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Les Frères Trois-Points/XII

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XII

RÔLE POLITIQUE ET SOCIAL DE LA SECTE




§ I

La prétendue Bienfaisance Maçonnique.

La Franc-Maçonnerie n’est pas seulement l’ennemie du clergé, elle est aussi l’ennemie du prolétariat ; elle ne se contente pas de haïr le prêtre, elle déteste encore l’ouvrier, le pauvre, de toute la haine de son cœur sec.

Les portes des Loges sont fermées aux travailleurs manuels qui n’ont pas su ou n’ont pas pu s’élever au-dessus de la multitude prolétarienne. L’article 258 des Règlements Généraux du Rite Français et l’article 326 des Règlements Généraux du Rite Écossais[1] ont été créés uniquement pour écarter l’ouvrier : la Maçonnerie veut bien l’exploiter, en dirigeant secrètement ses votes politiques (comme il va être expliqué plus loin) ; mais elle refuse de l’admettre dans son sein parce qu’elle aurait trop souvent à lui venir en aide, parce qu’elle fonctionne pour recevoir et non pour donner.

Cela est si vrai, c’est si bien l’ouvrier que l’on tient à l’écart comme un lépreux, que des dispenses existent pour deux classes de personnes ayant des ressources modiques, mais pour ces deux classes seulement : les instituteurs et les militaires. Il est juste de dire que les instituteurs et les militaires sont, pour la secte, des auxiliaires précieux : les premiers, à cause de l’influence qu’ils exercent autour d’eux, surtout dans les campagnes ; les seconds, à cause des services directs qu’ils peuvent rendre à l’Ordre en cas de révolution maçonnique.

Si la secte aimait le prolétaire, si elle avait à cœur de secourir le pauvre, elle l’accueillerait fraternellement, elle l’admettrait à ses assemblées, en lui accordant les mêmes dispenses qu’aux militaires et aux instituteurs.

Mais non, elle ne veut pas de lui, elle l’a en horreur.

Elle va même très loin dans sa haine de la pauvreté. Quelquefois, il arrive qu’un Frère, qui a été reçu Maçon à une époque où il était dans l’aisance, perd sa situation, est ruiné, passe au rang des malheureux. S’il a pris au sérieux les pompeuses déclarations de charité qui se trouvent dans les discours officiels prononcés au sein des Loges, il croit alors, le pauvre diable, qu’il lui sera tenu compte de ce qu’en son temps prospère il a souvent mis au Tronc de la Veuve, et il va, naïf, frapper à la porte de ses Frères, implorer l’assistance dont il est tant parlé dans les Statuts, invoquer cette solidarité maçonnique qu’il a entendu prôner si haut.

Savez-vous ce que font, dans ce cas, le Grand-Orient et le Suprême Conseil ?

Ils impriment en toutes lettres les noms de ces malheureux, dans le bulletin mensuel qui est envoyé à tous les officiers des Loges ; en tête de cette liste figure une note demandant aux officiers de s’informer si ces Frères en état de détresse effectuent des démarches auprès des autres Maçons, et de signaler à l’autorité centrale toute tentative de leur part afin que des mesures puissent être immédiatement prises contre eux. L’espionnage s’organise aussitôt ; et, si l’un des pauvres diables signalés a réussi à toucher le cœur de quelques-uns de ses Frères, on le met en accusation comme « ayant exploité l’Ordre et avili son caractère de Maçon » ; et il est radié, exclu, chassé honteusement et sans pitié.

Et le plus ignoble, c’est que non seulement on expulse l’infortuné, mais encore on l’éclabousse des plus perfides calomnies ; on le représente comme un faux malheureux ; la plainte déposée contre lui, plainte rédigée par les Rose-Croix sur l’ordre des Kadosch, mais dont les signataires doivent demeurer et demeurent inconnus, le couvre de boue, le déshonore, afin que son expulsion dans ces circonstances ne fasse pas ouvrir les yeux aux simples Maîtres, Compagnons et Apprentis, afin que le Tronc de la Veuve puisse circuler de plus belle sans éveiller les soupçons.

Si dans les conférences des Loges les orateurs ont la bouche pleine du mot Bienfaisance, il n’en est plus de même dans les conférences des Chapitres ; ici, on commence à laisser entrevoir aux initiés le double sens des mots, tandis que, là-bas, on se moque sans vergogne des Frères à modeste cordon bleu.

Voici en quels termes le F∴ Ragon, 33e, le fameux « auteur sacré » de la secte, traitait la question de la charité maçonnique, dans une conférence qu’il fit, à Paris, le 1er juin 1858, au Chapitre de Rose-Croix les Trinosophes de Bercy :

« Rappelons-nous, mes Frères, que la Maçonnerie n’a pas constitué un corps d’individus vivant aux dépens des autres. Ces mendiants qui font de leur misère un métier, oseraient-ils avouer dans quel but ils se sont fait recevoir ? Ils viennent audacieusement vous imposer leur détresse. Cette lèpre hideuse de la Maçonnerie, en France, démontre la coupable négligence des Loges, et surtout de celles de Paris. « Ne présentez jamais dans l’Ordre, disait avec raison le F∴ Beurnonville au F∴ Roëttiers de Montaleau, que des hommes qui peuvent vous présenter la main, et non vous la tendre ! »

Quelqu’un croira-t-il encore, après cela, que la Maçonnerie aime les pauvres ?… Vous avez entendu, elle les appelle « lèpre hideuse » par la bouche de son auteur sacré.

Pour ma part, je puis affirmer que je n’ai jamais vu pratiquer la bienfaisance dans les Loges ; je n’ai pas mémoire d’un seul cas de demande de secours formulée et accueillie. Quand, par hasard, un Maître ou un Compagnon, connaissant une misère, propose, par bonté de cœur, à son Atelier, de la soulager, sa proposition ne voit même pas le jour. Voici comment a lieu l’escamotage : toute proposition de cette nature est de celles qui doivent être faites en Loge, non oralement, mais par écrit, et déposées dans le sac qui circule à la fin de la séance ; au dépouillement, le Vénérable annonce, sans nommer qui que ce soit, sans donner le moindre détail, que « diverses propositions de différentes natures, ont été faites et seront transmises aux comités compétents ». Si le Frère, à la sortie de la séance suivante, demande au Vénérable quelle suite a été donnée à sa proposition, celui-ci lui répond que le Comité, à son grand regret, ne peut venir en aide à la misère que le Frère a bien voulu signaler, que les fonds sont bas, que la caisse de secours est épuisée, etc. Bref, c’est une proposition enterrée, et, comme en Loge personne ne peut prendre la parole sans l’avoir obtenue du Vénérable par l’intermédiaire des Surveillants, comme on ne peut au surplus parler que « dans l’intérêt de l’Atelier en particulier ou de la Maçonnerie en général », il s’ensuit que jamais une explication publique ne peut se produire.

Il y a bien, il est vrai, dans chaque Loge une Commission spéciale dite de Bienfaisance. Dame, il ne faut pas que le Tronc de la Veuve ait trop l’air de circuler pour les besoins de la propagande maçonnique. Mais les fonctions de ces Commissaires de Bienfaisance sont de véritables sinécures ; on n’a jamais entendu dire qu’un d’entre eux se cassa la jambe en montant l’escalier délabré du galetas d’une pauvresse. Fi donc ! visiter les pauvres ! cela est bon pour la Société de Saint-Vincent de Paul ; la Franc-Maçonnerie ne va point dans les taudis où elle risquerait de souiller ses cordons et ses tabliers sacrés à l’impur contact de la lèpre hideuse !

Le Tronc de la Veuve n’existe donc que pour les besoins de la propagande : quand il s’agit de fonder une bibliothèque impie, d’aider un organe de la secte qui ne fait pas ses frais, de rendre à un instituteur laïque un service, non d’intérêt personnel, mais d’interêt général au point de vue de l’exercice d’une influence irréligieuse, oh ! alors, le Vénérable donne lecture de la proposition et la met aux voix. Dans ce cas, la Loge vote une ou deux médailles, c’est-à-dire une ou deux pièces de cinq francs. Les quémandeurs de ces prétendus secours, en gens adroits, ont l’habitude, pour récolter une somme importante, d’envoyer une circulaire à toutes les Loges.

Ce n’est pas tout. La Loge administre sa caisse, — du moins elle s’imagine l’administrer, — par son Comité presque uniquement composé de Rose-Croix et de Kadosch ; mais elle n’en est pas la maîtresse absolue. L’autorité centrale y pratique aussi de très forts prélèvements, sous prétexte qu’elle est accablée sous les charges générales de l’Ordre.

Parmi les inventions qui témoignent au plus haut degré le génie d’imposture de la Franc-Maçonnerie, il convient de citer cette institution imaginaire qu’on nomme, dans les statuts, la Maison de Secours. Lisez, en effet, les Règlements généraux. Vous y trouverez la description détaillée de cette fameuse Maison de Secours[2] ; il y a même l’énumération des fonctions de tout le personnel.

