choisi.


AMEDEE THIERRY.

  1. Voyez sur les Fils et Successeurs d’Attila les livraisons du 15 juillet et 1er novembre 1854.
  2. Pseudo-Abares. L’historien Théophylacte ne leur donne même guère d’autre nom.
  3. Nous ne faisons que répéter ici la triste réflexion de l’historien grec Théophylacte Simocatta, contemporain des guerres que nous décrivons.
  4. Le texte de Théophane porte torna, torna, fratre, τόρνα, τόρνα, φράτρε ; — Théophylacte Simocatta donne la version ῥετόρνα, ῥετόρνα, φράτρε. — On peut consulter M. Raynouard dans l’introduction aux Recherches sur l’Origine et la Formation de la Langue romane, p. 9 et 10.