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Les Francs-tireurs/19

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Amyot (p. 309-331).

XIX

EN MER.


Il était environ quatre heures du matin ; l’aube commençait à iriser l’horizon de larges bandes blanchâtres ; à l’extrême ligne bleue des flots, un reflet d’un rouge vif, précurseur du lever du soleil, annonçait que le jour n’allait pas tarder à paraître.

En ce moment un léger brick sortit peu à peu de l’épais nuage de brume qui le cachait et apparut louvoyant au plus près du vent, longeant péniblement à cause d’une brise carabinée du sud-sud-ouest la côte si dangereuse et si accidentée qui forme rentrée de la baie de Galveston à l’embouchure du Rio-Trinidad.

C’était un joli navire de trois cents tonneaux au plus, aux allures fringantes et hardies, à la coque fine et élancée, et à la haute mâture coquettement rejetée en arrière.

Son gréement bien peigné et goudronné avec soin, ses vergues brassées avec symétrie, et plus que tout les gueules menaçantes de quatre petites caronades de huit qui sortaient tribord et bâbord des sabords percés dans ses lisses, et la longue pièce de trente à pivot allongée sur son gaillard d’avant, indiquaient que, si à la pomme de son grand mât il n’avait pas la flamme des bâtiments de guerre, il n’en était pas moins résolu, le cas échéant, de lutter énergiquement contre les croiseurs qui chercheraient sous n’importe quel prétexte à entraver sa marche,

À l’instant où nous l’avons aperçu, à part le timonier placé à la roue du gouvernail et un individu qui se promenait de long en large sur l’arrière en fumant sa pipe, au premier coup d’œil le pont du brick semblait désert ; pourtant, en examinant avec soin, on eût aperçu, couchés et dormant tout à fait à l’avant du navire, une quinzaine d’hommes composant la bordée de quart, et que le plus léger signal suffirait pour éveiller.

— Eh ! dit tout à coup le promeneur en s’arrêtant près de l’habitacle et en s’adressant au timonier, je crois que le vent adonne, hein ?

— Oui, maître Lovel, répondit le matelot en portant la main à son bonnet de laine, c’est ma foi vrai, il vient d’adonner de deux quarts.

L’individu qui répondait au gracieux nom de Lovel étant appelé à jouer un certain rôle dans les scènes que nous avons entrepris de raconter, nous demandons au lecteur la permission de le lui faire connaître et de tracer son portrait.

Au physique, c’était un homme d’une cinquantaine d’années, d’une taille presque aussi large que haute et ne ressemblant pas mal à une futaille à laquelle on aurait adapté des pieds, et pourtant doué d’une force et d’une agilité peu communes ; son nez violet, ses lèvres épaisses et sa face enluminée, encadrée de gros favoris rouges, lui donnaient une physionomie joviale que deux petits yeux gris et enfoncés, pleins de feu et de résolution, rendaient sceptique et railleuse.

Au moral, c’était un brave et digne homme, franc et loyal, excellent matelot et n’aimant que deux choses ou plutôt deux êtres au monde : son capitaine qu’il avait élevé et comme il le disait souvent, auquel il avait appris à faire sa première épissure en lui administrant du tabac, et son navire qu’il avait vu construire, sur lequel il était monté dès qu’on l’avait lancé et qu’il n’avait plus quitté depuis.

Maître Lovel n’avait jamais connu son père ni sa mère ; aussi s’était-il fait une famille de son brick et de son capitaine ; toutes ses facultés aimantes, longtemps refoulées et endormies au fond de son cœur, s’étaient si bien concentrées sur eux que ce qu’il éprouvait pour l’un comme pour l’autre dépassait toutes les limites d’une affection raisonnable et avait acquis les proportions gigantesque d’un véritable fanatisme.

Du reste, ce capitaine dont nous parlerons bientôt, rendait amplement au vieux matelot l’amitié que celui-ci avait pour lui.

— Dites donc, lieutenant, sans vous commander, reprit le timonier, encouragé sans doute par la manière dont lui avait parlé son chef, savez-vous que nous faisons une drôle de navigation depuis quelques jours ?

— Tu trouves, garçon ?

