Les Fusiliers-marins au siège de Paris, trois mois dans les tranchées

La bibliothèque libre.

LES


FUSILIERS-MARINS


AU SIÈGE DE PARIS
_________


I.


On se rappelle la stupeur de Paris quand s’y répandit tout à coup la nouvelle des deux défaites de Forbach et de Reischofen. C’était un dimanche, l’atmosphère était lourde, orageuse, chargée d’épaisses vapeurs. Je me trouvais avec deux ou trois de mes camarades de l’École normale ; nous parlâmes de nous engager. Sans être bien perspicace, on pouvait déjà prévoir que notre armée active n’était pas de force à soutenir la lutte, et les raisons mêmes qui avaient amené : la défaite du maréchal de Mac-Mahon, le nombre des Allemands, leur discipline, leur savante organisation, disaient assez qu’avant peu la France aurait besoin de tous ses enfans. Par cela même qu’une loi spéciale nous exemptait de tout service militaire, nous nous devions de donner des premiers l’exemple du patriotisme. D’ailleurs un décret du ministre de l’instruction publique vint bientôt renvoyer à des jours plus heureux nos examens d’agrégation. Dès lors, débarrassés de toute préoccupation universitaire, nous pouvions librement disposer de notre temps et de nos volontés. Deux jours après, une vingtaine d’entre nous avaient signé leur engagement, soit dans la ligne, soit dans la mobile, soit dans les chasseurs de Vincennes, et la semaine n’était pas écoulée qu’ils étaient habillés, équipés, armés et installés dans les casernes pour être dirigés sur le camp de Châlons.

Pour moi, une circonstance particulière m’attirait vers la marine. J’avais pour ami à l’école le fils d’un officier supérieur de la flotte. Il m’avait bien souvent parlé de la vie des matelots, de leur rude, mais bonne nature, de leur discipline, de leur courage, de leur dévouement à leurs chefs, et je les aimais déjà. Il était question en ce moment de faire venir à Paris un certain nombre de marins destinés à occuper les forts. Je me décidai à m’engager dans les fusiliers de la marine, et le 14 août au soir, muni de ma feuille de route, je partais pour le port de Brest. J’y arrivai le 15 août, et je pus dans la soirée assister au départ d’un bataillon de fusiliers-marins qu’on dirigeait sur Paris. Ils venaient de Pontanezen, caserne située à 3 ou 4 kilomètres de la ville. Parens, amis, se pressaient derrière eux ; la foule les acclamait au passage, et, quoique les cœurs fussent bien tristes, les chants, les railleries, les bons mots, se croisaient de toutes parts dans une langue inconnue pour moi. La bonne tenue de ces hommes, leur air martial et décidé, me fortifièrent dans la résolution que j’avais prise de servir avec eux ; mais mon inexpérience des choses militaires était déjà un premier obstacle : je n’ai jamais été chasseur, et c’est tout au plus si avant la guerre j’avais tiré dans ma vie une douzaine de coups de fusil. Or les fusiliers sont un corps d’élite ; destinés à former dans les colonies des compagnies de débarquement, ils ont reçu une éducation spéciale, et peuvent presque au même titre servir de soldats ou de matelots : la plupart de ceux que j’ai connus avaient fait campagne au Mexique, en Chine, en Cochinchine. Aussi, quand j’exprimai au bureau d’armement le désir de faire partie des fusiliers-marins, on me répondit que ce que je demandais là était chose impossible, qu’on n’envoyait à Paris que des rappelés, d’anciens serviteurs, que ma place m’était assignée d’avance, que j’allais être embarqué comme tous les autres engagés volontaires à bord de la Bretagne, sorte de vaisseau-école, où l’on m’initierait pendant un an à tous les secrets du métier, tels que laver le pont, carguer les voiles et manier la rame ; de là, si je persistais dans ma résolution, je serais envoyé à Lorient pour y apprendre le maniement d’armes et mériter par dix mois d’exercices assidus le brevet de fusilier. En vain m’écriai-je que j’étais venu pour me battre et non pour laver le pont d’un navire, qu’avec du courage et de la bonne volonté on apprend à tenir un fusil en trois jours, et que je n’avais pas besoin de passer sur un vaisseau-école pour détester cordialement les Prussiens. Les règlemens me donnaient tort. D’autre part, personne ne comprenait ou ne voulait comprendre les motifs qui m’avaient fait entrer au service ; on se raillait bien fort de ce qu’on appelait une folie, un coup de tête, et, comme s’il se fût agi d’un engagement ordinaire, plus d’un me demanda si je n’étais pas en mésintelligence avec ma famille. Avec cela, mes affaires n’avançaient point ; tout occupée d’organiser les bataillons qui devaient partir pour Paris, l’administration s’intéressait fort peu aux malheureux engagés volontaires. Depuis sept ou huit jours déjà, j’errais dans le quartier de Brest, rebuté des uns et des autres ; je pris alors le parti de m’adresser aux autorités supérieures, et le père de mon ami voulut bien parler de moi au préfet maritime. Ô force des recommandations ! ce qui semblait impossible devint aussitôt chose faite, car en moins de deux heures, équipé des pieds à la tête, j’étais inscrit d’office parmi les fusiliers-marins, et embarqué avec cinq cents de mes nouveaux camarades à bord de l' Aber'vrach.

L' Aber'vrach ! ce nom bizarre m’intrigua dès le premier jour, et, bien que d’autres soucis vinssent m’assaillir au moment où commençait pour moi une vie si nouvelle, je n’eus pas de cesse que ma curiosité ne fût pleinement satisfaite. Voici les renseignemens que je recueillis. L' Aber'vrach est une petite rivière aux environs de Brest ; le navire sur lequel nous nous trouvions avait été, me dit-on, pris dans le temps sur les Anglais ; il fut débaptisé et reçut un nom emprunté à la topographie du pays. Aujourd’hui c’est une vieille frégate toute vermoulue, toute démâtée, qui ne quitte jamais le port et sert de casernement aux marins quand le quartier est encombré ; mais cela ne m’apprenait pas la forme même du mot, et je me vois encore glissant un soir le long de la coupée, pencher la tête au-dessus du gaillard d’arrière pour déchiffrer tant bien que mal sur une poutre du vieux navire, creusée par l’eau de mer, ce nom breton par excellence. Il y avait là du reste autre chose qu’une vaine curiosité. N’avais-je pas à dater mes lettres et celles de mes camarades ? En effet, soit qu’on m’eût vu écrire, soit que tout autre indice m’eût trahi, le bruit s’était bientôt répandu que je maniais la plume « comme le fourrier. » Dès lors je fus presque officiellement chargé de la correspondance. Nous allions partir pour une campagne périlleuse, et chacun, avant de quitter le port, éprouvait le besoin d’adresser à ses parens ou à ses amis un adieu qui serait peut-être le dernier. « Je suis en parfaite santé, et je désire que la présente vous trouve de même pour notre plus grand bonheur à tous en ce monde et dans l’autre. » Telle est la formule invariable par laquelle on débute ; s’en écarter serait manquer d’usage. Rien de plus simple d’ailleurs, rien de plus naïf que ces lettres des matelots ; rien de plus touchant aussi, car le cœur en déborde, et moi, rédigeant sous leur dictée les recommandations, les conseils et les adieux de ces pauvres gens qui, pour la plupart, laissaient au pays une petite famille ou de vieux parens, je sentais les larmes me monter aux yeux. L’un d’eux vint me trouver un jour d’un air timide et préoccupé ; celui-là n’était pas marié, mais il avait une prétendue, qui, sans la guerre, eût été déjà sa femme, et il voulait lui écrire. Il éprouvait un certain embarras à faire ainsi d’un étranger le confident de ses pensées les plus intimes, et cependant l’amour parlait plus haut. Sur sa demande, je m’installai dans la batterie sur l’affût d’un canon, et j’attendis qu’il voulût bien commencer ; pour lui, les yeux en l’air et tournant lentement son bonnet entre ses doigts, il cherchait, mais ne trouvait pas. Enfin d’un ton dépité : « Bah ! dit-il, je ne sais pas ; écris-lui comme si c’était pour toi. » Et il alla se promener sur le pont. Resté seul, je fis de mon mieux ; puis, quand j’allai trouver mon homme pour lui lire quatre grandes pages d’une écriture bien serrée : « Oui, c’est cela, c’est cela ! murmurait-il en riant d’un bon gros rire ; c’est ce que je voulais dire, » et il regardait curieusement ce papier où se trouvaient exprimés des sentimens qu’il éprouvait si bien sans pouvoir les traduire.

On se doute bien que ma complaisance ne m’était pas inutile, car, si je pouvais parfois rendre quelque service à mes camarades, j’avais plus que personne besoin d’aide et de protection. Figurez-vous un malheureux jeune homme quittant à peine depuis quinze jours les bancs de son école, ses livres, ses cahiers, ses habitudes toutes littéraires, et jeté brusquement dans le monde des matelots. Je me souviendrai toujours de la première nuit que je passai dans un hamac. On venait de faire l’appel sur le pont ; un roulement de tambour donna le signal du repos, et aussitôt tous les marins, se précipitant par les écoutilles, gagnèrent en hâte le faux-pont. En temps ordinaire et sur un navire régulièrement armé, chaque matelot a sa place fixée, son numéro et son hamac ; mais là, comme il s’agissait d’une occupation provisoire, c’était à chacun de se faire sa place, de s’établir où il voudrait et comme il pourrait, de se « débrouiller » en un mot, selon le terme consacré. Moi, qui ne connaissais que par ouï-dire les vaisseaux , les faux-ponts et les hamacs, j’allais me trouver bien embarrassé. Cependant j’avais suivi la foule. Je fis comme les autres, et, me dirigeant à tâtons au milieu de l’obscurité, — car on se couchait sans lumière, — j’atteignis les bastingages et m’emparai d’un hamac. Restait à l’accrocher, mais cela dépassait mes moyens. J’avisai alors un camarade qui, déjà installé, déshabillé, couché, se balançait délicieusement près de moi, comme la belle Sarah des Orientales. « Eh ! matelot, lui dis-je, aide-moi donc à faire mon lit. » Pas de réponse. Je réitérai ma prière. « Ah çà ! s’écria tout à coup une grosse voix, as-tu bientôt fini de te moquer de moi ? » En effet, comme il n’y avait là que d’ an-ciens marins, le vieux loup de mer ne pouvait s’expliquer tant d’inexpérience. Je me hâtai de lui faire connaître ma position. Alors le brave garçon, sautant à bas sans mot dire, accrocha mon hamac en un tour de main, puis, avant que j’eusse songé à le remercier, il avait déjà repris sa place, et je l’entendis qui disait d’un ton railleur à son voisin de droite : « C’est un apprenti marin ! » L’apprenti marin, on le sait, n’est rien moins que considéré dans la marine, sa position hiérarchique est nulle ; il n’existe qu’à « l’état de devenir, à l’état de peut-être, » comme disent les philosophes, et il lui faut un an d’embarquement avant de s’élever au rang de matelot de troisième classe ! Je remis au lendemain l’expression de ma reconnaissance, et j’essayai de dormir ; mais je n’étais pas fait encore à cette situation délicate entre terre et ciel, je ne savais pas garder mon équilibre, et, penchant tantôt à droite, tantôt à gauche, je risquais à tout moment de rouler sur le pont.

