Les Forestiers du Michigan/II

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CHAPITRE II

un cri de mort

Ce nom n’était pas tout à fait inconnu à Veghte, mais, pour le moment, il lui aurait été impossible de se rappeler le lieu ni l’époque où il l’avait déjà entendu.

À la fin il crut se souvenir que le propriétaire de ce nom avait voyagé avec lui, deux ans auparavant, sur les bords du lac Saint-Clair, et qu’en cette circonstance, ayant été pourchassés par un détachement de Chippewas, ils avaient eu toutes les peines du monde à leur échapper.

– C’est bizarre que je ne vous aie pas reconnu ! dit-il enfin en souriant et lui tendant la main ; il me semblait bien que j’avais entendu votre voix et vu votre visage quelque part ; mais, quand ma vie en aurait dépendu, je n’aurais pu dire où ; pourquoi avez-vous tant tardé à vous faire connaître ?

– Eh ! je vous l’ai dit : histoire de rire ! Je vous avais reconnu au premier coup-d’œil : je me suis amusé à me cacher le visage en commençant, et je vous ai ensuite montré ma figure fort adroitement lorsque j’ai allumé ma pipe ; j’avais passablement envie de rire en examinant vos efforts pour me dévisager. À présent, voyons un peu ! Il y a deux bonnes années que nous avons essuyé cette bousculade au bord du vieux lac Saint-Clair, n’est-ce pas ? Ce fut alors notre dernière entrevue : qu’en dites-vous ?

— Deux ans à l’automne passé. Vous avez considérablement changé depuis cette époque, Horace.

— Hélas, oui ! sans plaisanter. Je n’en puis dire autant de vous ; vous êtes toujours le même : toujours la même chevelure, toujours le même visage. Qu’êtes-vous donc devenu pendant tout ce temps ?

— J’ai été beaucoup à Presqu’île ; quoique depuis trois mois je sois absent du fort. J’ai passé un certain temps à Michilimakinuk, ensuite au fort Sandusky ; puis, à Saint-Joseph ; enfin à Ouatanon.

— Il est singulier que nous ne nous soyons pas rencontrés : j’ai fréquenté ces trois forts, surtout le Sandusky.

– Quand avez-vous quitté ce dernier poste ?

– Vers le milieu d’octobre.

– Eh bien moi j’y ai passé la première semaine de novembre. Vous avez pris plus de temps que moi pour faire le voyage.

— Ma foi je n’étais pas pressé j’ai marché à petites journées.

— Moi aussi : seulement, quand j’ai vu la tourmente qui se préparait, j’ai doublé le pas dans l’espoir d’arriver au fort cette nuit. Mais, le moyen de marcher !… quand il y a deux pieds de neige !

Les deux nouveaux amis se rassirent auprès du feu, et, commodément appuyés sur le coude, s’envoyèrent réciproquement d’énormes bouffées de fumée : la conversation continua, entremêlée d’un échange de regards curieux.

Par moments ils s’oubliaient dans une rêveuse contemplation de leur feu dont l’activité croissait avec la fureur de l’ouragan. Sur leurs têtes se balançaient mélancoliquement les gigantesques branches chargées de neige, déversant par intervalles de petites avalanches qui roulaient jusque dans le brasier.

— Encore un redoublement de neige ! remarqua Johnson après avoir vainement essayé de sonder les ténèbres du regard. Encore quelques heures comme cela, et nous ne pourrons plus regagner le fort.

— Je ne m’étonnerais point qu’elle tombât sans discontinuer tout le jour : la tempête a commencé d’une façon régulière, elle durera longtemps. Vous souvenez-vous de la tourmente qui eut lieu à Noël de l’année dernière ? Il neigea sans relâche pendant toute une semaine ? fit Veghte d’un ton interrogateur.

— « Oui, oui je m’en souviendrai tant que je vivrai. J’étais à une douzaine de milles du fort Sandusky lorsque ça commença, et j’étais un peu indécis sur la direction que je prendrais. Je me décidai à faire un tour de chasse, et, dans l’après-midi je tirai un ours : cet animal, au lieu de tomber mort tranquillement, prit ses jambes à son cou et se sauva : naturellement, je lui courus après. À la trace du sang sur la neige, je m’apercevais qu’il était grièvement blessé, et je m’attendais, de minute en minute, à le voir culbuter et me donner le temps de le rejoindre. Mais la vilaine brute ne cessa de courir et courir encore jusqu’à la nuit close.

