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Les Grands ports de commerce de la France/02

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Les Grands ports de commerce de la France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 23 (p. 107-137).
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LES
GRANDS PORTS DE COMMERCE
DE LA FRANCE

BORDEAUX ET LE BASSIN DE LA GIRONDE.

Du golfe de Gascogne à l’île d’Ouessant, le littoral de la France dessine un arc de cercle qui ouvre sa concavité sur l’Océan. Au tiers à peu près de la longueur se présente une immense coupure : c’est l’embouchure de la Gironde, et ce fleuve n’est formé que par la réunion des deux rivières, la Garonne et la Dordogne. En amont du point où elles se joignent, qui porte le nom caractéristique de Bec-d’Ambez ou confluent des deux, est située, sur la rive gauche de la Garonne, à 100 kilomètres de la mer, la ville de Bordeaux. Les marées de l’Atlantique montent jusque-là et même 12 lieues plus loin, à Castets, où s’amorce le canal latéral à la Garonne.

La Garonne forme le port de Bordeaux. Ce port, fondé aux jours de la Gaule antique par une tribu de Celtibères, les Bituriges, a été de tout temps fréquenté, et déjà sous les Romains les vins de Burdigala étaient appréciés au dehors et formaient le principal élément d’exportation de cette région privilégiée. Ausone, né à Bordeaux, n’oublie pas de chanter les vins de sa ville natale, patria insignis Baccho. Lors de la guerre de cent ans, quand les Anglais étaient maîtres de cette partie de la France, les vins de Bordeaux étaient expédiés à Londres et y acquéraient un renom que depuis ils n’ont plus perdu. En 1372, Froissard voyait arriver en Gironde, « tout d’une flotte, deux cents-nefs de marchands qui allaient aux vins. » Au siècle passé, Bordeaux était le premier, le plus riche de nos ports. Il envoyait aux îles, comme on disait alors, c’est-à-dire dans nos colonies des Indes, les vins chers à tout Français, et recevait en échange les produits de ces lointains comptoirs, le sucre, le tafia, les épices, le café. Aujourd’hui la meilleure part du fret de retour des navires qui fréquentent cette place est encore formée par le vin qu’on récolte principalement dans le département de la Gironde, et qui de là se répand dans tout l’univers. En barriques ou en bouteilles, le vin compose un de ces colis à la fois volumineux et d’un arrimage facile que la marine marchande, si éprouvée chez nous à la sortie, a tant de raisons de rechercher. Ce fait révèle un des motifs de la prospérité soutenue de la grande cité girondine, métropole glorieuse d’un des départemens vinicoles les plus fertiles de la France.


I. — LE PORT DE BORDEAUX.

A l’endroit où elle baigne les quais de Bordeaux, la Gironde forme un croissant, comme à la Nouvelle-Orléans le Mississipi ; de là le nom de « port de la Lune » donné anciennement à Bordeaux, et celui de Crescent-City que porte la ville américaine ; de là aussi le croissant que Bordeaux a toujours maintenu dans ses armes. Ce n’est pas le seul point de comparaison que l’on pourrait établir entre les deux cités. Les quais de Bordeaux rappellent les levées du Mississipi ; son port, où se pressent les navires, a quelque ressemblance avec celui que fondèrent les Français, il y a un siècle et demi, à la Nouvelle-Orléans ; mais les quais de Crescent-City, où s’entrepose tout le coton de la Louisiane et de l’Arkansas, où ancre toute une flotte de steamboats de rivière qui remontent jusqu’à Saint-Louis, Cincinnati et Pittsburg (la distance de Marseille à Alexandrie), les quais de Crescent-City sont incomparablement plus animés, plus pittoresques que ceux de Bordeaux, s’ils sont moins grandioses. Le fleuve aussi y est plus large et plus profond. C’est le père des eaux, le Meschacébé des Indiens Chactas, dont un ingénieur de talent, M. Eads, vient enfin de discipliner les capricieuses embouchures.

La Gironde, le long des quais de Bordeaux, offre une largeur moyenne de 550 mètres, avec des profondeurs d’eau de 4 à 6 mètres. Le port sur la rive gauche a un développement linéaire de 7 kilomètres, entre la gare maritime, annexe de la gare du chemin de fer du Midi (Bordeaux à Cette) et la cale de Bacalan, où ancrent les grands paquebots à vapeur de la Compagnie des messageries maritimes. Il y a 1,200 mètres de quais et près de 4,000 mètres de cales. Sur la rive droite se dessinent la gare du chemin de fer de Paris et les magasins généraux en relation avec elle. Les bords de cette partie de la Garonne sont loin d’avoir l’importance de ceux de la rive gauche ; c’est la portion convexe du croissant. Ils n’ont qu’une étendue limitée, ne sont pas sillonnés par le rail, ne présentent pour ainsi dire aucune défense contre la rivière, car ils n’ont que 900 mètres de cales et point de quais. On n’y voit que quelques chantiers de construction maritime, quelques fabriques et les points où viennent toucher les bacs à vapeur qui à chaque instant vont et viennent d’une rive à l’autre de la Garonne. Là est le village de la Bastide, une commune suburbaine récemment annexée ; là court aussi l’avenue de Paris, qui mène d’une part au pont de pierre de Bordeaux, un magnifique ouvrage qui date du commencement de ce siècle, et de l’autre à des coteaux boisés, plantés de vignes, d’où l’on a une vue superbe, embrassant à la fois la rivière avec sa forêt de mâts et la ville monumentale qu’elle baigne. Maintes fois la peinture s’est plu à représenter ce paysage, qui toujours enchante l’œil, quel que soit le point d’où on le regarde.

Après Paris, il n’est en France aucune ville aussi belle, aussi largement ouverte que Bordeaux. Du milieu des quais du commerce se détache la grande place des Quinconces, à laquelle se relient des allées et des boulevards qui portent, comme dans tout le midi, le nom de cours (en espagnol curso et corso en italien). Grâce à ces avenues ombragées, à des maisons d’une élégante et solide architecture, la ville a gardé un air de capitale, qui frappe immédiatement le visiteur. Elle offre aux regards des monumens qui méritent d’être rappelés. Au siècle dernier, les architectes Gabriel et Louis, l’intendant de Guienne Tourny, l’ont à l’envi ornée. Sa cathédrale gothique, avec sa haute tour isolée à la façon des campaniles italiens, ses vieilles églises, dont une est de style roman, ses anciennes portes du moyen âge ou de la renaissance, son théâtre, le plus beau d’Europe par l’architecture extérieure, et dont on peut dire que c’est un monument grec retrouvé en plein dix-huitième siècle, un magnifique jardin public au centre même de la ville, enfin les restes d’un cirque romain, improprement nommé le palais Gallien, — nous avons déjà cité le pont de pierre et la longue ligne des quais en forme de croissant, — tout concourt à faire de Bordeaux une des plus belles villes qu’il y ait.

Les habitans ont un air aimable, familier, entraînant, et une certaine faconde qui ne leur messied point, celle qui fait du Gascon un type si original. L’accent est caractéristique, surtout chez les filles du peuple, vives, alertes, le teint frais, l’œil et les cheveux noirs, le madras ou foulard des Indes coquettement jeté sur la tête autour du chignon, la taille fine et les hanches bien prises. Les Basques, au béret de couleur, la ceinture de laine rouge à la taille, les culottes serrées au genou, l’Espagnol, le Portugais, à la peau bronzée, à l’air sérieux, peu communicatif, tranchent sur le type girondin. Ce type est celui des négocians de la place. On trouve en eux comme un reflet des idées généreuses, libérales, auxquelles les députés de la Gironde, en 1793, sacrifièrent tout, même leur vie. C’est ici que le libre échange pour la première fois a pris corps de doctrine en France ; c’est ici que Bastiat, sorti de Bayonne, l’a défendu par des écrits qui ne passeront point. Les idées britanniques en matière commerciale sont d’ailleurs depuis longtemps familières au Girondin ; il les a comme épousées d’avance, à l’époque où l’Anglais dominait dans la Gascogne et la Guienne et respectait les franchises de Bordeaux, et plus tard par une sorte d’agrégation naturelle, qui, à diverses reprises, a mêlé le sang anglais au sang gascon.

Une des premières maisons de commerce de la place, celle des Johnston, compte près d’un siècle et demi d’illustration commerciale. Elle a été créée vers le milieu du XVIIIe siècle par un Anglais qui est venu s’établir à Bordeaux pour y faire le commerce des vins. Les Anglais sortis de cette souche sont insensiblement devenus Français, mais ont conservé des relations suivies avec leur pays d’origine, ne fût-ce que par besoin d’échange. Ce n’est pas sans une certaine émotion que, dans les bureaux du chef actuel de cette maison importante, nous avons salué les différens portraits de ses aïeux. Ils étaient là tous, depuis le chef de la dynastie bordelaise jusqu’au prédécesseur du titulaire actuel, comme pour lui rappeler, ce dont il n’avait pas besoin du reste, que l’assiduité au travail et la loyauté dans les affaires sont les plus sûrs garans de réussite et le meilleur moyen de consolider une maison. Aujourd’hui où tout change si souvent et si vite, et où l’ancienne stabilité a fait place à une mobilité dangereuse, cet exemple est bien rare en France d’une raison de commerce qui existe depuis cent cinquante ans dans la même famille, avec le même nom.

Cette honorable maison des Johnston n’est pas la seule d’origine étrangère qu’on pourrait citer à Bordeaux. Par la nature même du commerce de ce comptoir, des Américains, des Allemands, des Belges, des Hollandais, sont venus tour à tour s’y établir. Des Portugais, des Espagnols, ont été aussi de tout temps attirés par la proximité où est ce port de la péninsule ibérique, et par le besoin d’échapper aux persécutions religieuses. En général, la plupart de tous ces émigrés, partis d’assez bas, sont passés bientôt au premier rang des maisons bordelaises ; mais ces cas sont encore assez rares, et Bordeaux est loin d’avoir le caractère cosmopolite qui est si frappant à Marseille. Il n’a pas non plus l’animation, le mouvement, la turbulence de la grande cité méditerranéenne ; il est calme, même sur ses quais, et en beaucoup d’endroits la ville semble trop grande pour le nombre de ses habitans, qui a cependant doublé depuis le commencement du siècle, et dépasse aujourd’hui le chiffre de 200,000 âmes.

Un viaduc métallique, aux piles tubulaires, rappelant les plus beaux ouvrages qu’on rencontre en ce genre en Angleterre et aux États-Unis, a été jeté sur la Garonne en amont du pont de pierre de Bordeaux. Il porte deux voies ferrées, et fait communiquer la gare de Paris ou de la Bastide avec celle du chemin de fer du Midi ou de Saint-Jean. Il est à jour, élégant, léger, et muni sur un de ses côtés d’une passerelle pour les piétons. La gare maritime dépend de la gare de Saint-Jean. C’est de là que part le railway qui court le long des quais jusqu’au bassin de Bacalan. La présence de ce chemin de fer littoral donne à la rive gauche de la Garonne un peu d’agitation. C’est le seul point de la cité ou il y ait véritablement de la vie. Les navires sont ancrés sur la rive ou au milieu de l’eau. Les colis débarqués sont amenés dans les wagons. Ce sont aussi les wagons qui apportent aux navires le chargement que ceux-ci attendent. De loin en loin sont installées des grues mécaniques pour élever et mouvoir les fardeaux les plus lourds. La profondeur de l’eau au bord des rives n’est pas toujours suffisante pour que tous les navires puissent accoster. De là la nécessité où sont quelques-uns d’ancrer au milieu de la rivière et de décharger sur des chalands.

