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Les Francs-tireurs/05

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Amyot (p. 60-76).


V

LE GÉNÉRAL RUBIO.


Puisque l’occasion s’en présente disons quelques mots de l’organisation militaire des États-Unis du Mexique, organisation aussi singulière que tous les autres rouages administratifs au moyen desquels fonctionne l’étrange gouvernement de cette excentrique république.

L’uniforme militaire plaît généralement aux masses : la vie du soldat a quelque chose en soi de si indépendant de la vie commune que tous les peuples, plus ou moins, se laissent entraîner et séduire par le clinquant des broderies et des épaulettes, les roulements des tambours et les appels aigus des clairons.

Les peuples jeunes surtout aiment à jouer au soldat, à faire ondoyer des panaches, caracoler des chevaux de bataille et étinceler de grands sabres.

La lutte du Mexique contre l’Espagne dura dix ans, constante, fiévreuse, acharnée ; elle fut fertile en événements terribles et en poignantes péripéties.

Les Mexicains, tenus par leurs oppresseurs dans la plus complète sujétion, étaient aussi simples au commencement de la révolution qu’à l’époque de la conquête ; la plupart ignoraient comment se charge un fusil, aucun d’eux n’avait eu d’armes à feu entre ses mains.

Cependant excités par l’ardent désir de liberté qui bouillait au fond de leurs cœurs, leurs progrès en tactique militaire furent rapides, et bientôt les Espagnols apprirent à leurs dépens que ces misérables guérillas commandées par des prêtres et des curés, qui d’abord n’étaient armées pour la plupart que de lances et de flèches, étaient enfin capables de répondre à leurs feux de pelotons, de se faire bravement tuer sans reculer d’un pouce, et de leur infliger en détail des défaites terribles.

L’enthousiasme et la haine des oppresseurs avaient fait des soldats de tous les hommes en état de porter les armes.

L’indépendance proclamée, la guerre finie, le rôle de l’armée était terminé pour un pays qui, sans voisins immédiats, n’avait à redouter aucune intervention étrangère dans ses affaires intérieures et qui n’avait à craindre aucune invasion.

L’armée devait donc déposer ces armes qui avaient si vaillamment conquis la liberté du pays, et rentrer paisiblement dans ses foyers : c’était son devoir, on s’attendait à ce qu’il en fût ainsi, on se trompa.

L’armée se sentait forte, redoutée, elle voulait garder la place qu’elle avait prise et imposer à son tour des conditions.

N’ayant plus d’ennemis à combattre, elle se fit de son autorité privée l’arbitre des destinées du pays qu’elle était appelée à défendre ; afin de créer des avancements parmi ses officiers l’armée fit des révolutions.

Alors commença cette ère des pronunciamientos dans laquelle se trouve fatalement entraîné le Mexique, et qui le conduit irrésistiblement au gouffre dans lequel sombrera finalement son indépendance si chèrement acquise et jusqu’à sa nationalité.

Du sous-lieutenant au général de division, chacun se fit un marchepied du pronunciamiento pour avancer d’un grade : le lieutenant pour être capitaine, le capitaine colonel, le colonel général, et le général président de la république du Mexique. Il y a ordinairement de trois à quatre présidents à la fois, souvent il y en a cinq et même six ; un seul président serait considéré comme un phénomène extraordinaire, rara avis ; je crois que depuis la proclamation de l’indépendance on n’a pas vu un même président gouverner seul la confédération pendant six mois consécutifs.

Il est résulté de cet état de choses que l’armée est tombée dans un discrédit extrême, et autant le métier des armes était honorable à l’époque de la lutte contre les Espagnols, autant aujourd’hui il l’est peu. L’armée est donc contrainte de se recruter dans les classes les plus basses de la société, c’est-à-dire les bandits, les leperos et même les misérables condamnés pour vol ou assassinat.

Tous ces hommes, arrivés à certains grades, ne font que changer de costume, tout en conservant dans le nouveau rang où le hasard les place, leurs vices et leurs habitudes de bas étage ; aussi les jeunes gens de bonne famille ne prennent-ils que difficilement l’épaulette et dédaignent-ils d’adopter un métier si peu en honneur dans l’esprit des gens du monde.