— Dam ! ces bordées continuelles que nous tirons, cette embarcation que nous avons envoyée hier à terre et qui n’est pas encore revenue, tout cela est assez singulier.

— Hum ! fit l’officier, sans exprimer autrement son opinion.

— Où donc que nous allons comme ça, lieutenant ? reprit le matelot.

— Est-ce que tu tiens beaucoup à le savoir, répondit maître Lovel de son air moitié figue, moitié raisin.

— Dam ! fit l’autre en tournant sa chique dans sa bouche et en lançant un jet de salive noirâtre, j’avoue, lieutenant, que cela me flatterait assez.

— Vrai ?… Eh bien ! my boy, dit le vieux marin avec un sourire narquois, si on te le demande, tu répondras que tu ne le sais pas ; de cette façon tu es certain de ne pas te compromettre ; et surtout de ne pas te tromper.

Puis après avoir considéré un instant la mine penaude du timonier à cette étrange réponse, il ajouta :

— Pique huit, my dear, voilà le soleil qui se lève là bas derrière les montagnes ; nous allons appeler au quart.

Et après avoir replacé sa pipe dans le coin de sa bouche, il reprit sa promenade.

Le matelot saisit la cordelle attachée au battant de la cloche et frappa quatre coups doubles.

À ce signal, bien connu d’eux, les hommes étendus sur le gaillard d’avant se levèrent en tumulte et se précipitèrent dans l’entre-pont en criant à tue-tête :

— Debout au quart, tribordais ! debout ! debout ! Il est quatre heures, tribordais ! debout ! debout !

Dès que le quart fut changé, le maître donna les ordres nécessaires pour faire la toilette du navire ; puis, comme le soleil commençait à se lever à l’horizon dans un flot de vapeurs rougeâtres qui dissipait peu à peu la brume épaisse dont toute la nuit le navire avait été enveloppé comme d’un linceul, il fit monter un homme en vigie sur les barres de petit perroquet afin d’interroger l’espace et de surveiller les rives que le navire côtoyait ; puis, ces divers devoirs remplis, le vieux marin reprit sa promenade en jetant de temps en temps un regard à la mâture et en murmurant entre ses dents :

— Hum ! où allons-nous ? Il serait bien aimable, lui, s’il me le disait ; c’est une véritable navigation d’aveugles que nous faisons là, et nous serons bien heureux si nous nous en retirons sains et saufs.

Tout à coup son visage sembla s’éclairer, et un sourire joyeux s’épanouit sur sa large face.

Le capitaine venait de sortir de sa chambre et de paraître sur le pont.

Le capitaine Johnson était à cette époque un homme de trente-trois ans à peine, d’une taille au-dessus de la moyenne ; ses gestes étaient simples, gracieux et remplis d’une élégance naturelle ; ses traits étaient mâles et accentués, et ses yeux noirs dans lesquels rayonnait l’intelligence imprimaient à sa physionomie une expression de grandeur, de force et de loyauté.

— Bonjour, père, dit-il à maître Lovel en lui tendant cordialement la main.

— Bonjour, garçon, répondit celui-ci, as-tu bien dormi ?

— Très-bien, merci, père. Qu’avons-nous de nouveau ?

À cette question si simple en apparence, le lieutenant se redressa, porta la main à son chapeau et répondit avec déférence.

— Capitaine, il n’y a rien de nouveau à bord ; j’ai fait virer lof pour lof le brick à trois heures, et selon vos ordres nous courons la longue bordée au plus près du vent, filant six nœuds deux tiers à l’heure, les perroquets dessus et tenant toujours la pointe de Galveston par la hanche de bâbord.

— C’est bien, répondit le capitaine, en jetant un coup d’œil sur le compas et sur la voilure.

Pour tout ce qui regardait le service, maître Lovel, malgré les observations réitérées de son chef, avait toujours conservé vis-à-vis de lui le ton et les manières d’un subordonné devant son supérieur ; le capitaine, voyant que c’était un parti pris de la part du vieux marin, avait fini par ne plus y faire attention, et il le laissait libre de lui parler à sa guise.