Le port peut contenir dans sa partie rentrante un millier de navires, et il est accessible aux bâti mens de 2,000 tonneaux. Ceux d’un tonnage plus considérable, comme les paquebots des Messageries maritimes, sont obligés de s’amarrer en aval, là où la rivière est à la fois plus profonde et plus large. Quelquefois même il leur faut s’alléger d’une partie de leurs colis, ou, au départ, aller compléter leur chargement à Pauillac, port très fréquenté du Médoc, sur la rive gauche de la Gironde, à 60 kilomètres de Bordeaux. Les grands paquebots de la Compagnie générale transatlantique, qui font le service de la mer des Antilles, ne peuvent même toucher que là. Pauillac est l’avant-port de Bordeaux, comme Saint-Nazaire est celui de Nantes ; mais Pauillac ne menace pas encore de détruire son voisin comme le port à l’embouchure de la Loire. Quoi qu’il en soit, il a été souvent question de compléter le port de Bordeaux, non-seulement par un bassin à flot, comme celui qu’on achève de creuser à Bacalan, mais encore par un port sur l’Océan ou à l’embouchure de la Gironde. On a même parlé pour cela d’Arcachon, dont la baie ou étang se prêterait peut-être à cette transformation radicale. Bordeaux manque aussi de docks et de moyens rapides de chargement et de déchargement. Comme à Marseille, ce sont des portefaix et des coureurs de quai qui font presque toute la besogne. C’était bon autrefois ; aujourd’hui, avec toutes les conquêtes de la mécanique moderne et avec toutes les améliorations adoptées par les ports étrangers, notamment ceux d’Angleterre, de Hollande, de Belgique, ces méthodes surannées ne sont plus de mise. Il faut être de son temps, comme on dit, aller du même pas que ses concurrens, perfectionner et compléter son outillage à mesure qu’ils modifient utilement le leur.

Malgré tous les désavantages qu’on vient de signaler, le port de Bordeaux n’en a pas moins une importance capitale, et vient en troisième ligne dans la liste des grands ports de commerce français, c’est-à-dire après Marseille et Le Havre. Les relations de Bordeaux s’étendent sur toutes les parties du monde. C’est de là que partent les paquebots des Messageries maritimes pour le Brésil et la Plata, touchant à la Corogne, Vigo, Lisbonne, Dakar (Sénégal), Pernambuco, Bahia, Rio-Janeiro, Montevideo et Buenos-Ayres. Les navires de la Compagnie transatlantique partant du Havre jettent l’ancre à Pauillac, de la gagnent la mer des Antilles, mouillant à Saint-Thomas, Porto-Rico, Cap-Haïtien et Port-au-Prince en Haïti, Santiago de Cuba, Kingstown de la Jamaïque, enfin Colon-Aspinwall sur l’isthme de Panama. D’autres ligues de steamers moins importantes, directement attachées au port de Bordeaux, fréquentent la Mer du Nord et la Baltique, touchant à Rotterdam, Hambourg, Saint-Pétersbourg, ou abordent de préférence les places britanniques, Londres, Glascow, Liverpool, Dublin, ou bien encore font un cabotage à vapeur sur les ports français de l’Atlantique et de la Manche, La Rochelle, Nantes, Brest, Le Havre. Enfin diverses compagnies de bateaux de rivière font un service quotidien de navigation fluviale pour les marchandises et les voyageurs, en aval, sur la Gironde, jusqu’à Blaye, Pauillac et Royan, en amont sur la Garonne jusqu’à Langon, La Réole, Agen. Pendant l’été, ces sortes d’excursions sont très suivies. C’est un genre de promenade dont on use volontiers, et que les rives pittoresques de la Gironde et surtout celles de la Garonne, aux coteaux doucement ondulés, parsemés de vignobles, rendent des plus attrayans. Les ports de la Dordogne, Bourg, Fronsac, Libourne, sont aussi en relation constante avec Bordeaux, lui envoient d’excellentes pierres à bâtir et des vins estimés, entre autres le saint-émilion, ce bourgogne de la Gironde. La portion du département comprise entre les deux rivières porte le nom quelque peu prétentieux d’Entre-deux-Mers, sans doute parce que le flort de la marée vient baigner l’un et l’autre bord. Elle se termine au Bec-d’Ambez et renferme aussi des vignobles assez réputés. Dans tout le bassin de la Gironde, la vigne règne en maîtresse, et ses produits y sont ordinairement de qualité supérieure.

Le mouvement général du port de Bordeaux en 1876 a été d’environ 24,800 navires, jaugeant plus de 2 millions de tonneaux. Ces chiffres se partagent à peu près également à l’entrée et à la sortie, comprennent tous les pavillons, la navigation maritime et fluviale ; celle-ci compose le cinquième environ du tonnage total. Depuis dix ans, le tonnage du port de Bordeaux a augmenté d’un tiers : il n’était que de 1,500,000 tonnes en 1867. L’article d’exportation par excellence est le vin. Bordeaux en expédie, selon l’état des récoltes, jusqu’à 2 millions d’hectolitres par an, les deux cinquièmes de tout ce que produit la Gironde, le trentième de ce que fournit en une bonne année la France entière. Sur les 2 millions d’hectolitres exportés, le vingtième, soit 100,000 hectolitres, est généralement en bouteilles et le reste en futailles. La Plata et l’Uruguay, l’Allemagne, l’Angleterre, la Hollande, la Belgique, les États-Unis, la Russie, le Brésil, les républiques hispano-américaines du Pacifique, les îles Maurice, de la Réunion et les autres colonies françaises, enfin les différens ports de l’Inde, sont par ordre d’importance les principaux pays qui reçoivent le vin de Bordeaux. On sait que ce vin gagne singulièrement au voyage en mer, qu’il soit en fût ou en bouteille, tant par suite des mouvemens cadencés du navire qui lui permettent de se dépouiller, de s’améliorer, qu’à cause de la traversée des tropiques, dont les chaleurs sont particulièrement favorables à l’entier développement, à ce qu’on appelle le travail du vin. On connaît la renommée des vins « retour de l’Inde. » Par contre, les vins de Bourgogne, plus capiteux, plus chauds que les vins girondins, ne voyagent pas impunément en mer, et s’y déprécient même étonnamment.

En échange du vin reçu de Bordeaux, la Plata et l’Uruguay expédient surtout leurs cuirs, leurs peaux, leurs laines ; l’Angleterre ses fontes, son fer, sa houille ; le Chili ses cuivres ; le Pérou son guano, son salpêtre ; l’Inde son riz, ses épices, le jute, l’indigo, le thé ; le Brésil son café, ses bois de teinture ; Venezuela son cacao ; le Mexique sa cochenille ; le Sénégal ses arachides, ses huiles de palme, sa gomme ; Maurice et la Réunion leur sucre, leur vanille ; les États-Unis leur tabac, leur coton, leur pétrole ; la Russie son chanvre, son suif, ses bois. Ce n’est pas tout : Terre-Neuve envoie ses morues ; la Hollande ses fromages ; l’Autriche, l’Allemagne, leurs douelles ou merrains de chêne, dont on fait les barriques : les meilleures sont celles qui viennent de Fiume ou de Trieste, de Dantzick ou de Lubeck. L’Espagne expédie son riche minerai de fer, mais surtout ses vins ordinaires, que l’on coupe ou mélange dans les chais bordelais et dont on fait, en les bonifiant, des vins de Gironde ; le Portugal envoie ses oranges, l’Italie enfin son huile d’olive, ses marbres, ses fruits secs. On peut dire que tous les pays qui consomment une bouteille de vin de Bordeaux, — et quel est le pays qui n’en boit point ? — expédient en retour quelque chose à la métropole de la Gironde. La valeur totale des marchandises importées et exportées a atteint à Bordeaux en 1875. la somme de 600 millions de francs. Dans cette somme, les vins girondins entrent pour plus du cinquième ou 125 millions[1].

Le vin compose, avons-nous dit, la principale marchandise d’exportation du port de Bordeaux. En 1875, il a atteint comme tonnage le chiffre de 170,000 tonneaux de 1,000 kilogrammes, non compris les eaux-de-vie, esprits et liqueurs, figurant ensemble pour 19,000. Ensuite viennent les bois et douelles pour 62,000 ; la houille, 40,000 ; les céréales, 16,000 ; les fruits de table, 16,000 ; les poteries, verres et cristaux, 13,000 ; les sucres, 11,000 ; les résines, 10,000 ; les phosphorites ou amendemens fossiles de phosphate de chaux, 8,000 ; les machines, 8,000 ; les poissons marines, 7,000, et enfin, par ordre d’importance, le tartrate de potasse, les fruits secs, les légumes, les truffes et d’autres articles.

A l’importation, on relève les bois et douelles pour 386,000 tonneaux ; la houille, 234,000 ; le sucre et la mélasse, 32,000 ; les peaux et les laines, 20,000 ; la morue, 13,000 ; le café, 11,000 ; la fonte, le fer et l’acier, 11,000 ; les graines oléagineuses, 10,000 ; les engrais, 9,000 ; les eaux-de-vie, esprits et légumes, 7,000 ; les pierres à bâtir, 7,000 ; le riz, 6,000 ; le cacao, 5,000, et enfin le tabac, les fromages, les huiles, le pétrole, les gommes, le chanvre, les vins, le nitrate de soude, les céréales, etc.

Bordeaux n’est pas seulement un port de commerce proprement dit, c’est aussi un port d’entrepôt qui dessert la plus grande partie des départemens pyrénéens et tous ceux qui sont compris dans le bassin de la Gironde. C’est par Bordeaux que toutes ces localités reçoivent les denrées coloniales, le café, le sucre, les épices, le thé. Les produits comestibles, le poisson, les huîtres, les conserves alimentaires, leur arrivent aussi de là ; mais Bordeaux n’a pas su devenir, comme Marseille, une ville éminemment industrielle. Elle a jugé à tort qu’il était suffisant de recourir aux produits du sol et de la mer pour alimenter son commerce, et elle s’est contentée d’être une place maritime. Elle a bien une manufacture de porcelaine, créée jadis par les Johnston sur le modèle des manufactures anglaises ; elle a quelques fonderies et ateliers de construction de machines, quelques raffineries de sucre, quelques filatures et ateliers de tissage, des moulins à farine à vapeur, des distilleries d’alcool, de pétrole, des huileries de graines, voire une fabrique de savon, enfin diverses fabriques de conserves alimentaires, celles-ci très réputées ; mais tout cela, sauf une ou deux exceptions, n’est que pour la consommation locale ou indigène, tout cela ne fournit par an qu’une valeur de 300 millions de francs au plus de produits manufacturés, et ne donne pas à l’exportation un fret considérable comme les fabriques que Marseille a su élever en si grand nombre dans sa banlieue et jusque dans ses murs.

