Aller au contenu

Les Forestiers du Michigan/XI

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XI

révélations

Veghte arriva rapidement à la Block-House où il trouva le commandant Christie dans la plus profonde anxiété.

À ses avides questions il répondit par une relation fidèle de toutes ses aventures nocturnes.

Lorsqu’il eût fini, l’officier lui demanda :

— N’y a-t-il pas eu, au fort, une lumière allumée en réponse au signal donné sur le lac ?

— Oui, et j’en ai été fort intrigué : qui a fait cela ?

— Il serait fort important de le savoir !

— Où est Horace Johnson ? demanda tout à coup le Forestier après quelques instants de reflexion.

— Dans son lit, d’où il n’a pas bougé depuis votre départ. J’ai eu l’œil sur lui : il n’est pour rien dans cette affaire.

— Le seul individu que je puisse suspecter alors, c’est le Suédois Altoff.

– Je ne le soupçonnerais pas non plus, celui-là ; fit le commandant, fort occupé à lancer d’une façon nouvelle un petit caillou avec la pointe du pied. — Ah ! j’y suis ! reprit-il vivement : c’est votre gros Français du bord de l’eau, vous savez… celui qui se trouvait là en sentinelle, au moment de votre départ. Oui, c’est lui qui a fait ce coup là : ce n’est pas quelqu’un des nôtres, et j’en suis bien aise.

— Mais il me semblait que cette lumière apparaissait au belvédère du Fort, et non pas près du sol.

— Vous vous serez trompé : c’était si facile, la nuit, à une telle distance. Vraiment, je vous le répète, je suis bien soulagé de penser qu’il n’y a pas de traître parmi nous.

— Il est possible… il est possible… murmura le Forestier à demi convaincu. Ma foi, je commence à être de votre avis car, tout bien réfléchi, ce grand pendard a fort bien pu monter sur le coteau qui domine la citadelle ; dans ce cas, sa lumière se montrait précisément à la hauteur du belvédère. — Oui, c’est lui… surtout si vous êtes sûr et certain que Master Horace Johnson n’a pas quitté son lit.

— Je vous le garantis.

— Eh bien ! Amen ! n’en parlons plus ; voilà une question vidée. Parlons maintenant de l’assaut qui ne va pas tarder et de nos moyens de défense.

Les deux amis s’avancèrent jusqu’au bord du lac et en sondèrent l’immensité avec des yeux dont l’inquiétude doublait la perspicacité.

La vaste nappe d’eau, calme et solitaire comme aux premiers jours de la création, roulait paisiblement ses flots bleus et limpides sous la fraîche brise du matin.

Toute créature humaine avait disparu de cette solitude murmurante ; les premiers feux du soleil rayonnaient sur l’eau en flèches d’or, après avoir joué au travers des feuillages.

Dans ce désert tranquille, au milieu de cette nature splendide, sereine, à l’aspect virginal, qui donc aurait pu rêver aux combats, au sang, à l’incendie ?… Il n’y avait plus ni Français ni Indiens ; le ciel, le lac, la forêt échangeaient des sourires d’or, d’azur, d’émeraude ; tout semblait en paix dans l’air, sur la terre et sur l’onde.

Et pourtant, lorsque le regard s’abaissait sur le sable humide du rivage, il découvrait les empreintes nombreuses des pieds furtifs qui avaient passé là pendant la nuit précédente.

Christie et Basil conversèrent longtemps à voix basse, se communiquant leurs projets, leurs craintes, leurs espérances…

L’honorable Johnson se montra à une heure convenable. Le sommeil de la fatigue et de l’innocence l’avait merveilleusement rafraîchi : il apparut plus jovial et plus souriant que jamais.

Après un déjeuner tout à fait confortable, auquel il fit le plus grand honneur, l’estimable Horace se décida au départ. On lui souhaita bon voyage il souhaita à ses hôtes, paix et sérénité d’esprit. Bientôt il disparut dans l’épaisseur des bois, « où son intention était de faire un tour de « chasse. »

— Que la peste puisse t’étouffer en route ! on ne m’ôtera pas de l’esprit que tu joues un double jeu qui finira mal. Je te surveille, Master Horace Devilson (Fils de Diable).

Cette gracieuse apostrophe fut le dernier souhait qui accompagna le départ du sieur Johnson : elle lui était adressée par l’honnête Basil dont les idées prenaient une tournure mélancolique.

Il suivit d’un œil soupçonneux la marche de son ancien compagnon, jusqu’à ce qu’il eût disparu dans les profondeurs de la forêt ; et, longtemps après l’avoir perdu de vue, il demeura immobile, rêveur, inquiet, méfiant de l’avenir.