— Ah ça, capitaine, reprit le lieutenant avec une certaine hésitation, nous approchons de la passe ; est-ce que vous avez l’intention de donner dedans ?

— Juste.

— Mais nous allons nous faire couler bas.

— Pas si bêtes.

— Hum ! je ne sais pas comment nous nous en tirerons.

— Tu verras ; d’ailleurs ne faut-il pas que nous allions à la recherche de notre chaloupe qui n’est point encore revenue ?

— C’est vrai ; je n’y songeais pas.

— Tu vois bien ; et nos passagers ?

— Je ne les ai point encore vus aujourd’hui.

— Bon ; ils ne tarderont pas à monter sur le pont.

— Navire ! cria la vigie.

— Voilà ce que j’attendais, dit le capitaine.

— Pour virer de bord ?

— Au contraire, pour passer sans coup férir devant le fort qui commande l’entrée de la baie.

— Je ne comprends pas.

— Sois tranquille, tu comprendras bientôt.

Et s’adressant à la vigie :

— Dans quelle direction se trouve ce navire ? cria-t-il.

— À tribord, au vent à nous ; il sort d’une crique dans laquelle il était caché et laisse arriver en plein sur le brick.

— Très-bien, répondit le capitaine ; vois-tu, continua-t-il ? en se tournant vers maître Lovel : ce navire nous donne la chasse ; nous allons peu à peu, en louvoyant, doubler le fort de la passe et la batterie dont les feux se croisent avec lui ; les Mexicains qui nous surveillent, persuadés que nous ne pouvons pas échapper à leur croiseur, ne se donneront pas la peine de faire feu sur nous et nous laisseront passer devant eux sans nous inquiéter.

Et quittant son lieutenant ébahi de ce singulier raisonnement auquel il ne comprenait goutte, le capitaine monta sur le banc de quart, et s’accoudant sur la lisse, il commença à suivre avec soin tous les mouvements du navire signalé par la vigie.

Une heure se passa ainsi sans amener aucun changement dans la position respective des deux navires ; seulement le brick, qui n’avait pas l’intention de trop s’éloigner du croiseur, était loin de porter toute la toile qu’il aurait pu larguer.

Le branle-bas de combat avait été fait à la sourdine, et trente vigoureux matelots armés jusqu’aux dents étaient rangés sur les manœuvres courantes, prêts à obéir au moindre signe de leur capitaine.

Cependant, depuis à peu près une heure, le brick se rapprochait du cap, et obligé de côtoyer un récif sous-marin dont le gisement ne lui était pas bien connu, le capitaine avait fait carguer les perroquets et les basses voiles, et s’avançait la sonde à la main ; le croiseur, au contraire, s’était littéralement couvert de toile et grossissait à vue d’œil, prenant les imposantes proportions d’une corvette de premier rang ; l’on voyait déjà parfaitement sa coque noire traversée dans toute sa longueur par une large bande blanche percée de quinze sabords qui laissaient passer les bouches de ses canons à la Paixhans. Sur la côte dont on était fort proche, et groupés sur les rochers, on distinguait une foule d’individus des deux sexes qui, hurlant, criant et battant des mains, suivaient avec anxiété les péripéties de cette chasse étrange.

Tout à coup un léger nuage de fumée s’éleva de l’avant de la corvette, un coup de canon retentit sourdement, et un pavillon mexicain fut hissé à sa corne.

— Ah ! ah ! fit le capitaine Johnson en mâchant machinalement le bout du cigare qu’il tenait entre ses lèvres, elle se décide donc enfin à rompre l’incognito ? Allons, lieutenant, politesse pour politesse, montrons-lui nos couleurs, que diable ! elles en valent bien la peine.

Deux secondes plus tard, un large pavillon étoilé se déployait majestueusement à l’arrière du brick.

À l’apparition des couleurs des États-Unis, si audacieusement arborées, un hurra de colère fut poussé à bord de la corvette mexicaine, hurra répété par la foule rassemblée à la pointe du cap, sans qu’il fût possible, à cette distance, de savoir si les cris des gens groupés à terre étaient des cris de joie ou des cris de colère.