« La Maison de Secours Maçonniques, — ainsi ont osé écrire les inventeurs de cette indigne mystification, — fondée par le Grand-Orient de France, le 15 février 1840, accueille, pour un temps indéterminé, les Maçons sans asile et leur famille ; elle leur fournit, soit le logement seul, soit le logement et la nourriture. Tout Frère malheureux, de passage à Paris, devra s’adresser directement au Grand-Orient, en joignant à sa demande les pièces propres à établir ses qualités de Maçon et son identité. Une Commission d’Assistance Maçonnique est chargée de l’administration de l’établissement ; le Conseil de l’Ordre règle tout ce qui concerne le personnel. Le Grand-Orient reçoit les legs, dons en argent, en literie, linges, hardes, chaussures, combustibles et autres objets destinés à la Maison de Secours. »

— Quel établissement superbe ce doit être, cette Maison de Secours, allez-vous dire, quel hospice vaste et magnifique !

— Erreur, profonde erreur.

— C’est peut-être alors une modeste bicoque, se composant de quelques humbles chambres convenablement aérées ?

— Pas davantage.

— Comment ! la Maison de Secours n’est pas même une bicoque à deux étages ?

— Tenez-vous bien, afin de ne pas être renversé par la surprise… Les murs de la Maison de Secours Maçonniques sont encore à construire.

— Quoi ! depuis le 15 février 1840, le Grand-Orient n’a pas encore construit les quatre murs ; mais alors cette Maison de Secours est un mythe ?

— Pardon, si ce superbe établissement, si ce vaste et magnifique hospice, si cet édifice admirable n’a jamais eu et n’aura jamais ses murs que sur les plans symboliques du Grand Architecte, si le personnel attend pour exister en chair et en os qu’il y ait de la tisane à donner à boire aux malades jusqu’à présent fictifs, du moins, il y a des commissaires qui encaissent, des linges, hardes, lits, chaussures, etc., qui sont reçus au Grand-Orient, et une Commission qui administre. C’est déjà quelque chose, on ne peut pas tout avoir. Et puis, vous le savez, en Maçonnerie, on ne rencontre que symboles : la Maison de Secours est un symbole sans doute ; mais les dons qui sont acceptés et administrés appartiennent à la réalité palpable, et point à la catégorie des emblèmes, c’est une compensation.

Il n’y a pas longtemps, des Frères Trois-Points de Paris, n’ayant probablement pas réussi à trouver l’emplacement de la Maison de Secours Maçonniques, ont pensé qu’ils agiraient avec sagesse en s’organisant entre eux en Société de Secours Mutuels, sans attendre le billet de logement du Grand-Orient ou le bon de pharmacie du Suprême Conseil.

Ces Frères, ignorant sans doute que j’avais cessé d’appartenir à la secte, m’envoyèrent la circulaire imprimée que voici :


SOCIÉTÉ DE SECOURS MUTUELS
DES FRANCS-MAÇONS

ASSEMBLÉE GÉNÉRALE




Or∴ de Paris, le 15 juillet 1885[3].
T∴ C∴ F∴,

Vous êtes invité à venir prendre part aux travaux de l’Assemblée Générale de la Société de Secours Mutuels des Francs-Maçons, le mercredi 29 juillet, à huit heures et demie du soir, au Local Maçonnique, 35, rue Jean-Jacques Rousseau.


Ordre du jour :

1o Approbation des Statuts.

2o Nomination du bureau définitif et du Conseil d’administration.

3o Circulation du Tronc de Bienfaisance, et clôture des Travaux.

Nous espérons, T∴ C∴ F∴, que vous viendrez nous éclairer du concours de vos lumières, et nous vous saluons frat∴

Le Président provisoire :
E. Duhazé∴,
78, rue Vieille-du-Temple.
Les Secrétaires : Bézier∴, Mook∴


Le F∴ Duhazé avait écrit en note dans la marge : « Prière d’insérer grat∴ », c’est-à-dire gratis.

Voilà donc l’insertion faite, — je n’ai pu la faire plus tôt, n’ayant alors aucun journal à ma disposition, — et je dispense le F∴ Duhazé de me remercier.

Ce n’est pas, en effet, pour lui être agréable que je publie sa convocation. Ce n’est pas non plus pour lui être désagréable ; car l’insertion de sa lettre dans cet ouvrage prouvera que, s’il n’est qu’un simple Maître, il possède du moins un cœur bon et ouvert aux nobles sentiments de la solidarité bienfaisante.

Si la circulaire ci-dessus est pour moi un document précieux, c’est parce que la généreuse initiative prise par les FF∴ Duhazé, Bézier et Mook[4] démontre, sans possibilité de réfutation, que la Franc-Maçonnerie ment avec effronterie, quand en tête de ses Statuts, elle se proclame institution philanthropique ou de bienfaisance solidaire. Si la Franc-Maçonnerie était ce qu’elle s’affirme, si elle était une Société de Secours Mutuels, il ne se serait pas trouvé une partie de ses membres pour vouloir organiser une Société de Secours Mutuels dans son propre sein.

Où passe donc l’argent que versent les Francs-Maçons ?

Je l’ai dit, il sert à la propagande que les Ateliers approuvent, et le surplus est centralisé au Grand-Orient et au Suprême Conseil. Ce sont les 33e, les omnipotents de la secte, qui disposent à leur gré de la formidable masse des sommes centralisées. Un 33e a le droit de se faire ouvrir par le Trésorier la caisse du Suprême Conseil et d’y puiser la somme qui lui convient, sans avoir à donner au caissier aucune explication, mais un simple reçu ; les 33es s’expliquent entre eux au sujet de l’emploi des fonds.

Quelquefois il arrive qu’un de ces hauts dignitaires abuse de ce droit exorbitant et se sert, pour ses besoins personnels, du Trésor de l’Ordre. Ce cas s’est présenté, il y a deux ans : un 33e du Rite Écossais détourna, à son profit particulier, 14,000 francs, en se faisant remettre, au nom de ses pouvoirs, la clef de la caisse ; le détournement était trop fort pour passer inaperçu ; le coupable eut une explication avec ses collègues 33es. Croyez-vous qu’à raison de cela il a été expulsé de la Maçonnerie ? Pas le moins du monde ; un 33e ne s’expulse pas. On lui a uniquement retiré ses fonctions administratives, et, dans l’Annuaire du Suprême Conseil, son nom, accompagné de son titre de Souverain Grand Inspecteur Général, figure toujours parmi la liste des sommités qui sont l’honneur et la gloire de l’Ordre. C’est un maçon portant particule ; mais il n’eût pas été particulé qu’il s’en fût tiré à aussi bon compte : son inviolabilité lui vient uniquement de ce qu’il possède le 33e degré.

Il est des cas exceptionnels où le Trésor de l’Ordre reçoit un emploi privé au bénéfice d’un 33e ou d’une autre haute personnalité de la Maçonnerie ; mais alors cet usage extraordinaire des fonds sociaux est le résultat du consentement commun des Souverains Grands Inspecteurs Généraux, et il faut même que la secte ait intérêt à éviter un scandale. C’est ce qui est arrivé, notamment, l’année dernière, à propos d’un Maçon de marque, appartenant au Rite Français, banquier et maire d’une ville du Midi, lequel s’est suicidé.

Néanmoins, disons-le, la mystification du Tronc de la Veuve et des autres collectes analogues ne se perpétuerait pas, la Franc-Maçonnerie n’aurait pas conservé, auprès des personnes qui ignorent le dessous des cartes, une certaine réputation de philanthropie s’il n’existait aucune œuvre, ayant une couleur du charité, sous le patronage de la Confrérie Trois-Points.

Cette œuvre, c’est l’Orphelinat Maçonnique. Suivant les ressources affectées à cette œuvre, une Commission spéciale pourvoit à l’éducation d’un certain nombre d’orphelins louveteaux et d’orphelines louvetonnes (enfants de Maçons ayant perdu leurs parents). Seulement, si c’est là le seul acte ressemblant à de la bienfaisance qui soit à l’actif de la Maçonnerie, d’autre part elle sait s’arranger pour que ce soit les bonnes gens du monde profane qui en paient les frais.

Voici le procédé en trois points, comme toujours  :

1o Ayant réussi à accaparer les municipalités des grandes villes, l’œuvre maçonnique commence par tirer de cette source le plus de bourses possibles au profit de ses louveteaux et louvetonnes.

2o Les autres sont placés, non dans des maisons d’éducation créées et entretenues avec la caisse de l’Ordre, mais chez des instituteurs et institutrices laïques qui ne sont pas ceux de la commune : on choisit à cet effet des pensions de fondation récente, ayant besoin de paraître prospères, d’avoir beaucoup d’élèves ; les louveteaux et les louvetonnes y sont acceptés à des prix dérisoires de bon marché, la secte faisant ressortir aux chefs de ces établissements que la Franc-Maçonnerie leur revaudra cela en les recommandant aux nombreux membres et amis qu’elle compte, c’est-à-dire en leur créant une vraie clientèle. Une fois ses louveteaux et louvetonnes ainsi casés à droite et à gauche, le Grand-Orient et le Suprême Conseil se préoccupent fort peu de recruter des élèves sérieusement payants aux institutions auxquelles on a promis monts et merveilles ; nos 33es ont, en vérité bien autre chose à faire.