Dans un corps aussi mal organisé, où la discipline n’existe pas et où l’instruction militaire est nulle, l’esprit de corps doit être inconnu, c’est ce qui arrive. Pourtant cette armée a été bonne, elle compte une foule de magnifiques faits d’armes dans ses états de service ; ses soldats et ses officiers ont fait preuve de bravoure dans les phases critiques de la guerre de l’indépendance.

Mais aujourd’hui tout est mort, le sentiment du devoir est méprisé, et le point d’honneur, ce stimulant si fort pour le soldat, foulé aux pieds. Le duel, ce mal nécessaire jusqu’à un certain point pour faire respecter à un militaire l’habit qu’il porte, est défendu sous les peines les plus sévères, et en souffletant un officier mexicain et le traitant de lâche et de fripon on ne court qu’un risque, celui d’être traîtreusement assassiné.

Il faut un long apprentissage pour devenir soldat et en prendre l’esprit ; ce n’est qu’à la suite de longues et sérieuses études, que lorsqu’on a souffert de dures privations, vu plusieurs fois la mort en face, qu’on acquiert ces connaissances et ce sang-froid qui font sacrifier la vie sans calcul et remplir les devoirs d’un véritable militaire.

La plupart des généraux mexicains rougiraient de leur ignorance, s’ils se trouvaient en présence du dernier sous-officier de notre armée ; car ils ne savent absolument rien et n’ont pas la moindre idée de leur art.

Pour les officiers mexicains, tout se réduit à ceci : changer d’écharpe. Le colonel la porte rouge, le général de brigade, verte, et le général de division, blanche. C’est dans le but d’arriver à cette dernière couleur que se font tous les pronunciamientos.

Mal vêtus, mal nourris, mal payés, les soldats mexicains sont un fléau pour la population civile, qu’ils pressurent sans honte et sans pitié sous le plus futile prétexte.

On comprend, d’après ce que nous venons de dire, combien un corps armé ainsi désorganisé doit être redoutable à tout le monde, car il ne connaît aucun frein et vit en dehors de la loi qu’il méprise, et l’état où se trouve aujourd’hui le Mexique prouve la vérité incontestable de ce que nous avançons.

Nous n’avons voulu faire aucune personnalité, traitant la question au point de vue général, et nous bornant à constater ce qui est. Il existe, il est vrai, quelques officiers de mérite, quelques hommes réellement honorables dans cette malheureuse armée ; mais ce sont des perles perdues dans la fange, et le nombre en est tellement restreint qu’en les citant tous par leurs noms nous n’arriverions pas à compléter la centaine. Ceci est d’autant plus triste que, plus le Mexique va, plus il approche de la catastrophe et que bientôt le mal qui mine ce beau pays sera sans remède, et il sombrera pour toujours, non sous les coups des étrangers, mais assassiné par ses propres enfants.

Le général don José-Maria Rubio ne sortait en aucune façon de la foule des officiers mexicains, seulement il possédait sur ceux qui l’entouraient l’immense avantage d’être un vieux soldat de la guerre de l’indépendance ; chez lui l’expérience suppléait amplement à ce qui lui manquait du côté de l’instruction.

Son histoire était simple, la voici en quelques mots :

Fils d’un evangelista ou écrivain public de Tampico, il avait à grand’peine appris un peu à lire et à écrire sous les auspices de son père ; cette teinte d’éducation, toute légère qu’elle fût, devait plus tard lui être d’une grande utilité.

Le grand soulèvement dont le célèbre curé Hidalgo fut le promoteur, soulèvement qui inaugura la révolution, trouva le jeune José-Maria errant aux environs de Tampico, où il faisait pour vivre les métiers les plus impossibles. Le jeune homme, un peu muletier, un peu pêcheur et beaucoup contrebandier, enivré par l’odeur de la poudre, fasciné par l’influence toute puissante qu’Hidalgo exerçait sur tous ceux qui l’approchaient, jeta son fusil sur son épaule, enfourcha le premier cheval qui lui tomba sous la main, et suivit gaîment les bandes révolutionnaires. Depuis cette époque, sa vie ne fut plus qu’un combat de toutes les heures.