Nous ne devions plus tarder à partir pour Paris. En attendant, on nous faisait faire l’exercice. Comme de juste, ayant tout à apprendre, je fis partie des arriérés. En effet, ils étaient là plusieurs qui, congédiés depuis trois ou quatre ans, avaient perdu l’habitude des armes. Grâce à un instructeur qui ne reculait pas devant les termes énergiques, nous eûmes bientôt appris tout ce qu’il fallait savoir, et au bout de trois jours nous étions à même de manœuvrer avec les autres. On s’en remettait du reste aux événemens pour compléter cette éducation un peu sommaire. Sur ces entrefaites, l’ordre du départ arriva ; outre les fusiliers, il y avait avec nous des canonniers, des timoniers, des gabiers, bref, des marins de tout genre. On nous distribua des vivres pour deux jours, et un beau matin, le 26 août, si je ne me trompe, nous mîmes sac au dos. La population, prévenue, nous attendait au passage : du haut des fenêtres et des balcons, les dames nous disaient adieu de la main. Sur les trottoirs, la foule des mères et des amis cherchait à nous glisser entre deux recommandations quelque bonne bouteille de vieille eau-de-vie ; mais cela n’était pas possible sous les yeux de nos officiers. Nous traversâmes ainsi la principale rue de Brest en bon ordre, les rangs serrés, et à peine étions-nous arrivés à la gare qu’on nous fit monter dans le train. En vain tous ceux qui nous avaient accompagnés jusque-là se pressaient-ils autour des barrières, en vain s’efforçaient-ils de violer la consigne pour se mêler à nous ; chacun en fut quitte pour retourner chez lui, emportant ses bouteilles et ses provisions. C’était là le premier effet de cette sévère discipline qui devait être notre plus grande force et distinguer le corps des marins entre toutes les autres troupes de l’armée de Paris.

On comprend dès lors que notre voyage ait pu s’accomplir sans accident. Trop souvent les convois de militaires offrent le spectacle honteux d’une foule d’hommes ivres, n’ayant plus aucun respect de leur uniforme ; grâce à la tolérance des chefs, le jour du départ devient une occasion de débauches, le prétexte de chants obscènes et de libations immodérées. Comment la discipline n’en souffrirait-elle pas ? Nous arrivâmes à la gare Montparnasse le 27 août au matin ; un brigadier des gardes de Paris attendait là pour nous conduire au fort d’Ivry, qui nous était assigné ; nous fîmes la route tout d’une traite, et à dix heures du matin nous défilions, clairons en tête, sous la poterne du fort. On se rappelle dans quel état se trouvaient alors les fortifications de Paris. Les talus s’abaissaient en pente douce jusque dans les fossés ; l’herbe y poussait drue et moelleuse, de petits sentiers rustiques serpentaient le long des courtines, offrant aux promeneurs des chemins tout tracés : là venais s’ébattre chaque dimanche la population ouvrière des faubourgs. Pendant l’été, couchés sur le gazon, les petits bourgeois de la rue du Temple ou du quartier Saint-Denis se plaisaient à consommer en famille le poulet froid et le pâté traditionnels. Des ormeaux et des marronniers agréablement plantés en quinconce prêtaient à ces festins champêtres leur ombre tutélaire. De loin en loin, et comme pour compléter le tableau, quelques pièces de canon, — ancien modèle, — allongeaient au-dessus des bastions leur gueule inoffensive. Il s’agissait de changer tout cela. Le soir même de notre arrivée, on se mit à l’ouvrage ; un millier de marins venus de Toulon nous avaient précédés de quelques jours dans le fort ; la garnison s’élevait donc à près de 1,500 hommes. On nous partagea en trois bordées ; tandis que les uns montaient la garde à la poterne et sur les murailles, les autres maniaient la pelle et la pioche, ou déchargeaient des munitions. Au bout de quelques jours, le fort offrait un tout autre aspect : les arbres avaient été coupés au pied, les talus taillés à pic s’élevaient infranchissables ; sur les courtines, des sacs à terre, disposés trois par trois en forme de créneaux, garantissaient la tête des tirailleurs ; les bastions, aménagés avec art, étaient percés de nouvelles embrasures ; les poudrières se trouvaient à l’épreuve de la bombe, et d’énormes pièces de marine, hissées à force de bras, venaient avantageusement remplacer ces vieux canons, œuvres d’art, bijoux de bronze, plus jolis que méchans. En même temps on palissadait les fossés, et des torpilles étaient semées aux alentours du fort ; des planches garnies de clous, puis recouvertes d’une faible couche de terre, devaient briser en cas d’attaque l’élan des assiégeans, et complétaient notre système de défense. Partout, sur toute la ligne des forts du sud, même hâte, même activité. Montrouge, multipliant les travaux, s’efforçait de combattre les désavantages de sa position, et Bicêtre, pour se couvrir, jetait en avant de ses batteries, sur le plateau de Villejuif, les redoutes des Hautes-Bruyères et du Moulin-Saquet.

A vrai dire, il n’y avait pas de temps à perdre. Les événemens se précipitaient avec une logique impitoyable. L’impuissance de nos deux armées, coupées l’une de l’autre, l’abandon des défilés des Vosges et de la vallée de la Marne, rendaient de plus en plus probable un siège de Paris. La nouvelle du désastre de Sedan ne fit qu’activer encore notre ardeur et notre énergie. Le 3 septembre, ordre nous avait déjà été donné de coucher tout habillés, le fusil à portée de la main et la baïonnette au bout du canon afin d’être prêts à toute alerte ; pour ma part, je ne devais plus quitter mes vêtemens avant le 30 janvier, jour de notre rentrée dans Paris après l’armistice. Bientôt arrivèrent les premières troupes du corps de Vinoy. On oublie trop, quand on critique les appréhensions du gouvernement de la défense nationale et son inaction durant les deux premiers mois, l’état profond de détresse où se trouvait ce malheureux corps d’armée, qui était pourtant à cette heure notre plus ferme appui. Arrivé trop tard pour la bataille, il était déjà en fuite avant d’avoir pu même tirer un coup de fusil. En grande partie composé de jeunes recrues ou d’hommes tirés des dépôts, il n’avait pas et ne pouvait avoir cette cohésion, cette solidité nécessaire plus que jamais en face d’un ennemi victorieux. De plus les fuyards de toute sorte, les maraudeurs et les traînards de l’armée de Sedan multipliaient dans ses rangs les élémens de désordre et de démoralisation. C’était plus qu’une retraite, c’était presque une déroute. Tous les corps et tous les uniformes se trouvaient confondus : il y avait là des zouaves en képi, des fantassins sans armes et des cavaliers démontés ; ils marchaient à la débandade, sales, déguenillés ; beaucoup de ces hommes étaient ivres, quelques-uns avaient pillé en route, et ne se cachaient pas pour montrer le fruit de leurs rapines : des habits bourgeois, jusqu’à des robes de femmes. C’est alors qu’un officier supérieur, un commandant, je crois, vint à passer près de nous, hâve, poudreux, désespéré, et, remarquant un de nos officiers qui contemplait à l’écart ce lamentable spectacle : « Capitaine, lui dit-il gravement, on a vu certes des choses bien tristes jusqu’ici, on en verra de plus tristes encore ! » Puis il continua sa route, nous laissant tous effrayés de cette prédiction sinistre que l’avenir devait en quelque sorte prendre à tâche de justifier.

A peine le corps de Vinoy était-il entré dans Paris, que déjà les uhlans arrivaient. Le soldat prussien, on l’a dit, n’est pas très brave personnellement ; il marche par grandes masses, pour obéir à la consigne, mais sans enthousiasme et sans élan. Il faut faire cependant une exception pour les uhlans, ces hardis cavaliers qui, à deux ou trois, s’aventurent audacieusement en pays ennemi, et, sans autre arme qu’une lance trop longue et un mauvais pistolet d’arçon, éclairent la marche de leur armée. On commençait à signaler leur présence dans les villages autour de Paris ; ils avaient tué des femmes, enlevé des chevaux et pillé des maisons. Bientôt nous pûmes les voir de nos yeux : ils accouraient par petites bandes, au grand galop de leurs chevaux maigres, s’arrêtaient tout à coup la lance au poing, regardaient un moment à droite et à gauche d’un air effaré, puis repartaient comme des flèches. Parfois ils s’aventuraient ainsi jusque sous les murs du fort à portée de fusil. Un jour, notre commandant remarqua dans la plaine trois uhlans qui, comme pour le braver, considéraient curieusement les glacis du fort : ils n’étaient pas à huit cents mètres. Le commandant se retourna, et, frappant sur l’épaule d’un fusilier : « Démonte-moi donc un de ces coquins, » lui dit-il. L’homme saisit son fusil, épaula, visa, le coup partit, un des uhlans tomba, et les deux autres prirent la fuite. Alors le commandant se mit à rire : « Un de moins, murmurait-il en se frottant les mains, un de moins ! » Ce commandant était M. Krantz, capitaine de vaisseau. Mathématicien par goût, il cache sous les dehors d’un bon bourgeois l’un de nos officiers les plus instruits et les plus distingués. Du reste on n’a qu’à l’approcher pour reconnaître aussitôt un homme supérieur : à mesure qu’il parle, sa figure semble s’éclairer ; les traits, un peu forts, un peu lourds, prennent une expression charmante de finesse et de raillerie ; le front, large et haut, se déride ; l’œil, tout petit, pétille sous la paupière épaisse ; Où il fallait le voir surtout, c’est lorsqu’on signalait à l’horizon un convoi ou des régimens ennemis passant sur la route de Choisy-le-Roi. Alors un éclair de joie illuminait son visage ; il faisait pointer les pièces, et, tant que durait l’action, il restait près des canonniers, jugeant lui- même des coups, applaudissant aux uns, rectifiant les autres. Ces jours-là, on pouvait dire que le commandant Krantz dînerait de bon appétit. Lorrain de naissance, il haïssait les Prussiens d’une haine profonde ; la vue d’une sentinelle prussienne l’irritait au dernier point, et il n’était pas tranquille qu’il n’eût balayé l’horizon. Il s’était fait construire sur le bastion principal un poste d’observation et de commandement, une sorte de terrasse, quelque chose comme la dunette à bord d’un navire. Que de fois l’avons-nous vu braquer de cet endroit sa longue lunette marine, cherchant partout sur qui frapper ! Quelques jours après la capitulation de Paris, un officier d’artillerie que j’ai connu s’était rendu dans les lignes prussiennes chargé d’une douloureuse mission. Il avait à rendre la batterie de mitrailleuses qu’il commandait pendant le siège. Par un heureux hasard, il eut affaire à un colonel prussien qui, contre l’habitude de ses compatriotes, était vraiment galant homme. On put causer, et comme l’entretien roulait sur les divers engagemens qui avaient eu lieu dans les environs : « À propos, dit l’Allemand, connaissez-vous le commandant du fort d’Ivry ? Pourriez-vous me dire son nom ? Il nous a fait bien du mal, cet homme, nous l’appelions le ravageur. » On comprend par là quels furent le désespoir et la douleur du commandant Krantz quand on nous signifia l’armistice. Il nous fallait rendre nos forts, rendre nos armes, et, bien que le gouvernement s’efforçât de cacher jusqu’au dernier jour les conditions désastreuses de cet arrangement, nous pouvions prévoir que l’Alsace et la Lorraine seraient le prix d’une paix devenue inévitable. Je vis M. Krantz revenir de Paris après la séance où avaient été convoqués les commandans des forts et autres officiers supérieurs de l’armée pour entendre officiellement de la bouche de M. Jules Favre les exigences du comte de Bismarck. Blessé cruellement dans ses affections les plus chères, dans ses sentimens de Français et de soldat, il allait seul, à pied, le front baissé, murmurant entre ses lèvres des paroles inintelligibles. Arrivé au fort d’Ivry, dans ce fort qu’il avait fait si redoutable, dans ce fort dont pas une pièce n’était démontée, pas une pierre entamée, pas un terrassement démoli, il brisa son sabre de rage et arracha les galons de sa casquette ; mais la réflexion le rendit plus calme. Sur un navire en détresse, le commandant reste à bord le dernier et donne ses ordres jusqu’au bout : le lendemain, M. Krantz avait repris les insignes de son grade.