3o Pour subvenir enfin aux frais d’éducation des orphelins et orphelines pour lesquels la secte n’a pu obtenir des bourses, il y a une loterie en permanence ; les billets sont distribués aux Maçons qui les placent à leurs connaissances en dehors des Loges.

En résumé, ce sont les contribuables, ce sont les Profanes qui paient. Ce n’est pas plus malin que cela ; le tour est joué, et la Franc-Maçonnerie a jeté quelque poudre aux yeux du bon public.


§ II

L’Espionnage Fraternel.

La mouchardise, dans les Loges règne à l’état latent. Il faut être la dernière des nullités pour échapper à l’espionnage organisé d’une part par le Grand-Orient et d’autre part par la préfecture de police.

Je suis désolé d’apporter encore une désillusion aux Maçons naïfs qui ne connaissent pas le fond du sac ; mais les choses se passent ainsi que j’ai l’honneur de le leur dire. S’affilier à la secte, c’est se faire inscrire comme « personnage à surveiller », c’est mettre à ses trousses la moitié des Frères de sa Loge, qui espionnent pour le compte de l’autorité centrale maçonnique, et un troisième quart des bons Frères, qui font leur métier pour le compte de la préfecture. Le quatrième quart, à peine, ne se livre pas à ces méprisables pratiques.

Le journal révolutionnaire le Cri du Peuple, dans la récente campagne qu’il a menée contre la police politique, a cité plusieurs Loges de Paris qui étaient littéralement remplies d’agents secrets. Il y en a où les espions sont dans la proportion de 7 sur 10.

La Lanterne, en 1882 (nos des 5 et 6 juillet), avait déjà signalé cette invasion de la police dans les Loges. « Il y a un véritable service organisé, disait-elle. Plusieurs agents remplissent ces fonctions de mouchards maçonniques. Chaque service espionne les autres ; c’est l’espionnage réciproque et mutuel… La deuxième brigade (brigade politique de la police secrète) a la Maçonnerie dans ses attributions… Les agents qui sont chargés de la Maçonnerie sont quelquefois assez gênés ; ils ne veulent pas éveiller les soupçons des autres Frères : toutefois, la préfecture sait que telle réception aura lieu dans telle et telle Loge, tel et tel jour, avant même que les planches de convocation ne soient envoyées… Les agents ne se bornent pas du reste à enregistrer les discours ; ils prennent part aussi aux discussions et aux votes, quand ils le peuvent. »

Au surplus, ce qui serait étonnant, ce serait que les choses ne se passassent pas ainsi. Presque toute la police, en France, depuis les hauts fonctionnaires jusqu’aux simples indicateurs, appartient à la Franc-Maçonnerie ; on ne trouve de nombreuses exceptions que dans le corps des gardiens de la paix, c’est-à-dire parmi les agents en costume qui assurent l’ordre dans la rue. Le chef de la police municipale et de la police politique secrète, M. Caubet, est le même M. Caubet qui occupe les fonctions de vice-président dans le Conseil de l’Ordre, au Grand-Orient de France. C’est lui qui a rédigé, pour le Rite Français, les petits Catéchismes d’Apprenti, Compagnon et Maître, que j’ai reproduits in-extenso et dans lesquels il est dit : « La Maçonnerie proclame, comme fondement du droit et de la morale, l’inviolabilité de la personne humaine. Elle a pour devise : liberté, égalité, fraternité… La fraternité, c’est le développement conscient et l’application réfléchie aux relations de la vie, des sentiments affectueux qui nous portent à nous aimer et à nous aider réciproquement… Le Maçon doit être bon, juste, digne, dévoué, courageux, etc… Il doit aimer mieux avoir la gorge coupée que de révéler les secrets dont il est le confident. »

Qui osera dire que M. Caubet et les Frères embrigadés sous ses ordres pratiquent la fraternité, considèrent la personne humaine comme inviolable, sont dignes, courageux, dévoués à leurs collègues en Maçonnerie, gardent le secret des séances auxquelles ils assistent, ont pour les autres Maçons des sentiments affectueux qui les portent à les aider et à les aimer ?

Encore, est-il bon d’observer que c’est là ce qui se passe en temps de paix civile, lorsque le pays n’est pas déchiré par des crises terribles, comme celles qui ont taché de sang notre histoire tout naguère.

En ces moments de confusion sociale, la Maçonnerie se déchire avec une véritable rage ; il se commet, au sein des Loges, des trahisons vraiment abominables. Tant qu’il s’agit de lutter contre un pouvoir monarchique ou religieux, — religieux, surtout, — on est d’accord. Mais, aussitôt qu’une révolution a accompli son œuvre, tout ce monde ténébreux se fractionne, chaque fraction veut profiter du chaos politique pour se saisir de l’autorité et assurer sa domination, et c’est alors que se produisent, entre Maçons, des forfaitures infâmes.

Lors de la Commune de 1871, je n’appartenais pas encore à la Franc-Maçonnerie, — j’étais seulement, du reste, dans ma dix-huitième année ; — mais j’ai eu souvent, lors de mon passage dans la secte, l’occasion de causer de ces sinistres événements.

Eh bien, j’ai eu l’affirmation de faits épouvantables, de faits qui révolteront tous les gens honnêtes, à quelque parti qu’ils appartiennent. Je sais des Loges qui se sont scindées en deux camps, l’un dénonçant l’autre, avec une cruauté et une perfidie sans exemple.

À ce moment, une nuance du parti républicain venait d’arriver au gouvernement et voulait s’y maintenir coûte que coûte ; c’était la faction des Ernest Picard et des Jules Favre, faction essentiellement maçonnique. Le parti communaliste, dans lequel il y avait quelques coupables et beaucoup d’égarés, tint en échec la faction gouvernante. La vengeance fut atroce. Tandis que les vrais conservateurs combattaient pour le rétablissement de l’ordre, les portefeuillistes républicains luttaient pour la seule conservation de leur portefeuille.

Voici donc ce qui se passa au sein de la Maçonnerie, après l’entrée des troupes de Versailles dans Paris :

Ici, les révélations que j’ai à faire sont trop graves, pour que je demeure sur le terrain des généralités ; il est nécessaire que je précise ; il est de mon devoir de citer, sinon des noms de personnes, du moins des noms de Loges.

La Parfaite Égalité, de Paris, — pour en nommer une, — avait alors un comité composé de ces républicains qu’on appelle aujourd’hui opportunistes. On y attirait, sous prétexte d’initiation maçonnique, des malheureux que l’on soupçonnait d’avoir pris les armes pour la municipalité insurrectionnelle de la Capitale ; on affichait des sentiments communalistes, on prônait les droits de Paris et de son gouvernement vaincu, on faisait l’éloge des martyrs des barricades ; et là, on poussait les candidats à l’affiliation à se glorifier, sous le bandeau des épreuves, des actes de résistance qu’ils avaient accomplis. Bon nombre de pauvres diables se laissaient prendre au piège ; se croyant dans une société d’amis, de Frères, ils expliquaient, sans défiance, la participation qu’ils avaient prise à la Commune, ils s’en faisaient des titres, les infortunés !… Trois jours après leur réception, ils étaient arrêtés et envoyés sur les pontons.

Je tiens la confidence de ces faits, qui ne sont certainement pas uniques, d’un Maçon honnête, — il y en a, — aujourd’hui encore membre de la société, ancien officier de l’armée.

En me les racontant, ce brave homme était indigné, il avait les larmes aux yeux ; mais, aveugle comme les quelques cœurs loyaux qui s’obstinent à demeurer dans la secte dont ils ne distinguent pas le but secret, il prenait pour une exception honteuse ce qui est le cas général.

Or, je le demande, est-ce que ce que je dénonce là à l’indignation publique n’est pas la dernière des infamies ? Est-ce qu’une seule société de chrétiens aurait eu recours à de telles manœuvres, viles et lâches, pour découvrir et frapper des adversaires vaincus ? Est-ce que cela ne soulève pas le cœur de mépris et de dégoût ?

Telle est la Maçonnerie.

Qu’on la juge par ses exploits, par ses œuvres.

Pauvre peuple ! éternelle victime des gredins sans foi, sans conscience, sans honneur ! Je t’ai toujours aimé, et je t’aimerai toujours.

Ma conversion inespérée n’a pas diminué l’affection que j’avais pour les déshérités du sort, au contraire. Je les aimais mal, à l’époque de mon aveuglement ; aujourd’hui, je les aime bien. Je comprends ce que je ne comprenais pas, je vois ce que je ne voyais pas.

Et maintenant, fidèle à Celui qui aimait les pauvres, je dévouerai plus que jamais mon existence à les sauver de la corruption de leur ennemi, c’est-à-dire de Satan et de ses sectaires.