Tout le commerce de Bordeaux est dans son vin, dans les chais où on le manipule, dans les caves où on l’entrepose et le conserve. On peut dire à Bordeaux du vin ce qu’on dit à Marseille du blé et à Paris de l’industrie du bâtiment : « Quand le vin va, tout va. » A Bordeaux, tout le monde parle de ce commerce, s’y intéresse, en vit ; tout le monde est quelque peu propriétaire d’un « château » qui produit des « crus classés » ou que soi-même on classe. Agriculteurs, vignerons, courtiers, commissionnaires, négociais, armateurs, chacun se connaît en vin, sait le déguster, en dire l’âge, la provenance, en fixer le prix, et n’a pas assez de plaisanteries pour ces pauvres Parisiens, ces « Franciots » du nord, qui s’y entendent si peu et qu’on dupe si facilement en matière d’œnologie. Malheureusement des insectes destructeurs, ennemis cachés, implacables, reproduisant leur espèce par milliers sur chaque point, l’oïdium, que le soufre seul repousse, et depuis quelque temps le phylloxéra, contre lequel on ne connaît encore aucun remède absolument efficace, sont venus à diverses reprises s’attaquer en masse à la vigne. Le bassin de la Gironde, bien qu’éprouvé des derniers par le phylloxéra, n’en est pas moins sérieusement atteint : c’est une menace incessante de ruine suspendue, comme une épée de Damoclès, sur tout le Bordelais, sans en excepter le Médoc, où se récoltent les meilleurs vins du département de la Gironde, du monde entier.


II — LES VIGNOBLES DU BORDELAIS.

Le département de la Gironde occupe une superficie de plus d’un million d’hectares dont les deux dixièmes environ sont plantés en vignes. Ces vignobles s’étendent le long des rives de la Gironde, de la Garonne et de la Gascogne, et entre ces deux rivières sur des plateaux, des coteaux légèrement ondulés et les terrains d’alluvions graveleuses qu’ils dominent. De là les noms génériques de vins de Côtes, de Graves, de Palus, d’Entre-Deux-Mers, que l’on donne aux vins du Bordelais. Le haut-brion est le roi des vins de Graves rouges. Montesquieu récoltait les siens au château de la Brède, et en vendait une partie aux Anglais. Clément, évêque de Bordeaux, le même qui fut pape, transféra le saint-siège à Avignon et supprima les templiers ; après lui, les évêques de Bordeaux, jusqu’à la révolution, eurent dans la même région un « château » fameux et qui l’est encore. Le sauternes est le roi des vins de Graves blancs, et dans les sauternes le barsac, et au-dessus le château-d’yquem, qui est hors de pair et souvent hors de prix. Le saint-émilion est à la tête des vins de Côtes dans le Libournais. On réserve pour les vins du Médoc une mention spéciale : ils sont toujours classés à part, ce sont les crus par excellence, ceux qu’il convient de décrire particulièrement.

Le Médoc est cette partie du département de la Gironde qui s’étend entre Bordeaux et la mer d’une part, entre les rives du fleuve et les landes de l’autre. Cette petite langue de terre, cette espèce de presqu’île, dont le nom, suivant quelques étymologistes, veut dire au milieu de l’eau, in medio aquœ, d’où l’on a fait par contraction Médoc, est toute plantée de vignes. Sur le côté qui borde le fleuve, sur une longueur totale de 60 kilomètres, et une largeur moyenne de 8, on ne rencontre que vignobles. Là, chaque commune porte un nom célèbre. C’est Margaux, c’est Cantenac, c’est Saint-Jullien ou Saint-Estèphe ; là sont les crus les plus fameux, le château-lafite (la hite, la fite, la hauteur), qui était déjà fort apprécié au XIVe siècle, le château-margaux, qui appartint un moment à Edouard III d’Angleterre, le château-latour, qui est resté pendant deux siècles la propriété des Ségur. Tous les trois sont hors de concours, et avec le château-haut-brion, connu dès le temps du pape Clément V, qui cite ce vin avec le sien dans ses bulles, composent les quatre premiers grands crus des grands vins rouges de la Gironde. Cette classification est officielle, elle fait loi sur le marché. Il faut être un des riches de ce monde pour posséder de pareils crus. Le château-lafite appartient aux Rothschild, le château-margaux aux Aguado, le château-latour à quatre grands propriétaires, le château-baut-brion aux Larrieu.

A une distance respectueuse des premiers viennent les deuxièmes, troisièmes, quatrièmes et cinquièmes grands crus, non moins méticuleusement classés, mais beaucoup plus nombreux dans chaque catégorie. Le branne-mouton (motton, motte de terre, éminence), les rausan, les léoville, les gruau-larose, les pichon-longueville, le ducru-beaucaillou, le montrose, le cos-d’estournel, sont des deuxièmes crus ; le château-d’issan, le palmer, le lagrange, le château-la-lagune, des troisièmes ; le château-beychevelle[2], le talbot, le pouget, le prieuré, des quatrièmes ; le pontet-canet, le dauzac, le cos-labory, le cantemerle, des cinquièmes. Nous les avons cités au hasard, il n’y en a pas moins de 55 en tout, et ils sont respectivement au nombre de 15, 13, 10 et 17, en allant des deuxièmes aux cinquièmes crus. Quant aux prix, l’augmentation va généralement du simple au double, en passant de la seconde à la cinquième classe, la première étant d’ordinaire hors de comparaison avec les autres. Ici encore il faut des millionnaires, nobles rentiers, banquiers ou négocians, pour posséder, pour exploiter de tels vignobles. Les Rothschild y apparaissent de nouveau, puis les marquis de Las-Cases, les baron Sarget, les comte Duchâtel, les Johnstgn, les Errazu, les Guestier, les Piston d’Eau-Bonne, les Cruse, les Halphen, et tant d’autres.

Les cinq classes de crus dont il vient d’être parlé composent ce qu’on nomme officiellement les grands vins, les vins classés ; hors de ceux-là il n’en est pas d’autres. Suivant les années, ces vins se vendent, pris au château, pour les premiers crus, jusqu’à 6,000 fr. le tonneau bordelais de quatre barriques ou 9 hectolitres. Le tonneau se nomme aussi fût ou futaille, et la barrique une pièce. La contenance moyenne de la barrique est de 225 litres et fournit environ 350 bouteilles bordelaises[3].

Le lafite et le margaux ont quelquefois dépassé le chiffre de 6,000 francs le tonneau. Il faut doubler ce chiffre quand le vin arrive à la consommation, à cause du coût de la mise en bouteilles, du déchet, de l’intérêt de l’argent, des frais de tout genre. Entre deux années, les prix varient eux-mêmes quelquefois du simple au double, et il est tel vin de telle récolte qui monte à un taux excessif ; c’est pourquoi les connaisseurs tiennent toujours compte non-seulement de l’âge absolu du vin, mais encore de son âge relatif, de l’année où il a été vendangé. Le vin de 1811 ou celui de la comète, celui de 1815, sont restés célèbres entre tous. Plus près de nous, les années 1868 et 1869 ont été deux années exceptionnellement bonnes ; par contre, 1867 a été une année ordinaire, et 1866 une de ces années inférieures « dont on ne fait pas de bouteilles. » Le vin des grands crus ne se met en bouteilles qu’au bout de trois à quatre ans. C’est un axiome connu que, plus le vin vieillit, même en bouteilles, plus il gagne en qualité, et, naturellement, plus il renchérit. Il y a dix ans, on a payé jusqu’à 120 francs les dernières bouteilles de lafite de 1811. Il n’est pas sûr qu’elles fussent aussi bonnes qu’au premier jour ; mais on a bu de certains crus, le château-la-lagune par exemple, qui se sont conservés intacts, même après quarante ans. Tous les vins de Médoc n’atteignent pas impunément cet âge. Dans tous les cas, il faut alors les décanter soigneusement. Les Anglais, les Belges, font usage pour cela de petits appareils fort ingénieux, sortes de chariots d’argent manœuvres par une manivelle et un engrenage à main. Le panier en osier tressé où l’on couche la bouteille, et qui est employé dans les restaurans de Paris, est inconnu des véritables dégustateurs ; mais ils apportent la plus grande attention à la mise en bouteilles, au bouchage et au choix du verre lui-même. Le liège doit être recouvert d’une capsule métallique ou d’un chapeau de cire d’Espagne pour que l’air et les insectes ne l’attaquent pas. Les soins donnés à la cave sont les mêmes que pour tous les autres vins.

Après les cinq classes de grands crus viennent ceux qu’on nomme respectivement les bourgeois et les paysans. Ici l’ordre de la classification est un peu arbitraire ; entre les deux, quelques-uns intercalent même ce qu’ils nomment les artisans. Dans chaque catégorie, il y a du reste les supérieurs, les bons, les ordinaires. Quelques-uns des bourgeois supérieurs mériteraient peut-être de monter au rang de grands crus. Dans les bourgeois, chaque vin encore a son nom, soit celui de la localité ou du château, soit celui du propriétaire ou de la nature du sol. Les noms génériques de Bordeaux, de Médoc, de Saint-Jullien, de Saint-Estèphe, dont on use si volontiers ailleurs, ne sont pas reconnus comme noms catégoriques de vins dans toute la Gironde. On y dit d’un vin ordinaire : c’est un vin du Fronsadais, du Blayais, du Bourgeais, du Libournais, ou encore c’est un vin de Graves, de Côtes, de Palus, d’Entre-Deux-Mers, en réservant toujours aux vins du Médoc le premier rang et même une place exceptionnelle, et en ne les citant jamais qu’avec le nom spécial du château et l’année de la récolte.

C’est à l’exposition internationale de 1855 que remonte la classification écrite officielle des grands crus de Médoc. Jusque-là les courtiers prononçaient seuls par une sorte de tradition séculaire. En 1855, on a pour ainsi dire gravé sur les tables la loi dictée par la coutume ; mais les lois changent avec le temps, et l’on comprend que depuis 1855 certains châteaux qu’on pourrait citer ont fait de tels progrès, introduit de telles améliorations dans la culture de la vigne et la fabrication du vin, que leurs produits mériteraient de monter d’un rang. Cela est vrai même pour quelques-uns des vins compris dans les cinq classes des grands crus. Ainsi le branne-mouton se réclame volontiers de la première catégorie, le château-la-lagune de la deuxième. Le commerce d’ailleurs ne s’y trompe pas et paie d’ordinaire un vin ce qu’il vaut ; mais il est bon que chacun ait sa place nettement marquée, et il est à désirer que les viticulteurs du Bordelais profitent de l’exposition universelle de 1878 pour remanier enfin la classification de leurs crus. Quelle meilleure occasion pourraient-ils trouver que celle de ce pacifique tournoi international, qui va donner à chacun d’eux l’occasion de dire ce qu’il a fait depuis vingt ans, de montrer tout ce qu’il vaut aujourd’hui ?