Suivant de près leurs éclaireurs, les armées allemandes étaient arrivées devant Paris, et avaient pris place successivement à Pierrefitte, à Chelles, à Athis ; bientôt le cercle fut complet. Déjà un décret du gouvernement avait enjoint aux habitans des communes suburbaines d’avoir à rentrer dans la ville avec leurs grains et leurs bestiaux. Le siège commençait. Les premiers jours de notre arrivée, à l’heure de la retraite, tambours et clairons sortaient du fort et traversaient dans toute sa longueur le petit village d’Ivry pour rentrer au bout d’un quart d’heure ; peu à peu, à mesure que se rapprochait l’ennemi, les sons aussi se rapprochèrent : nos clairons s’écartaient de moins en moins, et c’était quelque chose de poignant que de sentir ainsi chaque jour le lien de fer se resserrer autour de nous. D’abord on s’arrêta au milieu du village, puis on se contenta de parcourir deux ou trois rues ; enfin on ne dépassa plus la poterne, et la retraite fut sonnée dans la cour même du fort. Néanmoins nous ne craignions pas de pousser au loin des reconnaissances et d’affronter l’ennemi ; tantôt, fusil en bandoulière, pelle et pioche à la main, nous partions cueillir les légumes et chercher sous le feu des Prussiens la récolte que les paysans n’avaient pas eu le temps de rentrer, car la question des vivres commençait à préoccuper les esprits ; tantôt, armés de haches, nous abattions les maisons et les arbres qui masquaient le tir de nos batteries. D’autres fois encore, avec deux pièces de douze, nous allions jusque dans Vitry reconnaître les barricades et les premiers travaux de l’assiégeant ; les obus du fort fouillaient la route devant nous. C’est ainsi que notre temps s’écoulait, utilement employé pour la défense et pour l’attaque.

Ici se placent les premiers combats livrés devant les murs de Paris, l’un entre autres, le plus important, bien connu dans l’histoire du siège sous le nom de combat de Châtillon. Un engagement sérieux avait déjà eu lieu sous nos yeux près de Villejuif. L’action du reste n’eut pas seulement pour théâtre le plateau qui domine la vallée de la Bièvre, plateau dont la perte devait avoir pour nous de si funestes conséquences ; elle s’étendit à toute la rive gauche de la Seine, et les forts du sud, depuis Issy jusqu’à Charenton, purent y prendre part. Je n’ai pas l’intention de raconter l’une après l’autre les différentes affaires auxquelles j’ai assisté. Ces récits de bataille se ressemblent tous ; en outre le simple soldat est aussi mal placé que possible pour voir et pour juger. Comme on l’a dit, celui qui fait la guerre ne saurait en parler. Chaque combattant est isolé pour ainsi dire ; du moins ignore-t-il ce qui se passe à cinquante pas de lui. Plus d’une fois nous apprîmes par les journaux du lendemain, non-seulement les détails, mais le résultat même d’une affaire dont nous avions été les acteurs ou les témoins : ainsi pour ce combat de Châtillon, où toute la journée nous crûmes de bonne foi que l’avantage nous était resté. Je me bornerai à dire simplement mes impressions et celles de mes camarades. C’était la première fois que nous entendions les mitrailleuses ; je l’avouerai, nous fûmes émus. Rien de plus épouvantable en effet que ce bruit rauque et persistant qu’on a justement comparé au bruit d’une toile qui se déchire, ce crépitement sonore qui domine tout le tumulte de la bataille, et qui, lorsqu’on l’a entendu une fois, ne peut plus s’oublier. Au moins le canon a-t-il quelque chose de grand, de majestueux, et la mort, quand elle se présente ainsi, semble moins effrayante ; mais cet odieux instrument de massacre, cette petite roue qui tourne en crachant des balles, cette machine qui fauche les hommes méthodiquement, par coupes réglées, comme la faucheuse à vapeur couche l’herbe dans les prairies, la mitrailleuse fait peur. Je n’ai pas vu de soldat, même à la fin de la campagne, qui se fût habitué à ce bruit affreux, et qui, en l’entendant, ne se sentît le cœur tristement serré. L’échec de Châtillon dévoila leur faiblesse aux Parisiens, trop confians. Évidemment, avant de faire à nouveau une tentative qui eût quelques chances de succès, il fallait, en présence de l’ennemi, organiser une armée, créer une artillerie, fabriquer des armes et des munitions. La tâche était ardue, compliquée, immense. Paris ne la crut point au-dessus de ses forces. Malgré sa légitime impatience, il consentit à différer cette attaque décisive sur laquelle tout le monde comptait encore pour percer les lignes prussiennes et opérer une jonction avec les forces de la province. Bourgeois et ouvriers, tous se mirent à l’œuvre avec une activité fébrile, et, telle qu’autrefois Carthage assiégée par les Romains, la ville devint en quelques jours un immense atelier où s’organisa la défense, terrible et savante, comme l’était l’attaque. Chez nous cependant, on redoublait de vigilance ; chaque nuit, cinq cents hommes montaient la garde sur les remparts. Combien d’heures ai-je passées ainsi, le fusil au bras, les yeux fixés sur l’horizon, tandis que ma pensée s’égarait en mille détours ! Un soir, il m’en souvient, j’étais de faction à l’extrémité du bastion qui regarde Paris : toute la rive gauche, avec ses maisons et ses monumens, s’étendait à mes pieds ; une sorte de brouillard lumineux montait de la grande cité comme d’une fournaise, en même temps qu’un long murmure vague où se mêlaient le bruit des voix, le roulement des voitures, le fracas des machines. Par intervalles, un sifflement aigu déchirait l’air, et le chemin de fer de ceinture passait, portant des vivres et des munitions, la nourriture des hommes et la pâture des canons. Une longue ligne de lumières, se détachant sur un fond sombre, marquait le cours de la Seine et le quai de Bercy. En face, au loin, sur les hauteurs, à Villeneuve-Saint-George, à Chevilly, à Thiais, des lumières brillaient aussi ; mais c’étaient les feux prussiens, et mon cœur se gonflait de rage quand je songeais à l’insolent ennemi qui nous tenait ainsi bloqués. En ce moment, le vent m’apporta le tintement lointain d’une cloche qui sonnait minuit. Je reconnus l’horloge du Panthéon, je la reconnus entre toutes : bientôt en effet de tous les édifices publics, de tous les couvens, de tous les clochers, partit un furieux concert d’horloges sonnant l’heure à leur tour ; mais nulle n’avait la voix grave et douce, un peu lente, de la cloche du Panthéon, cette voix que j’aimais pour l’avoir entendue si souvent. Maintenant ses accens m’arrivaient encore, mais j’étais devenu soldat ; la France était vaincue, notre sol envahi, Paris assiégé, affamé, et les Prussiens campaient à 3,000 mètres de la rue Soufflot.

Tous les forts avaient été munis de feux électriques pour surveiller l’approche de l’ennemi, car nous pouvions nous demander encore si les Prussiens ne tenteraient pas d’entrer dans Paris par surprise. Les appareils étaient confiés aux soins de timoniers expérimentés ; on s’en servait pendant les nuits sans lune. La lumière, projetée à 2,000 mètres, courait d’un endroit à l’autre, s’arrêtait un moment, et partait de nouveau pour éclairer toute la campagne dans ses moindres détails : arbres, taillis, maisons, se détachaient nets et précis au passage de cette clarté soudaine ; les rayons lu-mineux décrivaient sur le sol un angle infini qui allait toujours en s’élargissant à mesure qu’ils s’écartaient du foyer ; dans l’air, à travers l’obscurité silencieuse de la nuit, glissait une longue traînée blanche où montaient, descendaient, tourbillonnaient en foule de petits points brillans, impalpable poussière. On eût dit, prodigieusement agrandi, un de ces rayons de soleil qui, filtrant furtivement par les fentes des volets disjoints, percent les ténèbres d’une chambre obscure ; mais la lumière était ici plus pâle, plus mate, presque glaciale, avec des tons argentés assez semblables au reflet de la lune. Parfois de deux forts voisins les feux se rencontraient et se croisaient comme des éclairs, l’œil en était ébloui. Au loin, ces flammes vagabondes, sautillant par la plaine, faisaient l’effet de feux follets. Du reste nos vaillans canons de 30 se chargeaient, eux aussi, d’assurer notre défensive ; il n’y avait pas de nuit où le fort d’Ivry n’envoyât plusieurs bordées sur les positions ennemies. Seulement, pour ne pas gaspiller la poudre, nos officiers avaient soin de pointer leurs pièces d’avance. Chaque soir, on choisissait un but bien déterminé, — c’était telle maison où l’on supposait que les Prussiens étaient établis, — et on attendait la nuit. Tout à coup, à un signal donné, douze bouches à feu partaient à la fois, et les obus, déchirant l’air, allaient éclater en un même point ; le lendemain, la maison criblée, éventrée, percée à jour, n’était plus qu’une ruine. Voulait-on de nouveau charger les canons et réitérer l’expérience, — de petits morceaux de bois soigneusement encochés donnaient la distance exacte des principaux repères ; en les appliquant à la pièce, on pouvait viser à coup sûr, changer la direction ou s’en tenir au même but. A chaque bordée, le fort tremblait jusque dans ses fondemens ; mais nous étions faits à ce bruit, notre oreille ne s’en étonnait plus, et, lorsqu’une fois nous étions endormis dans nos casemates, les détonations les plus formidables ne parvenaient pas à nous réveiller.