Cependant le soleil commençait à s’élever, la matinée s’avançait, il fallait en finir, d’autant plus que la corvette, confiante dans sa force et presque arrivée à portée de canon, n’allait sans doute pas tarder à ouvrir son feu contre le navire américain. Chose étrange, la garnison du fort et celle de la batterie avaient, ainsi que l’avait prévu le capitaine, laissé le brick doubler la pointe du cap sans chercher à lui barrer le passage, ce qui leur aurait été on ne peut plus facile, grâce à leurs feux croisés.

Le capitaine fit signe à son lieutenant d’approcher, et se penchant à son oreille, il lui dit quelques mots à voix basse.

— Eh ! eh ! répondit le lieutenant avec un gros rire, c’est une idée ! Pour lors, cela peut devenir drôle !

Et, sans dire un mot de plus, il se rendit sur l’avant.

Arrivé auprès de la pièce à pivot, il la fit démarrer et charger avec soin, en ajoutant un boulet et une grappe de raisin à la charge ordinaire ; et, se penchant sur le point de mire, il saisit la vis de pression placée sous la culasse, puis, faisant signe de se tenir prêts aux servants de droite et de gauche qui, armés d’anspects, attendaient ses ordres, il commença à pointer la pièce lentement et avec la plus grande précaution, calculant scrupuleusement la distance qui séparait les deux navires et la déviation causée par le tangage et le roulis ; enfin, lorsqu’il crut être arrivé au résultat désiré, il saisit le cordon de la batterie, se rejeta en arrière, et fit un geste au capitaine qui, de son banc de quart, attendait impatiemment la fin de ces préparatifs.

— Attention ! cria celui-ci, des hommes aux bras partout !

Il y eut une minute d’attente suprême.

— Sommes-nous parés ? demanda le capitaine.

— Oui, reprit le lieutenant.

— Pare à virer !… commanda le capitaine ; la barre dessous !… file l’écoute de foc !… change derrière !… change devant !… borde les perroquets !… borde les basses voiles !… hale les boulines !…

Les matelots se précipitèrent sur les manœuvres, et le navire, obéissant à l’impulsion qui lui était donnée, tourna majestueusement sur lui-même. Au moment où il faisait son abattée et où il présentait son avant par le travers de la corvette, maître Lovel, qui épiait l’occasion favorable d’exécuter l’ordre qu’il avait reçu, tira vivement le cordon de la batterie et fit feu.

Les Mexicains, confondus de cette agression subite à laquelle ils étaient loin de s’attendre de la part d’un ennemi si faible en apparence, ripostèrent avec furie, et un ouragan de fer et de plomb vint s’abattre avec un fracas horrible sur le pont et dans la mâture du bâtiment américain qu’il enveloppa de fumée.

Le fort et la batterie continuaient à garder la plus stricte neutralité.

Le capitaine Johnson ne se donna pas la peine de riposter.

— Oriente au plus près du vent ! dit-il ; hale les boulines ! C’est assez nous amuser, garçons !

Et le brick continua sa route.

Lorsque la fumée fut dissipée, l’on aperçut la corvette mexicaine.

Elle était dans un état pitoyable.

Le coup de canon tiré par maître Lovel lui avait coupé son beaupré au ras de la poulaine, ce qui avait naturellement entraîné la chute du mât de misaine ; et la pauvre corvette, à demi-désemparée et mise dans l’impossibilité de poursuivre plus longtemps son audacieux adversaire, s’occupait tristement et en toute hâte à réparer les avaries majeures qu’elle avait éprouvées.

À bord du brick, grâce à la précipitation avec laquelle les Mexicains avaient riposté, l’on n’avait eu qu’un homme tué et trois légèrement blessés ; quant aux avaries, elles étaient insignifiantes : quelques manœuvres coupées, voilà tout.

— Maintenant, dit le capitaine en descendant du banc de quart, père, dans dix minutes tu vireras de bord, et quand nous serons par le travers du fort, tu mettras le navire sur le mât, tu pareras la chaloupe et tu m’avertiras.

— Comment ! ne put s’empêcher de dire le lieutenant, est-ce que vous voulez descendre à terre ?