L’apparition soudaine de la jeune et mystérieuse Indienne, et sa disparition non moins prompte, se mêlaient puissamment aux préoccupations du Forestier : jamais personne ne lui avait inspiré un pareil intérêt ; jamais aucun autre incident de son existence si accidentée n’avait laissé une telle impression dans son esprit.

Une curiosité bien naturelle se mêlait à ces sentiments confus et tout nouveaux pour lui. D’où venait cette jeune fille ? Par quel hasard étrange s’était-elle trouvée mêlée aux aventures de Basil ; une première fois, en plein hiver, au milieu d’une nuit orageuse et glaciale ; une seconde fois, sur le lac Érié, au milieu d’une autre nuit non moins mémorable ?

Dans la première entrevue Basil lui avait sauvé la vie ; dans la seconde elle lui avait rendu un service presque aussi important. Et néanmoins, elle était restée pour lui une inconnue, une vision fugitive, un rêve.

Tout était mystère autour du pauvre Veghte ; Johnson, l’Indienne, le lac, le désert, la Block-House, les Français, les Sauvages, le passé, le présent, l’avenir !

Il y avait de quoi perdre la tête. Franchement, l’honnête Forestier se trouvait bien en peine, car les déductions psychologiques n’étaient pas son fort. Des coups de fusil, des cris de guerre, l’éclair des épées et des tomahawks auraient été bien mieux son affaire.

L’enseigne Christie vint le tirer du royaume des abstractions en causant avec lui de quelques plans nouveaux relatifs à la défense du fort.

À l’issue de leur conversation, Veghte fut invité par le commandant à pousser une reconnaissance dans les environs.

Cette mission lui fut particulièrement agréable : en ce moment il lui convenait d’être seul avec ses pensées secrètes. D’ailleurs, le brave Forestier n’avait jamais reculé devant aucun danger.

Il s’achemina donc tout doucement vers la lisière du bois par un petit sentier creux, et au bout de quelques pas il fut de nouveau plongé dans ses rêveries.

Sa quiétude ne devait pas être longue : il tressaillit des pieds à la tête en entendant une petite voix douce l’appeler par son nom !

Il leva la tête et resta pétrifié, n’en pouvant croire ses yeux !

C’était Elle !…

Elle ! qui lui apparaissait souriante et joyeuse de l’impression qu’elle lui causait…

— Vous paraissez effrayé ? lui demanda-t-elle en très-bon anglais.

Basil se sentait chanceler, il tombait d’étonnement en stupéfaction. Le mystère se compliquait. Il ne crut pas ses oreilles lorsque la jeune Indienne reprit la parole :

— Vous ne pouvez dire un mot ? demanda-t-elle. Qu’avez-vous donc pour être si épouvanté ?

– Ah ! vous êtes Mariami ?… cette jeune fille Indienne, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Le ciel me bénisse ! Mais, depuis quand avez-vous appris à parler ?

– Il y a plusieurs années, lorsque j’étais enfant.

— Hum ! vous n’êtes pas bien vieille maintenant ! Enfin, pourquoi ne vous êtes-vous pas servie des paroles, la nuit dernière, au lieu d’employer ces gestes auxquels je ne pouvais rien comprendre ?

– Je vous dirai çà un jour : En ce moment je ne le puis. Pourquoi vous êtes-vous aventuré hors de la Block-House, ce matin ?

— Pour m’informer un peu de ces Français et de ces Indiens dont nous redoutons l’attaque.

La jeune fille s’approcha du Forestier, jeta un regard soupçonneux sur tout ce qui les entourait, comme si elle eut redouté quelque œil dangereux. Puis, se haussant sur la pointe des pieds pour atteindre à son oreille, elle murmura d’une voix contenue et basse comme un souffle :

– Les voilà qui viennent : ils sont cachés dans le bois en attendant ; demain matin ils donneront l’assaut.

Basil fit un bond d’étonnement ; la brusque annonce d’un danger aussi prochain le confondait : effectivement, les vérifications qu’il avait faites et les avis reçus avaient fait présager une attaque pour la semaine suivante au plus tôt.

— Et combien sont-ils ? demanda-t-il brusquement.

— Des centaines ! Ils veulent brûler la place comme ils ont fait pour Sandusky.

— Les femmes sont d’étranges choses ! répliqua mentalement Basil ; comment sait-elle tout çà ? — Comment se fait-il que vous me disiez ces choses ? lui demanda-t-il à haute voix.

Une expression de reproche traversa les yeux noirs de Mariami, elle les baissa en silence. Mais au bout d’une seconde elle répondit de sa voix douce et musicale :

– Vous m’avez sauvé la vie : est-ce que je pourrai jamais vous oublier ?

