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Les Goncourt, 1889/IX

La bibliothèque libre.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 61-67).

IX

L’art du dix-huitième siècle.

« Ce livre a été commencé par deux frères, en des années de jeunesse et de bonne santé, avec la confiance de le mener à sa fin… C’était leur livre préféré, le livre qui leur avait donné le plus de mal.

« Deux années encore et l’Histoire de l’Art français du dix-huitième siècle, — dans toutes ses manifestations véritablement françaises — était terminée. Une année allait paraître l’École de Watteau, contenant les biographies de Pater, de Lancret, de Portail, encadrées dans un historique de la domination du maître pendant tout le siècle. À cet avant-dernier fascicule devait succéder, l’année suivante, un travail général sur la sculpture du temps, d’où se serait détachée, comme l’expression la plus originale de la sculpture rococo, la petite figure du sculpteur Clodion.

« Ces deux années n’ont pas été données à la collaboration des deux frères. Le plus jeune est mort. Le vieux ne se sent pas le courage, et pourquoi ne le dirait-il pas, le talent d’écrire, lui tout seul, les deux études qui manquent au livre. Du reste, s’il s’en croyait capable, un sentiment pieux que comprendront quelques personnes, le pousserait, le pousse aujourd’hui à vouloir qu’il en soit de ce livre ainsi que de la chambre d’un mort bien-aimé, où les choses demeurent telles que les a trouvées la Mort. »

Telles sont les explications mélancoliques que le frère survivant joignit au titre de l’Art du dix-huitième siècle, commencé en 1859, terminé ou plutôt fermé tel quel en 1875.

C’est un des plus beaux livres d’art qui aient été écrits et édités en France depuis fort longtemps. Il a ceci d’original et de curieux qu’il porte doublement la griffe des auteurs. Suffisamment armés par la pratique de l’eau-forte pour graver eux-mêmes les œuvres dont ils parlent, ils ont échappé à l’habituelle nécessité qui s’impose aux auteurs de faire traduire leur pensée par des graveurs dont l’interprétation est, le plus souvent, d’autant moins fidèle qu’ils sont plus habiles et plus personnels. Jules de Goncourt a été un aquafortiste de grand talent. Aussi ses eaux-fortes et celles d’Edmond font-elles corps avec leur livre ; elles ne sont pas un commentaire, elles semblent pétries de l’essence même du texte et le lecteur ne les sépare plus dans sa pensée. Pour moi, des quatre éditions qui ont été données de l’Art du dix-huitième siècle, je n’ouvre avec un plein contentement que la première publiée en fascicules. Elle est tellement de ses auteurs qu’elle a l’intimité de l’autographe. Dans les suivantes, très soignées pourtant, mais sans eaux-fortes, l’âme du livre semble éventée, comme un parfum.

Et pourtant, elles sont là, tout entières encore, ces monographies minutieuses et brillantes, façonnées, comme des mosaïques, avec des documents parfois infiniment petits, d’apparence futile, que les auteurs ont ramassés avec amour. Avant eux, l’histoire se faisait pompeusement avec des déclamations philosophiques et des pièces officielles. Ils ont dit, les premiers, qu’on ne voit pas un temps dont on n’a pas, devant les yeux, les menus d’un dîner et les invitations à un bal. Ayant à scruter l’âme d’une époque galante et séductrice, frivole à la surface, mais sous laquelle ont fermenté, jusqu’à l’éruption, les idées les plus audacieuses et les plus diverses, les Goncourt, par leur tempérament d’artistes, leur souplesse d’esprit, leur intelligence tenue en éveil et harcelée par une curiosité passionnée, la faculté qu’ils avaient acquise de manier la plume et la pointe du graveur avec une presque égale habileté, se sont trouvés merveilleusement préparés à remplir la tâche qu’ils s’étaient donnée. Rien de leur sujet ne leur fut étranger ; ils ont tout connu d’un siècle qui, après son grand-père le seizième, a plus créé, à lui seul, dans le cercle des humanités, qu’aucun autre siècle français. Non seulement ils ont fait le tour de l’époque qu’ils décrivent, mais ils ont parcouru tous ses sentiers. Déjà, dans leurs travaux précédents, ils avaient feuilleté et inventorié ses papiers intimes ; ils avaient vécu sa vie, débrouillé ses idées, pratiqué son art. Les jugements qu’ils ont portés sur le dix-huitième siècle seraient définitifs et sans réplique si, par un sentiment de réaction qui nous semble excessif, ils n’avaient pas marchandé sa place au génie de Voltaire et au génie de Rousseau.