Le nom de château donné à la plupart des crus n’implique pas l’idée d’une habitation seigneuriale, remontant ou non aux temps de la féodalité, bien que beaucoup de châteaux soient dignes de porter ce nom, tant par l’antiquité des constructions, comme le château Lafite, que par l’élégance architecturale, comme le château Margaux ou celui de Pichon-Longueville, construits dans le style moderne. La plupart des châteaux ne sont que des demeures campagnardes, des espèces de villas d’apparence souvent rustique, d’où le propriétaire surveille volontiers lui-même l’exploitation de son vignoble et préside patriarcalement à ses vendanges.

Devant le château s’étendent les champs de vignes, où l’arbuste est aligné en règes (riga, ligne droite) et disposé en espaliers très bas, soutenus par des échalas en bois de pin et des fils de fer ou des tiges d’osier, qui courent d’un échalas à l’autre. La vigne étend ses sarmens sur ce tuteur, ses feuilles, ses grappes, s’y développent et s’y baignent à l’aise de lumière et de soleil, d’air et d’humidité. Le terrain caillouteux reflète sur la vigne les rayons solaires, la réchauffe, pendant que les racines, s’enfonçant dans le sol sableux, siliceux, un peu calcaire, ferrugineux, et toujours perméable, vont y chercher leur nourriture favorite, que complètent des amendemens de nature végétale ou minérale à propos employés. Le labour est fait soigneusement entre les règes, quatre fois par an, au moyen de charrues spéciales, menées par des bœufs. Des femmes, les sarmenteuses, les plieuses, portant une blouse de toile blanche qui leur dessine la taille et une capeline sur la tête, sont chargées de toutes les attentions délicates que réclame la vigne à certains momens de l’année. Tout ce monde, bouviers, laboureurs, vignerons et vigneronnes, est attaché au château et vit dans la ferme qui en dépend.

A côté du château est le pressoir ou cuvier, où l’on foule le raisin au moment de la vendange, et le chai ou cellier où le vin est transvasé en barriques. On cite quelques chais remarquables, ceux du château Latour ou de Léoville. La longue file de barriques, les lourdes charpentes en bois du plafond y présentent un coup d’œil imposant. Finalement le vin est mis en bouteilles avec l’étampe, l’estampille sacramentelle du château, sur le bouchon et la feuille d’étain qui recouvre celui-ci. C’est, avec l’étiquette et la signature du propriétaire, quand il la donne, une garantie pour l’acheteur. La plupart du temps, le vin est ainsi vendu en bouteilles au château même ; mais la fraude est ingénieuse et experte, elle imite tout, le bouchon, l’étampe, l’étiquette, la signature, et plus d’un vin qui porte les armes d’un château n’est jamais sorti des celliers ni des vignobles de ce castel, voire de la localité voisine.

C’est au cellier que veille le maître de chai, un grand personnage qui a conscience de ses hautes fonctions. Il vous ouvre solennellement la porte du temple, si vous arrivez accompagné d’un courtier connu ou avec une lettre du propriétaire de céans, vous fait même goûter le vin de la dernière vendange. Le maître de chai du château Lafi te est guindé, empesé, ne parle pas, un très bel homme, une taille, une tenue de gendarme ou de suisse de cathédrale. Il était au château avant que le baron, M. de Rothschild, en fît l’acquisition ; sa charge se transmet de père en fils ; il est plus que vous, il est plus que le maître du lieu : c’est le maître de chai. On dirait que le raisin ne peut mûrir sans son agrément, et que le vin n’arriverait pas à perfection s’il n’était là pour y veiller.

L’époque des vendanges en Médoc varie de la mi-septembre au commencement d’octobre ; elle s’ouvre quand on juge que le raisin est suffisamment mûr. Il n’y a pas de ban, chacun vendange à son jour. On appelle à ce moment des ouvriers supplémentaires qu’on loue au dehors. La vendange se fait avec discipline. Les coupeurs et les coupeuses, surveillés par un brigadier, s’avancent régulièrement le long des règes, en rangs de huit à la fois, détachent les grappes, les visitent soigneusement, les vident dans des paniers que des porteurs remettent à un char traîné par des bœufs. Le char contient deux cuves ou douils (dolium, tonneau). Une fois qu’ils sont pleins, le bouvier conduit son attelage vers le pressoir. Un commandant dirige tous les ouvriers, ce qu’on nomme la manœuvre. Au pressoir, le raisin est ordinairement égrappé soit avec un râteau ou trident, ou avec Une trémie dans laquelle se meut un rouleau cylindrique, soit sur une grille horizontale ; puis le raisin est foulé sous les pieds des vendangeurs, au son du violon qui les excite et les fait aller en cadence. On préfère cette manière antique, datant de Bacchus ou de Thespis « barbouillé de lie, » à tout autre mode de foulage mécanique, artificiel. Le travail intelligent de l’homme fait mieux ici que le travail inconscient de l’engin. Celui-ci est brutal, écrase le pépin, ce qu’il ne faut pas ; les pieds de l’homme sont souples, élastiques, ne compriment que le grain.

Le liquide obtenu du raisin, le moût, est vidé dans de vastes cuves et abandonné à la fermentation. Le cuvage fini, ce qui dure plus ou moins de jours, selon la nature, le degré de maturité du raisin, le temps qui règne, le caprice du propriétaire, le vin est fait et prêt à mettre en barriques. Un dégustateur exercé prononce sur le moment précis. Nous passons sur une foule de détails qui intéresseraient peut-être les vignerons des autres pays, mais ne seraient pas ici à leur place ; ils sont néanmoins d’une importance capitale, car sans cela pas de bon vin. Le moment des vendanges est pour les châteaux l’époque préférée des visites, des réceptions. Le soir, les voisins, les amis, les invités venus de loin se réunissent à table, où les dames font assaut de toilettes. On goûte longuement le vin des années précédentes, on parle de la vendange, des espérances ou des craintes qu’elle fait naître ; on suppute quel sera le prix du vin. Après le dîner, c’est l’instant des sauteries ; on danse très avant dans la soirée, et le lendemain on se lève tard pour aller voir les vendangeurs le long des règes, leur parler, les déranger ; chaque jour on recommence ainsi la même vie jusqu’à ce que tout le raisin soit coupé.

Les précautions les plus minutieuses sont prises dans la culture de la vigne, non-seulement dans tout le Médoc, mais encore dans tout le Bordelais. On veille attentivement au choix des cépages, dont chaque variété est connue, a son histoire ; on conduit le labour, la taille, l’égrappage, sur des principes depuis longtemps étudiés et vérifiés par l’expérience. Cela confine à la manie, mais cette manie est respectable, puisque c’est par elle qu’on arrive à produire de tels vins. Dans le pays de Sauternes, pour obtenir le château-d’yquem, on va jusqu’à attendre l’entière maturité du raisin, puis on trie les grains un à un, en séparant ceux qui sont gâtés ou trop secs, et l’on fait avec le choix de ceux qui restent ce qu’on nomme la crème de tête. Le vin de queue, qui vient ensuite, ne saurait être comparé au premier. C’est ainsi qu’on produit ce vin blanc qui joint à une limpidité et une couleur ambrée caractéristiques une douceur, une densité, un goût, un arôme, qui lui sont également particuliers, et qui en font un vin sans rival, auquel on ne saurait même opposer le tokai de Hongrie et encore moins le johannisberg des bords du Rhin, au renom usurpé. C’est pourquoi on a payé jusqu’à 10,000 fr. le tonneau de château-d’yquem crème de tête. Cela met la bouteille prise au château à plus de 10 francs, et doit donner à réfléchir à ceux à qui l’on fait boire de ce vin pour un prix inférieur de moitié.

Le château-d’yquem à la couleur dorée est comparé par les amateurs à la topaze, les plus lyriques disent à des rayons de soleil mis en bouteilles ; par opposition, ils comparent le médoc à du rubis. Une couleur rouge pourpre, une transparence spéciale, un goût très reconnaissable de tannin qui disparaît avec l’âge, une odeur de violette assez prononcée, sont particuliers au médoc. C’est le vin le moins alcoolique et le plus bienfaisant qu’on connaisse. On peut le boire impunément par grande quantité, sans eau. On n’en éprouve que du bien-être, les idées restent claires, la tête libre. Il ne laisse dans la bouche aucun arrière-goût, aucune odeur d’alcool ; il est d’une digestion aisée. Il doit à son tannin, à son crénate, à son tartrate de fer réconfortant, intimement combinés dans la masse ; des propriétés hygiéniques exceptionnelles qui le font recommander aux malades, aux convalescens, aux vieillards. C’est le vin tonique entre tous, qui guérit l’anémie, la chlorose, le scorbut et qui rend des forces aux faibles. Le médoc est de la classe des vins que les chimistes, M. Bouchardat entre autres, appellent mixtes ou mieux parfaits, ni sucré, ni alcoolique, ni acide. Par la nature des substances qu’il contient, il participe de certaines eaux minérales et, comme elles, on peut dire qu’il est animé, vivant. Il jouit à un degré beaucoup plus certain que ces eaux de propriétés curatives ; c’est le liquide minéralisé par excellence. Tous les médecins se sont hautement prononcés là-dessus à diverses reprises. Quoi de plus ? Le mélange ou mieux la combinaison de tous les élémens qui constituent ce vin est si heureuse, si intime, les proportions de tous ces corps ont été si bien fixées par la nature, que le vin ne se dépouille presque pas et peut impunément vieillir au-delà de tous les autres ; nous savons que même il y gagne étonnamment en qualité. Seul, le vin de Saint-Emilion recouvré la bouteille d’une robe intérieure comme les vins de Bourgogne et de Beaujolais, auxquels il est volontiers comparé.

