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Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 20

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Hachette (tome IIp. 53-64).


XX

Des tas d’histoires.


M. Bruneau avait pris à la main la brochure. Il en parcourait le titre naïf en rêvant. Un instant il se recueillit et sa main robuste pressa son front comme pour en exprimer la pensée.

« Il y a là un point de départ surprenant, poignant et vrai, ce qui ne gâte rien, prononça-t-il avec lenteur. Ceci est de l’histoire, quoique ce ne soit pas de l’histoire intelligente, car l’auteur, pour écrire, s’est mis au même point de vue que les juges pour juger. Soyez tranquille, monsieur Roland, je ne dirai rien contre votre père.

— Oh ! répliqua Étienne, ne vous gênez pas. Il s’agit du drame.

— Je regarde votre père comme un digne magistrat, et j’admets que le vôtre fit son devoir, monsieur Schwartz.

— Je ne vous laisserais pas dire le contraire, » interrompit Maurice.

Le Normand s’inclina avec gravité.

« Ce qui n’empêche pas, reprit-il en élevant la voix comme malgré lui, que cet André Maynotte était un innocent et que vous allez avoir en lui un premier rôle haut comme la colonne Vendôme. Écoutez-moi bien. Le drame n’attend pas la représentation : il se joue ; nous le jouons, et je suis ici surtout pour que vous sachiez en temps et lieu ce qu’il faut savoir pour ne point manquer vos entrées. Y êtes-vous ?

— Nous y sommes ! » répondirent les deux jeunes gens pareillement attentifs.

« Un fait qui desservit beaucoup André Maynotte et sa femme, lors du procès, commença M. Bruneau, ce fut leur qualité d’étrangers ; car on regarde presque partout, en France, les Corses comme des étrangers. Voici pourquoi la belle Julie et son mari, natifs de l’île de Corse tous les deux, avaient quitté leur patrie :

Là-bas, de l’autre côté de Sartène, c’est un beau pays à brigands : j’entends comme décor, car, en réalité, les plus parfaits bandits du monde y trouveraient peu d’occasions d’exercer leur industrie. Les voyageurs y sont rares, et ce que nous appelons les « maisons bourgeoises » plus rares encore. Il y a pourtant un conte de nourrice qui place aux environs du vieux château des comtes Bozzo la mystérieuse capitale du brigandage européen.

Du temps du premier Paoli, un comte Bozzo captura sur ses terres et fit pendre le Grec Nicolas Patropoli, dont les exploits sanglants avaient épouvanté les Romagnes et qui était célèbre dans l’univers entier sous le nom de Fra Diavolo. Vous saurez que ce nom se transmettait comme celui de Pharaon en Égypte : il y a eu dix Fra Diavolo. Nicolas Patropoli était en Corse pour se refaire, tout uniment, au couvent de la Merci. Un habile médecin l’y soignait. Il se peut que ce sauvage coin de terre, s’il ne sert pas de quartier général, soit au moins un lieu d’asile pour les francs-maçons du crime. Vous jugerez.

Je puis vous affirmer ceci : la vieille fable d’un monastère habité par des bandits déguisés en moines était une réalité en Corse, à la fin du siècle dernier. Le souvenir de ces terribles pères du couvent de la Merci est encore très vif aux environs de Sartène et bien des gens ont vu debout ces sombres murailles derrière lesquelles se cachait une éternelle orgie. Le monastère de la Merci existait, en 1802, à la lisière des immenses bois de châtaigniers qui bordent le maquis. Ce fut un comte Bozzo encore qui démolit ce repaire dans les premières années de l’Empire.

Le dernier Fra Diavolo, Père des Veste-Nère d’Italie et supérieur du couvent de la Merci, avait combattu les Français en bataille rangée. Il se nommait Michel Pozza, selon les uns, Bozzo, selon les autres, et fut pendu à Naples, en 1806, dit-on.

Ce Michel Bozzo, dernier chef des moines brigands, et le comte Bozzo, destructeur du monastère, étaient-ils parents ? On ne sait.

Les comtes Bozzo, comme cela se voit souvent dans les pays primitifs, étaient la tête d’une immense famille où il y avait plus de pauvres gens que de riches seigneurs. J’ai observé pareille chose en Écosse où toute une peuplade porte le même nom. Sous la Restauration, les principales têtes de la race ou du clan, comme on dirait en Angleterre, se dispersèrent. Il ne resta que la branche des Bozzo-Corona, de Bastia, et la lignée de Sébastien Reni, établie aux environs de Sartène. Sébastien Reni portait le titre de chevalier. Il vivait au château avec sa femme, qui était une Française. Le clan le reconnaissait pour son chef et, quand il eut une fille, l’évêque d’Ajaccio vint la tenir sur les fonts de baptême. Elle eut nom Giovanna-Maria.