« Sans me décourager, je le suivis de mon mieux, tantôt près, tantôt loin, ne le perdant pas de vue. À la fin, le voyant disparaître comme par enchantement, je doublai le pas si vivement, que, sans m’en apercevoir je perdis pied et me trouvai culbuté dans un trou avec mon diable d’ours.

« Il y eut un petit instant de confusion, j’avais les yeux, le nez, la bouche, pleins de neige. En me relevant j’avais perdu mon gibier ; plus d’ours ! J’eus beau fouiller les broussailles, vérifier tous les environs ; mon stupide animal avait décampé ; je n’en ai plus entendu parler.

« Pendant ce temps-là, il avait continué de neiger, et, pour conclusion, il ne me restait d’autre ressource que d’allumer vivement du feu, et de m’organiser un gîte le plus confortablement possible jusqu’au jour. Remarquez bien que l’air était glacial quoiqu’il tombât tant de neige. Nous autres, gens des bois, nous ne sommes jamais en peine pour nous installer ; au bout d’une minute j’avais trouvé un gros, bel arbre, un peu creux, parfait pour servir de cheminée.

« Bon j’allume ma pipe, je m’adosse à mon arbre, et me voilà à réfléchir… Je ne sais pas pourquoi, mais, sans m’en douter, je ne pouvais me sortir cet ours de la tête : Et avec des idées bizarres qui auraient fait mourir de rire un Indien.

« Je me le figurais grand-père d’une nombreuse famille qui l’attendait ce soir là pour fêter son retour par un beau festin. Je le voyais encore s’asseyant au haut bout de la table aussi majestueusement qu’un vieux général anglais, racontant à ses convives que je l’avais fort maltraité et presque tué, tandis que, lui, il n’avait pas daigné faire un pas contre moi pour se venger. Puis, il me semblait entendre tous ses enfants et ses amis faire serment de me poursuivre à outrance pour laver cette insulte dans mon sang.

« Je ne sais combien de temps avait duré ce fandango de rêveries, lorsque je m’avisai de lever les yeux : mon diable d’ours était là, à six pas, avec sa blessure saignante

« Oui, Sir j’étais pétrifié ! Je pense que mes cheveux se sont mis tout debout sur ma tête, au point de soulever mon chapeau. Mais, le pire de tout cela, c’était que dans ma préoccupation d’allumer le feu, j’avais oublié mon fusil par terre, assez loin de moi et je n’y avais plus pensé. En regardant l’ours, je m’aperçus que le bout du canon touchait presque une de ses grosses pattes il n’aurait pas fait bon aller le chercher là.

« La brute avait la gueule grande, ouverte, pleine de sang : à son air je reconnus sans peine qu’elle n’avait pas de bons sentiments pour moi. Je suppose que sa première idée avait été de s’enterrer dans quelque arbre creux pour y mourir mais ensuite, ne se trouvant pas aussi gravement blessée qu’elle l’avait cru d’abord, elle avait un peu repris courage, avait fait un petit tour dans les environs, et apercevant le feu, était venue voir ce que ça signifiait.

« Il paraît que nous étions tous deux aussi stupéfaits l’un que l’autre, car l’ours s’arrêta en grognant, et me regarda sans bouger pendant deux ou trois minutes. Si j’avais eu l’esprit de me tenir tranquille, l’animal serait parti sans rien me dire mais j’étais complètement abruti. Voyant que je ne pouvais mettre la main sur mon fusil, je me levai sans trop savoir pourquoi. Tant que j’étais resté immobile, il avait eu l’air de ne pas me reconnaître ; dès que j’eus bougé, il comprit son affaire.

« Avec un grondement très-sérieux il marcha sur moi. Je reculai, je pris un tison et le lui présentai au nez. Cette démonstration ne fut pas de son goût ; elle le fit reculer à son tour. Cependant il ne s’avoua pas vaincu, et cinq secondes après, il avait regagné son premier poste, et de là, il me guettait avec un certain air qui ne présageait rien de bon.

« Je connus de suite qu’il était déterminé à me surveiller jusqu’au jour : cela me fit songer. Je passai en revue ma provision de bois ; il m’en restait juste pour deux heures au plus.

« J’étais donc assez embarrassé de savoir quel parti prendre.