Il devint en peu de temps, grâce à son courage, à son énergie et à sa présence d’esprit, un des guerilleros les plus redoutables aux Espagnols.

Toujours le premier à l’assaut, le dernier à la retraite, chef d’une cuadrilla composée d’hommes d’élite pour lesquels les expéditions les plus folles et les plus téméraires ne semblaient être que des jeux d’enfants, favorisé par un constant bonheur, car la fortune aime les téméraires, José-Maria devint bientôt un épouvantail pour les Espagnols, son nom seul leur inspirait une indicible terreur.

Après avoir successivement servi sous les ordres de tous les héros de l’indépendance mexicaine et avoir vaillamment combattu à leurs côtés, la paix le trouva général de brigade.

Le général Rubio n’était pas ambitieux : c’était un brave et digne soldat qui aimait son métier avec passion et auquel il fallait pour le rendre heureux les roulements des tambours, l’éclat des armes et la vie militaire dans toute son étendue.

Lorsqu’il combattait, jamais l’idée ne lui était venue qu’un jour ou l’autre la guerre prendrait fin ; aussi fut-il tout surpris et complétement démoralisé quand la paix fut faite et l’indépendance proclamée.

Le digne général regarda autour de lui. Chacun se préparait à se retirer dans sa famille afin de jouir d’un repos si chèrement acheté. Don José-Maria n’aurait peut-être pas mieux demandé que de suivre cet exemple ; mais sa famille à lui, c’était l’armée, il n’en avait ou du moins il ne s’en connaissait plus d’autre. Pendant les dix années de combats qui venaient de s’écouler, le général avait perdu complétement de vue tous les parents qu’il avait. Son père, dont il avait par hasard appris la mort, était la seule personne dont l’influence eût pu l’exciter à abandonner la carrière militaire. Mais le foyer paternel était éteint ; rien ne l’attirait plus vers la province ; il demeura donc sous les drapeaux, non par ambition : nous le répétons, le brave soldat se rendait justice et reconnaissait parfaitement qu’il avait atteint une position bien supérieure à celle que jamais il aurait osé désirer ; mais afin de ne pas rester seul et de ne pas abandonner de vieux amis avec lesquels il avait si longtemps souffert, combattu, en un mot partagé la bonne et la mauvaise fortune.

Les différents chefs qui, immédiatement, commencèrent à convoiter le pouvoir et à se succéder au siége présidentiel, loin de redouter le général dont le caractère simple et honnête leur était connu, recherchèrent au contraire son amitié et s’attachèrent à lui prodiguer les preuves de la plus franche et de la plus réelle protection, convaincus qu’il se garderait bien de jamais en abuser.

À l’époque où les Texiens commencèrent à s’agiter et à revendiquer leur indépendance, le gouvernement mexicain, trompé dans le principe par les agents chargés de surveiller cet État, n’envoya que des forces insuffisantes pour rétablir l’ordre et étouffer les désordres ; mais bientôt l’agitation prit un caractère révolutionnaire tellement tranché, que le président de la république jugea urgent de faire une démonstration efficace. Malheureusement il était trop tard, le mécontentement s’était propagé de proche en proche ; il ne s’agissait déjà plus de réprimer une révolte, mais bien d’étouffer une révolution, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Le président de la république mexicaine apprit alors à ses dépens que, dans toute question humaine, il y a quelque chose de plus puissant que la force brutale des baïonnettes : c’est l’idée dont le temps est venu et l’heure est sonnée. Les troupes expédiées au Texas furent battues, refoulées de toutes parts. Bref, elles se virent contraintes à reculer pas à pas devant l’émeute, à traiter avec elle et à se retirer honteusement.

Le gouvernement ne pouvait et ne voulait pas accepter un aussi flétrissant échec infligé par des bandes mal armées et mal disciplinées ; il se résolut à tenter un dernier et décisif effort.