Le croirait-on ? le vin de Médoc a été très longtemps méconnu en France. Il était depuis des siècles admis sur les tables étrangères, alors qu’on le dédaignait encore chez nous. C’est sans doute à cause de la faible quantité d’alcool qu’il contient qu’il a été si tard apprécié. Il ne renferme que 8 ou 9 pour 100 d’alcool, et le vin de Graves 12, quand le Bourgogne en renferme 15, le Champagne naturel 14, l’ermitage 16, le roussillon 18. Aussi le Bourguignon plaisante-t-il volontiers le Bordelais et fait-il fi de ses vins ; il est vrai que celui-ci le lui rend bien. Depuis le XIIe siècle, les Anglais connaissent et apprécient le médoc ; c’est encore aujourd’hui en Angleterre que ce vin est le plus estimé, c’est là que vont une partie des plus grands crus ; puis viennent la Belgique et la Hollande, qui s’y connaissent aussi bien que l’Angleterre, ont plus qu’elle encore le culte de leurs caves et y consacrent des sommes considérables. Telle cave particulière de Belgique renferme pour une valeur de 100,000 francs de vins. Avec quelle ? ; religion on le déguste, on le sert à l’hôte qu’on veut honorer, c’est ce dont témoignent tous ceux qui ont rendu visite à nos voisins. En France, il faut remonter au siècle dernier pour voir le vin de Médoc apparaître sur la table des grands et y tenir enfin la place que depuis il n’a cessé d’occuper. Ce n’est d’ailleurs qu’à partir de Louis XIV que le bourgogne commença d’être apprécié, et l’on sait que le Champagne, si recherché aujourd’hui, est redevable de l’origine de sa fortune à l’invasion des alliés en 1815. Les uns font remonter au duc de Richelieu, le vainqueur de Mahon, les autres aux favorites de Louis XV, surtout la Pompadour, le mérite d’avoir mis le médoc à la mode. C’était un vin aimable, le mieux adapté de tous pour leurs petits soupers. De là il passe à la table des seigneurs de la cour, ces singes du maître, et à celle des riches financiers, ces imitateurs des grands ; enfin tous les gourmets, les médecins eux-mêmes se mettent de la partie, et le médoc conquiert la place qu’il mérite. Que de temps il a fallu pour cela ! Aujourd’hui encore, les meilleurs crus ne se consomment pas en France, à part quelques exceptions, mais en Angleterre, en Belgique, en Hollande, aux États-Unis, où on les paie souvent au-delà de ce qu’ils valent. Une récolte est achetée en bloc, quelquefois sur pied, à tant le tonneau, il ne reste pas une bouteille pour nous. Il est même certains crus, dont le nom est ignoré en France, qui jouissent à l’étranger d’un renom justifié ; tel est aux États-Unis le château-pape-clément, petit cousin du haut-brion ; tel est encore le château-dillon, un bon bourgeois des premières marques, et d’autres encore.

Celui qui parcourt le Médoc se demande à quelles propriétés mystérieuses ce petit coin de la Gironde doit de produire de pareils vins. Sans doute le choix des cépages, pour lesquels on est très sévère, le mode de plantation et de culture adopté, les soins assidus que l’on donne à la vigne, entrent pour beaucoup dans la qualité du vin obtenu. Nous sommes dans le pays où l’hygiène de la vigne, où la viticulture et la vinification ont été le plus scrupuleusement étudiées, sont le mieux connues. Il faut tenir aussi grand compte de la nature minéralogique et géologique du sol et du sous-sol, caillouteux, siliceux, sablonneux, légèrement ferrugineux et calcaire, point argileux, de ce terrain de pierre à fusil qu’affectionne particulièrement la vigne[4]. Il faut faire aussi la part du climat, très tempéré, un peu humide, sujet au vent marin de l’ouest, à l’abri des gelées. C’est le climat moyen de la France, dont la température annuelle est de 13 degrés, celui que M. Charles Martins a nommé le climat girondin. Le terrain est bien exposé, doucement incliné ; la latitude astronomique est de 44 à 45 degrés, c’est la meilleure pour l’Europe, où la vigne pousse entre le 35e et le 50e parallèle ; mais au de la du 48e la température devient trop froide, on a des vins acides ; en deçà du 42e, elle est trop chaude, on a le plus souvent des vins de liqueur, épais, alcooliques, très sucrés. Peut-être enfin faut-il tenir compte du fleuve lui-même dans lequel se mirent les vignobles, qui regardent ici la Gironde, comme ceux de l’Ermitage le Rhône, ceux de Tokai la Theiss, et ceux du Rhin le grand fleuve germanique. C’est sans doute à toutes ces conditions réunies que le vin de Médoc en particulier et ceux de la Gironde en général doivent leurs propriétés exceptionnelles. Aux États-Unis, dans les états de Missouri, d’Ohio, de Californie ; on a planté des vignes sur des coteaux bien exposés, le long des rivières, on a essayé de faire du vin ; en Australie également. Ces vins, nous ne craignons pas de le dire, sont pour la plupart détestables, chargés d’alcool, ont une vilaine couleur, un mauvais goût, sont dangereux à boire. Il n’y a d’exception que pour quelques vins de liqueur qui rappellent à s’y méprendre les moscatelles de Corse et d’Italie, le xérès d’Espagne, le constance du Cap. Pourquoi cet insuccès partiel ? Sans doute parce que toutes les conditions nécessaires ne sont pas à la fois remplies. Le climat, du moins aux États-Unis dans la région atlantique, est extrême, va du froid de Sibérie aux chaleurs du Sénégal ; en outre les soins méticuleux qu’en France et surtout dans le Médoc on apporte à la culture et à la vendange ne sont pas dans les habitudes des colons américains ou anglais. La vigne est cependant indigène dans l’Amérique du Nord. Quelles que soient du reste les raisons du fait énoncé, il n’en reste pas moins démontré que la France est le pays par excellence du vin, comme les États-Unis sont le pays du coton, Cuba celui du tabac, l’Arabie celui du café, et cependant la vigne a été importée en France par les Phéniciens et les Grecs d’abord, puis par les Romains ; elle n’y est pas indigène, pas plus que le coton ne l’est aux États-Unis, le tabac à la Havane, le café à Moka, où il fut transplanté d’Ethiopie. Sans aller jusqu’à préconiser, comme certains Bordelais, l’influence du vin sur la civilisation, on ne peut s’empêcher de reconnaître que c’est à la qualité exceptionnelle de leurs vins et à la consommation modérée, mais journalière qu’ils en font, que les Français doivent sans doute quelques-unes de leurs qualités aimables, l’esprit, la verve, la pétulance, la franchise, la sociabilité, la familiarité, qui les distinguent et.qui en font un peuple à part, changeant, quelquefois indisciplinable, mais qui plaît à tous.

L’habitant de Bordeaux a conscience de la valeur de son vin. Il le verse avec componction, doucement, s’assure de la transparence du liquide à travers le cristal, réchauffe le verre en l’entourant de la main, puis fait tourner le liquide d’un mouvement giratoire de droite à gauche pour en développer le bouquet qu’il aspire à pleines narines, lève les yeux au ciel dans une sorte d’extase béate ; alors seulement il boit, sans se presser, à petites gorgées, et quelquefois, quand le liquide a passé, fait sonner la langue au palais. Si vous ne remplissez pas ces formalités voulues, vous êtes un barbare, indigne de goûter ce nectar ; allez vous désaltérer ailleurs. Lui, le Bordelais, est fou de son vin, en apprécie les merveilleux mérites par-dessus tout, et donne au liquide cher à Bacchus les qualités d’une personne vivante, animée. Il dit qu’il se présente bien, qu’il a une belle robe, du corps, de la franchise, du moelleux, de la sève, de la distinction, de la finesse : qu’il est léger, savoureux, délicat, suave, que sais-je encore ? il épuise pour lui tout un vocabulaire. N’est-ce pas, comme l’annonce une inscription latine gravée à la porte d’un château médocain, le vin qu’on sert à la table des rois et à celle des dieux, regum mensis arisque deorum ?

Le vin, mis en barriques ou en bouteilles, n’est pas d’ordinaire immédiatement livré au commerce. Il est entreposé dans des caves spacieuses, à Bordeaux. Celles de quelques négocians, tels que MM. Johnston ou Barton et Guestier, méritent d’être parcourues. C’est un dédale de galeries souterraines, où l’on descend par des escaliers ou un plan incliné creusé dans le roc, hautes, longues, s’enchevêtrant comme celles d’une mine, et où des bouteilles et des barriques sont entassées pour des valeurs de plusieurs millions de francs. Chaque galerie forme un département séparé, chaque catégorie de vin a son état civil où sont inscrits son nom et la date de sa naissance. Ici, quand on peut en avoir, sont les lafite, les margaux, les latour, les haut-brion ; là, les mouton, les léoville, les giscours ; plus loin, les château-d’yquem, les latour-blanche, les barsac ; ou bien la file des barriques, chacune avec son inscription, ou les bouteilles superposées, poussiéreuses, dont quelques-unes, de la capacité de plusieurs litres, de véritables petites dames-jeannes, sont réservées à l’Angleterre. Les officiers britanniques, dans leurs mess où l’on sait boire, les font circuler à la ronde et les vident dans un seul repas.

Le courtier en vins est à Bordeaux l’intermédiaire obligé entre le viticulteur et le négociant. C’est un homme de confiance rompu au métier difficile qu’il exerce. Il lui faut bon jarret, bon œil, bon estomac, et un palais et un odorat spéciaux. Muni de son petit siphon et de sa petite tasse d’argent, il puise le vin au tonneau, le verse dans la coupe, en étudie la couleur, l’arôme, comme le ferait un chimiste légal, puis le goûte en s’en gargarisant la bouche et le rejetant tout de suite ; les novices seuls le boiraient. Le courtier prononce immédiatement sur la qualité et le prix du vin. Quelquefois, à la suite de cet examen préliminaire, il en indique l’âge et la provenance. La légende prétend qu’il est à Bordeaux des courtiers qui, sur ce point si délicat, ne se trompent jamais ; nous ne les avons pas rencontrés. La dégustation se fait le matin, et souvent tel courtier déguste ainsi jusqu’à vingt et trente qualités. Une amande, une noix, un peu de fromage, sont les adjuvans nécessaires de cette opération, qui ne tarde pas à devenir écœurante. Les courtiers sont faits de longue date à ces fonctions, qui exigent une pratique suivie. Ce sont eux qui expertisent et prononcent en dernier ressort sur la plupart des crus, sauf les premiers, qui sont souvent achetés d’avance, sur pied, par des consommateurs spéciaux.

Tout vin vendu à Bordeaux n’est pas pour cela du vin de Bordeaux. La plupart des gros vins du midi, qui ne vont pas se faire manufacturer à Cette, gagnent la métropole de la Gironde. Le vin dit de Cahors, épais, lourd, violacé, alcoolique, se rend ainsi à Bordeaux, où on le dédouble, le bonifie, et, avec quelque drogue, lui donne le bouquet voulu. Ensuite on le met en bouteilles, en disposant celles-ci par caisses de douze, et on l’expédie avec une étiquette pompeuse vers les pays lointains, qui, religieusement, le reçoivent et le consomment. Le prix de revient de ces bouteilles est d’habitude au-dessous du prix moyen du vin de la récolte. Il est inutile de faire observer que ces habitudes sont préjudiciables au commerce girondin, et que les principaux négocians de Bordeaux ne se prêtent pas à ces manipulations qui ne sont rien moins qu’innocentes. Le menu bataillon des marchands de vin de la place, ceux qui font des affaires à tout prix, s’y adonnent volontiers, bien qu’ils s’en défendent, et ils appellent ce liquide, impudemment fabriqué, « du vin de propriétaire. » Beaucoup de vins naturels de mauvaise qualité partent aussi de ce port ; mais tant est propice pour eux l’effet de la mer, qu’ils s’améliorent sur l’Océan, et arrivent à destination tout à fait buvables. On n’en saurait dire de même de ces produits factices que nous venons de signaler, dont une grande partie gagne les républiques hispano-américaines et les États-Unis. Le palais des Yankees, qui mâchent presque tous du tabac, n’est pas fait d’ailleurs pour goûter et apprécier le bon vin, bien qu’ils aient cette prétention. La Grande-Bretagne, la Hollande, la Belgique, nous l’avons vu, ne consomment généralement que des bordeaux de qualité supérieure. On peut même dire que les dégustateurs de ces pays, quelque étonnante que cette assertion paraisse, l’emportent sur les nôtres. Anciennement quelques-uns des vignerons du Médoc allaient eux-mêmes à Londres vendre leur récolte. Ils attendaient l’amateur en tamise. Un de ces propriétaires itinérans avait un jour fixé la somme à laquelle il voulait vendre tout son vin, pris en une fois. On marchande. Il vide un tonneau dans le fleuve, demande la même somme pour ce qui reste. Nouveau refus. Il vide encore un tonneau et maintient son chiffre. Il fallut bien à la fin que l’Anglais se soumît.