Une indescriptible émotion fit frissonner Veghte ; comme s’il n’eût pas compris la jeune fille, il lui demanda après un moment de réflexion :

— Enfin venez-vous pour me sauver, ou pour sauver l’enseigne Christie et le reste de la garnison ?

— Pour les uns et pour les autres. Mais je voudrais surtout vous sauver.

Sachant à peine ce qu’il faisait, Basil s’avança comme pour l’embrasser cordialement, en récompense de ses bons sentiments, c’était tout ce que le brave Forestier pouvait imaginer de mieux. — À sa grande surprise elle se recula avec un petit air de dignité offensée.

— Non ! non ! dit-elle d’une voix effarée.

— Ah ma foi ! je ne voulais ni vous offenser, ni vous faire aucun mal, répondit-il tout mortifié.

— Je sais bien,… répliqua la jeune fille dont les joues devinrent pourpres, je sais bien que pour tout au monde vous ne voudriez me faire du mal, ni même me causer aucun déplaisir…

— Eh bien ! alors ?… murmura Basil tout interdit.

— On vous guette ! prenez garde ! interrompit l’Indienne pour terminer cette conversation qui les embarrassait tous deux : ils vous guettent ! ils vous poursuivront partout dans les bois.

— Peuh ! laissez-les donc faire ! répartit Basil qui retrouvait toute son énergie et sa fierté sur ce terrain là ; laissez-les faire ! je n’ai pas peur. J’ai été poursuivi, j’ai combattu toute ma vie ; personne n’est arrivé à m’atteindre. Il faut bien des Français et bien des Indiens pour me vaincre ; il en faut trop !

— Vous êtes un bon guerrier, fameux dans les combats : observa la jeune fille en levant sur lui ses grands yeux noirs empreints d’une admiration naïve.

La face bronzée du Forestier rougit d’aise à ce compliment : il resta quelques secondes sans savoir que dire.

— Voilà trente ans que je cours les bois : j’aurais été un grand sot de ne pas apprendre quelque petite chose en cette matière : répliqua-t-il avec une modestie d’enfant.

Tout à coup le souvenir de Johnson lui traversa l’esprit comme une flèche aiguë.

— Vous vous rappelez, lui dit-il, cet homme qui était avec moi dans cette fameuse nuit où je vous retirai de la neige, — on le nomme Johnson. — Le connaissez-vous ?

La jeune fille parut embarrassée ; elle resta muette, mais elle fit un signe de tête affirmatif.

— Eh bien poursuivit Veghte, il a passé la nuit dernière à la Block-House.

Les yeux de l’Indienne se dilatèrent avec une expression de terreur ; elle recula comme si un serpent eût surgi sous ses pieds.

— Qu’est-ce que c’est ? fit Basil étonné : cet homme là n’est-il pas un ami ?

— Ne le laissez plus revenir parmi vous ! c’est un méchant !

— Ah ! ah ! je l’avais toujours pensé ; mais je commence à croire que je ne m’étais guère trompé sur son compte. Mais vous le connaissez joliment bien ? ajouta-t-il d’un ton soupçonneux : vous l’avez reconnu parfaitement, la nuit dont je parle, n’est-ce pas ?

— Oui : répondit la jeune Indienne avec une expression de franchise et de dépit tout à la fois.

– Pourquoi n’avez-vous rien dit ? Il m’a prétendu ne rien savoir à votre sujet ; il me l’a même affirmé, le menteur !

– Ne feriez-vous pas mieux de rentrer au fort ? demanda l’Indienne après un moment d’hésitation, sans répondre à la question.

— C’est possible. Mais regardez-moi bien : êtes-vous une amie ? êtes-vous pour ce Johnson ? voyons, parlez franchement !

— Non ! non ! je ne serai jamais pour lui ! je ne l’aime pas ! s’écria Mariami, les yeux étincelants.

— Eh bien ! venez par ici, avec nous, dans la Block-House. Vous vivrez avec nous.

Basil fit quelques pas, comme s’il s’en allait, pour lui montrer l’exemple. La voyant immobile, il réitéra l’invitation de sa voix la plus franche et la plus cordiale.

La jeune fille secoua la tête.

– Venez donc ! reprit Basil ; vous serez soignée, respectée, heureuse !

— Je ne suis pas dans cette intention, dit l’Indienne d’un air pensif ; peut-être, un jour, je reviendrai et ce sera pour vivre parmi votre nation.

À ces mots elle tourna sur ses talons, et disparut comme un éclair dans la forêt.

Basil resta seul, noyé dans ses pensées.