Des troupes nombreuses furent massées sur les frontières texiennes, et autant pour en imposer aux révoltés, que pour en finir d’un seul coup avec eux, on déploya un grand appareil militaire.

Mais alors la guerre changea de face : les Texiens, Américains du Nord pour la plupart, adroits chasseurs, marcheurs infatigables et tireurs d’une adresse proverbiale, se fractionnèrent en petites troupes, et au lieu d’offrir à l’armée mexicaine un front de bataille, qui lui eût permis de manœuvrer et de les anéantir, ils commencèrent une guerre de haies, de ruses et d’embuscades à la mode vendéenne, qui eut pour premier résultat de fatiguer énormément les soldats en les obligeant à des marches et à des contre-marches continuelles, et jeta parmi eux le découragement et la démoralisation en les contraignant à lutter contre un ennemi insaisissable, qu’ils savaient être partout sans parvenir à le rencontrer nulle part.

La position devenait de plus en plus critique. Ces hommes mis hors de la loi, flétris des épithètes de bandits, de rôdeurs de frontières et de francs tireurs, que l’on affectait de confondre avec les scélérats sans aveu qui pullulent dans ces contrées et qu’on s’obstinait à traiter comme tels, ne leur accordant pas de quartier et les fusillant sans jugement partout où on pouvait les saisir ; ces hommes disciplinés maintenant, aguerris et forts de l’appui moral de leurs concitoyens qui applaudissaient à leurs succès et faisaient des vœux pour leur réussite, avaient hautement levé le drapeau de l’indépendance texienne, et dans maintes rencontres, après avoir décimé les troupes envoyées contre eux, les avaient forcées à les reconnaître comme les défenseurs avoués d’une cause honorable.

Parmi les nombreux généraux de la république, le président choisit enfin le seul homme capable de réparer les échecs successifs subis par le gouvernement. Le général don José-Maria Rubio fut investi du commandement en chef des troupes chargées d’opérer contre le Texas.

Ce choix était des plus heureux ; le général, homme loyal et brave soldat, n’était pas capable de se vendre, quelque cher qu’on voulût l’acheter. On n’avait donc pas à redouter avec lui une trahison, devant laquelle d’autres, moins susceptibles que lui ou plus avares, n’avaient pas reculé, dans plusieurs circonstances. Vieux soldat de la guerre de l’indépendance, ancien partisan, don José-Maria connaissait à fond toutes les ruses des guerillas et était bien l’homme qu’il fallait pour lutter avec avantage contre les adversaires qu’il avait à combattre.

Malheureusement ce choix venait bien tard.

Cependant le général, tout en comprenant parfaitement l’immense responsabilité qu’il assumait sur lui, ne se rebuta pas et accepta sans murmurer la rude tâche qu’on lui imposait.

Certains hommes ont l’incontestable privilége d’être né pour les positions qu’ils occupent ; leur intelligence semble s’agrandir avec la situation : faits pour les grandes choses, ils s’élèvent à mesure et restent toujours au niveau des événements quels qu’ils soient.

Le général avait cette faculté précieuse ; du premier coup d’œil il jugea ses ennemis avec ce sang-froid des vieux soldats qui les rend si forts, et son plan fut élaboré en quelques minutes.

Il changea immédiatement la tactique suivie jusqu’alors par ses prédécesseurs et adopta un système diamétralement opposé au leur.

Au lieu de fatiguer ses soldats par des courses sans but et sans résultats probables, il se saisit des positions les plus fortes, dissémina ses troupes dans des cantonnements assez étendus, sans cependant être trop éloignés, de façon à ce que tous les détachements pussent s’appuyer les uns sur les autres, en cas d’attaque, et que, s’il le fallait absolument, l’armée entière se trouvât réunie autour de lui en moins de vingt-quatre heures.

Puis, ces précautions prises, conservant toujours ses forces sous la main, il se tint prudemment sur la défensive, et au lieu de marcher en avant, il demeura immobile, guettant avec une patience infatigable l’occasion de tomber à l’improviste sur l’ennemi et de l’écraser.