— By god ! reprit le capitaine, je ne viens ici que pour cela.

— Au fort ?

— Oui ; seulement, comme il est toujours bon d’être prudent, tu feras embarquer dans la chaloupe les dix hommes les plus résolus de l’équipage avec haches, sabres, fusils et pistolets ; que tout soit en ordre et prêt pour un combat.

— Je crois que ces précautions seront inutiles, dit alors un homme qui venait de monter sur le pont et s’était approché des deux interlocuteurs.

— Ah ! c’est vous, maître Tranquille, répondit le capitaine en serrant la main du vieux chasseur, car c’était lui qui s’était si inopinément mêlé à la conversation ; que dites-vous donc ?

— Je dis, reprit le Canadien de sa voix calme, que vos précautions seront probablement inutiles.

— Comment cela ?

— Dame, je ne sais pas, moi, je ne suis pas marin ; regardez vous-même ; ne vous semble-t-il pas, ainsi qu’à moi, qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire à bord de la corvette ?

Le capitaine ouvrit vivement sa longue-vue et il la braqua sur le navire mexicain.

— En effet, dit-il au bout d’un instant. Oh ! oh ! notre audacieux coup de main aurait-il réussi ?

— Tout le fait supposer, reprit le chasseur toujours impassible.

— Vive Dieu ! j’en aurai le cœur net.

— Que voulez-vous faire ?

— Pardieu ! m’assurer de ce qui se passe.

— À votre aise.

— Laisse arriver !… commanda le capitaine.

La manœuvre s’exécuta, les boulines furent larguées, et le navire, prenant plus d’air dans ses voiles, s’avança rapidement vers la corvette où, en effet, se passait en ce moment une scène étrange, dont le résultat devait, au plus haut degré, intéresser le capitaine Johnson.

Mais pour bien expliquer cette scène au lecteur, il nous faut, à présent, retourner auprès de El Alferez et de ses compagnons que nous avons abandonnés à leur sortie de la pulqueria.

Au moment où nos quatre personnages atteignirent le môle, bien qu’il fût environ sept heures du matin, la plage était encore à peu près déserte ; seulement quelques embarcations des navires mouillés sur rade accostaient le môle et mettaient à terre les hommes chargés d’aller aux provisions.

Il fut donc facile aux conspirateurs de s’embarquer sans attirer l’attention sur leurs mouvements.

Au signal donné par Ramirez, l’embarcation, qui avait passé la nuit à louvoyer bord sur bord, se rapprocha de terre, puis, lorsque nos quatre personnages se furent assis dans la chambre de l’arrière et que Ramirez eut pris en main la barre du gouvernail, la chaloupe déborda et mit le cap sur une petite crique située un peu en dehors de la rade.

La brise, qui pendant toute la nuit avait été assez faible, s’était levée peu à peu ; la chaloupe gagna facilement le large, orienta ses voiles et bientôt elle donna dans le goulet de la crique.

La corvette la Libertad se balançait doucement sur ses ancres.

Cependant il était facile à un marin de reconnaître que ce navire si calme en apparence était cependant paré à appareiller au premier signal. Les voiles, bien que serrées, étaient sur les fils de carret, et l’ancre virée à long pic n’avait besoin que d’un tour de cabestan pour être dérapée.

Postée sournoisement dans cette crique comme un oiseau de proie dans le creux d’un rocher, la corvette pouvait instantanément livrer ses larges voiles à la brise et fondre sur les navires suspects signalés par la vigie.

Sans prononcer une parole, nos personnages échangèrent entre eux un regard significatif : ils s’étaient compris.

À peine la chaloupe arriva-t-elle à portée de voix qu’une sentinelle placée dans les passe-avant de tribord la héla en espagnol.

Ramirez répondit, et appuyant sur la barre, il lit décrire une courbe gracieuse à l’embarcation et vint l’accoster à l’échelle de tribord.

L’officier de quart se tenait à la coupée pour recevoir les visiteurs.

Lorsqu’il aperçut une dame, il se hâta de descendre, afin de lui offrir la main et lui faire les honneurs du navire sur lequel elle allait poser le pied.