§ III

Tripotages politiques de la Maçonnerie.

Si la Maçonnerie trahit, en temps de guerre civile, le peuple qu’elle a égaré, elle le berne et l’exploite, quand la politique traverse une période calme.

Examinez un à un tous les députés républicains d’une Chambre quelconque ; vous en découvrirez à peine deux ou trois, sur cent, qui se trouveront ne pas être Francs-Maçons.

Comment la secte arrive-t-elle à un tel résultat ?

En trichant sans vergogne le naïf suffrage universel.

Le procédé est encore ignoble, mais il n’est pas compliqué.

En temps de République, le pouvoir étant occupé par la Maçonnerie, les Loges connaissent toujours à l’avance l’époque des élections, lorsque la fixation du jour du vote doit être une surprise pour le public profane ; et l’on a pu remarquer qu’au sujet des scrutins, la République procède toujours par surprise. Mais la date électorale serait-elle immuable, l’organisation maçonnique est toujours en plein fonctionnement.

Donc, quelque temps avant l’ouverture de la période électorale, on se prépare à l’action dans les Ateliers de la Confrérie Trois-Points.

Alors, liberté complète pour les diverses fractions républicaines. Les modérés se réunissent d’un côté, les radicaux de l’autre, mais toujours entre Maçons. Dans les grandes villes, on effectue ce que l’on appelle un « pointage ». Les Loges se communiquant la liste de leurs membres, on s’assemble secrètement par groupes de Frères de tel ou tel quartier, et l’on arrête les noms des militants qui devront être appuyés au près de la première réunion publique légale pour former le comité électoral de la section.

L’Officiel paraît, déclarant la période électorale ouverte. Tous les Maçons du quartier assistent, — c’est obligatoire, — à la première réunion publique de la section. La discussion s’engage ; aucun programme n’est défini, puisque c’est la première réunion, et, à l’issue de la séance, les électeurs élisent leur comité sectionnaire pour élaborer le programme, s’unir aux comités des autres sections et choisir avec eux les candidats communs. À ce moment, on le reconnaîtra, cinquante ou soixante personnes, liées par une entente préalable que nul ne peut soupçonner, exercent une influence décisive sur une assemblée de mille ou douze cents électeurs. Qui s’imaginerait que tels ou tels républicains, que soixante voix s’égosillent à proposer à la réunion et qui sont connus, non pour Maçons, mais pour démocrates avérés, sont imposés par une société secrète ? Personne, certes, ne songe à se faire cette réflexion ; il ne s’agit, en définitive, que d’un comité local à former ; nul ne sait que dans la salle d’à-côté, dans la section voisine, la même comédie se joue ; aucun électeur n’aperçoit le traquenard, et dans toutes les sections de la commune, du canton ou du département, les candidatures, en apparence insignifiantes, des membres des comités électoraux, aboutissent, conformément aux choix préliminaires de la secte.

Le tour est joué. Maîtresse des comités élus par les réunions publiques, la Maçonnerie tient les élections dans ses mains. Semblable aux prestidigitateurs des fêtes foraines, elle a glissé à l’électeur républicain, mais profane, une carte forcée.

Les comités se concertent alors dans les Loges, et tout se traite avec les Frères qui ont coopéré à leur action frauduleuse. Quand les comités se présentent aux diverses réunions électorales qui les ont élus, ils ne leur apportent, comme noms de candidats municipaux, départementaux ou législatifs, que des noms de candidats Francs-Maçons, sans faire connaître, bien entendu, cette qualité spéciale.

Au nom de la discipline républicaine, que l’on met hautement en avant, les électeurs sont invités à voter pour les candidats, objets des libres choix des mandataires librement élus par les diverses sections.

Et le bon peuple, — c’est-à-dire, en France, quatre millions de votants menés par vingt-six mille intrigants, inconnus de la masse électorale, — donne ses suffrages aux candidats qu’il s’imagine avoir choisis.

Ainsi, le vote véritable est celui qui s’est fait dans l’ombre des Ateliers maçonniques ; la journée du scrutin profane n’a servi qu’à le ratifier.

Devant le public qui n’y voit goutte, tous ces comités de nuances diverses ont eu l’air d’être en désaccord. Division apparente. Les modérés et les radicaux se sont en effet combattus ; mais tous sont réunis sous le même drapeau de la Franc-Maçonnerie. Au parlement, ils chicaneront sur des questions de détail ; qu’importe ? le Suprême Conseil ou le Grand-Orient sera toujours là pour leur imposer sa loi, car c’est de lui en définitive que leurs pouvoirs émanent, et ils ne feront rien contre sa volonté, sachant qu’ils seraient brisés par la puissance occulte au jour du renouvellement de leur mandat.

Ainsi, opportunistes et intransigeants sont autorisés par la secte à développer leurs idées spéciales et à chercher à faire prévaloir leurs tactiques particulières ; seulement, les querelles intestines s’effacent devant l’intérêt général de l’Ordre. Maçons d’abord, ils sont députés du peuple ensuite ; qu’une faction ou l’autre occupe le pouvoir, c’est toujours la Franc-Maçonnerie qui est souveraine.


§ IV

Comment on se débarrasse des gêneurs.

Tous les hommes qui se laissent enrôler dans la Confrérie Trois-Points ne sont pas des tempéraments dociles, disposés à cette soumission absolue que préconise le Vénérable à la séance d’initiation. Pendant le passage aux grades symboliques, se révèlent les récalcitrants. Mais si l’Ordre, pour faire sa pêche, donne largement un coup de filet, il s’empresse, une fois le poisson pris, d’effectuer un choix minutieux.

Les indépendants sont les gêneurs, et l’on s’en débarrasse.

Il suffit de lire attentivement, dans les Règlements généraux, les chapitres intitulés : Dispositions Judiciaires, pour se rendre compte du mécanisme de l’élimination.

Une plainte anonyme est déposée dans le sac des propositions, et voilà un Frère traduit devant le Comité Secret d’Enquête. Je dis : anonyme, et je maintiens le mot. Les Statuts, il est vrai, déclarent que toute plainte doit être signée ; mais ils ajoutent que le Vénérable et les cinq membres du Comité Secret ne doivent jamais révéler le nom du signataire : pour l’accusé et pour la Loge, c’est donc une plainte anonyme.

Suivez, dans ces Statuts draconiens, la marche de la procédure. L’accusé, sans conseil, sans défense pendant l’instruction, n’est jamais confronté avec son accusateur, avec aucun témoin du fait dont on l’accuse. L’accusateur est entendu séparément ; il a pour lui cet avantage formidable, le secret assuré à la calomnie qu’il distille : s’il voit qu’il est allé trop loin et qu’il ne pourra pas fournir l’indication d’une ombre, d’une apparence pouvant être exploitée contre l’accusé, il peut retirer sa plainte ; la procédure est anéantie ; et l’accusé demeure sous le coup d’une impression défavorable, sans savoir jamais qui l’a inculpé d’une faute, souvent d’une infamie. C’est une prime accordée aux haines secrètes, aux vengeances des lâches. Si la plainte est maintenue, l’accusé se débat contre un accusateur invisible, contre une accusation impalpable. Quand il a réussi, dans cet état de désarmement complet, à détruire une inculpation ignoble et perfide, une nouvelle inculpation aussi odieuse surgit. C’est la lutte mystérieuse entre une force qui se cache et une faiblesse qui résiste à front découvert, jusqu’à ce que la victime soit écrasée.

S’il s’agit d’un convaincu qui a simplement manifesté des velléités d’indépendance, on le mâte par des punitions humiliantes ou par la suspension plus ou moins prolongée de ses prétendus droits maçonniques. Droits illusoires, puisqu’on n’a jamais su en quoi ils consistaient.

Si le récalcitrant est une recrue indisciplinée, de laquelle il n’y a rien à faire, oh ! alors, pas de pitié. Le malheureux sera traîné sur toutes les claies des dénonciations infâmes, on le couvrira de toutes les boues, on l’accablera de toutes les fanges. De guerre lasse, l’inculpé enverra au diable la secte, en se maudissant de l’avoir prise au sérieux, de s’être fait admettre parmi ses membres. Et alors, comme la secte sent en lui un ennemi, après l’avoir vilipendé et sali, elle le poursuivra de sa haine dans la vie civile, non contente de son exclusion.

L’exclu est-il un commerçant ou un industriel, tous les moyens, quels qu’ils soient, sont employés pour ruiner son crédit.

Est-il un homme public, la calomnie est systématiquement organisée contre lui dans la presse maçonnique, c’est-à-dire dans la presse républicaine, car il n’est pas d’organe républicain dont la majorité des rédacteurs ne soient Francs-Maçons.

Enfin, on ne recule pas devant le crime, si le crime peut être accompli impunément.

Ne dites pas que j’exagère.

Est-ce qu’un homme qui, préparé par les épreuves d’Élu, a passé par celles de Kadosch, n’est pas capable d’un assassinat ?