Les chefs texiens ne tardèrent pas à comprendre tout le danger de cette nouvelle et adroite tactique pour eux. En effet, les rôles étaient changés : d’assaillis, les insurgés étaient contraints de se faire assaillants, ce qui leur faisait perdre tous les avantages de leur position en les obligeant à des concentrations de troupes et à des démonstrations de forces contraires à leur habitude de combattre.

Aux jeunes officiers qui murmuraient du plan adopté par le général et raillaient sa prudence, celui-ci répondait en souriant que rien ne le pressait, que la guerre était un jeu de finesse où le plus adroit attrapait l’autre, et qu’il ne fallait pas pour une vaine gloriole se laisser emporter à compromettre le succès d’une entreprise qui, avec un peu de patience, aboutirait à une réussite certaine.

La suite prouva que le général raisonnait juste et que son plan était bon.

Les insurgés, réduits à l’inaction par le système adopté par le nouveau chef de l’armée mexicaine, essayèrent à plusieurs reprises d’attaquer ses retranchements et de l’amener à en sortir, mais le général se contenta de leur tuer le plus de monde possible, et il tint bon sans faire un pas en avant.

La conducta de plata, que le capitaine Melendez était chargé d’escorter, avait une immense importance aux yeux du gouvernement nécessiteux de la capitale ; il fallait à toute force la sauver et faire arriver saines et sauves les piastres à Mexico, avec d’autant plus de raison que depuis quelque temps les arrivages d’argent du Texas devenaient d’une rareté désespérante et menaçaient de manquer complétement avant peu.

Le général Rubio se vit à contre-cœur contraint de modifier provisoirement la ligne qu’il s’était tracée ; il ne doutait pas que les insurgés, avertis du passage de la conducta, ne fissent les plus grands efforts pour l’intercepter et s’en emparer, car eux aussi éprouvaient une grande pénurie d’argent, et les millions expédiés à Mexico étaient pour eux d’une immense importance ; il fallait déjouer leurs projets et sauver la conducta ; le général rassembla donc un corps considérable de troupes, se mit à sa tête, et s’avança à marches forcées jusqu’à l’entrée du défilé où, d’après les rapports de ses espions, les insurgés devaient s’embusquer ; puis, ainsi que nous l’avons vu, il expédia un homme sûr (à ce qu’il supposait du moins) au capitaine Melendez, pour l’avertir de son approche et le mettre sur ses que gardes.

Nous avons rapporté dans les Rôdeurs de frontières comment les choses s’étaient passées, et combien l’exprès du général était digne de la confiance son chef avait placée en lui.

Le camp mexicain s’élevait au milieu d’une plaine charmante, faisant face au défilé par lequel, d’après les instructions du général, la conducta devait déboucher.

C’était le soir, le soleil était couché depuis environ une heure. Don José-Maria, inquiet du retard du capitaine, et commençant à se douter d’un malheur, avait expédié des éclaireurs dans différentes directions afin de lui apporter des nouvelles, et en proie à une inquiétude à laquelle chaque minute qui s’écoulait ajoutait encore, il marchait avec agitation dans sa tente, jurant et maugréant tout bas, fronçant les sourcils, et s’arrêtant par intervalles pour prêter l’oreille à ces mille bruits qui, la nuit, surgissent sans cause apparente, et passent comme emportés sur l’aile des Djinns.

Le général don José-Maria Rubio était un homme jeune encore ; il avait quarante-deux ans environ bien qu’il parût plus âgé à cause des fatigues de la vie militaire qui avaient laissé de rudes empreintes sur son visage à la physionomie martiale et ouverte ; sa taille était haute, bien prise ; ses membres musculeux et bien attachés, sa poitrine large et saillante dénotaient une grande vigueur ; ses cheveux coupés en brosse commençaient à grisonner, mais son œil noir avait un éclat fulgurant plein de jeunesse et d’intelligence.

Contrairement aux habitudes des officiers supérieurs mexicains qui en toutes circonstances font un grand étalage de broderies, et sont dorés et empanachés, qu’on nous pardonne la comparaison, comme des marchands de vulnéraire, son costume était d’une simplicité et d’une sévérité qui ajoutait encore à sa tournure militaire et lui donnait cette apparence de réflexion et de majesté qui sied si bien à un chef d’armée.