Au milieu de tant de travaux et de préoccupations diverses, il nous restait peu de temps pour les distractions. Nos marins pour la plupart ne connaissaient de Paris que ce qu’ils en avaient vu en venant au fort, le boulevard Montparnasse et la barrière d’Italie ; mais, tandis que chaque jour des milliers de soldats, mobiles ou autres, se promenaient sur les boulevards ou dans les rues de la ville, c’est à peine si quelques matelots pouvaient obtenir une permission. Heureux celui sur qui tombait cette faveur ! Celui-là partait chargé des commissions de tous ses camarades, et le soir il nous revenait avec une cargaison complète de couteaux, de pipes et de paquets de tabac. Il y avait chez les marins une expression charmante pour désigner les permissions ; on ne disait pas : aller à Paris, on disait : aller à terre ! En effet, ces braves gens se consi-éraient dans le fort comme à bord d’un navire, et peut-être cette idée leur rendait-elle la résignation plus facile. Il n’est pas rare pour eux de rester un an entier sans toucher la terre, et tel a passé six mois en rade même de New-York qui n’a jamais mis les pieds dans la ville. On se consolait en jouant : le jeu du reste n’était permis que le dimanche, et c’est le loto qui, à tout prendre, avait les préférences du matelot. Le dimanche donc, aussitôt après la messe, des groupes impatiens se formaient dans la cour ; les possesseurs de cartons cherchaient une place commode à l’abri du vent, et alors commençaient des parties interminables à peine interrompues par l'heure des repas. De quelque côté qu’on se dirigeât, on entendait partout crier des numéros, suivis chacun d’une phrase ou d’un mot caractéristique, car les marins ont modifié à leur usage les litanies habituelles du noble jeu de loto. La nuit venue, on serrait soigneusement les cartons et les boules, et tout était fini jusqu’au dimanche suivant. Nous avions, il est vrai, d’autres amusemens. Ainsi le soir, après la retraite, lorsque, retirés dans nos casemates, nous avions pris place sur nos hamacs, quelque conteur prenait la parole, et cherchait à tromper par ses récits naïfs les longues heures de la veillée. Que vous dirai-je ? C’étaient toujours des contes de fées dont la trame se déroulait capricieusement à travers un dédale d’aventures fantastiques. On l’a remarqué souvent, les hommes simples sont, comme les enfans, avides du merveilleux ; il semble que leur esprit, mécontent de la réalité, cherche dans le pays du rêve un monde à sa convenance, un monde où tout soit plus beau : l’illusion tout à la fois les charme et les console. Sorties du cerveau fécond de quelque matelot digne émule de nos romanciers, ces histoires avaient vu le jour en mer pendant une traversée, au milieu d’un cercle attentif de naïfs auditeurs ; la mémoire fidèle les avait précieusement recueillies, puis transmises à d’autres conteurs. Passant ainsi de bouche en bouche, elles s’étaient enrichies à mesure d’une foule de détails nouveaux, et, comme dans les écrits du vieil Homère, on pouvait distinguer sur le canevas primitif la trace de ces interpolations successives. Cric ! s’écriait tout d’abord celui qui demandait la parole, et, s’il s’exprimait couramment, si ses histoires étaient intéressantes, si la princesse, après mille traverses, mille persécutions subies, parvenait à épouser un petit matelot de Toulon, et avait avec lui beaucoup d’enfans, les camarades en chœur répondaient crac ! Le récit commençait alors attachant, émouvant, terrible, semé de précipices, de sorcières et de bêtes féroces. Les deux amans se perdaient, se cherchaient, se retrouvaient, puis se perdaient encore. C’étaient des courses effroyables par monts et par vaux, sur terre et sur mer, une lutte engagée contre tous les élémens. De temps en temps, pour constater l’attention de son audi-toire, le conteur s’arrêtait tout à coup et lançait un cric interrogateur. Crac ! répondait-on bien vite, et l’histoire continuait. Plus d’une fois, je l’avoue, rassuré d’avance sur le sort des deux héros, je m’endormis avant la fin, alors que la princesse était encore ballottée par les flots, non loin des îles du Cap-Vert, ou égarée en robe de soie dans les brousses du Nouveau-Monde ; mais les marins étaient insatiables : immobiles, la bouche et les yeux grands ouverts, ils écoutaient jusqu’au bout, jusqu’au douzième enfant, et, quand, en guise de conclusion, le conteur lançait une dernière fois le cric traditionnel, il n’y avait pas de voix, si ce n’est la mienne peut-être, qui ne le remerciât d’un crac énergique. Cric ! crac ! cinq minutes après, tout le monde était endormi.

Cependant, en dépit des agrémens du loto, de la faconde de nos conteurs et du charme de leurs récits, cette vie monotone, cette claustration nous pesaient. Je m’étais lié avec un des hommes de ma compagnie qui s’appelait Kerouredan. Imaginez un grand garçon de près de six pieds, robuste et fort à proportion, aux épaules larges, à la démarche houleuse, à l’air martial et bon enfant tout ensemble. Toujours des premiers à l’ouvrage, il abattait un arbre en trois coups de hache, et construisait un épaulement en un tour de main. Cette supériorité physique, hautement constatée, le rendait parfois un peu vain, et comme un jour, épuisé de fatigue, j’avais laissé tomber le sac à terre que je portais au rempart dont on complétait les défenses, lui, éclatant de rire, se mit à railler grossièrement ce qui était impuissance, mais non paresse ou mauvais vouloir. Je me fâchai, je lui reprochai ses railleries peu généreuses ; il comprit qu’il avait tort, et à dater de ce jour nous fûmes une paire d’amis. Souvent, quand nous étions de garde aux bastions, je me plaisais à le faire causer sur sa vie passée, sur ses voyages, sur ses campagnes. Il parlait simplement, lentement, par poses, d’une voix un peu triste qui allait au cœur. — Tiens, vois-tu, me disait-il, je m’ennuie ici... Moi, ça me gêne quand je ne vois plus la mer. Il me manque toujours quelque chose. Ah ! là-bas, au pays, il fallait travailler davantage ; on n’avait pas toujours comme ici ses trois repas assurés. Nous partions à la brune, à trois ou quatre, dans nos petites barques ; nous passions toute la nuit en mer sous la pluie, sous le vent, seulement garantis par notre suroit, occupés à tirer sur nos filets, les doigts si glacés parfois qu’ils nous refusaient le service. Encore, si l’on avait pris du poisson à coup sûr ; mais il y avait des jours où nous ne faisions rien, absolument rien. Bast ! au matin on buvait un bon verre d’eau-de-vie, et la fatigue s’en allait, il n’y paraissait plus. D’ailleurs, à certains jours, nous faisions bonne pêche. Une fois, un patron de Paimpol, deux camarades et moi, nous avons pris vingt-sept mille sardines en moins de deux jours. Et puis, le dimanche, je restais à la maison. Je suis de Douarnenez, et notre maison donne sur la plage. Moi, je couchais en haut ; le matin, j’ouvrais ma fenêtre, et la bonne odeur de la mer montait jusqu’à moi ; je voyais de mon lit les bateaux de pèche amarrés dans le port, avec leurs voiles repliées et leur large coque noire que le flot balançait doucement à la marée montante. Je les connaissais tous par leurs noms : ça me faisait plaisir, tandis qu’ici, tiens, regarde comme c’est laid. — Et il me montrait du doigt la plaine désolée qui s’étendait devant nous. Pas une voix, pas un cri : les populations avaient fui devant l’invasion. Sur le bord des routes désertes, des amas de décombres jonchaient la terre : c’étaient les maisons que nous avions démolies pour dégager le tir du fort ; çà et là, de grands arbres abattus avec leur feuillage desséché faisaient sur le sol de larges taches sombres. A droite s’élevait le plateau de Villejuif, aride, poudreux, pelé, horrible à voir. A gauche, une petite traînée verte permettait seule de distinguer le cours de la Seine, déserte elle aussi. Non loin de là courait la ligne du chemin de fer d’Orléans, sablée de sable jaune, avec sa double rangée de rails, où depuis plus d’un mois les trains ne passaient plus. L’atmosphère était brûlante : les derniers rayons d’un soleil d’automne, tombant du haut d’un ciel sans nuage, éclairaient de leur lumière crue, qui faisait mal aux yeux, cette scène de mort et de désolation. — A propos, reprenait-il, je voudrais bien savoir ce que deviennent les autres là-bas, la petite sœur et la vieille, maintenant que je n’y suis plus ; ça doit aller mal, je pense, et il leur faut travailler double. Ah ! c’est que tout le monde travaille chez nous. Dans la mauvaise saison, en hiver, quand les bateaux ne peuvent pas sortir pour la pêche, on va chercher du goémon, et les femmes s’en mêlent, elles aussi. Ce goémon, on le fait brûler, et la cendre sert à fumer les terres. Pauvres femmes ! il faut les voir travailler toute la journée, à peine couvertes d’un méchant chiffon de toile, ayant de l’eau jusque sous les bras. Quand elles reviennent, elles ont le corps tout noir de froid, comme ceux qui meurent du vomito. Le vomito, j’en parle, moi, parce que je l’ai vu. J’ai passé quatre ans au Mexique, dix-huit mois dans les Terres-Chaudes, où je faisais partie des contre-guérillas ; j’étais venu sur le Masséna. En ai-je vu mourir des camarades ! Ils s’en allaient par douzaines. Je tombai malade comme les autres, mais je parvins à m’en tirer. Ah ! dame ! en arrivant, je trouvai du nouveau à la maison. Trois de mes frères étaient morts. C’est que nous étions neuf enfans d’abord, huit fils, tous forts et grands, tous marins, et une fille ; j’étais le plus jeune avec ma sœur. Deux sont morts en Crimée, trois pendant mon absence ; les deux derniers moururent quelque temps après de maladie à moins de trente-cinq ans, et moi, je restai seul avec la sœur et les vieux. Le père, lui, ne peut plus aller en mer. Nous n’avons pas de barque, et à la saison des pêches je me mets au service d’un patron. Enfin le ménage allait tant bien que mal, parce que j’étais là. Aussi, quand j’ai appris que ceux de ma classe étaient levés pour la guerre, je suis devenu furieux. J’ai couru chez le commissaire avec des camarades : je voulais le jeter à l’eau. — Mais, Jean-Marie, me dit-il, ce n’est pas moi qui te fais partir, c’est la loi. Je sais que tu es un brave garçon qui a toujours fait son devoir. Allons, du courage ! Tiens, voilà vingt francs pour t’amuser un peu. — Je pris les vingt francs, et nous allâmes boire à la ville. C’est égal, j’étais bien triste. Enfin maintenant m’y voilà ; je me battrai bien, je te jure, les balles ne m’ont jamais fait peur ; seulement, c’est plus fort que moi, je m’ennuie ici, sans la mer !

Hélas ! le pauvre garçon ne devait plus revoir jamais cette mer qu’il aimait tant. A la sortie du 31 novembre, Kerouredan faisait partie des marins chargés de jeter les ponts sur la Marne. Il tomba frappé d’une balle en même temps que l’enseigne qui commandait le détachement. La blessure était grave ; on le porta à l’hôpital, où il languit quelques jours ; il put apprendre encore que la médaille militaire lui était décernée, et ce fut tout. Douloureuse histoire, n’est-il pas vrai ? que celle de cette famille qui comptait huit jeunes hommes autrefois, et qui, sans marchander, en a sacrifié trois pour le pays ! Qui donc nourrira les vieux maintenant ?

Mais déjà l’opinion publique réclamait une nouvelle sortie. Quoi qu’on puisse dire de ses talens militaires, le général Trochu est un excellent organisateur. En quelques jours, aidé du reste par la population parisienne, qui à ce moment le soutenait tout entière, il avait créé la défense. Tout s’était fait comme par enchantement : des canons, nous en avions, et des fusils aussi, et de la poudre, et presque des soldats ; l’enceinte et les forts étaient inabordables. Désormais Paris se trouvait à l’abri d’un coup de main ; il s’agissait de le débloquer. C’est alors qu’on eut l’idée de former avec les marins des forts trois bataillons de marche de 600 hommes chacun ; les canonniers restaient au service des pièces. On prit, comme de juste, les fusiliers brevetés, les meilleurs du moins. Peu nombreux, mais solides, ils devaient plus que personne aider à la fameuse trouée. Je demandai à en faire partie. Ma pétition suivit la voie hiérarchique, allant du capitaine au commandant, du commandant à l’amiral, et fut en dernier ressort agréée. Par une particularité curieuse, je me trouvais être le seul engagé volontaire dans ce corps d’élite.
II.