Du couvent de la Merci, il ne restait qu’une tour demi-ruinée. À cette tour, une maison moderne s’appuyait modeste et blanche, parmi les sombres ruines. De temps en temps, un homme venait habiter cette maison. Il était riche et répandait de l’argent dans le pays. Ce n’était pas un étranger ; il avait nom Bozzo. Sa femme, morte depuis longtemps déjà, était une Reni ; sa fille et son gendre, un Reni également, habitaient les communs du château. Et pourtant, malgré ces alliances connues, unie atmosphère mystérieuse enveloppait cet homme, qu’on nommait Le Père ou Le Père à tous.

Dans ses longues et fréquentes absences, nul ne savait où il allait.

L’année 1818 se montra féconde à Paris en attentats contre les personnes et les propriétés. Ce fut au point qu’on attribua ces méfaits à un parti politique qui aurait essayé ainsi de déconsidérer le gouvernement établi. On vit, au beau milieu d’une prospérité sans exemple, la panique s’emparer de toutes les classes de la société. Le croquemitaine qui causait ces terreurs avait un nom, déjà prononcé en semblables circonstances sous l’Empire et même, disaient les vieillards, avant la révolution : il s’appelait l’Habit-Noir.

Les personnes raisonnables avaient cependant beau jeu pour révoquer en doute l’existence de ce bandit légendaire, car, pour chaque crime commis, il y eut une condamnation prononcée, et, si quelque chose avait dû étonner les observateurs, c’eût été peut-être l’extrême exactitude du bilan judiciaire qui put placer, sans exception aucune, le coupable puni en face de chaque méfait accompli.

Vous connaissez le colonel Bozzo Corona, qui est maintenant presque centenaire ?…

« Est-ce que c’est l’Habit-Noir ? demanda Étienne en riant, ou Fra Diavolo ressuscité ?

— Laisse parler ! » dit sévèrement Maurice.

M. Bruneau lui adressa un signe d’approbation amicale.

« Le colonel Bozzo, reprit-il sans tenir compte de la question d’Étienne, s’en va mourant depuis quelques jours. M. le baron Schwartz va perdre en lui un riche client, et, par contre, la comtesse Corona fera un bel héritage.

Je vous parle de lui, parce qu’il lui arriva en ce temps une aventure des plus romanesques. Quoiqu’il eût déjà de l’âge, il menait la vie de jeune homme, et grand train. Il était surtout joueur. Notre jeune premier, Édouard, l’est aussi, saviez-vous cela ? Mais nous y reviendrons.

Bien des gens disaient, cependant, que sa vie de plaisir n’était qu’un masque pour cacher les efforts d’un conspirateur.

La dernière partie du colonel est restée célèbre : il perdit 7000 louis sur un coup de cartes. Assurément, il fallait que sa fortune fût énorme, car il était beau joueur et ne fit jamais attendre le payement d’une dette d’honneur.

On ne lui connaissait pas de patrimoine en France. Il parlait de biens considérables qu’il avait dans l’île de Corse. Il quitta Paris subitement après sa dernière perte et son vainqueur le suivit. Il s’agissait de vendre le domaine de Corse pour solder les 7000 louis ; chacun savait cela ; mais le vainqueur, engoué du domaine et sans doute trahi par les cartes à son tour, fit venir traites sur traites de Paris et finit par mourir en Corse, ou ailleurs. C’était un vieux garçon. Il n’en fut que cela.

Seulement, Paris devint tout à coup tranquille. Ce vieux garçon était peut-être l’auteur de tous les méfaits qui désolaient la capitale. Quoi qu’il en soit, on n’eut bientôt plus assez de railleries pour les simples qui croyaient à l’Habit-Noir.

Il était à Londres, l’Habit-Noir ! Londres n’osait plus sortir le soir, malgré le luxe de ses trois polices. Londres avait traduit le mot Parisien : il avait peur du Black-Coat. Et il avait raison, Londres ; car le Black-Coat ou l’Habit-Noir le malmenait rudement. Les trois polices en perdaient la tête.

Vers le même temps, le colonel Bozzo vint s’établir à Londres, où il se trouva tout à coup entouré de gens qui vantaient sa position et sa fortune : surtout le grand domaine de Corse. Les rumeurs politiques allèrent aussitôt leur train.

Il vivait seul et menait l’existence de garçon. Il dînait au club. Sa maison se composait d’une servante italienne et d’un petit secrétaire français, sorte de groom lettré qui avait beaucoup d’intelligence. Ce petit secrétaire avait peut-être un nom comme tout le monde ; mais son maître, qui l’avait pris à Paris, dans un atelier de serrurerie, pour l’élever à ces fonctions intimes, lui donnait un de ces sobriquets doubles, usités dans le compagnonnage, et l’appelait Toulonnais-l’Amitié.

