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Les Héros/Le Téméraire

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Deman (p. 45-50).

Le Téméraire


L’âme du Téméraire était une forêt
Pleine d’arbres géants et de fourrés secrets
Où se croisaient de grands chemins tracés sans règles ;
Mais par dessus volaient, jusqu’au soleil, les aigles.

L’impatience éperonnait sa volonté ;
Il fermentait d’orgueil et d’intrépidité.
Le monde, il l’eût voulu tailler, à coups de glaive,
D’après l’image en or que lui sculptait son rêve.

Il était comte et duc ; bientôt il serait roi.
Entre ses mains veillaient les plus hautains des droits.
Sa femme était d’York : nul ne pouvait répondre
Qu’un jour, il ne serait maître et seigneur dans Londres.

Sa fille unique, il l’accordait à l’empereur ;
L’empire entier tremblait quand passait sa fureur ;
Son geste énorme et lourd entraînait dans sa voie
Naples, Milan, Turin, Venise et la Savoie.

La Flandre était son bien, la Flandre et les trésors
Et les villes debout dans le faste et dans l’or.
Le soleil caressait ses bannières pâmées ;
Les pays se doraient de ses moissons d’armées.

Et seul, il se dressait, dans sa fièvre, la nuit,
Ivre d’avoir l’Europe et l’avenir à lui.

II


Pourtant quelqu’un parut — Louis onze de France —
Qui fortement barra ce torrent d’espérances.

Il vivait de silence actif. Il était roi.
Il méprisait l’orgueil et la pompe et l’arroi ;
Son âme solitaire, embusquée et subtile,
Dardait sa volonté infiniment ductile.

Vers les trames les plus fortes, il dirigeait,
Adroitement, les fins ciseaux de ses projets,
Coupant les fils serrés, tranchant les nœuds tenaces
Des plus fermes accords, des plus larges menaces.

Il était miel et glu, avant d’être poison ;
Chacun de ses palais se creusait en prison.
Quand il buvait la vie, à coupe ardente et pleine,
Sa lèvre au lieu d’amour y dégustait la haine.

À la chandelle, au soir, sur un siège de bois.
Il parlait de son bien, certes, comme un bourgeois ;
Mais plus qu’aucun des rois que les gloires fleuronnent,
Ses yeux s’hallucinaient des feux de sa couronne.

Il était grand sans le clamer sous le soleil,
Sans le crier au monde, en ces buccins vermeils
Qui sonnaient, dans les soirs de viol et de guerre,
La renommée en or et sang du Téméraire.

III


Il fut long leur duel : Louis fut le vainqueur.
La rage les mordait également au cœur ;
Le duc brassait l’argent et ses bandes picardes
Faisaient trembler le sol au bruit de leurs bombardes.

Et ses reîtres trapus et ses larges soudards
Se ruaient vers sa gloire — et ses lourds étendards
Couvraient au gré des vents, comme d’une aile altière,
Coleone et Campo-Basso, ses condottières.

Il combattait lui-même et méprisait les biais.
Le roi, toujours absent, rusait et louvoyait,
Usant de mots subtils et de belles harangues,
Et ses armes étaient sa malice et sa langue.

Partout où guerroyait le duc de pourpre et d’or,
Il lui créait de l’Est à l’Ouest, du Sud au Nord,
Mille ennemis soudains, plus drus que les épeautres
Toujours sa guerre à lui fut la guerre des autres.

Et quand Charles, traqué par tous, hurlant et fou.
En Lorraine, tomba et fut mangé des loups,
Les crocs qui le mordaient, dans la neige et les ronces,
Montraient l’acharnement des dents de Louis onze.


IV


Granson, Morat, Nancy, vos monts et vos murailles
Ont entendu monter les trois cris mortuaires
Autour des triples funérailles
Du Téméraire ;
Vous l’avez vu, dans les vallons, parmi les rocs,
Contre les montagnards ligués, pousser les blocs
Rouges, mouvants et acérés
De ses carrés ;
Vous l’avez vu pleurant d’orgueil, grinçant de rage.
Mais n’ayant rien perdu du feu de son courage,

Avec ses bandes en déroute
Fuir par les routes ;
Vous l’avez vu enfin déchu, mais resté droit
Jusques au bout, dans sa folie et dans sa foi,
Jetant sa vie aux dés du sort.
Vouloir sa mort ;
Mais quel que fût l’éclair brutal qui l’abattit,
Ce duc aux mains de fer, au torse de granit,
Avant de s’écrouler, comme un pan de montagne,
Avait, quand même, à coups de volonté, bâti,
Entre la France ardente et la grave Allemagne,
Jusques à fleur de sol, notre pays.