La nouveauté de leur œuvre, la part d’invention vraiment personnelle qui leur revient, c’est d’avoir osé dire — il y a trente ans — sur l’Art du dix-huitième siècle, ce que tout le monde en pense aujourd’hui. Le siècle de Mme de Pompadour était alors en plein discrédit. L’indifférence, pire que la haine, avait ensablé toutes ses avenues. L’art charmant qu’il avait formé à son image, n’attirait plus que quelques curieux. Le sage Brunet, dans les premières éditions de son Manuel du Libraire et de l’Amateur de livres, parues en 1809 et en 1814, mentionnait à peine les Chansons de Laborde[1] et l’édition des Contes de Lafontaine faite aux frais des Fermiers généraux, deux livres qui sont des merveilles sans rivales d’illustrations. Mais on préférait alors les caudataires de David à Watteau, à Boucher et aux Saint-Aubin, et les noms de Moreau, de Gravelot, d’Eisen et de Masquelier étaient oubliés. On feuilletait, sur les quais, avec indifférence, les figures coquettes et charmantes qui donnent encore, et si justement, l’idée précise d’une civilisation disparue. L’Académie des Beaux-Arts avait relégué le Départ pour Cythère, qui fait maintenant si gracieuse figure dans le salon carré du Louvre, au fond de l’atelier des élèves de David et on le leur montrait en s’en moquant.

Et pourtant, Watteau est peut-être le plus extraordinaire et, sûrement, le plus personnel des peintres français. Il est de la grande race parce qu’il a créé son art de toute pièce, sans rien emprunter au passé, et qu’avec les moyens les plus simples et une inspiration toujours égale, il a été, en même temps, un merveilleux dessinateur et un délicieux coloriste. Les types de ses hommes et de ses femmes, leurs costumes expressifs, l’architecture de ses fonds et ses masses de feuillages ne se rattachent que vaguement, par un souvenir lointain, à la comédie italienne. Il a créé même des caractères et un mode particulier de comprendre l’amour. Un philosophe léger — s’il en est encore — pourrait disserter sur sa philosophie. En effet, toutes les femmes de Watteau ont une coquetterie tranquille ; leur désinvolture n’est pas provocante et leur ardeur sensuelle. Un sourire vague erre sur leurs lèvres ; elles entendent, sans les écouter, les musiciens invisibles qui semblent camper leurs gestes, scander la cadence de leurs poses, rythmer harmonieusement leurs marches, au milieu des décors de fêtes galantes où elles se meuvent. Elles semblent assister à un Décaméron triste, voisin, lui aussi, de la peste de Florence. Et une invincible mélancolie se dégage de ces cérémonies charmantes. Le peintre qui conduit la fête est un personnage inquiet, morose et fantasque, attristé au point de n’espérer de l’avenir qu’un lit pour mourir dans un hôpital, et qui, contemporain de Mozart, a fini tristement, comme lui, en plein succès, à l’âge de trente-sept ans.[2]

Quand les Goncourt affirmaient ces choses, il faut dire que la vie de Watteau était bien peu connue. Son ami, le fameux marchand de tableaux Gersaint, dont il avait fait l’enseigne, et d’Argenville, dans ses Vies des Peintres, avaient été presque seuls à parler de lui, et fort sommairement. Les comptes rendus de l’Académie royale de peinture et de sculpture constataient qu’à la mort du peintre des Fêtes galantes, le comte de Caylus qui l’avait connu et qui avait daigné l’honorer de son amitié, avait lu, le 3 février 1748, une notice biographique ; mais elle avait disparu des archives et le plus grand peintre de son temps n’avait pas d’histoire.