Les vignobles du Médoc couvrent une étendue qu’on peut estimer à 30,000 hectares. On évalue en moyenne à, 8 barriques ou 2 tonneaux par hectare, en tout 60,000 tonneaux ou 540,000 hectolitres, la quantité de vin récoltée annuellement en Médoc. Le dixième de ce chiffre peut être attribué aux crus classés, et le reste à peu près par moitié aux crus bourgeois et aux paysans. L’invasion du phylloxéra a bouleversé en partie cette statistique.

En 1875, la récolte totale des vins de la Gironde a été de 5,280,000 hectolitres, ou dix fois ce que le Médoc seul produit moyennement. La valeur de la récolte était estimée sur place, dans l’ensemble, à 90 millions de francs, ce qui mettait le vin à moins de 20 centimes le litre. La récolte de la France entière a été pour cette même année 1875 de 84 millions d’hectolitres, plus que la France n’avait jamais produit. En 1876, la récolte est descendue à 42 millions, et celle de la Gironde à 2 millions, surtout par suite des ravages du phylloxéra. En 1873, la récolte de la France n’avait été du reste que de 36 millions. La plus faible récolte du siècle correspond à l’année 1854, et n’a pas dépassé 11 millions, sous l’influence de l’oïdium. En 1869, un seul département, l’Hérault, aujourd’hui si rudement éprouvé, atteignait 15 millions. Les principaux départemens vinicoles sont par ordre d’importance, quant à la production, l’Hérault, la Charente-Inférieure, l’Aude, la Gironde, la Charente, l’Yonne, le Saône-et-Loire, la Loire-Inférieure, le Puy-de-Dôme, la Vienne, les Pyrénées-Orientales, la Côte-d’Or, La production de chacun de ces départemens, en 1876, a varié de 6 millions et demi d’hectolitres à 1 million.

On a dit que l’exportation des vins de la Gironde était à peu près les deux cinquièmes de ce que produit ce département. Tous les autres ports français réunis n’exportent guère plus de vin que Bordeaux. Cette exportation est toujours allée en augmentant, et, pour cette dernière place, a plus que triplé depuis 1860. Le terrible fléau du phylloxéra menace, si on ne l’arrête à temps, de déranger cet ordre de choses. On autre élément de trouble contre le commerce de Bordeaux, ce sont les droits protecteurs très élevés dont quelques pays, comme les États-Unis, frappent à l’entrée les vins de France. L’exportation de nos vins vers ce pays est restée stationnaire, a même sensiblement décru. C’est pourquoi la chambre de commerce de Bordeaux est si fermement attachée aux principes du libre échange et faisait récemment des vœux, dans une lettre adressée au ministre du commerce et rendue publique, pour que le nouveau traité que la France va signer avec l’Angleterre fixât l’abaissement des droits mis en Angleterre sur les vins français. Les Anglais, qui ne produisent pas de vin et en consomment, ne demandent pas mieux que d’abaisser les droits sur nos vins ; mais ils demandent en retour que nous abaissions les droits sur leurs fers. La demande semble équitable, bien qu’elle provoque à cette heure les réclamations de nos maîtres de forges, qui se déclarent opposés aux prétentions de l’Angleterre.


III. — LA GIRONDE, ARCACHON, LES LANDES, LE GOLFE DE GASCOGNE.

Si l’on coupe la région médocaine suivant une ligne transversale allant de la mer à la Gironde, on rencontre au bord de l’Océan des dunes, derrière elles des plaines de sable ou landes parsemées d’étangs, puis des bois disséminés, la région des vignobles, enfin, au bord du fleuve, des terres argileuses, basses, prairies, palus ou marécages. Les dunes, qui bordent l’Océan de l’embouchure de la Gironde à celle de l’Adour, forment, sur toute cette longueur, comme une digue, un barrage littoral, qu’on dirait tiré au cordeau. Derrière s’amassent les eaux de la mer ou les eaux douces, et ces sortes de bassins intérieurs sont ce qu’on nomme les étangs. L’étang d’Arcachon, ouvert sur l’Atlantique, l’étang de Cazau, au sud du premier et communiquant avec celui-ci par un canal fait de main d’homme, sont les plus importans. Les landes entourent les étangs, occupent en longueur la même étendue que les dunes et s’avancent fort loin dans l’intérieur ; elles ont donné leur nom à tout un département.

L’embouchure de la Gironde forme comme un véritable golfe sur l’Océan. Nous savons que le flot de la marée monte jusqu’à 12 lieues au-delà de Bordeaux, à Castets, au confluent du canal latéral avec la Garonne. Sur la Dordogne, il s’étend au-delà de Libourne, qui reçoit des navires de mer. Le jusant, ou retour de la marée, balaie tout cet espace, et le volume des eaux marines est hors de comparaison avec celui des eaux fluviales. C’est ainsi que semble se justifier le nom d’Entre-Deux-Mers que les Bordelais ont donné à la portion de terre comprise entre le confluent de la Garonne et de la Dordogne.

Embarquons-nous sur un de ces élégans bateaux à vapeur qui descendent la Garonne et la Gironde. Nous quittons d’abord le magnifique port en croissant de Bordeaux, puis nous saluons le Bec-d’Ambez, et là nous entrons, comme dit le marin, en Gironde. Pour un hydrographe, nous sommes toujours dans les mêmes eaux, et la Gironde n’est que le prolongement de la Garonne ; les étymologistes vont jusqu’à dire que les deux mots ont la même racine, et que le premier n’est que la corruption du second. Laissons-les discuter et avançons toujours. Le fleuve s’élargit considérablement ; sur la rive gauche sont les vignobles du Médoc, sur la droite les côtes de Bourg, également plantées de vignes. Il y a aussi dans toute cette région de belles carrières de pierres de taille, qui envoient leurs produits à Bordeaux. Un peu plus bas est Blaye, jadis une place forte des protestans et dont la citadelle reçut en 1832 la duchesse de Berry ; sur l’autre rive, en descendant encore, est Pauillac, qu’on peut nommer l’avant-port de Bordeaux : c’est là que les grands steamers de la Compagnie des messageries maritimes complètent leur chargement au départ ou s’allègent à l’arrivée ; c’est là que mouillent ceux d’un plus fort tonnage de la Compagnie transatlantique, pour laquelle Bordeaux n’est qu’un port d’attache et qui ne touchent qu’à Pauillac. Jusqu’ici le fleuve était semé d’îlots sur son milieu, à présent on n’aperçoit plus les deux rives à la fois et l’on est véritablement en mer. Il faut veiller assidûment pour éviter les abordages, encore assez fréquens, puisqu’en décembre 1875 une collision a eu lieu la nuit dans ces parages entre deux paquebots à vapeur, l’un des Messageries maritimes, l’autre de la Compagnie transatlantique.

A l’embouchure de la Gironde est Royan, sur la rive droite, Royan qui a donné son nom à une variété de sardines recherchée des gourmets, et qui est non moins connue maintenant par ses bains de mer, qui en ont fait comme une ville nouvelle. En été, c’est le rendez-vous des riches oisifs des Charentes et de la Gironde. La plage où la mer, avec le reflux, dépose une partie de ses habitans, poissons, mollusques ou rayonnés, est chère au naturaliste. Le phare élevé et grandiose de Cordouan se dresse sur un écueil au milieu des flots, et divise nettement sur l’Océan l’une et l’autre passe par où les navires peuvent entrer en Gironde. Ces passes, qui ont jusqu’à 25 mètres de profondeur, font de ces embouchures une des plus remarquables des fleuves d’Europe. Il faut aller jusqu’en Amérique pour en trouver de plus profondes. Le courant marin laboure la partie droite du golfe de Gironde, dont d’anciens villages ont ainsi disparu peu à peu ; sur la partie gauche se dessine ce qu’on nomme la pointe de Graves. Le chenal navigable est indiqué par des phares, des balises, des bouées, et l’entrée du fleuve est assurée en tout temps et accessible aux plus forts navires.

C’est à la pointe de Graves que commencent les dunes. Derrière elles viennent les landes et bientôt la chaîne des étangs : l’étang d’Hourtin, celui de la Canau, qui communique avec l’étang d’Arcachon, celui-ci avec l’étang de Cazau, auquel pareillement se lient les étangs de Parentis et d’Aureilhan. Ceux-ci sont dans le département des Landes, et suivis d’autres étangs indépendans les uns des autres, jusque vers l’embouchure de l’Adour.

De tous ces étangs, celui d’Arcachon est le plus connu, a été le mieux utilisé. C’est le seul qui communique directement avec l’Océan. Il présente sur les flots une passe étroite. Naguère on ne voulait rien moins que faire de cet étang le grand port de Bordeaux, une sorte de port fermé, comme quelques-uns entendent faire pour Marseille de l’étang de Berre. L’un des projets ne réussira pas plus que l’autre, car les villes, les ports de mer ne se déplacent pas, ne se remplacent pas ainsi au gré des caprices d’un cartographe. Ce qu’il fallait faire à Arcachon, on l’a fait. On en a fait, par suite du voisinage de l’Océan, par la pêche à vapeur et l’ostréiculture, une fabrique d’alimens marins ; on en a fait, tirant parti d’un climat exceptionnellement uniforme et doux, une station balnéaire pour l’été et une ville d’hiver pour les débiles et les convalescens. Là où le terrain sableux ne valait absolument rien, il vaut aujourd’hui aussi cher qu’à Bordeaux. La mode a adopté cette localité. Tous les riches Bordelais, une partie des riches Parisiens, même des Espagnols, s’y rendent, et ni Royan dans la Charente-Inférieure, ni Biarritz dans les Basses-Pyrénées, n’arriveront à faire oublier Arcachon. Comme ville d’hiver, Arcachon le dispute également à Pau ; l’air y est aussi calme, la température aussi douce, et de plus l’atmosphère est imprégnée des émanations balsamiques des pins, si favorables aux poitrinaires. On rencontre à Arcachon l’hiver presque autant d’Anglais et d’Américains qu’à Pau. La vie y est alors paisible ; mais en été c’est une place animée, bruyante, joyeuse. Le Bordelais s’y rend avec toute sa famille, et chacun entend y passer au moins le dimanche, car l’endroit n’est distant, en chemin de fer, que d’une heure à peine de la métropole de la Gironde. Le long d’avenues bien tracées s’étendent de gracieuses villas, entourées d’arbres. Chacun s’est fait construire un chalet à sa guise, selon son caprice. Tous les styles y sont, depuis le corinthien jusqu’au moresque et au chinois. On dirait une de ces jolies villes américaines, élégante, capricieuse, proprette, comme on en voit tant aux États-Unis. Le modeste piqueur des ponts et chaussées qui, pour un morceau de pain, acheta il y a trente ans toute cette région des Landes, y est devenu plusieurs fois millionnaire.