Former avec les marins des bataillons de marche, c’était reprendre l’idée de Napoléon Ier. Lorsqu’en 1815, au retour de l’île d’Elbe, l’empereur appelait à lui contre l’Europe coalisée tout ce qu’il pouvait encore trouver de force et d’énergie au cœur de la nation, un décret parut dans le Moniteur, ordonnant de vider immédiatement les vaisseaux, et de jeter à terre, sous le nom de régimens de haut-bord, les équipages de la flotte. Profilant des embarras de son plus terrible ennemi, le parti vendéen avait de nouveau pris les armes au nom du roi dans tout l’ouest de la France. On lui opposa les régimens de haut-bord, et les blancs durent convenir que jamais, sans oublier même les Mayençais de Kléber, ils n’avaient rencontré d’adversaires aussi redoutables. Leur mépris du danger, leur force physique, l’espèce d’irrégularité qu’ils mettent dans leurs marches et leur façon de combattre, tout, jusqu’à cet instinct du matelot qui le porte à flairer sans cesse autour de lui et à renverser aussitôt l’obstacle qui s’oppose à sa curiosité, rendait nos marins admirablement propres à une guerre de coups de main, telle qu’on la pratiquait alors en Vendée. A cinquante ans de distance, au siège de Paris, les mêmes qualités devaient trouver leur emploi contre un ennemi comme les Prussiens, qui percent les maisons de créneaux, s’abritent dans des trous, évitent autant que possible la lutte corps à corps, et semblent en toute occasion compter bien plus sur la ruse que sur leur courage. Nul mieux que les marins ne savait déjouer leurs stratagèmes, nul avec plus de résolution sauter dans les tranchées, escalader les murs, ou enfoncer à coups de crosse les portes des maisons. On les a vus souvent à l’œuvre, à Choisy-le-Roi, à Clamart, au Bourget. Ils remplaçaient les zouaves, nos zouaves morts à Frœschwiller. Le fort de Bicêtre fournit un bataillon à lui seul, 600 hommes ; Ivry et Montrouge 300 hommes chacun : ce fut le 2e bataillon. Quant au 3e il fut tiré des forts de l’est, Noisy, Rosny, Romainville : celui-là s’est fait hacher au Bourget.

Mais notre équipement, bon seulement pour les forts, ne suffisait plus au nouveau rôle que nous étions appelés à jouer. Successivement nous reçûmes le sac de marche, l'as de carreau, comme disent les militaires dans leur langage figuré, puis la capote, la longue capote grise des mobiles et des soldats, destinée à nous confondre avec eux, — car le grand col bleu, beaucoup trop reconnaissable, risquait d’attirer sur nous l’attention particulière d’un ennemi qui ne nous aimait pas, — et en dernier lieu la peau de mouton, si utile contre le froid : on la mettait sous la capote. Je me suis laissé dire qu’il fallait autrefois six mois pour préparer les peaux de mouton en leur conservant la laine ; la nécessité aidant, on trouva le moyen de les préparer en huit jours, et la malheureuse bête était à peine mangée que sa peau, travaillée, blanchie, nettoyée, allait sur le dos de quelque brave soldat monter la garde aux bastions ou dans les tranchées. Nous fûmes les premiers à qui l’on donna ce vêtement d’un nouveau genre ; la distribution se fit à Bicêtre. Au retour, les marins s’amusaient à imiter le cri du mouton. Terribles moutons, et qui n’en avaient vraiment que la peau ! À ce sujet, dût notre prestige en souffrir un peu, je dois rectifier une erreur trop aisément accréditée. Sur la foi des journaux, l’imagination populaire se plaît à nous figurer courant à l’ennemi, la hache d’abordage à la main. Or nous n’avions pas d’autres armes que la baïonnette et le chassepot. On nous avait bien donné au départ deux ou trois haches par compagnie, mais des haches pour la cuisine, des haches pour couper le bois, et, toutes les fois que nous chargions, c’était en vrais Français : à la fourchette ! En même temps que nous quittions les forts, de nouveaux chefs étaient venus se mettre à notre tête. Mon bataillon, le 2e, avait pour commandant M. Desprez, tué plus tard devant nous à la seconde attaque de la Gare-aux-Bœufs. Je le vois encore, tel qu’il nous apparut la première fois, avec son air sévère, ses traits secs, sa haute taille, sa longue redingote bleue boutonnée et serrée au corps, des bottes qui lui montaient jusqu’à mi-jambe et le faisaient paraître plus grand encore. Quand il brandissait son épée, on eût dit un géant. Nous étions arrêtés au bas du fort de Bicêtre, sur le versant occidental du plateau de Villejuif. De là, nous découvrions la chaîne de hauteurs qui couvre le sud de Paris, Montrouge, Vanves, Issy, et tout en face Châtillon, celle-ci aux Prussiens. La vue s’étendait jusqu’au Mont-Valérien, dont les arêtes semblaient se fondre à l’horizon ; par intervalles, une fumée blanche s’élevait au-dessus de sa crête, et l’écho lointain nous apportait le bruit de la détonation. L’ennemi ne répondait pas ; mais il était là, nous le savions, au Fort-à-l’Anglais, au Moulin-de-Pierre, et ce silence semblait plus terrible encore que la voix du canon. Le commandant Desprez s’était placé au milieu du bataillon, formé en carré ; d’une voix mâle et forte, il nous disait notre devoir, ses recommandations et ses espérances. « Montrez-vous, disait-il, dignes de votre ancienne réputation et de la confiance que Paris met en vous. Il ne doit y avoir ici que des braves ; le bataillon d’Ivry-Montrouge se battra bien, j’en suis sûr, et avec l’aide de Dieu, car le droit est pour nous, nous parviendrons à chasser l’Allemand qui souille notre belle France. » Du bout de son épée, il nous montrait Châtillon. À ce moment, une effroyable détonation lui coupa la parole. Ivry, Bicêtre et Montrouge tiraient à la fois contre les travailleurs ennemis, qui venaient tout à coup de trahir leur présence. « Vive la France ! » s’écria-t-il. « Vive la France ! » répétâmes-nous après lui, et notre voix se perdit dans le bruit du canon. Le cœur à tous nous battait plus vite ; c’était là une scène que l’on n’oublie pas. Quelques jours après, le commandant Desprez tombait un des premiers pour la délivrance de la patrie.

Un poste nous avait été assigné au-devant du village de Vitry-sur-Seine, en face de Choisy-le-Roi. Près de là se trouvait cette fameuse Gare-aux-Bœufs, qui, prise par nous deux fois, deux fois abandonnée, devait plus tard sauter sous nos yeux. A cet endroit, une tranchée profonde de 2 mètres reliait la Seine à la redoute du Moulin-Saquet. Creusée par les soins du génie civil et fortifiée de batteries, cette tranchée faisait partie de la première ligne de défense qui, en avant des forts, couvrait l’enceinte de Paris. Plus tard, à l’imitation des Prussiens, nous creusâmes encore au-delà des trous de loup où tous les soirs deux hommes se glissaient doucement : Français et Allemands eussent pu causer ensemble, tant les sentinelles s’étaient rapprochées ! La partie des tranchées qui nous était spécialement confiée s’appuyait d’un côté sur la Seine, où les canonnières stationnaient toujours sous vapeur, de l’autre sur le chemin de fer d’Orléans, qui livrait passage aux wagons blindés. Les wagons blindés ! encore une invention du siège. C’est à la Gare-aux-Bœufs qu’on s’en servit pour la première fois. Il faisait nuit, et l’attaque devait avoir lieu au petit jour. Chaque corps de troupes, par des chemins différens, gagnait en hâte son poste de combat ; on marchait en silence, les rangs pressés, retenant de la main les sabres-baïonnettes, dont le cliquetis eût pu nous trahir, car il fallait surprendre l’ennemi. A tout instant passait un lancier avec des ordres ; il allait au galop, suivant le fond des fossés pour que la terre détrempée amortît le bruit de sa course. Le hennissement d’un cheval ou les hurlemens d’un chien abandonné venaient seuls troubler le silence de la nuit. Les fermes désertes n’avaient pas de lumière, mais de temps en temps une fenêtre s’ouvrait, une tête se montrait curieuse, inquiète, puis disparaissait aussitôt : c’étaient des paysans qui n’avaient pas voulu quitter leur petit domaine ; dans quelques maisons basses se mouraient les feux allumés la veille par les mobiles, et la flamme, se reflétant sur les vitres salies, était rouge comme du sang. Les marins, selon la coutume, avaient été désignés pour marcher en tête. Quittant la grande route, défoncée déjà par les pluies et par le passage des canons, nous avions pris la voie du chemin de fer, qui nous offrait un terrain plus commode. Nous rencontrâmes les wagons blindés. Reliés deux à deux par des chaînes de fer, haletans, fumans, prêts à partir, ils attendaient le moment de l’action. — Bonjour, camarades ! nous dirent à demi-voix les matelots qui les mon-taient. En effet, pour les wagons blindés, comme pour les ballons, comme pour toute entreprise qui exigeait des hommes à l’épreuve, on avait pris des marins. — Bonjour et bonne chance ! fut-il répondu, et nous continuâmes notre route. Bientôt, par une terrible bordée lancée sur Choisy-Ie-Roi, le fort d’Ivry donnait le signal du combat, auquel se joignirent Charenton, Bicêtre et le Moulin-Saquet. Alors nous vîmes s’avancer le monstre. Couvert de plaques de tôle qui descendaient jusqu’au bas des roues, il paraissait glisser ; le fourneau de la machine semblait un œil immense dans la nuit ; la vapeur s’échappait violente, stridente ; les rails criaient sous le poids énorme : on se prenait à songer à ces dragons dont parle la fable, et dont la seule vue glaçait d’effroi les cœurs les plus braves. En quelques minutes, la barricade qui coupait la voie fut abattue ; les wagons, démasqués, s’engagèrent au-delà du pont de Vitry, et les grosses pièces de marine, cachées dans leurs flancs, se mirent à tonner. Répercuté par les parois sonores, le bruit montait au ciel, épouvantable. Je ne sais trop le mal qu’a pu faire à l’ennemi ce nouvel engin de guerre, mais on se sentait heureux d’avoir pour soi un si puissant allié.

Après le combat, le séjour aux tranchées ; après les balles et les obus, le froid, l’insomnie et la faim. Au demeurant, les balles valaient mieux. Il faut plus de vrai courage pour supporter patiemment la misère que pour marcher à l’ennemi, et deux jours de tranchée sont plus durs à passer qu’un jour de combat. En France, pour tout homme de cœur, le jour de bataille est un jour de fête. On parle, on rit, on s’agite, l’émotion vous donne une certaine gaîté communicative qui semble abréger les heures ; mais vivre des mois entiers au fond d’un fossé, passer quatre nuits sur cinq les pieds dans la boue et le dos sur la neige, rester en faction jusqu’à dix-huit heures de suite, voilà vraiment pour les caractères une cruelle épreuve. Quelquefois au matin, tombant de sommeil, épuisés de fatigue, nous demeurions le menton appuyé sur le canon de notre fusil, pour nous tenir debout. J’ai entendu un matelot s’écrier, comme on portait à l’ambulance un de ses camarades frappé d’une balle : « Est-il heureux celui-là ! il va coucher dans un lit ! » D’autres, désespérés, auraient voulu mourir. Quand on songe que nous n’avons jamais été relevés, pour employer ici l’expression militaire, et que depuis notre départ des forts jusqu’à la fin du siège nous n’avons pas quitté la tranchée, on comprend que le temps ait pu nous paraître long. Il est vrai que nous faisions à l’occasion quelque bonne promenade. Tel général voulait-il pousser une reconnaissance de nuit, au Moulin-de-Pierre ou ailleurs, il écrivait à l’amiral Pothuau, sous les ordres de qui nous étions placés : « J’ai besoin de 300 hommes énergiques, envoyez-moi 300 marins. » Un biscuit dans la musette et leurs cartouches à la ceinture, les marins partaient, faisaient leur devoir, puis revenaient le lendemain reprendre leur poste à la tranchée. Avec le sac de marche, nous avions reçu, comme les autres soldats, la tente et les piquets qui servent à l’établir ; nous n’en avons pas fait grand usage. Pour ma part, j’ai couché deux nuits sous la tente, deux nuits de trop, puis-je dire. Que ce mode de campement ait ses avantages en Afrique, où il ne pleut guère, cela se peut ; dans ce pays-là, le terrain est toujours sec. En outre, si les journées sont brûlantes, les nuits sont souvent très fraîches, et il est bon de se tenir en garde contre ces brusques retours de température ; mais chez nous les conditions atmosphériques ne sont plus les mêmes. Je ne parle pas de l’été, où l’on peut dormir fort commodément le corps enveloppé dans sa couverture ; en hiver, il pleut fréquemment, et il n’est pas facile à un bataillon de trouver d’endroit où camper. Gèle-t-il au contraire, après avoir enfoncé péniblement ses piquets de tente dans le sol durci, le soldat se couche : bientôt la chaleur de son corps fait fondre la neige, la terre se détrempe, et il se réveille dans la boue. Pour obvier à ces inconvéniens, on nous fit construire, vers le mois de janvier, des baraquemens en planches, en arrière du pont qui, près de Vitry, coupe la ligne du chemin de fer d’Orléans. Par malheur, on n’y pouvait dormir ; à peine étions-nous couchés depuis deux ou trois heures, que nous étions forcés de nous relever, glacés, perclus, courbaturés. Nous préférions alors, serrés les uns contre les autres, la tête enroulée dans un des pans de notre capote, nous accroupir en rond autour d’un feu de bois vert dont la fumée nous arrachait des larmes, et donnait à la longue à notre visage un teint bronzé rebelle aux ablations les plus consciencieuses.