À droite et à gauche de la coupée des matelots rangée en ligne saluèrent les étrangers en portant la main à leur chapeau, tandis qu’un quartier-maître donnait le coup de sifflet d’usage.

Nous avons dit plus haut que la Libertad était une corvette de premier rang. Don Manuel Rodriguez son commandant, était un vieux marin élevé dans la marine espagnole et qui en avait conservé les saines traditions ; aussi son navire était-il tenu avec un soin et une coquetterie extrêmes. Don Serapio et don Cristoval, officiers de marine eux-mêmes, ne purent se dispenser d’exprimer à l’officier de quart la satisfaction qu’ils éprouvaient en voyant un navire aussi bien espalmé.

Le commandant Rodriguez, averti par un timonier de service, se hâta de monter sur le pont pour recevoir ses hôtes.

La chaloupe fut amarrée à l’arrière de la corvette, et ses canotiers se retirèrent sur le gaillard d’avant avec les matelots de l’équipage.

De même que les autres républiques hispano-américaines ; la Confédération mexicaine compte peu de navires, sa marine militaire est presque nulle et ne se compose que d’une dizaine de bâtiments tout au plus, bricks, goélettes et corvettes.

La gravité des événements qui se passaient au Texas avait engagé le gouvernement mexicain à y envoyer une corvette, afin de demeurer maître de la mer et d’empêcher les États-Unis, dont les sympathies pour la révolution texienne étaient connues, de donner aux insurgés des secours en armes, en hommes ou en argent.

Le commandant Rodriguez, homme énergique et excellent marin, avait été choisi pour exécuter cette dangereuse mission ; depuis deux mois il croisait sur les côtes du Texas où il avait établi un blocus rigoureux, et, grâce à son intelligente initiative, il avait réussi, jusqu’à l’époque où nous sommes arrivés, à arrêter ou à faire rebrousser chemin à tous les bâtiments expédiés des États-Unis au secours des insurgés.

Ceux-ci, réduits à leurs propres forces et comprenant que l’heure décisive n’allait pas tarder à sonner pour eux, avaient résolu d’en finir avec cette corvette qui leur causait d’énormes préjudices, et de s’en emparer coûte que coûte.

Les chefs des révoltés avaient dressé leurs batteries en conséquence. Pendant les rares visites faites par le commandant Rodriguez à Galveston, il avait été adroitement circonvenu par des personnes qui ostensiblement professaient pour la révolution une haine profonde, tandis qu’en secret elles étaient les agents actifs et dévoués des chefs insurgés. Presque malgré lui le commandant avait été amené à inviter plusieurs personnes à venir visiter sa corvette et à déjeuner à son bord ; mais le vieux marin était un Mexicain de race, c’est-à-dire habitué à toutes les fourberies et les trahisons d’un pays où les révolutions se comptent par centaines, depuis vingt ans à peine qu’il a proclamé sa soi-disant indépendance ; sa prudence ne lui fit pas défaut dans cette circonstance. Ne se souciant nullement de courir le rîsque de se voir enlever son navire, il quitta la rade et alla mouiller dans une crique solitaire, afin d’avoir ses coudées franches ; puis au lieu d’inviter beaucoup de personnes à la fois, il pria seulement doña Mencia, son père et deux des cousins de la jeune fille, officiers au service des États-Unis, de lui faire l’honneur de venir à son bord.

Nous savons maintenant quelles étaient réellement les personnes qui avaient accepté son invitation.

Le commandant fronça le sourcil en voyant le nombreux équipage de l’embarcation ; mais réfléchissant qu’il avait deux cent cinquante hommes à son bord, il ne lui vint pas à la pensée que seize matelots, en apparence sans armes, chercheraient à s’emparer de son navire, et ce fut de l’air le plus riant et le plus affectueux qu’il reçut doña Mencia et les personnes qui l’accompagnaient.

Après avoir fait visiter à ses hôtes la corvette dans toutes ses parties, il les conduisit dans sa galerie où une table avait été dressée, et où un magnifique déjeuner les attendait.

Cinq personnes seulement prirent place autour de la table : la jeune fille supposée, les soi-disant cousins, le commandant et son second, vieux marin, comme lui rempli d’expérience et de bravoure.