La plage est basse, sableuse, doucement inclinée, sans danger pour le nageur. Çà et là sur l’étang sont des bas-fonds où l’on a établi des parcs d’huîtres. Celles-ci sont en partie expédiées directement à Bordeaux, à Paris, en partie envoyées dans les parcs de Marenness près Rochefort, où elles deviennent, à la suite d’une évolution curieuse, due sans doute à ce milieu nouveau, les huîtres vertes si vantées. Les gourmets de Rome connaissaient déjà celles-ci, et l’un d’eux, Ausone, les a chantées à l’égal du vin de sa chère Burdigala :

Non laudata minus nostri quam gloria vini.


Ce n’est pas tout. Les bateaux-pêcheurs, franchissant la passe de l’étang, vont au large et rentrent chargés de poisson. La maison Johnston de Bordeaux a fait même construire en Angleterre quatre navires à vapeur pour la grande pêche, et elle expédie chaque jour ses récoltes sous-marines sur toute la France. Les pêcheurs, ancrés sur l’étang, débarquent le poisson dans des corbeilles que des rameurs apportent à la plage. Des femmes le séparent : ici les raies, les anguilles, les soles, les pageaux ou les merlans ; plus loin les maquereaux, les turbots, les barbues, les rougets ou les sardines. On met tout cela à part dans des paniers que l’on pèse et qui portent sur une carte le nom d’une marchande de Toulouse, de Nîmes, de Tours, de Paris et même de Marseille. Les wagons du chemin de fer, qui s’avancent jusqu’au port de débarquement, emportent tous ces colis rapidement aux plus lointaines distances. N’est-ce pas là la meilleure manière de tirer profit de l’étang d’Arcachon, et n’est-il pas ainsi devenu, comme nous le disions tout à l’heure, une véritable fabrique d’alimens de mer ? Pour les huîtres seulement, on calcule que tous les parcs réunis peuvent produire 100 millions de ces mollusques ayant une valeur de 3,500,000 francs, ce qui met à 3 fr. 50 cent, le cent d’huîtres pris sur place.

Le pays d’Arcachon n’est pas seulement fertile par ses pêcheries, ses parcs d’huîtres ; il est parsemé de bois de plus qui ont d’abord servi à fixer les dunes et à arrêter leur marche envahissante, ainsi que le démontra victorieusement au siècle dernier l’ingénieur Brémontier, dont le nom est répété ici comme celui d’un bienfaiteur. Ces bois de pin maritime sont ceux dont les émanations résineuses soulagent si aisément les malades qu’on envoie l’hiver à Arcachon ; mais comme ils n’avaient pas été précisément plantés pour eux, l’industrie s’est aussi emparée de ces bois. Par des incisions habilement faites, on amène la sève au dehors ; on recueille, dans de petits pots attachés à l’arbre, la résine qui suinte de la blessure, puis on distille cette résine pour en obtenir l’essence de térébenthine et le goudron d’une part, la colophane, le noir de fumée de l’autre. Lors de la guerre de sécession américaine, quand l’essence de térébenthine n’arrivait plus des États-Unis, tous les résiniers d’Arcachon ont fait fortune. Rien, du reste, ne se perd. Le bois de pin lui-même, quand il est épuisé par les saignées, est abattu. On en fait des traverses très estimées pour les chemins de fer, des poteaux télégraphiques, des échalas pour les vignes, des planches, et avec les brindilles, les branchages, des fascines pour les fours de boulanger. On en retire aussi un excellent charbon de bois. Le bois de pin doit à la résine qu’il renferme de pouvoir résister longtemps aux intempéries et de se conserver très bien. C’est un excellent bois de charpente ; injecté d’un sel de cuivre ou de fer, ou de créosote, ou bien encore carbonisé, flambé à la surface, il peut même durer éternellement.

C’est par ses racines, qu’il étend de tous côtés dans les sables, que le pin fixe les dunes. Comment celles-ci se forment-elles ? Le phénomène est le même partout. Le vent dominant de ces régions souffle de la mer, de l’ouest ; il soulève le sable du rivage. Chaque grain monte ainsi séparément, doucement, le long du cordon littoral, du petit monticule sableux déjà formé. Porté par le vent, il s’élève le long de ce petit plan incliné et tombe de l’autre côté, qui est presque à pic. Cela dure de toute éternité et explique à la fois la formation des dunes et leur marche progressive. Elles s’avancent peu à peu, ont englouti insensiblement des villages tout entiers. Brémontier, en conseillant des plantations de pins, a mis un terme à leur invasion toujours plus menaçante. Quand le vent souffle avec violence, le sable tourbillonne, est projeté au loin ; de là ces plaines sablonneuses, ces landes, qui s’étendent derrière les dunes, et dont l’horizon ne fixe pas même les limites. C’est là, sur ces sables mouvans coupés de flaques d’eau, que se promène toute l’année le berger monté sur des échasses, avec lesquelles il marche, il court, mieux et plus vite qu’avec ses jambes. Appuyé sur son long bâton, qui lui sert aussi de balancier, il se repose. Pour se distraire, il tricote, même en marchant. Jamais il ne perd de vue son maigre troupeau. De loin en loin, une cahute, un bois de pin, puis plus rien, le désert, toujours le désert. La culture du pin a seule vivifié ces régions, et c’est ainsi que ce conifère est devenu à la fois une défense contre l’envahissement périlleux des dunes, un objet de culture industrielle, et, comme on l’a dit plus haut, un mode de traitement et même de guérison pour certaines maladies. Quelques domaines autour de l’étang d’Arcachon, entre autres celui d’Ares, fondé par feu M. Léopold Javal, doivent à une exploitation intelligente du pin la meilleure partie de leur prospérité.

Les landes finissent à l’Adour. Sur ce fleuve, vers l’embouchure, est Bayonne, un port jadis plus fréquenté. Les Basques, marins audacieux, partaient de là pour la pêche de la baleine et de la morue. Ils découvrirent l’Amérique avant Colomb, touchèrent les premiers à Terre-Neuve et à la Nouvelle-Ecosse, où est la terre appelée par eux le Cap-Breton, en souvenir d’un mouillage du même nom au nord de Bayonne. Ces Basques sont contemporains des Dieppois qui naviguaient vers d’autres parages, ceux de Guinée, et ils n’ont été précédés en Amérique que par les Normands ; mais ceux-ci ont fait des excursions qui sont restées mythologiques, et non pas les Basques. Aujourd’hui les Basques ont en partie renoncé à la mer, où leurs aïeux se couvrirent de tant de gloire. Ils émigrent pour aller chercher fortune au loin, et les navires du port de Bordeaux en emmènent ainsi jusqu’à 10,000 chaque année, qui vont s’établir principalement dans l’Amérique du Sud, à Buenos-Ayres, à Montevideo. Les Basques, de France, comme leurs cousins d’Espagne, ceux de Biscaye et de Navarre, sont réfractaires à la conscription, et en ce sens leur émigration doit être empêchée par l’état, qui aujourd’hui plus que jamais a besoin que tous ses enfans se plient au service militaire.

A un autre point de vue et dussent quelques-uns des villages pyrénéens en être entièrement dépeuplés, il ne faut cependant pas regretter cet exode. N’oublions pas que cette émigration des Basques a contribué grandement à la fortune de la place de Bordeaux. Ce sont eux qui consomment ce vin que le port de la Gironde envoie en quantité si considérable vers l’Uruguay et la Plata. En retour, la Plata et l’Uruguay expédient des laines, des peaux de mouton, des cuirs de bœuf, toute la production des pampas. Ces articles, comme valeur, tiennent le premier rang dans le commerce d’importation de Bordeaux, et interviennent pour une somme qui dépasse 40 millions. Voici maintenant que vont arriver aussi les viandes fraîches des pampas, conservées par les moyens frigorifiques que l’on expérimente depuis quelque temps. Il s’établit ainsi un courant commercial incessant, des plus avantageux, comme celui que les Chinois hors de la Chine ont fait naître avec la Californie ou l’Australie. N’oublions pas d’ailleurs que les Basques, comme les Chinois, n’émigrent pas sans esprit de retour. Ils n’emportent pas, comme les pauvres Irlandais, leur patrie à la semelle de leurs bottes. Quand ils ont fait fortune, ils reviennent s’établir au pays natal, ils y achètent une propriété. Là, sous le nom populaire d’Indiens ou d’Américains, sous lequel on se plaît à les désigner comme leurs congénères d’Espagne, ils dépensent généreusement les écus qu’ils ont amassés au loin.

On peut dire que Bordeaux règne sur tout le golfe de Gascogne comme Marseille sur le golfe de Lyon, c’est la métropole commerciale et maritime de ces parages, et même de toute la partie de l’Océan-Atlantique qui baigne les côtes de France. De Brest à Bayonne, aucun autre port de mer, fût-ce Nantes, ne saurait être comparé à Bordeaux ; c’est le grand marché de la France sur l’Atlantique comme Marseille sur la Méditerranée. Toutefois, plus encore que celui de Marseille, le port de Bordeaux appelle toute la sollicitude des particuliers et du gouvernement. Il est bon certainement d’avoir pour la réparation des navires des cales d’échouage et de halage, un gril de carénage, un bassin de radoub, et, en pleine rivière, pour l’ancrage des plus gros navires, une fosse de 20 hectares où la profondeur d’eau est de 6 mètres ; mais tout cela ne suffit pas. Malheureusement le Bordelais, comme le Marseillais, aime à s’endormir dans la quiétude, ne se préoccupe pas assez de ce que font ses concurrens étrangers. Il voyage peu, moins encore que le Marseillais, qui a gardé quelque chose de la mobilité des Phocéens ses ancêtres ; il ignore presque tout ce qui se fait hors de chez lui, il est rivé au pays natal. Ses portefaix, ses coureurs de quais pour le chargement et le déchargement des navires, lui paraissent le comble du progrès. Il admire le long de ses quais ses grues, ses machines à mater, et il ne sait pas qu’il y a mieux. Certains de nos négocians ne veulent point qu’on leur parle de la concurrence qui toujours davantage nous menace du côté de l’étranger. Nos ports faiblissent, c’est possible, mais il ne faut pas le dire trop haut. Braves gens, vous nous rappelez l’autruche qui cache, d’après la légende, sa tête sous ses ailes à l’approche du péril, et qui croit y échapper pour ne pas le voir. Le péril, il faut le regarder en face, l’affronter, le conjurer.