En furetant un jour, sous les arcades Colbert, à l’étalage du vieux bouquiniste Lefèvre, les Goncourt mirent la main sur un précieux registre qui renfermait ce document autographe portant les signes d’une incontestable authenticité, de par le visa apposé par Lépicié, secrétaire de l’Académie. Publiée in extenso dans leur second fascicule, cette vie de Watteau a pris maintenant la tête de leur livre et, savamment commentée, redressée quelquefois et complétée toujours, cette pièce, « pédante et agressive » mais pleine de faits, est devenue un des chapitres les plus curieux de l’Art du dix-huitième siècle.

Le Dictionnaire critique de Jal, les Archives et les Nouvelles archives de l’Art français, ont mis au jour un bien grand nombre de documents authentiques sur les contemporains de Watteau. Ils ont ajouté cependant bien peu d’éléments nouveaux aux recherches de toute sorte auxquelles les Goncourt s’étaient livrés avant de donner leur travail. En dehors de la solidité de ses dessous, il est particulièrement remarquable par la netteté et la précision. Chaque artiste a une physionomie différente, et les auteurs, adaptant leur faire au caractère de leurs modèles, ont parlé très différemment des Saint-Aubin, par exemple, et de Prud’hon. Devant le modèle, leur style s’est imprégné de l’essence de son œuvre et, dans ces travaux biographiques que les grands artistes de lettres ne recherchent pas ordinairement, parce qu’ils impliquent, en dehors de la difficulté du rendu, une somme d’études et de travaux préliminaires exigeant un effort continu, les Goncourt ont apporté la précision d’un paléographe, la conscience et la netteté de vision d’un historien et surtout, pour parfaire l’ouvrage, la forme merveilleusement souple et imagée qui leur est propre.

Aussi, ont-ils fait la fortune de plusieurs de leurs modèles. Les tout petits maîtres surtout qui s’appliquaient tout bonnement à leur besogne d’illustrateurs, en cherchant à satisfaire les libraires, et qui ne paraissent pas avoir jamais songé que la postérité pourrait avoir cure de leur vie modeste et de leurs travaux, ont été littéralement exhumés de l’oubli. De même que, dans les cimetières de Tanagra, on a découvert récemment tout un peuple de figurines charmeuses et coquettes qui donnent l’idée d’un dix-huitième siècle antique, de même les Goncourt ont tiré de la boîte à quinze sous des quais de Paris, des livres illustrés qui sont des merveilles de grâce, d’élégance et de très réelle beauté.

  1. Brunet constate, dans la quatrième édition du Manuel (1843) qu’un exemplaire en maroquin rouge des Chansons de M. de Laborde a été adjugé 49 francs à la vente Belin. L’exemplaire de Pixérécourt, en veau, avec beaucoup d’états d’eaux-fortes, fut adjugé au prix de 30 francs, en 1838. Ces mêmes exemplaires se vendent maintenant au moins 3,000 francs. L’un d’eux, en maroquin rouge, par Derôme, reliure à l’oiseau, a été adjugé 5,600 francs à la vente Richard Lion (voir Guide Cohen, Paris, 1886). Les variations du prix des dessins, des tableaux, des meubles n’ont pas été moins grandes.
  2. À propos de mélancolie et de dix-huitième siècle, nous tombons sur ce court billet inédit que M. Edmond de Goncourt écrivait à son ami M. Ph. Burty pour le remercier d’un article paru dans la République française ; billet qui semble signé par Watteau lui-même :

    « 3 juillet 82.

    « Mon cher ami,

    « Je vous remercie bien vivement de l’aimable article consacré aux Saint-Aubin. Et moi aussi, je suis noir autant que souffrant. Je voudrais être à la campagne… ce qui va venir, je l’espère bien, à la fin de la semaine, et j’espère ramener de la pêche à la truite un de Goncourt possible.

    « Mille amitiés et au retour.

    « Edmond de Goncourt. »