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Les Goncourt, 1889/II

La bibliothèque libre.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 8-15).

II

La Famille.

« Louis, par la grâce de Dieu, roy de France et de Navarre, Duc de Lorraine et de Bar, à tous ceux qui ces présentes verront, salut : savoir faisons que, vu par notre Chambre du conseil, Cour des Comptes et des Aides de notre Duché de Bar, la requête à elle présentée par notre cher et bien aimé Huot, notre conseiller, garde-marteau en la maîtrise des eaux et forêts de Bourmont, exposition que, par contrat autentique du quatre septembre de l’année dernière il a acquis, à titre d’échange, de Henry Nicolas François Antoine de Mouginot, chevalier, seigneur de Noncourt et seigneurie de Goncourt ; qu’il a ensuite obtenu de nous des lettres patentes confirmatives de ladite acquisition

« Fait à Bar, en notre dite chambre Cour des Comptes, et donné sous le scel ordinaire d’icelle, le treize août, l’an de grâce mil sept cent quatre vingt sept et de notre règne le quatorzième »[1].

Ces lettres d’entérinement et de confirmation de l’acte de vente consenti le 4 septembre 1786, au profit de messire Antoine Huot, arrière-grand-père d’Edmond et de Jules de Goncourt, fixent la date d’entrée dans leur famille de la seigneurie d’où ils tirent leur nom. Ce nom leur a pourtant été deux fois contesté. En effet, la première édition du Dictionnaire des Contemporains de M. Vapereau renfermait une notice commençant par ces lignes :

« Goncourt (Edmond et Jules Huot, dits de), littérateurs français, nés à Goncourt (Vosges), vers 1825… »

Les intéressés protestèrent contre les cinq erreurs nichées à plaisir dans ces deux lignes et ils obtinrent satisfaction. Mais, peu de temps après, M. Louis Ulbach, publiant, dans le Charivari, un nouvel article biographique, reprenait sciemment les inexactitudes qui avaient été rectifiées par un carton dans le Dictionnaire des Contemporains et amenait MM. de Goncourt à écrire la lettre que voici au rédacteur en chef du journal :

« Jeudi, 13 janvier 1859.
Monsieur le Rédacteur,

« Nous avons connaissance, aujourd’hui seulement, d’un article du Charivari du 26 décembre 1858, signé Louis Ulbach, et dans lequel nous lisons :

« MM. Edmond et Jules de Goncourt, nés à Goncourt (Vosges), s’appellent comme leur village, mais ils ont assez protesté, dans les journaux, contre la témérité du Dictionnaire qui les accusait de pseudonymie pour que ce nom leur soit attribué… »

« Ces quatre imputations sont fausses :
« 1oNous ne sommes pas nés à Goncourt. Nous sommes nés l’un à Nancy, l’autre à Paris. De ceci, nos actes de naissance font foi.
« 2oNous ne nous appelons pas comme notre village ; nous nous appelons comme notre père ; nous nous appelons comme notre grand-père, membre de l’Assemblée constituante de 1789. De ceci le Moniteur et l’acte de naissance de notre père font foi.
« 3oNous n’avons jamais protesté, dans les journaux, « contre la témérité du Dictionnaire des Contemporains. » Nous avons introduit une action civile contre MM. Hachette et Vapereau, pour le rétablissement de notre état civil. MM. Hachette et Vapereau nous ayant proposé une conciliation, nous avons exigé comme réparation, outre un carton, la rectification de l’erreur nous concernant, erreur reconnue par MM. Hachette et Vapereau dans les quatre grands journaux ; et MM. Hachette et Vapereau ont jugé convenable d’arrêter notre action civile par cette insertion. De ceci la correspondance de notre avoué et les faits font foi.
« 4oNous ne demandons pas qu’on nous attribue un nom ; nous entendons seulement qu’on nous laisse le nôtre.
« Nous pensons n’avoir pas besoin de requérir l’insertion de cette lettre dans votre plus prochain numéro.
« C’est dans cette croyance que nous sommes, monsieur le Rédacteur, vos très humbles et très obéissants serviteurs.
« Edmond et Jules de Goncourt. »

Sur Messire Antoine Huot, acquéreur, par échange, de la seigneurie de Goncourt, les documents nous manquent. Il eut pour fils Jean-Antoine, né le 15 avril 1753, à Bourmont, Haute-Marne, avocat, puis bailli de Clefmontet subdélégué de l’intendance des Lorraine et Barrois, député par le tiers-état du bailliage de Bassigny, aux états généraux de 1789. Les procès-verbaux de l’Assemblée nationale constatent que son élection fut vérifiée le 24 août 1789, mais, durant la législature, ne portent de lui d’autre trace que la désignation de ses votes. Aucun discours, aucune motion importante ne le firent remarquer.