Le Bordelais ne se doute pas peut-être qu’à Liverpool, à New-York, à Chicago, on peut charger et décharger un navire en vingt-quatre heures par des moyens mécaniques puissans et ingénieux. Il ignore sans doute qu’à Amsterdam un canal direct vient d’être établi pour communiquer par le plus court chemin avec la mer du Nord, qu’à Anvers on a créé, on crée tous les jours des bassins à flot intérieurs au moyen de l’Escaut, des bassins où entrent et circulent les navires du plus fort tonnage. A Bordeaux, on s’est enfin décidé à établir à Bacalan un de ces bassins. Le projet en a été fait sur le papier, préparé même sur le terrain, déclaré d’utilité publique dès 1867. Ce bassin à flot aura dix hectares de superficie et une profondeur d’eau de 7 à 9 mètres suivant la marée. L’entrée sera composée de deux écluses, l’une pour les grands paquebots à roues, l’autre pour les vapeurs à hélice et les navires à voiles ; elles seront précédées d’un avant-bassin. Les quais présenteront un développement linéaire de 1,800 mètres et ils pourront être accostés par 76 navires du plus fort tonnage. Les paquebots de la Compagnie des messageries, ceux de la Compagnie transatlantique, les plus grands clippers, mouilleront là. Autour du bassin s’élèveront les docks, les entrepôts. Sur un des côtés on construira aussi une forme de radoub pour la réparation des plus gros navires. La chambre de commerce de Bordeaux a fait les avances des frais de tous ces grands travaux, estimés à 14 millions et demi. Elle a eu recours pour cela à un emprunt spécial avec garantie, comme Marseille l’a fait maintes fois dans des circonstances analogues. Il ne faut pas toujours chercher où est l’état, se mettre absolument sous sa tutelle, lui demander appui et argent. Il faut déployer un peu plus de cet esprit d’initiative dont les Anglo-Saxons et les Américains nous donnent si brillamment et tous les jours l’exemple. Il faut surtout s’accoutumer à mener ses affaires soi-même, et savoir avancer à propos un capital qui produira de gros intérêts pour tous. À ce propos, le creusement du bassin à flot de Bacalan mérite d’être porté à l’actif de la chambre de commerce de Bordeaux, tout en reconnaissant qu’il fait le plus grand honneur à l’habile ingénieur qui l’a conçu et le mène à bien.

De Bordeaux à Cette, la communication intérieure existe hydrauliquement et par le rail ; mais le canal latéral à la Garonne, qui relie Toulouse à Castets et de là à Bordeaux, et le canal du Languedoc, qui fait communiquer Toulouse avec Cette, et de là avec le Rhône par le canal des Étangs et celui d’Aigues-Mortes à Beaucaire, le canal latéral et celui du Languedoc sont aux mains de la Compagnie du chemin de fer du Midi. Ainsi dominé, le canal n’est plus le correcteur naturel du railway, le modérateur normal de ses tarifs, comme il devait l’être ; c’est la voie lige dont on peut arrêter à volonté le trafic. Arrêter ce trafic, c’est léser la nation, car, si le canal peut transporter à moitié prix du chemin de fer, il peut par conséquent porter la marchandise deux fois plus loin pour le même prix que le rail. Que dire encore des autres rivières, la Dordogne, le Lot, que l’état laisse dans un déplorable abandon ? Que dire de tous ces canaux qu’on pourrait ouvrir dans les Landes, au pied des Pyrénées, et dont M. Krantz, dans ses rapports à l’assemblée nationale en 1873 et 1874, traçait un si remarquable projet ? En donnant la vie à toutes ces régions, ces canaux seraient encore profitables à la place de Bordeaux, vers laquelle ils amèneraient un surcroît de fret ; mais l’état semble ignorer l’existence de ces projets, ou du moins s’en préoccupe fort peu.

La canalisation du Lot, de la Dordogne, est une de ces grandes questions qu’il faudrait reprendre des premières. Nous avons, dans l’Aveyron, un des plus riches bassins houillers de la France, une véritable montagne de charbon, d’où l’on peut extraire annuellement un million de tonnes. Nous y avons aussi des forges, qui sont parmi les plus importantes : celles d’Aubin, de Decazeville, dont il suffit de citer le nom. Que le Lot, dont on s’occupe d’aménager les eaux depuis le XIIIe siècle, soit enfin entièrement approfondi, canalisé, car pour cela il ne reste que quelques travaux à finir, avec une dépense qui n’excédera pas 2 millions ; alors le charbon et le fer de Decazeville pourront aller utilement jusqu’à Bordeaux, non-seulement pour y faire concurrence aux houilles et aux fontes anglaises et permettre aux fabrications industrielles de prendre enfin tout leur essor, mais encore pour y fournir un lest précieux et même, une marchandise d’exportation aux navires qui quittent ce port. D’autre part, les forges aveyronnaises recevront à moindre prix le riche minerai de fer qu’elles vont chercher jusqu’en Espagne, à Bilbao, où sont des gîtes inépuisables, un minerai de magnifique qualité. Elles recevront aussi les minerais du Périgord, non moins utiles, bien que d’un rendement inférieur, les bois de charpente et de soutènement, les goudrons, les brais, dont elles ont besoin pour l’agglomération des charbons menus, sans parler d’une foule d’autres produits. De là naîtra tout un courant industriel et commercial qui profitera à toutes ces régions et principalement à la place de Bordeaux, qui verra croître par centaines de mille tonnes et son importation et son exportation. Et que l’on ne croie pas que les idées que nous défendons nous soient personnelles ou datent d’aujourd’hui. Dès 1679, un ministre à qui rien n’échappait de ce qui pouvait faire le bien de la France, Colbert, écrivait à l’intendant de Guienne : « Dans tous les voyages que vous faites, appliquez-vous particulièrement à tout ce qui peut conserver et augmenter la navigation du Lot. » tout ce qui contribue en effet à diminuer les frais de transport, par cela même contribue à diminuer les distances ; or un Anglais a dit justement : « Après l’invention de l’écriture et de l’imprimerie, je n’en connais pas qui ait fait progresser davantage l’humanité que celles qui ont pour but de raccourcir, de supprimer les distances. »

Pourquoi ne pas faire naître tous ces nouveaux courans vers Bordeaux, pourquoi différer, pourquoi si longtemps attendre ? L’argent de l’état, des départemens, des communes, ne saurait être mieux employé. Seraient-ce nos ingénieurs qui hésitent ? L’administration des mines, il y a quelques années, se plaisait à dresser des cartes où elle indiquait aux yeux, par des lignes et des couleurs appropriées, la concurrence que les houilles britanniques viennent faire aux nôtres jusque sur nos rivages, et à l’intérieur du pays, le long de nos fleuves navigables. C’est démontrer nettement le danger et le moyen d’y parer. Si les cartes de l’administration des mines s’arrêtent à 1858, c’est qu’elle n’a jamais été pressée de communiquer ses documens au public, ni surtout de les faire paraître à temps ; mais on peut être sûr que le danger existe toujours du côté des houilles anglaises, si même il n’a pas augmenté. Nos ingénieurs hydrauliques et maritimes, sans mettre plus d’empressement que leurs « camarades » des mines dans leurs publications, sont peut-être plus qu’eux indécis sur ce qu’il y a à faire pour parer au mal qu’on vient de signaler, et ici, sans vouloir déprécier leurs hautes connaissances, on peut dire qu’elles sont sans doute insuffisantes sur quelques points, et qu’ils sont rarement disposés à proposer des améliorations dont ils ne sont pas les inventeurs. L’ingénieur en chef des ateliers maritimes de la maison Elder de Glascow, laquelle a construit les vapeurs de pêche d’Arcachon, et où l’on voit souvent en chantier une série de navires mesurant ensemble jusqu’à 30,000 tonnes, disait un jour : « Les ingénieurs du gouvernement français sont plus savans que nous ; mais ce sont des théoriciens, ils n’ont pas notre pratique, et ils acceptent difficilement les modifications auxquelles nous arrivons par l’expérience de chaque jour. » L’Anglais avait raison et aurait pu étendre ses critiques. Les améliorations introduites depuis peu dans nos chemins de fer sous le rapport de la vitesse des trains, de la commodité des voyageurs, existent depuis fort longtemps aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, et l’on croit que leur application chez nous est le résultat de découvertes françaises !

Que de choses n’y aurait-il pas encore à dire se rattachant à la place de Bordeaux ! L’état n’est pas le seul coupable, et il ne faut pas l’accuser de tous les maux, les citoyens y ont leur part. La lutte avec l’étranger est malaisée, à qui la faute ? L’importance et l’utilité des docks, qui sont indispensables au commerce et le complément de la navigation à vapeur, sont encore mises en doute par la majorité des Bordelais. Même dans la chambre de commerce de Bordeaux, il existe en cette matière des incrédules. Très peu d’entre eux ont visité Londres, Liverpool, parcouru les immenses docks de la Mersey ou de la tamise, et lorsqu’on leur dit que dans ces ports un steamer de 500 tonneaux peut être déchargé et chargé en moins d’un jour, ils ne veulent pas y croire, lèvent les épaules et citent avec satisfaction ce qui se fait chez eux.

Telle est la situation pour Bordeaux. Elle appelle, autant qu’à Marseille, une attention vigilante, une réaction vigoureuse, et l’on aurait tort, dans la métropole girondine, de s’endormir dans un repos trompeur. Ici, de nouveau, il faut lutter pour vivre, il faut veiller à ce que fait le voisin, l’étranger, sinon un jour le péril pourrait être des plus graves et même mortel, alors qu’il ne serait plus temps d’aviser. Il ne faut pas que Bordeaux se contente d’exporter ses vins, il faut que cette ville s’étudie de plus en plus à devenir une grande place d’entrepôt, desservant une partie du marché français et espagnol, et en même temps une grande place industrielle, mettant en œuvre les matières premières indigènes et celles qui viennent de l’étranger. À ce prix seulement, l’avenir peut être entièrement assuré et digne du passé de Bordeaux.


L. SIMONIN.

  1. Voyez le Tableau général du commerce de la France en 1875, publié par la direction générale des douanes. Paris, Imprimerie nationale, 1876.
  2. Appartint jadis au grand amiral de France, le duc d’Épernon, qui forçait tous les navires entrant en Gironde à baisser leurs voiles pour saluer son château.
  3. Il a été écrit nombre d’ouvrages sur les vins de Bordeaux. Parmi les plus récens, on peut citer : Bordeaux et ses vins, par E. Féret ; les Vins de Bordeaux, par Lorbac et Lallemand ; le Médoc et ses vins, par Malvezin et Féret, etc.
  4. Quelques-uns de ces cailloux de silex, formés de cristal de roche, sont transparens, se taillent comme du diamant, ce qui faisait dire à Louis XV de l’un des grands de sa cour, un Ségur, propriétaire en Médoc et qui avait orné son habit de quelques-uns de ces boutons de strass : « Voilà l’homme le plus riche de mon royaume, il récolte du nectar et des diamans. » Cet autre, cité par un ampélographe distingué, M. Odard, avait cru bien faire d’enlever tous les cailloux de son vignoble. La terre se tassant, les pluies ne passaient plus ; il fallut rapporter les cailloux par charretées.