L’initié au 30e degré n’a poignardé qu’un mouton ; mais, jusqu’à ce qu’il assiste à la réception d’un autre Kadosch, ne s’imagine-t-il pas avoir poignardé un homme ?

Est-ce que les exemples historiques ne sont point là ?

Il a été démontré, par de récents procès de cours d’assises, que les assassins vulgaires des bandes organisées dans les arrière-faubourgs de Paris avaient un coup spécial appelé le coup du cornet. L’histoire prouve, par les assassinats politiques, que les sociétés secrètes ont le coup de l’artère carotide.

Depuis Rossi, en 1848, jusqu’à Garcia Moreno, en 1875, presque toutes les victimes de la Franc-Maçonnerie ont été frappées de la même manière.

Une école du poignard existe, a-t-on le droit de dire, au fond des Arrière-Loges. La méthode est simple ; il suffit de deux fanatiques coquins pour faire le coup. On laisse passer devant soi l’homme à assassiner : le premier des meurtriers, venant par derrière, appuie avec familiarité sa main sur l’épaule droite de l’individu désigné aux vengeances maçonniques ; celui-ci, instinctivement, retourne la tête de ce côté, et le second meurtrier, qui s’est tenu aussi par derrière, mais à gauche, n’a plus qu’à trancher d’un coup net l’artère carotide de gauche que la victime a tendue.

Voilà ce qui se pratique quand la Maçonnerie attente aux jours d’un homme éminent dont la mort pourra être considérée comme un assassinat politique, sans que la secte puisse être spécialement soupçonnée.

Encore, pour ces cas-là, faut-il des sectaires aveuglément dévoués, risquant leur peau en commettant le meurtre. Mais, dans les crises politiques, alors qu’on ne compte plus les hommes qui succombent dans la lutte et qu’on ne saurait distinguer le coup de baïonnette du combattant des barricades d’avec le coup de poignard du sicaire des Aréopages, qui pourra jamais établir la part des responsabilités diverses ? qui pourra jamais dire combien sont morts dans les hasards de la lutte et combien ont été frappés traîtreusement par les assassins des sociétés secrètes ?

À quel homme sérieux fera-t-on croire que c’est uniquement pour passer le temps que les Kadosch s’exercent à frapper de telle ou telle façon des mannequins, et que c’est une distraction aussi inoffensive que celles des habitués d’un cercle se perfectionnant dans l’art des carambolages ?

À Londres, il existe des cours spéciaux à l’usage des pickpockets, comme à Paris on enseigne la danse et le maintien. Un mannequin est suspendu au plafond par une corde ; ce mannequin est chargé de grelots ; et l’apprenti pickpocket doit, à force d’adresse, arriver à prendre, dans les poches du mannequin, sans faire tinter un seul grelot, sa montre, son porte-feuille, sa bourse et son foulard. Quelqu’un dira-t-il que les mauvais garnements, qui passent leurs soirées à se faire la main en barbottant les poches de ce bonhomme suspendu, n’ont d’autre but qu’un jeu agréable et innocent ?

Comparez les mannequins des pickpockets et les mannequins des Kadosch, et concluez. J’avoue que, pour ma part, je n’hésite pas à déclarer plus inoffensifs les amusements des pickpockets.

Mais, dira-t-on, les gens ne disparaissent pas de la sorte, dans un pays civilisé !

Vraiment ?… Est-ce que, depuis que la Franc-Maçonnerie occupe toutes les avenues du pouvoir, y compris celles de la préfecture de police, le nombre des crimes qui restent impunis, des assassinats dont les auteurs ne sont jamais découverts, des meurtres dont les mobiles demeurent inconnus, n’a pas augmenté dans une proportion prodigieuse ?

Il est certain que la secte ne fera pas disparaître une individualité tenant sa place dans l’opinion publique ; ces individualités sont réservées pour les moments de crise et de révolution : mais la Maçonnerie n’a pas pour adversaires rien que des personnages marquants.

Au surplus, je demanderai à ceux qui prétendront défendre la secte au point de vue criminel, de vouloir bien me donner le mot de cette sombre énigme qui s’appelle la mort de Gambetta.

Il est un fait certain : Gambetta a été assassiné. Mais par qui ? Voilà ce que l’on cache.

Il est un autre fait également certain : c’est que les ennemis les plus acharnés de Gambetta, dans le parti républicain, appartenaient tous ou presque tous à la Franc-Maçonnerie, et que Gambetta, très autoritaire, si l’on veut, mais très indépendant, n’était pas l’homme-lige de la ténébreuse société.

Revenons en quelques mots sur le passé.

Gambetta conquit sa réputation et sa popularité, tout d’un coup, par le procès Delescluze (affaire de la souscription Baudin) ; son éloquence de tribun se révéla par un coup de foudre. Il n’était alors nullement Franc-Maçon et ne songeait pas plus à la secte qu’elle ne songeait à lui.

Par le fait de cette révélation subite, Gambetta est bombardé député. Ici encore la confrérie ne fit rien pour un homme qui n’était pas des siens ; un courant républicain se produisait, elle suivit elle-même le courant.

La République éclate. Gambetta devient ministre. Ce n’est que longtemps après que nous voyons Gambetta, cédant à de nombreuses sollicitations, se faire affilier : il avait subi la pression politique ; il devenait Maçon, parce qu’on a admis qu’un démocrate militant doit l’être. Mais, notez-le bien, jamais Gambetta ne fréquenta les Loges. À peine le voit-on deux ou trois fois à des banquets maçonniques, et encore sont-ce des banquets qui, pour être organisés par des Frères, n’en sont pas moins ouverts au public.

Enfin, après avoir longtemps exercé le pouvoir en se tenant dans les coulisses, Gambetta prend les rênes du gouvernement. Alors, Gambetta est assiégé par la Franc-Maçonnerie : on invoque la confraternité des Loges pour obtenir ceci et cela ; mais Gambetta ne s’en laissait pas imposer ; et il envoyait carrément promener les sectaires importuns qui prétendaient le régenter. Il était gambettiste, et nullement Franc-Maçon.

Jamais chef de parti ne fit un aussi court passage au ministère. En peu de temps, il eut contre lui presque tous les députés de son propre camp. Souvenez-vous. Ceux qui menaient l’intrigue contre Gambetta étaient tous des sommités de la Maçonnerie. En jugeant les évènements à distance, ne semble-t-il pas que tout ce monde obéissait à un mot d’ordre ?

Précipité du pouvoir, il n’en restait pas moins l’homme désigné pour une prochaine occasion. Il était évident qu’il ne se ferait, pas plus dans l’avenir qu’il ne l’avait été auparavant, le très humble serviteur des Grands-Orients et des Suprêmes Conseils. On peut critiquer Gambetta comme homme politique ; mais il faut reconnaître qu’il était un caractère ; il n’avait pas dans les veines le sang d’un valet.

Il haussait les épaules, quand les gros bonnets de l’Ordre maçonnique venaient lui parler de leur influence. Il n’avait confiance qu’en lui-même, il pensait que toutes les intrigues parlementaires n’avaient pas réussi à entamer son prestige devant la masse du peuple, et il se moquait des tripoteurs des Chapitres et des Aréopages aussi ouvertement qu’il avait montré le poing avec colère aux braillards de Belleville ; les révolutionnaires avaient plus eu le don de l’émouvoir que tous les porteurs de tabliers à bavette.

Dans les Loges, on disait :

— Ah ! Gambetta n’est pas notre homme !

De son côté, Gambetta, quand il était obsédé par la Confrérie Trois-Points, disait avec son franc-parler brutal :

— Ah ça ! ils m’embêtent à la fin !… Est-ce que je leur ai jamais demandé quelque chose ?

Bref, à raison de son importance devant le pays, il était devenu un obstacle.

C’est alors que partit le coup de pistolet des Jardies.

Je demande que l’on fasse le jour sur ce mystère. Qui a tiré ce coup de pistolet ?

On a dit vaguement, au lendemain du crime, qu’il y avait là-dessous une histoire de femme. Je veux bien admettre que la main meurtrière ait été une main féminine ; mais l’action de la justice, en présence de l’assassinat d’un personnage aussi considérable, se serait-elle arrêtée devant une intrigue de boudoir ?

Voyons, il ne faudrait pas prendre cependant les Français pour un peuple d’imbéciles !

En France, on a le défaut de beaucoup trop prêter l’oreille aux racontars et aux cancans ; mais on a aussi la qualité de les oublier assez vite, et de juger froidement les événements d’importance dès que le temps les a débarrassés du brouillard des vieilles légendes.

Eh bien ! maintenant, le brouillard qui environnait la mort de Gambetta est dissipé, la légende de l’aventurière jalouse s’est évanouie. L’assassinat reste seul. Et tous les gens de bon sens se disent :

— Si l’assassin avait été une aventurière, son compte aurait été promptement réglé ; les amis de Gambetta l’auraient eux-mêmes et sans pitié livrée à la justice, au lieu de s’opposer de toute leur influence à l’application de la loi. Donc, ce qui a été publié n’a été imaginé que pour cacher au pays un grave et terrible mystère.