Pourtant, le 6 mars 1790, il fut nommé par Louis XVI commissaire pour veiller à la formation et à l’établissement des départements et districts du royaume ainsi que des municipalités. Juge au tribunal du district de Bourmont, commissaire du gouvernement près le tribunal du district de Bourbonne, de 1792 à 1797, il fit partie de l’administration centrale et du conseil général de la Haute-Marne. Il fut nommé, en 1800, magistrat de sûreté près le tribunal criminel du département des Vosges pour l’arrondissement de Neufchâteau et il exerça ces fonctions jusqu’au 31 mars 1811, époque où elles furent supprimées. Il avait alors cinquante-huit ans. Il continua d’habiter Neufchâteau où il mourut en 1832.

Sa silhouette est joliment enlevée dans le Journal : « 11 juillet (1857). — Nous avons revu cette maison où est mort notre grand-père, ce joli modèle bourgeois de l’hôtel du dix-huitième siècle, cette façade de pierre blanche, tout égayée de serpentements de rocaille et de fleurettes, l’escalier à grands repos, la salle à manger au papier peint représentant des jardins de Constantinople peuplés de Turcs des Mille et une Nuits, la cuisine avec son puits dans une armoire et ses fusils au manteau de la cheminée, enfin dans le jardin, la serre…

« Dans la salle à manger d’hiver, Edmond a vu notre grand-père, le député de Bassigny en Barrois à la Constituante, un petit vieillard bredouillant des jurons dans sa bouche édentée, et perpétuellement fumant une pipe éteinte, qu’il rallumait à chaque instant avec un charbon saisi au bout de petites pincettes d’argent, — une canne sur sa chaise, à côté de lui. Un rude homme qui n’avait pas toujours eu sa canne sur sa chaise et qui, dans son château de Sommérecourt dont il fatiguait la cantonade des colères de sa voix, avait façonné et formé, à coups de canne, une domesticité qu’il avait trouvé le moyen de s’attacher ainsi. La vieille Marie-Jeanne remémore encore, avec un ressouvenir affectueux et tendre, les coups de canne distribués aux uns et aux autres. Elle-même n’a nullement gardé rancune d’avoir été, sur les ordres de notre grand-père, plusieurs fois plongée dans la pièce d’eau, pour lui rafraîchir le sang, quand elle éprouvait la tentation de se marier. Après tout, en ce temps, ces coups de canne étaient considérés comme une familiarité de maître à l’endroit du valet et devenaient un lien entre eux. Du reste, un chef de famille pas commode ; notre père qui était chef d’escadron à vingt-cinq ans et qui passait pour un vrai casse-cou parmi ses camarades de la Grande Armée, racontait qu’il lui arrivait de garder dans sa poche, huit ou dix jours, une lettre de son père, avant d’oser l’ouvrir. »[2]

Il reste du constituant trois portraits gravés[3], dont un le montre « avec son petit œil despotique, son immense nez aquilin, l’avance énergique du bas de son profil ». Ce médaillon fait partie de la Suite des Législateurs. Dessiné par Perrin et gravé par Guersant, il porte, encastré dans la bordure et cimé d’une couronne de comte, un écu en accolade, à la grappe de raisin d’or surmontant un croissant et deux étoiles de même sur champ d’azur.