Un sabre était négligemment jeté, auprès d’une paire de pistolets d’arçon, en travers sur une carte, étendue sur une table au milieu de la tente, et vers laquelle le général se penchait souvent dans sa promenade agitée.

Le galop d’un cheval, d’abord éloigné, mais qui se rapprocha rapidement, se fit entendre. La sentinelle placée en dehors de la tente cria : Qui vive ? Le cavalier s’arrêta, sauta à terre, puis au bout d’une minute le rideau de la tente s’écarta et un homme parut.

Cet homme était le capitaine don Juan Melendez.

— Enfin, vous voilà ! s’écria le général, dont les traits s’éclaircirent.

Mais, en voyant l’expression de tristesse répandue sur les traits de l’officier, le général, qui avait fait deux pas vers lui, s’arrêta, et sa physionomie redevint subitement inquiète.

— Oh ! oh ! fit-il, que se passe-t-il donc ? Capitaine, serait-il arrivé malheur à la conducta ?

L’officier baissa la tête sans répondre.

— Que signifie cela, caballero, reprit le général avec colère ; seriez-vous devenu muet par hasard ?

Le capitaine fit un effort sur lui-même.

— Non, général, répondit-il.

— La conducta, où est la conducta ? reprit-il avec violence.

— Prise ! répondit don Juan d’une voix sourde.

— Vive Dios ! exclama le général en lui lançant un coup d’œil terrible et en frappant du pied avec colère, la conducta est prise et vous vivez pour venir me l’apprendre ?

— Je n’ai pu me faire tuer.

— Je crois même, Dieu me pardonne, dit avec ironie le général, que vous n’avez pas même reçu une égratignure.

— C’est vrai.

Le général fit quelques pas dans la tente en proie à la plus vive agitation.

— Et vos soldats, caballero, reprit-il au bout d’un instant, en s’arrêtant en face de l’officier, ils ont lâchement fui, sans doute, au premier coup de feu ?

— Mes soldats sont morts, général.

— Hein ! que dites-vous ?

— Je dis, général, que mes soldats se sont fait tuer jusqu’au dernier pour défendre le dépôt confié à leur honneur.

— Hum ! hum ! répondit le général, ils sont morts, tous ?

— Oui, général, tous sont couchés dans une tombe sanglante ; je suis le seul survivant de cinquante hommes braves et dévoués.

Il y eut un second silence. Le général connaissait trop bien le capitaine pour douter de son courage et de sa loyauté ; il commençait à soupçonner un mystère.

— Mais je vous avais envoyé un guide, dit-il enfin.

— Oui, général : c’est ce guide qui nous a fait tomber dans le piége tendu sous nos pas par les insurgés.

— Mille diables ! si le misérable…

— Il est mort, interrompit le capitaine, je l’ai tué.

— Bien ; mais il y a dans toute cette affaire quelque chose qui m’échappe.

— Général, s’écria le jeune homme en s’animant, bien que la conducta soit perdue, le combat a été glorieux pour le nom mexicain ; notre honneur n’a pas souffert, nous avons été écrasés par le nombre.

— Voyons, capitaine, vous êtes un de ces hommes au-dessus de tout soupçon, que la plus légère souillure ne saurait atteindre ; au besoin, je cautionnerais votre loyauté et votre bravoure devant tous : rapportez-moi franchement et sans tergiverser ce qui s’est passé, je vous croirai ; donnez-moi les plus grands détails sur cette action, afin que je sache si je dois vous plaindre ou vous punir.

— Écoutez donc alors, général ; mais je vous le jure, si après mon récit le moindre soupçon reste dans votre cœur sur mon honorabilité et le dévouement de mes soldats, je me ferai devant vous sauter la cervelle.

— Parlez d’abord, caballero ; après, nous verrons ce qu’il conviendra que vous fassiez.

Le capitaine s’inclina et commença le rapport exact des événements.