« En regardant autour de moi, je remarquai que l’arbre avait de grosses racines saillantes ; je pouvais m’élancer et à l’aide de ce marchepied naturel, grimper sur l’arbre. Mais, au même instant, je fis la réflexion que le tronc était assez gros pour que mon ennemi pût y monter après moi, et qu’il serait fort capable de commettre cette indélicatesse. À ce moment je ne pus m’empêcher de conclure que j’avais tiré un méchant coup de fusil, et que j’avais été bien stupide de laisser fuir cette bête avec une aussi minime blessure.

« Si, seulement, j’avais pu rattraper mon fusil, j’aurais pu terminer assez bien la plaisanterie mais, comme vous voyez, c’était là, précisément, le point difficile. L’ours était, pour ainsi dire, assis dessus ; et il n’aurait, vraiment, pas été commode de le déranger.

« Enfin je me rappelai qu’aucun animal ne tient bon contre le feu, et je me décidai à le charger avec un bon tison.

« J’avisai une superbe branche bien enflammée ; pour aviver encore son incandescence, je la fis tournoyer pendant quelques secondes autour de ma tête, et je me jetai sur l’animal en poussant un grand cri.

« Probablement j’aurais réussi à ravoir mon fusil si je n’avais pas fait une fâcheuse glissade. Le talon me tourna si malheureusement que je tombai, et le tison sauta loin de moi.

« Je ne fus pas long à me relever mais toute mon agilité ne me procura d’autre profit que de n’avoir pas été mis en pièces par les griffes de cette brute obstinée.

« Pendant ce temps, mon feu baissait il n’en avait pas pour longtemps à s’éteindre. Ça me contrariait, car il n’allait pas faire bon, sans foyer, par une nuit aussi froide ; impossible de faire du bois, l’autre me guettait.

« Vlan ! je prends mon élan, je saute en l’air et me voilà sur l’arbre ! Avant de gagner la cime, je donne un coup d’œil en bas, pour savoir ce que faisait mon compagnon.

« Il paraît que j’avais fait mon ascension au moment où il ne me regardait pas, car je l’aperçus tournant la tête en tout sens comme s’il me cherchait.

« Ce n’était pas le cas de rien dire ; je grimpai tout doucement jusqu’aux plus hautes branches, et je m’y installai le mieux possible en attendant le jour. Mais, le poste était terriblement peu confortable, je vous en réponds ! Il n’y faisait pas bon, à cheval sur la rude écorce, dans une atmosphère glaciale, sous la neige tombant à gros flocons. Que voulez-vous ? Je n’avais pas le choix de prendre un autre parti, il fallait bien en passer par là.

« Dès les premiers moments le froid et le sommeil, deux vilains camarades, vinrent me visiter rudement… si rudement qu’au bout de quelques minutes je dégringolais dans la neige, juste à deux pieds de mon ours.

« La chute m’avait très-bien réveillé, je bondis comme un ressort, et je saisis dans le foyer un tison demi-mort pour m’en faire une arme. Je le rallumai en le faisant tournoyer au-dessus de ma tête, et j’attendis de pied ferme mon noir ennemi.

« L’animal ne bougea pas et ne souffla mot. Après avoir attendu une ou deux minutes je m’approchai ; il était mort, raide, froid comme une pierre. Je pris mon fusil avec une satisfaction facile à concevoir, je renouvelai ma provision de bois, je rallumai mon feu, et je pus enfin examiner l’animal à mon aise. Il avait été touché au cœur ; positivement, il était blessé mortellement ; je ne comprends pas comment il avait pu courir aussi longtemps. Il me semble… »

Le narrateur s’interrompit en voyant Basil lui faire un signe de la main : il s’assit aussitôt et se tut, en prêtant l’oreille. Durant quelques secondes tous deux écoutèrent, retenant même leur souffle pour mieux entendre.

— Un son a frappé mes oreilles pendant que vous parliez ; dit Basil en reprenant avec soin sa position.

— Bah c’est le vent, et rien de plus.

– Ça été ma première pensée, mais le son s’est répété ; je ne pouvais m’y tromper.

– Eh bien qu’est-ce que c’était ?

– Quelque chose comme un cri de détresse. Il venait des profondeurs du bois, à environ un quart de mille.

Johnson regarda son compagnon d’un air significatif.

– Savez-vous quel animal fait entendre cette voix, Basil ? Ne l’avez-vous jamais remarqué… ?

— Je sais ce que vous voulez dire. Le cri de la panthère ne m’est pas inconnu, je ne m’y trompe pas ; c’est un rauquement furibond mais cette fois il n’y a rien de semblable.