Avant la Révolution, Jean-Antoine Huot avait épousé, à Brevannes, une personne fort élégante née aux Indes, Mlle Marguerite-Roze Diez dont il eut deux fils. L’aîné, Pierre-Antoine-Victor, né à Bourmont le 23 juin 1783, entra à l’École polytechnique en 1799 et en sortit lieutenant d’artillerie en 1802. Il prit part aux diverses campagnes qui furent ouvertes jusqu’en 1810, date à laquelle il obtint sa retraite avec le grade de capitaine. Étant rentré au service en 1814, époque de l’Invasion, il alla s’enfermer dans Metz qui allait être assiégée. Il fut rendu à la vie privée quand survint l’abdication de Napoléon, mais reprit une troisième fois du service en 1815. L’Empereur le chargea alors de fortifier les gorges des Vosges et il déploya, dans l’exécution de sa mission, une activité admirable. Il fut nommé, par quarante-quatre mille voix, député à l’Assemblée nationale de 1848, fit partie de l’Assemblée législative, tomba dans le traquenard du 2 décembre et mourut à Neufchâteau le 11 juillet 1857.

Son frère cadet, Marc-Pierre, fut le père d’Edmond et de Jules de Goncourt. Il naquit à Bourmont, le 28 juin 1787, ainsi qu’il appert d’un acte dressé par J. Pastemps, vicaire, sur les registres de la paroisse. « Il entrait au service à l’âge de seize ans, en qualité d’élève à l’École militaire de Fontainebleau. Nommé sous-lieutenant au 35e régiment d’infanterie de ligne, puis lieutenant au même corps, il se signalait, en Italie, par un courage à toute épreuve. Au combat de Pordenone, déjà blessé, entouré par une masse de cavalerie ennemie, et sommé de mettre bas les armes, il répondait à la sommation en ordonnant de charger l’ennemi, tuait de sa main un des cavaliers qui le menaçaient et s’ouvrait un passage avec ses hommes, lorsque, succombant au nombre, frappé à la tête de deux nouveaux coups de sabre, il tombait dans son sang et était laissé pour mort. De capitaine au 2e régiment de la Méditerranée, il passait capitaine aide de camp du général Roussel d’Hurbal et faisait avec lui la campagne de Russie où il avait l’épaule droite cassée d’un coup de feu, le lendemain de la bataille de la Moskova. À vingt-six ans, en 1813, il était officier de la Légion d’honneur et chef d’escadron. Dans l’armée, on le comptait parmi les plus jeunes officiers supérieurs qui avaient le plus bel avenir, lorsque la bataille de Waterloo brisait son épée et ses espérances… »

À la fin du mois de juin 1821, le chevalier Marc-Pierre de Goncourt épousait Mlle Annette-Cécile Guérin, née à Paris, le 30 fructidor an vi (1798). Elle était âgée de vingt-trois ans. Sa dot, honnête pour l’époque, était de quarante-quatre mille francs. Lui apportait dans la communauté, en sus de sa demi-solde, dix-sept mille francs, plus une ferme à Brinvilliers rapportant, par année, trois cents décalitres de blé et trois cent soixante décalitres d’avoine ; de plus, une autre ferme, à Brévannes, rapportant deux cent deux décalitres de blé et deux cent quarante décalitres d’avoine, ainsi qu’il fut minuté dans le contrat de mariage, en date du 27 juin 1821, minuté par Me Buchère et son collègue, notaires à Paris.

Les jeunes époux furent s’installer à Bourmont. Puis « sa mère morte, à l’étroit dans cette petite ville où rien ne le retenait plus (Marc-Pierre), auquel le séjour de Paris était interdit, vendait la maison de Bourmont, les petits terrages qu’il avait dans le pays, à l’exception d’une ferme… et allait vivre, avec sa jeune femme, dans une grande propriété qu’il achetait au fond du Bassigny, à Morimond… »

Nous copions en ne modifiant que les noms, dans les pages d’exposition de Renée Mauperin, cette biographie de Marc-Pierre de Goncourt. Ses fils ont pris les principaux événements de sa vie pour composer le personnage de Charles Mauperin. Nous avons vérifié, point par point, chacun des faits qui précèdent. Dans la seconde partie du portrait, la vie de son frère aîné Pierre-Antoine a été greffée sur celle de Marc-Pierre. Il n’y a plus là que le développement d’un caractère dont la fiction s’empare et qui n’a plus d’intérêt biographique.

  1. Papiers de famille des Goncourt faisant partie de la bibliothèque d’Auteuil. — Nous avons fait ici composer en italiques les lettres autographes et les documents originaux inédits.
  2. T. I, p. 198.
  3. Collection de portraits révolutionnaires de M. Soliman Lieutaud.