Au lever du jour, quand il n’y avait plus a craindre qu’un feu trop vif servît de but aux coups de l’ennemi, on s’occupait du déjeuner ; les plus robustes s’armaient de la hache et allaient couper du bois, tandis que les autres écrasaient le café entre deux pierres. Ce déjeuner du matin était encore notre meilleur repas. À midi, un morceau de cheval beaucoup trop mince ne fournissait qu’une soupe exécrable. Nous vivions séparés du reste du monde, à trois kilomètres en avant des forts. Or il est mauvais que les rations viennent de trop loin, et passent entre plusieurs mains ; explique qui voudra ce prodige : elles se réduisent en route. Le soir, nous avions le riz, le riz cuit au sel et à l’eau. Quoi qu’en puissent dire les Chinois, c’est bien le mets le plus fade, le plus insipide qui ait jamais servi à tromper la faim. Aussi cherchions-nous par tous les moyens possibles à relever notre ordinaire, et plus d’une fois les chiens du voisinage, de chasseurs devenus gibier, furent les victimes d’un appétit qui ne pardonnait pas. Nous recevions par jour un quart de vin, le cinquième d’un litre ou à peu près ; c’est la ration du marin en mer. Pour le matelot, le quart de vin est tout ; avec un quart de vin, on obtient de lui les efforts les plus méritoires. Bien souvent, dans les ports, s’agit-il par exemple d’embarquer du charbon à bord d’un navire, l’ouvrage n’avance que lentement : chaque homme songe, à part lui, qu’il lui faudra le lendemain laver son linge à l’heure du repos, et cette secrète pensée modère son ardeur ; mais que le capitaine d’armes promette une ration de vin supplémentaire, la double comme ils disent, aussitôt les bras s’agitent, les pelles volent, trois heures durant on remue le charbon, et, quand tout est fini, le matelot sali, noirci, mais radieux, passe à la cambuse pour toucher la double. En décembre, bien que le vin ne fit pas défaut à Paris, on nous supprima pendant plus de huit jours la ration habituelle. Il importait, paraît-il, de vérifier les quantités que l’on avait en magasin. Les matelots furent complètement démoralisés, et plusieurs de ce moment ont commencé à désespérer du salut de la France. Ce n’est pas que le marin boive plus qu’un autre ; habitué à recevoir du vin chaque jour, mais en petite quantité, il supporte mal les excès, et tel matelot ivre dont on se détourne dans la rue n’est pas allé bien souvent jusqu’à la fin de sa bouteille : la liberté, le grand air, le manque d’expérience, tout a contribué à lui tourner la tête.

A la suite des privations et des fatigues, les maladies n’avaient pas tardé à sévir parmi nous. Cependant nos marins, tous dans la force de l’âge, tous faits depuis longtemps à une vie pénible, pouvaient mieux qu’aucune autre troupe supporter ces souffrances. Alors que les régimens de ligne se fondaient peu à peu, nous avions conservé les deux tiers de notre effectif. Le matelot du reste est un malade facile à soigner. Par tradition, ces braves gens attribuent une vertu toute particulière au suc de réglisse noire, extrait inoffensif aimé de notre enfance : c’est là pour eux le remède souverain, une sorte de panacée applicable dans tous les cas et guérissant tous les maux, depuis les pieds gelés jusqu’à la fluxion de poitrine. Chaque matin, quittant la tranchée, les malades venaient passer la visite dans le village de Vitry. Une vaste grange, ouverte à tous les vents, servait de salle de consultation : portes et fenêtres avaient été brûlées depuis longtemps, on ne s’en inquiétait pas ; mais à peine le major était-il entré, sa réglisse à la main, qu’un immense concert de voix s’élevait autour de lui. C’était à qui tousserait le plus fort pour obtenir un morceau des précieux bâtons. A vrai dire, il n’y avait pas autre chose à leur donner, les médicamens les plus simples nous faisant défaut.

Eh bien ! en dépit de tout, le moral était bon. On plaisantait aux dépens des Prussiens, on se riait de la misère et de la maladie, on narguait la mort, car l’homme s’habitue bien vite à l’idée de la mort jusqu’à jouer avec elle. Nous chantions quelquefois ; il est vrai que nos chants ressemblaient plutôt à des plaintes. Le matelot est mélancolique au fond, et sa poésie s’en ressent un peu. Point de ces gais refrains, de ces couplets joyeux qui plaisent tant au soldat de la ligne ; mais de longues et tristes mélopées, quelque chose comme nos romances, des airs traînans et douloureux. Et comment pourrait-il en être autrement ? Quelle est l’existence de ces braves gens ? Encore enfans, ils aident leur père de leurs petits bras, et disputent leur vie à la mer en fureur ; arrivés à l’âge d’homme, le service les réclame. La discipline est terrible à bord : là jamais de repos, labeur incessant, consigne inflexible. Durant des mois entiers, ils vivent isolés du reste des hommes, n’ayant d’autre distraction que la vue de l’océan et le bruit de ses flots ; rarement on leur permet de descendre à terre, et tout oubli de la règle est rigoureusement puni. Aussi quand, pour obéir à ce besoin de poésie si naturel au cœur de l’homme, ils veulent chanter, eux aussi, ils ne peuvent que se plaindre et raconter les misères du pauvre matelot, du gourganier, comme ils disent, par allusion aux gourganes, sorte de fèves décortiquées qui entrent pour une large part dans la nourriture du bord. A la fin pourtant, au dernier couplet, brille une lueur d’espérance : un jour viendra où l’on sera libre, un jour où l’on reverra le pays et les vieux parens, où l’on épousera la jeune fiancée, qui a promis de rester fidèle, et tout sera oublié. De ces chansons, beaucoup sont bretonnes : de celles-là, je ne parlerai pas, je n’y ai jamais rien compris. Heureusement il en est d’autres en français que j’ai retenues : une m’a frappé surtout, la Chanson du charnier[1]. Les vers sont boiteux, les rimes pauvres, les licences nombreuses, mais que ne pardonnerait-on pas à ces aveux touchans, à cette naïveté charmante ? Le matelot se plaint d’abord que le charnier contienne une bien mauvaise boisson. — Des gourganes et de l’eau ! maigre régal, convenez-en. Encore si l’on avait toujours son quart de vin ; mais, hélas ! à la moindre faute, le caporal d’armes porte votre nom sur le cahier de punitions, et voilà le vin supprimé. Bien plus, que par malheur un jour, en allant à terre, il vous prenne fantaisie de tirer bordée, au retour les fers vous attendent, et vous en avez pour un mois au moins à boire l’eau du charnier. Et cependant, prenez votre mal en patience, ô matelots, mes frères, car si jamais nous avons la chance d’obtenir notre congé,

Le temps de joie et d’espérance
Tout ensemble sera chanté.

Alors nous trinquerons les verres,
Et nous boirons à l’amitié.

Cela se chantait en chœur le soir, auprès du feu, lorsque nous avions par hasard un moment de repos, et qu’il nous était permis de passer la nuit dans quelque ferme abandonnée. Bien que l’air fût triste comme les paroles, nous nous plaisions à ce modeste concert ; fraîches ou cassées, justes ou fausses, toutes les voix tenaient à donner leur note, et tous, après avoir chanté, nous nous endormions plus contens.

Mais ce qui plus que tout le reste soutenait notre courage, c’était l’exemple de nos officiers. Vivant sans cesse au milieu de nous, ils partageaient noblement nos privations et nos fatigues. Qui d’entre les marins eût eu le droit de se plaindre, lorsque les chefs eux-mêmes faisaient preuve de patience et d’abnégation ? Jamais, un seul jour, ils n’ont quitté leurs hommes. On leur avait creusé, pour leur faire honneur, un petit trou en arrière de la tranchée : quelques mauvaises planches servaient de toiture, et garantissaient tant bien que mal de la pluie et du vent ; en revanche, la fumée, s’échappant avec peine par les interstices, rendait ce séjour presque inhabitable. C’est là qu’ils se retiraient lorsque rien au dehors n’exigeait leur présence ; c’est là que, ayant pour tout meuble un tronc d’arbre à peine équarri, on les voyait manger dans leur assiette de fer-blanc un maigre lambeau de cheval, ou une poignée de riz apprêté comme le nôtre par les soins d’un matelot. Souvent ils venaient causer avec nous : bienveillans sans faiblesse, affables sans familiarité, sachant toujours conserver leur rang, ils prenaient part aux discussions pour les diriger ; ils se mettaient à la portée de tous, expliquaient les événemens, parlaient du devoir et de la France. Les matelots écoutaient en silence. Souvent aussi l’amiral Pothuau passait dans la tranchée, et adressait aux hommes quelques paroles d’encouragement. L’amiral était renommé parmi nous pour sa rare intrépidité. Logé dans une maison de Vitry avec tout son état-major, il accourait au grand galop à la moindre alerte, précédant de plus de vingt pas les lanciers de son escorte. On l’a vu à Montrouge, pendant le bombardement du fort, monter à cheval sur les bastions et rester ainsi des heures entières alors que les obus pleuvaient de toutes parts et venaient tuer les canonniers sous ses yeux. Le danger semblait l’attirer. Entendait-il siffler une balle, il relevait la tête comme pour la chercher. À ce propos, il me revient une anecdote assez curieuse. L’amiral se trouvait en compagnie de quelques officiers sur le pont de Vitry. Les ennemis, s’en étant aperçus, se mirent à tirer du haut des maisons crénelées qu’ils occupaient en face du pont. Les balles passaient rapides et nombreuses. Un officier supérieur inclina légèrement la tête. Ce mouvement tout in-tinctif, tout naturel, n’exclut en rien le courage, et il est permis au plus brave de saluer les balles ; mais l’amiral, se retournant, de cette voix brève qu’on lui connaît : — Je crois qu’on tire sur nous, monsieur, dit-il. — Le mot était cruel et immérité, car nul n’eût osé mettre en doute la valeur éprouvée de l’officier. Lui-même plus tard racontait en riant sa mésaventure ; mais on peut juger par là de l’homme qui nous commandait.