— Mais, l’éloignement peut l’avoir modifié en l’affaiblissant.

Veghte secoua la tête d’un air de supériorité dédaigneuse.

— Pensez-vous que j’aie vécu trente ans dans les bois, pour commettre une pareille erreur ? Ah ! le voilà encore… ! interrompit brusquement Basil en se levant pour sonder du regard les ténèbres environnantes.

Il était impossible de rien voir dans l’infernale obscurité de cette sombre nuit : Basil se retourna vers Johnson qui, demi-couché, fumait imperturbablement sa pipe.

– L’avez-vous entendu, cette fois ?…

– Oui… oui… quelque chose un murmure ; mais je n’oserais dire que ce n’est pas le vent.

— Justement ! entendez-le hurler dans les cimes des arbres.

Veghte lui lança un coup d’œil presque irrité : il ne pouvait lui pardonner sa froide apathie.

— Je vous dis, Horace Johnson, qu’il y a un être vivant près de nous dans le bois et cet être, quel qu’il soit, est en souffrance.

— Pshaw !… répliqua l’autre en riant : vous êtes fou, ami Basil ! qui, diable ! peut avoir à faire dehors, par une semblable nuit ?

– Eh ! qu’avons-nous à faire, nous ?…

— Ah nous, c’est autre chose nous sommes dans les bois parce que çà nous convient ; nous suivons notre idée.

— Enfin à vous entendre, on croirait que nous sommes les deux seuls personnages, au sud du lac Érié, qui ayons quelque chose à faire. Je ne conçois pas votre insouciance ! dit Basil d’un ton de reproche.

Johnson pinça dédaigneusement les lèvres.

– Bon j’admets qu’il y a par ici une âme en peine. Qu’est-ce que ça nous fait ?

– Ce que ça nous fait ! Qu’est-ce que ça me faisait de vous donner asile auprès de mon feu ?

— C’est tout différent ! Si quelqu’un vient nous demander l’hospitalité, nous le recevrons, nous lui donnerons part au foyer, part à la pipe ; mais si ce quelqu’un est à un quart de mille, en quoi çà peut-il nous concerner ?

– Nous devons lui porter secours.

– Vous le pouvez si çà vous convient moi, non ! c’est réglé !

— Si, pourtant, il y avait par là quelque pauvre malheureux, massacré par les Peaux-Rouges, et laissé mourant sous la neige ?…

— Il subira son sort, si ses forces ne peuvent le soutenir jusqu’au jour ! Basil, avez-vous perdu le sens commun ? Voyez quelle furie nouvelle a la neige ! Et vous voudriez quitter ce bon feu alors que vous n’y verriez pas à mettre un pied devant l’autre ! Quelle obligation trouvez-vous donc à courir le risque certain de vous perdre pour secourir je ne sais qui, sans savoir même si vous pourrez lui être utile ?

— Je ne regarde pas tout ça ; je ne me perds pas si facilement. J’ai trop couru les bois pour ne point savoir retrouver le campement à mon retour.

— Enfin ! vous n’y songez pas, au milieu d’une telle nuit !

– Aussi bien celle-ci qu’une autre.

– Ah ! mon Dieu ! neige, tempête, nuit partout ! sous vos pieds ! sur votre tête !

— Vous tirerez quelques coups de fusil pour m’aider à m’orienter.

— Oui, je peux le faire…, répliqua Johnson après quelques instants de méditation.

– Bien ! n’y manquez point : me voilà parti. Adieu.

Au même instant on entendit dans le lointain une clameur tremblante et plaintive, lamentable comme un cri d’agonie.

— D’où çà arrive-t-il ? demanda Veghte.

— De là-bas : répondit Johnson en indiquant une direction précisément opposée à celle que Basil aurait désignée.

– Impossible ! observa ce dernier étonné : je l’ai entendu par ici.

— Vous vous êtes trompé, fit Johnson avec une assurance qui fit hésiter le forestier.

Il s’arrêta un moment, indécis. Au bout de quelques secondes le même cri étrange se fit entendre.

— C’était bien la direction que je pensais, dit Veghte : je parierais que c’est la voix d’une femme. Adieu ! n’oubliez pas de tirer quelques coups de feu pour me remettre dans la bonne route.

Les dernières paroles du brave forestier se perdirent dans l’éloignement : il marchait droit au but de sa courageuse expédition.