Quant à moi, — c’est ici une opinion personnelle que j’émets, — je vois la main de la Franc-Maçonnerie dans l’assassinat de Gambetta.

Objectera-t-on que la secte a assisté aux funérailles du tribun et a accumulé des couronnes sur son cercueil ?

C’est précisément cette exagération de regrets qui est suspecte de la part d’hommes qui venaient, quelques mois auparavant, de renverser Gambetta, et qui ne montraient pour lui que de la haine lorsqu’il était vivant.

Les Maçons, en règle générale, ne se ruinent pas pour enterrer leurs amis. On l’a bien vu aux obsèques des FF∴ Louis Blanc et Victor Hugo, qu’ils proclamaient « les deux plus grands saints de la démocratie du XIXe siècle ». Jamais société réputée pauvre ne se mit si peu en frais ; dans ces deux circonstances, l’Ordre millionnaire se montra au-dessous de la dernière des corporations de chiffonniers.

Et la Maçonnerie aurait, par pure douleur, vidé tous ses Troncs de la Veuve à l’occasion d’un défunt récemment détesté ?

Allez raconter cela à d’autres !

La victime était immolée, les assassins l’ont couverte de fleurs.


§ V

Les Infamies anti-patriotiques.

Au point de vue des relations internationales, la Franc-Maçonnerie constitue un véritable danger. Toute nation qui tolère chez elle l’organisation maçonnique réchauffe dans son sein une vipère.

D’abord, la correspondance, échangée d’une manière courante entre les Grands-Orients et les Suprêmes Conseils des divers peuples, et traitant le plus souvent de la politique du jour, est, en temps de paix, une infamie qui n’a pas de nom, quand il s’agit de deux peuples appelés à se heurter, le lendemain peut-être, sur les champs de bataille.

Ensuite, en temps de guerre, cette connivence, déguisée sous le nom de Fraternité maçonnique, est des plus dangereuses et peut produire pour le salut d’un pays les plus déplorables résultats.

La Maçonnerie se vante beaucoup, à la réception au grade de Maître, de son fameux signe de détresse, auquel tout Maçon, quelles que soient sa situation et sa nationalité, doit répondre en volant au secours de celui qui l’a fait, serait-ce au milieu d’un combat. Admettons que ce signe soit d’une efficacité réelle pour celui qui a le droit de le faire, c’est ici le cas d’admettre le dire maçonnique ; examinons donc la question de près, et voyons si la Maçonnerie a vraiment raison de se vanter.

Mais d’abord, avant d’examiner la moralité et les effets de cette obligation, je vais citer quelques auteurs appartenant à la secte et traitant avec compétence le sujet.

« Entre Maçons, dit le F∴ Bouilly, la puissance des liens fraternels est si forte, qu’elle s’exerce même entre ceux que les intérêts de la patrie ont divisés. » Puis, s’adressant aux Maçons qui, en temps de guerre, sont sous les drapeaux, il ajoute ces paroles qui se passent de commentaire : « Ne distinguez ni la nation ni les uniformes ; ne voyez que les Frères, et songez à vos serments. » (Le Globe, journal maçonnique, tome IV, page 4.)

Le F∴ Bouilly, qui a écrit cela, n’était pas le premier venu ; il était Grand-Maître Adjoint, au Grand-Orient de France.

À une fête solsticiale, célébrée par le Grand-Orient de France, le F∴ Lefebvre, Orateur du Grand Collège des Rites, prononça un discours dont voici un extrait :

« On objecte que toutes les industries étant, comme les religions, libres et tolérées, les associations secrètes sont devenues inutiles… (Suit un exposé des avantages que présente, dans les relations commerciales et industrielles, une affiliation que le vulgaire ignore)… Mais la Maçonnerie fait bien plus, elle agit dans un cercle plus grand : ce ne sont pas seulement des hommes de telles et telles professions qu’elle unit secrètement, ce sont tous les hommes entre eux, sans distinction d’état, d’âge, ni de fortune. On a même vu, sur des champs de bataille, des combattants, sur le point de s’égorger, se faire un signe, s’arrêter… Car les lois inexorables de la guerre ont elles-mêmes fléchi sous la puissance maçonnique ; et c’est peut-être la preuve la plus palpable de son immense pouvoir. Oui, la guerre détruit les villes, les États ; c’est la destruction générale : et voilà, ce que ni les rois, ni les citadelles, ni les grands capitaines ne peuvent faire pour arrêter ses ravages, un seul signe, un seul emblème les suspend, un seul mot arrête le carnage. Mais, chose plus admirable encore, à ce signe sacré, on a vu des combattants jeter leurs armes, se donner le baiser d’union, et, d’ennemis qu’ils étaient, redevenir à l’instant amis et frères, ainsi que le leur prescrivaient leurs serments. »

Ce discours, est-il dit dans le procès-verbal officiel de la fête, eut le plus grand succès, et les principes en furent tellement goûtés, que le F∴ Bouilly, en sa qualité de Grand-Maître Adjoint, fit applaudir par une triple batterie et adressa à l’Orateur, au nom du Grand-Orient, les remerciements les plus fraternels.

Ainsi, admirez les principes de la secte : d’abord les intérêts de la Loge ; ceux de la Patrie ne viennent qu’après. Au milieu de la mêlée même, le militaire qui appartient à la Franc-Maçonnerie doit avoir présents à sa mémoire, non pas les serments qu’il a jurés à son pays et à son drapeau, mais les obligations qu’il a prêtées entre les mains de son Vénérable. Les lois de la guerre, d’où dépend le succès de la bataille, d’où peut dépendre le salut de la Patrie, ces lois inexorables partout ailleurs, cessent de l’être, quand deux Maçons se trouvent en face. Vous défendez contre une horde barbare le territoire national envahi, l’occasion se présente à vous de mettre une barrière à l’invasion en faisant remporter, si vous êtes général, une victoire à votre pays ; mais tout à coup le général adverse, voyant la débandade des siens, fait le signe maçonnique ; et, si vous êtes Maçon, vous devez faillir à votre honneur de patriote, vous ne devez pas poursuivre l’ennemi dérouté, vous ne devez pas l’exterminer ; vous devez, au contraire, l’épargnant, lui laisser reformer ses phalanges, lui donner le temps de recevoir du renfort. Que dis-je ? les serments maçonniques obligent les deux généraux ennemis, qui font partie de la secte, à s’embrasser.

L’histoire des guerres européennes cache des milliers de trahisons dues à la Franc-Maçonnerie. Sous la première République, ce sont les Loges de Mayence qui ont ouvert aux armées françaises les portes de cette ville ; et, d’autre part, la trahison de Dumouriez, qui mit la France à deux doigts de sa perte, fut due à la secte ; il est aujourd’hui établi que le général français Dumouriez passa aux Prussiens par l’effet d’une connivence maçonnique avec Brunswick, qui, comme lui, appartenait à la secrète et malfaisante association.

Ne demeure-t-on pas stupéfait en voyant cette société maudite se glorifier de pareils crimes ?

Voici deux extraits des Annales Maçonniques des Pays-Bas, qui ont rapport à la bataille de Waterloo.

« Le 18 juin, au milieu d’une furieuse charge de cavalerie, un officier belge reconnaît devant lui un de ses frères d’armes avec qui il s’était trouvé autrefois en Loge. À peine s’applaudissait-il d’être assez loin de lui pour ne pas devoir l’attaquer, qu’il le voit entouré et blessé. Il oublie tout alors, se précipite vers lui et le dégage, au risque de passer pour traître. » (Tome II, page 52.)

« Le même jour, deux jeunes officiers anglais commandaient une escorte qui conduisait de nombreux prisonniers dont les officiers se firent reconnaître pour Maçons. Pour être fidèles à leur serment maçonnique, les officiers anglais se préparèrent à les défendre contre leurs propres alliés, et, on aura de la peine à le croire (ce sont les propres termes des Annales Maçonniques), mais cela est la pure vérité, le combat s’engageait même entre les vainqueurs à ce sujet, quand la voix d’un général prussien le fit cesser. » (Tome II, page 54.)

Il n’y a personne, ajoute M. Amand Neut, un écrivain belge des plus distingués, à qui j’emprunte ces citations, il n’y a personne qui ne voie quelle perturbation, quel désarroi, des actes semblables, au fort du combat, peuvent jeter dans une armée ; ils peuvent décider du sort de la bataille. Si de tels faits s’étaient reproduits à l’Alma, à Inkermann, à Magenta, à Solférino, au glorieux assaut du fort de Malakoff, qui sait quelle aurait été l’issue de ces batailles et de cet assaut ?

Les lois de la guerre, pas plus que la saine morale, ne permettent de prendre la défense d’un ennemi contre ses propres gens ; elles ne permettent pas de dégager, au milieu d’une furieuse charge de cavalerie, un ennemi entouré, au risque de passer pour traître ; elles ne permettent pas d’engager le combat contre ceux de son propre parti, pour être fidèle au serment maçonnique !