Tandis que nous restions ainsi à demeure dans nos tranchées, les autres troupes se succédaient autour de nous, et le village de Yitry était comme un camp de passage où se croisaient les uniformes. Les mobiles y vinrent : ceux de l’Hérault, ceux de la Somme, ceux de Bretagne et de la Côte-d’Or. Je ne dirai rien des mobiles de Paris, qu’on a trop peu vus. S’il est vrai que l'intelligence, l’instruction, le courage, ne sont pas inutiles au soldat, Paris possédait là 20,000 hommes comme aucune armée du monde n’aurait pu lui en opposer ; malheureusement on ne sut pas mettre à profit ces rares qualités, et l’indiscipline perdit un corps qui eût pu rendre les plus grands services. Restaient les mobiles de province ; ils étaient arrivés en toute hâte à Paris avec leurs habits de tous les jours, auxquels une bande rouge et quelques galons surajoutés ne donnaient qu’imparfaitement l’aspect d’un uniforme. Les Bourguignons portaient la blouse, le vieux sayon gaulois, et je ne sais quelle émotion mêlée de confiance me saisit lorsque je revis au milieu des malheurs de la France ce costume et ce peuple qui avaient survécu à l’invasion romaine et aux conquêtes de César. En peu de temps, ils étaient devenus d’excellens soldats ; ils valaient mieux que la ligne, et cela se comprend. Formés précipitamment dans Paris après l’investissement, les régimens de ligne se composaient pour la plupart de jeunes recrues ayant à peine achevé leur croissance, incapables en tout cas de supporter les fatigues. Les mobiles au contraire étaient tous de robustes garçons, âgés de vingt-cinq à vingt-six ans et habitués aux travaux des champs. Aussi ne plaignaient-ils pas leur peine ; à leurs momens perdus, ils remuaient de la terre, et, la pioche à la main, ils allaient eux-mêmes creuser les tranchées qu’ils devaient le lendemain défendre à coups de fusil. Les gardes nationaux nous étaient bien connus, eux aussi : on les distribuait parmi nous en guise de soutien, un bataillon tout entier pour une compagnie de marins ; en réalité, il s’agissait de les aguerrir. Ils passaient une quinzaine de jours aux avant-postes, ne faisant du service que ce qu’ils en voulaient prendre, après quoi ils rentraient dans Paris, tout fiers d’avoir reçu le baptême du feu. L’expérience leur faisait défaut, sinon le courage, et le bon vouloir ; ils n’avaient de militaire que le costume ; ils le comprenaient eux-mêmes tout les premiers, et plus d’un cherchait à en impo-ser. On ne saurait croire le nombre de gens qui prétendaient avoir fait la campagne de Crimée ! A les entendre, ils étaient tous anciens soldats, tous ils connaissaient les tranchées, et ils en avaient vu bien d’autres sous les murs de Sébastopol. Néanmoins ils perdaient la tête au plus léger bruit, et nous avions fort à faire pour les empêcher de tirer sur les troncs d’arbre et les taillis qui garnissaient la plaine ; ils voyaient partout des Prussiens. Quelques-uns, plus modestes, reconnaissaient qu’ils n’avaient jamais quitté le coin de leur feu : ce leur était un prétexte pour déposer leur fusil et s’en remettre à nous du soin de la faction. Les bons bourgeois croyaient nécessaire d’émailler leur langage d’expressions et de juremens pittoresques empruntés au vocabulaire maritime par respect pour la couleur locale, à ce que je crois. Au matin donc, à l’heure où le soldat fatigué entrevoit avec plaisir le terme d’une longue nuit de faction, un garde national s’approchait en fredonnant : — Eh bien ! vieux frère, comment va ? il vente frais ce matin. Nord-nord-est, bonne brise. Brrrun ! voilà trois jours que nous sommes à la tranchée, et, ma foi, j’en ai assez. Pour vous, c’est différent, vous êtes faits à la fatigue... Et dire que ces coquins de Prussiens ne veulent pas démarrer d’ici... Ah ! il faudra bien qu’ils virent de bord tout de même, et nous leur donnerons la chasse jusqu’au-delà du Rhin, tonnerre de Brest ! Mais au fait, si nous prenions la goutte, matelot ? Un peu de brise-lame, allons, là ! — Le brave homme tendait sa gourde remplie par les soins de la ménagère ; on buvait une bonne rasade, et la conversation continuait.

Qu’on n’aille pas croire pourtant que le service se fît avec négligence. Les gardes nationaux à la tranchée recevaient les ordres de nos officiers ; c’est dire qu’ils étaient à bonne école. Chaque nuit, notre commandant faisait la ronde, suivi d’un second-maître et d’un matelot. Je fus désigné une fois pour l’accompagner. Il avait neigé pendant la journée ; la lumière, frappant sur le sol blanchi, éclairait de ses reflets blafards la plaine silencieuse où nos ombres glissaient comme des fantômes. Nous marchions à grands pas ; de loin en loin partait le qui vive ? d’une sentinelle ; le commandant donnait le mot d’ordre, et nous passions. Alors, autour des feux allumés pour combattre le froid, tout le monde se levait vivement et saluait avec respect.

Depuis quelque temps déjà, je remplissais les fonctions de vaguemestre. Tous les matins, j’allais au fort d’Ivry porter et chercher les lettres. La charge m’était légère, car, sans les plis et les dépêches, mon petit sac eût été presque toujours vide. Les Prussiens, on le sait, ne laissaient arriver à nous aucune lettre de province ; d’autre part, dans les tranchées, nous n’avions guère la facilité d’écrire. A de rares occasions, nous nous mettions en frais de correspondance ; c’est lorsqu’un camarade, élève des frères Godard, devait partir en ballon. La veille, il venait nous voir, et nous le chargions confidentiellement d’une foule de petits billets pour nos parens et nos amis. D’ailleurs, si je n’avais pas de lettres à distribuer, je prenais soin d’apporter d’Ivry des journaux que l’on s’arrachait. Bien que la politique les occupe fort peu d’ordinaire, nos matelots souffraient, eux aussi, de cette absence de nouvelles qui ne fut certes pas la moins cruelle des privations pendant ce douloureux blocus. Un second-maître prenait le journal, et faisait tout haut la lecture. Le corps des sous-officiers dans la marine est admirablement composé ; braves, actifs, intelligens, quartiers-maîtres et seconds-maîtres ont une valeur réelle, bien supérieure à celle des gradés de la troupe : mais chez les matelots quelle ignorance ! J’ai pu voir là combien l’instruction est négligée en France, et que de choses on eût pu apprendre utilement à ces hommes, probes pourtant et vraiment estimables ! La plupart ne s’expliquaient pas le mot de patrie ; bien peu connaissaient de nom Metz et Strasbourg, l’Alsace et la Lorraine. S’ils se battaient courageusement et souffraient sans se plaindre, c’était pour obéir aux ordres des chefs, par souci de la discipline, parce que les chefs et la discipline sont encore respectés à bord ; mais leur esprit ne s’élevait pas plus haut. Ils n’ont jamais compris pourquoi, dispensé de tout service militaire, j’avais voulu m’engager. Du moins leur bon sens naturel, une sorte d’honnêteté instinctive les mettait en garde contre les théories socialistes des journaux avancés de Paris ; ils faisaient justice entre eux de ces idées malsaines, nées de la jalousie, de la cupidité ou de l’ambition, et, quand ils lisaient le Combat, la Patrie en danger ou toute autre feuille de cette nuance : — Oh ! ces Parisiens ! — disaient-ils en haussant les épaules. J’avais remarqué de bonne heure l’éloignement du marin breton pour le Parisien. Voici comment je l’expliquerais : on trouve quelques enfans de Paris dans la marine ; ce sont pour la plupart de jeunes ouvriers qui ont mal tourné, comme dit le peuple. Chassés de tous les ateliers, reniés par leur famille, sans argent, sans abri, ayant perdu le goût du travail, ils n’ont plus qu’une seule ressource, celle de s’engager. En arrivant, ils apportent à bord leur esprit, leur entrain, leur langage expressif et coloré, mais aussi la paresse, l’indiscipline, l’amour du désordre et de la débauche, tous leurs défauts habituels ; ils peuvent amuser parfois, jamais ils ne mériteront l’estime ou l’affection de leurs camarades. De là cette défiance du matelot pour ce qui vient de Paris. Dernièrement encore un journaliste bien connu, organe du parti extrême, prétendait que la commune avait su gagner à ses idées tous les marins présens au siège. M. Thiers avait donc fait preuve de prudence en les renvoyant au plus tôt chez eux. Or cela est faux. Ces marins, je puis l’affirmer, eussent, tout comme les autres, énergiquement condamné et combattu l’insurrection. Nos bataillons de marche faisaient partie des 12,000 hommes qui après l’armistice obtinrent de rester armés ; un mois plus tard, lorsque nous fûmes sur le point de quitter Paris, on nous retira ces armes, nécessaires surtout aux troupes qui demeuraient, et pendant quelques jours nos sentinelles montèrent la garde autour de la caserne de la Pépinière, n’ayant à la main qu’un bâton de tente pour écarter les curieux. Un homme vint à passer, un de ces gamins vieillis, comme on en voit trop dans les jours d’émeute, les yeux creux, le visage inculte, la voix cynique et éraillée. — Oh ! ces fusils de fer-blanc ! dit-il en ricanant. Le marin se sentit froissé, et, relevant fièrement la tête, repartit aussitôt : — C’est avec ces fusils-là pourtant qu’on pourrait vous allonger des coups de bâton. — J’adoucis un peu l’expression. Sans en attendre davantage, l’homme se hâta de disparaître, poursuivi par les risées de la foule.

Il s’en faut cependant que la population parisienne nous vît de mauvais œil. Bien au contraire, par tous les moyens possibles, elle cherchait à nous témoigner sa sympathie et sa reconnaissance. Paris offrait alors un curieux spectacle : on eût dit un camp immense regorgeant de soldats, d’officiers surtout. Aux tables des cafés et des restaurans se rencontraient les costumes les plus bizarres et les plus coquets : partout des plumes, des soutaches, des aiguillettes et des galons ; mais aucun uniforme, si brillant qu’il fût, n’attirait l’attention comme le grand col bleu et le petit bonnet du matelot. C’était justice, on les voyait si peu ! Les journaux ni tarissaient pas d’éloges pour ceux qu’ils appelaient toujours les « braves marins. » Dans les rues, les petits enfans nous suivaient en chantant à tue-tête sur un air connu :

Les marins de la république
Montaient le vaisseau le Vengeur !

« Vive la marine ! » nous disaient les bourgeois en passant, et plus d’une fois, dans les cafés et dans les cantines qui s’étaient établis le long des boulevards, lorsqu’un matelot tirait son argent pour payer : « Les marins ne paient pas, » lui répondait-on. Un matin de janvier, — le 13, je n’ai pas oublié la date, — nous suivions au nombre de cinq cents les boulevards extérieurs ; nous revenions du Moulin-de-Pierre, où quelques jours auparavant, dans une audacieuse reconnaissance, les marins avaient surpris tout un poste ennemi ; mais cette seconde fois l’ennemi, sur ses gardes, avait prévenu et repoussé l’attaque. Six heures durant, nous restâmes accroupis derrière le remblai du chemin de fer de l’Ouest, au milieu d’une pluie d’obus qui écrêtaient les murs au-dessus de nos têtes, et par un froid de 10 degrés, attendant que les autres troupes eussent opéré leur retraite, car nous devions partir les derniers. Les casernes du fort d’Issy brûlaient dans le lointain, la flamme montait jusqu’au ciel avec un crépitement sinistre, et sur les coteaux couverts de neige venaient se refléter les clartés rougeâtres de l’incendie. Enfin, au point du jour, lorsque le brouillard du matin se fut répandu sur nous comme un vaste manteau, nous pûmes nous retirer ; mais il eût été dangereux de prendre la route que nous avions suivie la veille au soir pour venir de Vitry. On nous fit passer par Paris. La grande ville commençait à s’éveiller : nos officiers sous leurs casquettes, avec leurs longues barbes et leurs cheveux blancs de givre, avaient un faux air de divinités mythologiques ; tous, mourans de faim, harassés de fatigue, les pieds meurtris par une longue marche sur un terrain glacé, nous nous traînions péniblement. On put voir alors les Parisiens accourir sur le seuil de leur porte ; on nous apportait du pain, du vin, de l’eau-de-vie ; les hommes nous serraient la main, et les femmes pleuraient.