— Les femmes sont d’étranges choses ! murmura-t-il avec accablement ; je donnerais gros pour en savoir davantage sur elle. Mais qu’a-t-elle donc voulu dire par ces paroles… « — Je reviendrai peut-être, un jour, et ce sera pour vivre parmi votre nation… » Que, diable, veut-elle dire par là ? « vivre avec nous… » Voilà qui est extraordinaire ! Et pourquoi pas tout de suite ? – Oh ! il y a en elle quelque chose de plus étrange encore que chez les autres femmes ! je saurai peut-être un jour ce que c’est… Mais, oui les femmes sont de bizarres choses !

Sur ce propos, le Forestier se disposa au retour, méditatif et inquiet comme il était venu.

Heureusement pour lui, les yeux du corps veillaient tandis que ceux de l’âme s’égaraient dans la région des rêves, car il s’arrêta court devant des empreintes toutes fraîches et nombreuses indiquant le passage d’un détachement d’Indiens.

Il fallait un incident de cette importance pour rappeler Veghte à la réalité. Mettant aussitôt en jeu toute sa subtilité de chasseur, il parvint à suivre cette piste jusqu’au lieu du campement, et, chose suprêmement périlleuse, à se placer de façon à tout voir sans être vu ni entendu.

Les guerriers Indiens, au nombre de deux cents environ, tenaient un grand conseil ; une douzaine d’hommes Blancs étaient mêlés parmi eux.

Veghte reconnut Balkblalk et Horace Johnson : ce dernier semblait parfaitement à l’aise en cette société.

Un chef inconnu au Forestier haranguait la troupe avec de grands effets d’éloquence. Quoiqu’il ne comprit pas un mot de son discours, Basil comprit aisément qu’il parlait du Fort Presqu’Isle : Ses gestes véhéments se dirigeaient sans cesse de ce côté. Du reste son discours paraissait plaire énormément à ses auditeurs, car de nombreux applaudissements l’interrompaient fréquemment.

Les Français causaient entre eux, mais à voix basse ; de telle sorte que le Forestier ne put distinguer ce qu’ils disaient. Par une illusion d’esprit, peut-être, il crut reconnaître une douzaine de Faces-Bronzées comme ayant fait partie du détachement nautique avec lequel il avait eu affaire la nuit précédente.

— Ce qu’il y a de certain, murmura-t-il, c’est que nul de ces chenapans ne se doute avoir à portée de pistolet ou de tomahawk, l’homme qu’ils ont tant désiré de faire prisonnier.

Cette idée le fit sourire, malgré ses graves préoccupations : il resta aux écoutes pendant près d’une heure encore ; puis jugeant qu’il avait assez vu et entendu, il se retira avec mille précautions, trop heureux d’avoir échappé aux yeux d’aigle et aux oreilles de lynx de cette meute altérée de sang.

Arrivé au Fort, il fit, sans perdre une seconde, son rapport au commandant Christie. Bien entendu, il lui raconta minutieusement son entrevue avec la jeune Indienne.

Comme on pouvait s’y attendre, le jeune officier fut vivement affecté de cette écrasante perspective d’une attaque aussi prochaine ; c’était une question de vie ou de mort qui allait s’agiter, et malheureusement, les chances étaient par trop inégales.

Cependant, vers le soir, les deux amis trouvèrent encore le temps d’échanger quelques paroles. L’enseigne revint sur la fameuse question de la jeune fille.

— Vous êtes plus heureux que nous, Basil, mon brave et ingénu Basil ! dit Christie en souriant.

— Comment cela ?… que voulez-vous dire ?… demanda le Forestier tout décontenancé.

— Oui, mon ami vous avez des amours au désert… De grands yeux noirs, doux comme ceux d’une gazelle vous pleureront si vous mourez, vous souriront si vous reprenez connaissance après avoir été blessé, vous accompagneront si vous fuyez. Elle vous aime, vieil enfant !

— Ciel croyez-vous ? bégaya Basil en pâlissant.

— Eh pourquoi pas ? vous le méritez bien : il n’y a pas là de quoi trembler comme vous le faites.

— Oh !… oh !… oui !… non !… Les femmes sont d’étranges choses ! je n’y connais rien, moi !

Le commandant ne put retenir un éclat de rire, pendant que Veghte s’éloignait la tête dans ses mains.

Hélas ! amitiés, sourires, pensées d’amour, souvenirs, espérances, tout allait disparaître dans le sang et l’incendie.

Le sommeil ne visita pas les habitants du fort pendant cette nuit à la fois trop longue et trop courte ; chacun veilla, se préparant à une mort héroïque.