Cependant, les Annales Maçonniques, qui rapportent ces trahisons infâmes, les donnent comme des exemples à imiter. « De telles actions, disent-elles, sont des traits qui honorent la Maçonnerie » (page 49) ; et elles ajoutent : « Les Frères qui ont agi de la sorte n’ont rempli que leur devoir, en obéissant avant tout à leurs serments de Maçons ; ils ont noblement mis en pratique la morale de l’Ordre. » (Page 56.)

On pourrait multiplier les citations de ce genre, en puisant dans les livres et les journaux secrets de la secte.

Ces gens-là ne rougissent pas de leurs crimes anti-patriotiques ; ils s’en flattent.

Voici en quels termes le F∴ Marinier raconte, à sa louange, une trahison dont il fut l’auteur, en temps de guerre, contre son pays, la France :

« Lorsque le premier corps d’armée passa le Tage, près d’Almarez, sous le commandement du maréchal de Bellune (il s’agit de la dernière guerre qui a eu lieu entre la France et l’Espagne), je commandais une compagnie de voltigeurs du 24e régiment de ligne qui formait l’avant-garde. Parmi les habitants de l’autre rive, auxquels je m’adressai pour obtenir des renseignements, un homme d’une belle figure et d’une stature colossale, attira surtout mon attention. Il portait les vêtements d’un muletier, qui contrastaient singulièrement avec son port majestueux, et il répondait à toutes mes questions avec une précision et une clarté qui dénotaient une grande présence d’esprit. Tout son extérieur avait quelque chose de chevaleresque. Je le donnai à un officier de l’état-major comme guide à travers les montagnes. Dès le soir du même jour, j’appris que ce guide avait tenté d’égarer une colonne ; on conçut des soupçons et l’on découvrit sous ses vêtements des instructions secrètes données par le général espagnol Cuerta. Je me rendis dans son cachot. Il avait été condamné à mort et se montrait résigné. Il me demanda seulement tout ce qui était nécessaire pour écrire à sa femme et à ses enfants. Son nom était Santa-Croce. Après quoi, il me prit la main, fit l’attouchement maçonnique, et, lorsqu’il eut reconnu que j’étais un Frère, il me donna le nom de libérateur. Je m’adressai ensuite à mon major, le baron Jamin, à qui je décrivis en termes chaleureux ce qui venait de se passer, et j’eus le bonheur d’exciter ses sympathies. « Suivez-moi, me dit-il, allons trouver le général Barrois, et songeons aux moyens de sauver ce malheureux. » Je répétai mon récit au général. Celui-ci (qui était Maçon) s’empressa de se rendre auprès du maréchal Victor, de chez qui il revint bientôt en nous annonçant que l’Espagnol n’aurait pas dû être jugé par un conseil de guerre et qu’on devait le considérer comme un prisonnier ordinaire.

« Quelque temps après, je lus avec joie dans un journal anglais : « Au nombre des Espagnols qui ont rendu les plus éminents services à leur patrie, il faut placer le célèbre Santa-Croce, qui, après avoir été renfermé dans la citadelle de Ceuta, a eu le bonheur de s’échapper. » (Extrait du Globe, journal maçonnique, tome III, page 483.)

Ainsi, voilà qui est clair. Un espion qui, d’après les lois de la guerre, est condamné à être fusillé, un homme qui avait rendu d’éminents services à la cause de son pays, c’est-à-dire, en d’autres termes, qui avait fait aux Français un tort considérable, Santa-Croce échappe, par l’attouchement maçonnique, à l’exécution d’une sentence rendue, découvre un Frère dans son ennemi, voit violer les lois en sa faveur, est transféré dans une citadelle au lieu d’être passé par les armes, et puis, a le bonheur de s’échapper ! Sans aucun doute, ce bonheur ne fut pas dû à un aveugle hasard, mais aux intelligences et au dévouement de ses Frères. Et cette supposition n’est pas sans fondement : après avoir violé une première fois le serment fait au drapeau, les chefs Maçons devaient, pour être conséquents avec eux-mêmes, ne rien négliger pour procurer à leur Frère les moyens de recouvrer sa liberté. C’est là un double parjure dont les conséquences auront certainement été funestes aux troupes françaises. Santa-Croce, que le F∴ Marmier, dans son récit, affecte de représenter comme un homme de haute naissance et d’une intelligence supérieure, aura, cela ne fait pas de doute, continue à rendre aux siens d’éminents services, soit en continuant son rôle d’espion, soit en nouant des rapports avec les Anglais, soit enfin en maniant ce terrible mousquet qui abattit des milliers de Français dans les embuscades des guérillas.

Dans la marine, il en est comme dans l’armée de terre.

Voici, à ce sujet, deux articles d’un décret actuellement en vigueur, porté par le Suprême Conseil du Rite Écossais, après délibération de la Grande Loge Centrale de France :

« Art. 3. — Tout capitaine de navire, Maçon, est autorisé à arborer, en cas de danger, un pavillon maçonnique à ses mâts. Ce pavillon doit être carré et ainsi dessiné en bleu sur fond blanc : deux mains élevées et serrées formant le signe de détresse, avec une croix au dessus.

« Art. 4. — Ce pavillon, décrit ainsi qu’il vient d’être dit, couvre tout l’équipage et appelle le secours de tout Frère qui peut l’apercevoir ; ne pas voler à ce signe, c’est forfaire à la fraternité et à l’honneur maçonniques[5]

Et que la Maçonnerie, pour s’innocenter, ne vienne pas prétendre que ce pavillon de détresse n’est point destiné à être arboré dans un combat naval, mais à servir dans d’autres cas où un Frère pourrait avoir besoin du secours de ses Frères ! Ce pavillon de détresse a évidemment un sens pratique. Or, il ne peut en avoir un tel, s’il n’est destiné aux combats sur mer ; car, en dehors des combats, il y a des signaux conventionnels qui, reconnus par le droit des gens, obligent quiconque les aperçoit à porter secours, et auxquels tout marin homme d’honneur s’empresse d’obéir. Si les capitaines de navire Maçons ont besoin d’avoir entre eux un signal particulier pour, en dehors d’un combat naval, répondre aux appels de détresse, c’est qu’ils ne respectent pas le droit des gens, c’est qu’ils sont des misérables, indignes de porter le nom d’hommes ; il n’y a pas moyen de sortir de ce raisonnement. Or, comme tous les capitaines de navire Maçons s’indigneront à la pensée qu’on peut les supposer capables de ne pas voler, hors le cas de guerre, à l’aide d’un vaisseau quelconque appelant au secours par les signes ordinaires, on reconnaîtra, et la Maçonnerie elle-même ne peut ici nier, que son pavillon spécial de détresse n’a été créé que pour le cas d’un combat naval, vu que pour tous les autres cas il existe des signaux convenus.

Une fois de plus, alors, la Maçonnerie est infâme ; une fois de plus, le Maçon devient traître à son pays : car quelle est l’action qui s’impose aux sectaires dans le cas particulier indiqué par l’article 4 du décret du Suprême Conseil ? Un Maçon quelconque, capitaine, pilote, amiral ou tout autre, dès qu’il aperçoit le pavillon de détresse sur un vaisseau ennemi, doit porter secours au Maçon qui le réclame ; il doit cesser de combattre dans ses propres rangs, et, pour aider son Frère en Maçonnerie, il doit faire cause commune avec l’ennemi. Ce Maçon se trouve en face de deux pavillons arborés au même mât : il a devant lui le pavillon ennemi que le serment de fidélité qu’il a prêté à son pays l’oblige à combattre ; il a devant lui le pavillon de détresse d’un Frère que son serment de fidélité à la secte l’oblige de secourir. En face de ces deux pavillons, entre ces deux serments, l’hésitation même ne lui est pas permise ; il doit, sans la moindre perplexité, trahir le drapeau de sa patrie ! Car, comme le dit expressément le Grand-Orient de France, « les lois inexorables de la guerre doivent fléchir devant la puissance maçonnique[6] ».

Lors de la dernière guerre, ceux de nos soldats et de nos officiers qui étaient faits prisonniers et emmenés en Allemagne trouvaient, s’ils étaient Maçons, non plus une dure captivité entre les murs épais des citadelles, mais une hospitalité scandaleuse dans les villes agréables où ils étaient internés avec toutes sortes de privilèges ; la Maçonnerie prussienne les protégeait et les traitait en Frères, au détriment, bien entendu, des autres prisonniers, à qui les plus mauvais traitements étaient infligés, sans doute à titre de compensation.

Les Loges françaises, de leur côté, accueillirent-elles fraternellement les Maçons qui se trouvaient soit comme officiers, soit comme soldats, dans l’armée des barbares envahisseurs ? Cela est plus que probable, cela ne souffre aucun doute. Il est évident que, dans l’ombre des Ateliers, et sur les champs de bataille de la Patrie violée et assassinée par les hordes féroces des Teutons, la fraternisation maçonnique a été réciproque.