Le repas commença sous les apparences les plus cordiales et les plus franches ; le commandant regretta que le père de doña Mencia n’eût pu, ainsi que cela avait été convenu, accompagner sa fille, et l’entretien s’engagea gaiement.

Sur ces entrefaites, un timonier entr’ouvrit la porte, et, sur un signe du commandant, il vint lui dire quelques mots à l’oreille ; celui-ci, après s’être excusé auprès de ses convives, lui donna un ordre à voix basse, et le timonier se retira aussi discrètement qu’il s’était présenté.

— Señora, dit le commandant en se penchant vers la jeune femme placée à son côté, redoutez-vous la mer ?

— Moi, répondit-elle en souriant, pourquoi cette question, caballero ?

— Parce que, reprit-il, à moins que vous ne quittiez immédiatement mon bord, ce qui, je vous l’avoue, me chagrinerait fort, vous serez obligée de faire une promenade de quelques heures au large.

— Je suis fille et cousine de marins, commandant ; c’est vous dire qu’une promenade en mer ne peut en toute circonstance que m’être fort agréable ; en ce moment ce sera un charmant intermède à notre déjeuner et cela complétera la gracieuse hospitalité que vous avez bien voulu nous offrir.

— À la bonne heure, dit gaîment le commandant, vous êtes une véritable héroïne, doña Mencia ; vous ne redoutez rien.

— Ou du moins fort peu de chose, répondit-elle avec une intonation dont l’expression échappa à son interlocuteur.

— Me permettez-vous de vous demander, commandant, dit don Serapio, si vous appareillez simplement pour nous procurer le plaisir d’une promenade en mer, ou si un motif plus grave vous engage à quitter le mouillage et à mettre sous voiles.

— Mon Dieu, je n’ai point de secret pour vous, reprit-il avec bonhomie, voici l’affaire en quelques mots : depuis environ une quinzaine de jours je joue aux barres avec un lutin de brick dont les allures sont on ne peut plus suspectes. Son gréement et la finesse de sa coque me portent à croire que c’est un corsaire nord-américain qui cherche à jeter des armes et peut-être des hommes aux insurgés.

— Vous croyez, objecta don Cristoval, qu’un brick corsaire, vous sachant dans ces parages, oserait se hasarder à tenter de forcer la passe ?

— Parfaitement. Ces démons de corsaires ne doutent de rien ; du reste, à l’époque de la guerre de l’indépendance, j’ai moi-même accompli des entreprises plus téméraires.

— Ainsi, nous allons assister à un combat naval ? demanda doña Mencia, d’un air craintif.

— Oh ! rassurez-vous, señorita ; cela, je l’espère, n’ira pas aussi loin ; ce brick que, depuis deux jours, j’avais perdu de vue, vient de reparaître, mais cette fois dans le but apparent d’approcher assez près de la terre pour y envoyer une embarcation. Je lui appuierai une chasse vigoureuse qui l’engagera, je n’en doute pas, à virer de bord au plus vite et à regagner le large ; il est impossible qu’il essaie sérieusement de se mesurer avec nous.

— Mais, c’est charmant, cela, s’écria en riant doña Mencia ; la fête sera complète : promenade en mer, chasse et peut-être capture d’un navire ! Vous nous comblez, commandant.

Tandis que la conversation devenait de plus en plus amicale et animée dans la chambre du commandant, la corvette avait appareillé, et toutes voiles dehors, s’était lancée à la poursuite du brick du capitaine Johnson.

Cependant l’air plus vif qui pénétrait par les fenêtres de la galerie, le mouvement lent et mesuré du navire que le roulis commençait à balancer, avertirent les convives que la corvette avait quitté le mouillage.

— Eh ! fit tout à coup don Cristoval, et notre chaloupe, qu’est-elle devenue ?

— On l’a laissée mouillée sur une bouée, répondit le commandant ; nous la reprendrons en regagnant le mouillage.

— Eh ! mais, observa don Serapio en riant, si le corsaire avait la velléité de combattre, les seize hommes de notre équipage sont tout à votre disposition.