Le dénouement approchait cependant, dénouement cruel, inévitable, que notre patriotisme cherchait à reculer encore, mais qui n’en était pas moins prévu par tous les esprits sensés. L’échec de Montretout venait de prouver une fois de plus que Paris, réduit à ses seules forces, ne parviendrait point à se débloquer. Le bombardement si longtemps attendu avait enfin commencé à la plus grande joie de toutes les Gretchen des pays allemands, impatientes de revoir leurs fiancés ; chaque nuit, les canons Krupp criblaient la rive gauche de leurs énormes projectiles, et je me rappelle encore quelle rage nous montait au cœur quand nous entendions siffler au-dessus de nous ces obus qui, impuissans contre nos tranchées, allaient tuer dans leur lit des femmes, des enfans, des vieillards. Paris aurait tenu malgré tout ; mais la famine arrivait en aide aux Prussiens, le pain allait manquer ; dans les bas quartiers, la mortalité était effrayante : on parlait de 5,000 décès par semaine. Les habitans des communes suburbaines, qui étaient rentrés dans la ville aux premiers jours de l’investissement, nous revenaient peu à peu ; sous la protection de nos avant-postes, ils fouillaient la terre gelée pour chercher dans les champs quelques légumes oubliés. Tous avaient le teint hâve et maladif, les traits amaigris, les yeux brillans de fièvre ; les femmes surtout faisaient mal à voir : le corps à peine couvert d’une mauvaise robe toute déchirée, elles traînaient à leur suite de petits enfans transis et affamés. Les enfans nous demandaient en passant un peu de notre riz. Si du moins nos armées de province avaient pu tenir la campagne ! Quand j’arrivais avec mes journaux : — Eh bien ! vaguemestre, me demandait-on, quoi de nouveau ce matin ? — Hélas ! messager de malheur, je n’apportais jamais que de tristes nouvelles. Les désastres se succédaient coup sur coup, au nord, à l’ouest, au midi, partout, sans nous laisser le temps de respirer. Après Orléans, Saint-Quentin ; l’occupation de Dieppe après celle de Rouen. Le dernier coup nous fut porté par la prise du Mans. Chanzy battu, c’était notre suprême espoir détruit, la France définitivement vaincue, Paris contraint de se rendre. J’avais appris la nouvelle au fort d’Ivry en ouvrant les journaux. Je revins à pas lents, le cœur navré. J’étais porteur d’un pli pour le lieutenant de vaisseau commandant auprès de Vitry la batterie de la Pépinière. Cet officier, M. Chasseriau, est un homme de vrai mérite, spirituel, instruit, qui travaille (il travaillait encore à la tranchée dans sa petite cahute en planches mesurant 3 pieds sur 5), et qui aime bien son pays. En arrivant, j’étais si pâle qu’il pressentit un malheur ; sans rien demander, il prit le journal que je lui tendais. À peine eut-il lu quelques lignes qu’il pâlit à son tour et me regarda. Je détournais la tête : nous avions tous deux de grosses larmes dans les yeux.

Quelques jours après, l’armistice était conclu, mais cet armistice ressemblait trop à une capitulation. Tout le monde en connaît les pénibles clauses ; nous dûmes rentrer dans Paris. Ces tranchées où nous étions restés si longtemps, ces forts que l’ennemi n’avait pas même osé attaquer, parce qu’il y eût trouvé des hommes prêts à les défendre, un coup de plume les lui livrait. La famine triomphait de nous. Le 30 janvier, dans la matinée, l’ordre du départ fut donné. Les Prussiens suivaient à quelques pas en arrière ; nous revîmes successivement tous les lieux que nous avions traversés cinq mois auparavant, le village du Petit-Ivry, les faubourgs, la barrière, et à deux heures de l’après-midi nous franchissions le mur d’enceinte. Ah ! nous avions rêvé un autre retour ! C’eût été après la victoire, avec des chants de joie et des fanfares, au milieu d’une foule heureuse nous acclamant au passage, sous les arcs de triomphe élevés pour nous recevoir. Quelle amère déception ! Le ciel avait une teinte grise et sombre, couleur de plomb, comme si la nature elle-même eût voulu s’associer au deuil de la France. Il faisait froid, nos clairons se taisaient ; nous marchions en bon ordre, d’un pas régulier, car ces vaincus avaient conservé la dignité dans le malheur. Les capotes étaient fripées et salies ; mais les fusils brillaient comme à la parade, et les hommes, le sourcil froncé, l’œil farouche, manœuvraient gravement. La foule nous regardait passer silencieuse, comprenant notre douleur et la respectant ; on se montrait tout bas nos braves officiers, qui mordaient leurs lèvres de rage, et serraient convulsivement la poignée d’une épée désormais inutile. Aux détours des boulevards, nous rencontrions d’autres troupes de marins qui revenaient des forts. Moins heureux que nous, ceux-là n’avaient pu conserver leurs armes, cette dernière consolation du soldat vaincu ; canons et chassepots, il avait fallu tout rendre ; on ne leur avait laissé que leurs sacs. Plusieurs, furieux, dans un accès de généreuse révolte, avaient préféré briser leurs fusils, et ils gardaient les culasses mobiles cachées au fond de leurs musettes. Oh ! qui pourrait dire ce que nous avons souffert ? Quand je pense à cette douloureuse journée, je sens encore mes yeux se gonfler de larmes et le rouge me monter au front. J’aurais peut-être oublié bien des choses, j’aurais peut-être pardonné aux Prussiens notre long séjour aux tranchées, nos dangers, nos privations, nos misères, nos pauvres camarades frappés à mort ; mais il est une chose que je ne leur pardonnerai jamais, c’est cette honte du retour qu’il nous a fallu subir. Du moins les marins avaient-ils fait leur devoir, et, si Paris ouvrait ses portes, ils n’avaient rien à se reprocher. En partant, ils ont emporté l’estime de tous, même de leurs ennemis. M. Hamet, commandant du fort de Montrouge, racontait le fait suivant, qui s’était passé sous ses yeux. L’heure fixée par les conventions était arrivée. Un officier prussien attendait à la tête de son détachement que le fort fût évacué pour y entrer à son tour, grave, raide, empesé, l’air fier et méprisant. Au moment où les derniers marins passaient par la poterne, ses lèvres, dédaigneusement plissées, eurent comme un sourire de satisfaction. Un vieux quartier-maître s’en aperçut, un de ces loups de mer qui n’ont jamais eu peur. Il alla droit à l’Allemand, et d’une voix vibrante : — Ne riez pas au moins ! dit-il en serrant les poings. — L’officier comprit sa faute, sa figure devint sérieuse. — Rire de vous, je ne le voudrais point, répondit-il aussitôt avec la courtoisie la plus parfaite, je songe plutôt à vous admirer !

Peu de jours me restaient à passer encore parmi les fusiliers marins. Dès notre retour à Paris, M. Lamothe-Tenet, capitaine de vaisseau, avait pris le commandement en chef des trois bataillons ; sa belle conduite à la seconde affaire du Bourget avait fait de lui un des officiers les plus connus et les plus estimés de l’armée. Je ne dirai pas comment nous fûmes logés à la caserne de la Pépinière, comment plus d’un mois nous attendîmes que l’assemblée fût constituée, et, choisissant entre la paix ou la guerre, décidât ainsi de notre sort. En cas de reprise des hostilités, toutes les troupes régulières présentes à Paris devaient, on l’avait dit, être dirigées sur l’Allemagne. Notre vie fut celle de tant de soldats — prisonniers comme nous, avec cette exception toutefois que jusqu’au dernier jour la discipline fut sévèrement maintenue et respectée dans notre corps. De ces vaincus, beaucoup, démoralisés par le malheur et corrompus par l’inaction, ivres, sales, en lambeaux, ressemblaient plus à des mendians qu’à des soldats, et traînaient leur uniforme dans toutes les boues ; les Prussiens cependant caracolaient sur la place de la Concorde ! Ah ! elle est bien vraie, la parole d’Homère : « que Dieu enlève la moitié de leur âme à ceux qu’il prive de la liberté. » Nous du moins, avec nos armes, nous avions su garder le respect de nous-mêmes, et nous ne fûmes pas complices de cette nouvelle honte infligée à la France. Enfin l’attente cessa ; les députés, réunis à Bordeaux, avaient ratifié les préliminaires de paix ; nous étions libres. En raison des conditions particulières où je me trouvais, j’obtins d’être congédié à Paris même. J’évitais ainsi un pénible voyage : il m’en eût trop coûté de revoir en vaincu cette ville de Brest, que j’avais quittée au mois d’août, plein de confiance et d’espoir ; la rentrée dans Paris m’avait assez fait souffrir. D’ailleurs nos bataillons s’étaient partagés en détachemens : chaque marin devait, selon l’usage, regagner le port d’où il était sorti, et je n’aurais eu avec moi au retour qu’un petit nombre de mes compagnons d’armes. Ceux de Rochefort partirent d’abord, ceux de Cherbourg, puis ceux de Brest et de Toulon.

Adieu donc, camarades, vous allez rentrer au pays ; vous reverrez la maison basse, assise au bord de la plage, avec ses murs de galets, son toit en pente couvert de chaume qu’effarouche le vent, et les piquets plantés devant la porte où sèchent les filets ; vous reverrez vos parens, vos amis ; vous reverrez la grande table et le foyer où une place vous attend depuis si longtemps. Hélas ! je sais des familles où l’on attendra toujours ! Voici la vieille barque qui vous servait à gagner votre pain ; voici tous vos instrumens de travail, les harpons, les paniers, les avirons usés sur le milieu, la lourde voile réparée pendant votre absence. Allons, en mer ! bon vent et bonne pèche ! Comme vous avez lutté contre l’étranger, luttez aujourd’hui contre les flots. Au bruit des canons et de la mitraille va succéder le fracas de la tempête, le grincement des cordages, le mugissement des vagues en courroux. Pour moi, rendu à une existence plus tranquille, je ne vous oublierai pas ; partout où aborderont vos navires, partout où flottera votre pavillon, je vous suivrai avec le cœur, et lorsqu’enfin, au jour de la revanche, la patrie appellera encore à elle tous ses enfans, oh ! ce jour-là nous nous retrouverons, camarades. Comme autrefois, nous marcherons à l’ennemi, nous reverrons les champs de bataille, nous défierons encore les balles et les obus. Le ciel alors nous donne la victoire, et puissiez-vous dans l’histoire de nos triomphes avoir une page aussi belle que dans le douloureux récit de nos malheurs !

L. LOUIS LANDE.
  1. Le charnier est une tonne pleine d’eau qui reste à demeure sur le pont, et sert à la consommation journalière de l’équipage.