Dans un ouvrage imprimé à Leipzig, un Allemand, Maçon distingué, écrit ceci, qui donne fort à réfléchir :

« Les dernières guerres contre la France sont riches en exemples où l’assaillant baissa les armes, où l’officier arrêta sa troupe, pour sauver un Frère qu’il aperçut sous l’uniforme. »

Cet ouvrage a pour titre : Die Gegenwart und Zukunft der Freinaurerei in Deutschland. Voici le passage traduit ci-dessus : « Die letzten Kriege gegen Frankreich sind reich au solchen Beispielen, wo der feindliche Angreif seine Waffen streckte, der Officier seineeigene Mannschaft zurückhielt, um den erkannten Bruder in dem Uniform des Feindes zu schonen. » (Page 33).

Est-ce assez édifiant ?

Croira-t-on que, les Maçons prussiens épargnant ainsi les Maçons français, ceux-ci en reconnaissance ne recevaient pas ceux-là à bras ouverts ?

Quelle honte !

Tous les cœurs patriotes ne déborderont-ils pas d’indignation ?

À cette dernière infamie, il ne reste, on le comprend, rien à ajouter.

Si l’organisation extraordinairement merveilleuse que possède la Franc-Maçonnerie lui donne une puissance qu’il serait puéril de contester, la secte maudite s’en sert, non pour empêcher les guerres, mais pour créer à ses membres d’abominables privilèges, pendant la lutte, et pour commettre les trahisons les plus honteuses et les plus scélérates.


§ VI

Les Frères Trois-Points ont-ils des Sœurs ?

Quand on est reçu Maçon, c’est-à-dire à l’initiation au premier grade (Apprenti), le Vénérable dit solennellement à l’initié :

— « Nous n’admettons point de femmes dans nos Loges[7]. »

Après la séance, le nouveau Maçon reçoit un petit catéchisme, où il lit encore ceci :

— « La Maçonnerie n’admet pas les femmes à ses mystères[8]. »

Mais, à la réception au grade de Compagnon, le même Vénérable explique au même initié le sens de ces deux phrases.

— « Maintenant, lui dit-il, vous êtes apte à visiter les Loges d’Adoption[9]. Cela signifie : nos Loges ne reçoivent pas de femmes à leurs mystères, ainsi qu’on vous l’a dit lors de votre réception comme Apprenti ; mais il existe des Loges de Dames, dites Loges d’Adoption, aux mystères desquelles les Maçons sont admis, dès qu’ils ont reçu le grade de Compagnon. »

Si l’initié à qui est faite cette confidence est un homme marié, voyez combien sa situation devient tout à coup embarrassée.

Durant son long passage au grade d’Apprenti, c’est-à-dire pendant huit mois ou un an, des fois même pendant deux ans, cet homme, avec la plus entière bonne foi, a juré à sa femme, pour calmer ses justes susceptibilités, que les soirées qu’il va passer au local maçonnique sont absolument anodines, qu’on y fait des conférences, qu’on y cause politique, mais que jamais, au grand jamais, il n’y a rencontré aucune dame, les femmes n’étant pas admises dans la Maçonnerie.

Bien plus, quelquefois la Loge a organisé un banquet avec participation des Profanes, ce que, dans l’argot de la secte, on appelle une « Fête d’Adoption » ou une « Tenue Blanche » ; chaque Frère y a conduit sa femme ou ses amis ; notre homme a fait comme les autres, il a mené sa femme à la fête. Elle a constaté qu’il n’y avait d’insignes maçonniques portés que par des hommes ; par conséquent, elle a acquis la conviction que, s’il existe des Frères Maçons, il n’existe point en revanche des Sœurs Maçonnes. À ces banquets, à ces fêtes, on s’est tenu dans les limites d’une stricte décence ; Madame en a emporté une opinion favorable à la Maçonnerie, du moins au point de vue des mœurs.

Et voilà que, brusquement, cet homme marié apprend qu’il a mal interprété ce qui lui a été dit, qu’il n’a pas compris ce qu’il a vu, que les Fêtes d’Adoption sont une chose, et qu’il existe aussi des Loges d’Adoption, mais qui sont tout autre chose.

Comprenez-vous son embarras, s’il est incapable de transiger avec le devoir conjugal ?

Il ne communiquera pas à sa femme, ce soir-là, en rentrant, la révélation inattendue qui lui a été faite. Peut-être, après tout, n’y a-t-il aucun mal dans l’existence de ces Loges d’Adoption ; avant de prendre une décision, il voudra voir d’abord, se rendre compte par lui-même, et il ira visiter une de ces Loges de Dames, « où tout se fait par cinq, » a dit le Vénérable.

Quelle décision prendra-t-il, après avoir vu ?

Ce n’est point ici le lieu d’examiner cette question délicate.

Ce premier ouvrage a été uniquement consacré aux Maçons du sexe fort ; un autre sera entièrement consacré à la Maçonnerie du sexe faible[10]. Les Sœurs Maçonnes, dont le baiser fraternel se donne en cinq points, ont droit à leur volume ; elles l’auront. Et, de même que dans ce premier ouvrage, je ne raconterai pas que de vieilles histoires ; parmi les documents que je mettrai sous les yeux du public, figureront les Rituels et les Catéchismes de Maçonnes, imprimés en 1883 et en 1884. Je crois que le public rira. Par exemple, il est tels passages que je ne pourrai reproduire en français ; ils seront donc traduits et publiés en latin.

Pour le moment, j’ai tenu à montrer une fois de plus le mensonge permanent et la rouerie des Frères Trois-Points, j’ai tenu à faire savoir qu’ils ont des Sœurs.

Le mensonge est dans l’affirmation, donnée aux initiés Apprentis, qu’il n’y a pas de femmes dans la Maçonnerie. L’explication du Vénérable, à la réception de Compagnon, a beau être subtile ; elle n’empêche pas la première affirmation d’avoir été un mensonge.

La rouerie consiste en l’emploi multiplié du mot « Adoption », qui sert à jeter la confusion dans l’esprit du Profane curieux de pénétrer les secrets de la Maçonnerie. Ainsi, il y a l’Adoption ou cérémonie du Protectorat, qui est le baptême maçonnique des louveteaux ; il y a les Fêtes d’Adoption ou Tenues Blanches, qui sont des réunions joyeuses avec banquet et bal où les Maçons reçoivent leurs femmes, leurs parents et leurs amis du monde profane ; il y a enfin les Loges d’Adoption, qui sont des Loges de Dames, il y a la Maçonnerie d’Adoption avec ses Rites particuliers, qui est la Maçonnerie de certaines dames. Tout cela porte le même nom, et pourtant tout cela est fort distinct. Bien des auteurs, à raison de ce qu’ils n’avaient pas reçu l’initiation maçonnique, ont confondu une Adoption avec une autre et commis méprises sur méprises. Mais, à présent, le public verra clair.

Il se peut que cette explication sommaire que je viens de donner gêne un certain nombre de Maçons, hommes mariés, qui, à cause de leurs serments, n’ont pas fait à leurs épouses telles et telles confidences ; je le regrette, mais, tant pis !

Je me suis juré, moi, de projeter sur la Maçonnerie une lumière complète ; et, si ma Loge, le Temple des Amis de l’Honneur Français, a eu, le 17 Octobre 1881, l’extrême obligeance de me délier de mes serments maçonniques, — ce dont je ne saurais trop la remercier, — d’autre part, j’ai à cœur de tenir la promesse que je me suis jurée, je ne faillirai pas au devoir de faire pénétrer au fond des antres de la secte le jour le plus éclatant.

  1. Rite Français. — Art. 258. Les Loges doivent rigoureusement s’abstenir d’initier les Profanes qui ne pourraient pas supporter les charges de l’Ordre.

    Rite Écossais — Art. 326. Les Loges ne doivent procéder à l’initiation d’aucun Profane dont la position sociale serait un obstacle à ce qu’il pût supporter les charges imposées par les Règlements particuliers ou généraux.

  2. Voir au premier volume de cet ouvrage, pages 185 et suivantes.
  3. On le voit, c’était juste quelques jours avant la publication par l’Univers de ma lettre d’abjuration.
  4. Leur manière de signer, à tous les trois, indique qu’ils appartiennent aux grades inférieurs.
  5. Parmi les signatures qui sont au bas de ce décret maçonnique, figure celle d’un général français !
  6. La Franc-Maçonnerie, par Amand Neut, p. 249.
  7. Voir au 1er volume, page 396.
  8. Voir au 1er volume, page 412.
  9. Voir au 2e volume, page 34.
  10. Cet ouvrage, en un seul volume, intitulé les Sœurs Maçonnes, sera le quatrième volume de cette série de révélations. L’ouvrage qui paraîtra auparavant, intitulé le Culte du Grand Architecte, formera aussi un volume unique et vendu à part, troisième volume de la série.