— Je vous remercie, mais je crois que je n’aurai pas besoin de leur secours.

— Qui sait ? nul ne peut prévoir les événements. Nos matelots sont braves, et s’il y a combat, soyez certain qu’ils y prendront part.

Seul un des convives était demeuré muet pendant tout le repas, se contentant de boire et de manger en écoutant attentivement ce qui se disait autour de lui. Ce convive était le lieutenant chargé du détail de la corvette. Aussitôt que le navire eut appareillé, il quitta la table, salua à la ronde et monta sur le pont.

— Votre lieutenant n’est pas causeur, commandant, observa doña Mencia ; il n’a desserré les dents que pour manger et boire.

— C’est vrai, señorita, mais veuillez l’excuser, je vous prie ; c’est un vieux marin peu au fait des exigences du monde, il se trouvait gêné et presque déplacé au milieu de vous ; mais peu d’hommes connaissent leur métier aussi bien que lui et sont aussi fermes et aussi intrépides dans le danger.

En ce moment une assez forte détonation fit trembler le navire dans ses membrures.

— Ah ! fit doña Mencia avec un cri d’effroi, qu’est-ce que cela signifie ?

— Moins que rien, señorita ; nous avons tout simplement arboré notre pavillon en l’assurant d’un coup de canon chargé à poudre, afin d’obliger le brick à montrer ses couleurs.

— Y aurait-il du danger à monter sur le pont ? demanda curieusement doña Mencia.

— Pas le moindre.

— Oh ! bien alors, si vous me le permettez, nous irons voir ce qui se passe en haut.

— Je suis à vos ordres, señorita.

Le déjeuner était terminé ; on quitta la table et on monta sur le gaillard d’arrière.

Le navire présentait aux yeux d’hommes ignorants des choses maritimes un aspect des plus singuliers et des plus attachants.

La brise assez forte arrondissait les voiles, orientées au plus près du vent ; la corvette bondissait sur la lame comme une gazelle, sans cependant embarquer une goutte d’eau par ses bossoirs.

Sur le pont, l’équipage se tenait silencieux et immobile sur les manœuvres, les canonniers aux pièces et les gabiers dans les hunes.

Sur le gaillard d’avant, Ramirez et ses seize canotiers étaient groupés près de la poulaine, indifférents en apparence, mais surveillant activement les divers mouvements des Mexicains.

À portée et demie de canon, à peu près, on apercevait le brick à la corne duquel flottait orgueilleusement un large pavillon américain.

— Je m’en doutais, dit le commandant, c’est un corsaire ; il a arboré les couleurs américaines pour nous tromper, mais nous sommes sur nos gardes.

— Croyez vous donc que ce navire ne soit pas américain ? demanda don Serapio.

— Pas plus que nous, c’est un corsaire argentin ou brésilien.

— Cependant, sa construction parait bien être américaine.

— La construction ne prouve rien : nos navires, achetés à divers pays, n’ont rien qui les fasse reconnaître ; nous n’avons pas de chantiers.

— C’est juste, mais tenez, le voilà qui vient au vent, il va virer.

— En effet, ses voiles commencent à faseiller.

Les Mexicains se croyaient si bien à l’abri d’une attaque, que la plus grande partie de l’équipage avait quitté les postes de combat pour suivre la manœuvre du brick ; les matelots perchés dans les haubans ou penchés aux sabords, regardaient curieusement sans songer au danger qu’il pouvait y avoir à manquer ainsi à la discipline.

Cependant le brick virait, ainsi que l’avait dit don Serapio ; tout à coup, au moment où il terminait son abattée, une détonation, se fît entendre, un sifflement aigu traversa l’espace, et le mât de beaupré de la corvette, coupé par un boulet, tomba à la mer en entraînant dans sa chute le mât de misaine.

Alors ce fut à bord de la corvette un désordre et une panique impossible à décrire. Les matelots épouvantés couraient dans tous les sens sans rien entendre.

Enfin le commandant parvint à dominer le tumulte ; l’équipage reconnut sa voix, et au commandement de : Feu ! quinze pièces de canon tonnèrent à la fois, en réponse à l’agression inqualifiable du corsaire.