À Londres, l’Habit-Noir ou le Black-Coat et ses mirmidons occupèrent les badauds toute une saison. Les méfaits attribués à la bande furent nombreux et du meilleur choix. Seulement, les gens raisonnables, ayant quelque teinture du droit, n’hésitèrent pas à nier l’existence du mystérieux chef de voleurs : chaque crime, en effet, ici comme à Paris, se soldait devant la justice par une condamnation.

À quoi bon chercher au delà ? L’Habit-Noir était une superfétation et, l’eût-on arrêté par hasard, la loi n’avait rien à réclamer de lui !

Ainsi parlaient les sages, mais la sagesse a-t-elle le sens commun ? Les fous croyaient dur comme fer à l’Habit-Noir : un vampire double, un monstre qui assassinait deux fois, par le poignard d’abord, ensuite par l’échafaud…

Et le colonel perdait son argent galamment, selon son habitude.

Les gens qui ont quelque chose à cacher changent de nom. Le colonel n’avait garde : c’était le colonel Bozzo à Paris, à Londres, partout. Il y eut bien au club des rumeurs sortant on ne sait d’où ; les méchantes langues se demandèrent bien les unes aux autres ceci, cela, mais le gentleman français avait été présenté selon les formes, et il était beau joueur.

Son partner habituel était John Mason, un fils de nabab, dont le père avait gagné des millions à empoisonner les Chinois. Ce Mason passait pour avoir cent cinquante mille livres de revenus (deux millions sept cent cinquante mille francs). Il venait de se marier avec une comédienne et s’en repentait, selon l’usage.

Un matin, il partit en compagnie du colonel sur un navire qui faisait voile pour l’Italie. Voici le bruit qui courut dans Londres à ce sujet : John Mason, hypocondriaque, même un peu poitrinaire, voulait acquérir dans le midi de l’Europe une résidence d’hiver. Il prétendait avoir trois ou quatre lieues carrées, disait-on, et fonder sur ces terrains un domaine comme on n’en vit jamais. Or, l’héritage du colonel était de taille à le satisfaire, puisque, partant des montagnes, cet héritage allait rejoindre la mer à travers de vastes forêts. Le colonel n’avait plus que ce patrimoine, au dire des gens du club, qui ajoutaient que les deux compagnons de voyage allaient jouer sur place une colossale partie de backgammon dont le domaine serait l’enjeu.

Le colonel ne reparut plus à Londres où la légende des Habits-Noirs tomba graduellement à l’état de conte à dormir debout.

Aucune capitale européenne ne prononçait à cette époque le nom de l’Habit-Noir, qui flamboyait, au lointain de la mythologie brigande comme les grands noms de Cartouche, de Mandrin et de Schinderhannes. Tout à coup, vers l’année 1821, les journaux le ressuscitèrent. L’Habit-Noir était dans les prisons de Caen pour le meurtre d’une dame anglaise, l’ex-comédienne Sara Butler, veuve de John Mason, Esq.

John Mason était donc mort ? Je ne dis pas tout, mes jeunes maîtres, mais, si vous voulez de plus amples renseignements, il y a un homme, un honnête homme, qui a vécu quinze ans de sa vie avec les gens de police et les voleurs… »

M. Bruneau s’arrêta ici pour reprendre haleine. Sa joue était très pâle et des gouttes de sueur perlaient à ses tempes.

Étienne et Maurice écoutaient avec une curiosité maladive ce récit qui semblait calculé pour éperonner l’attention en la promenant loin du point de départ. On était assurément à cent lieues de leurs pères, le juge d’instruction et le commissaire de police de Caen, à cent lieues aussi d’André Maynotte, le ciseleur du perfide brassard.

Maurice demanda :

« Cet homme dont vous parlez, c’est vous ? »

M. Bruneau laissa tomber sur lui son regard indéfinissable, gris et morne comme ces cendres sous lesquelles un incendie peut couver.

« Avez-vous regardé de près parfois, murmura-t-il, le pauvre malheureux qui demeure à côté de vous… Trois-Pattes, comme on l’appelle ? »

Il s’interrompit encore.

« Eh bien ! interrogea Étienne, cherchant toujours son drame avec la ténacité d’un chien qui a le nez sur une piste, ce Trois-Pattes ? »

Le Normand ne répondit point.

« John Mason était bien mort, reprit-il brusquement. Une drôle d’histoire ! J’en sais des tas ! Ah ! ah ! Paris et Londres n’entendaient plus parler de l’Habit-Noir. Je crois bien ! On ne peut être partout. L’Habit-Noir voyageait. Et le petit secrétaire du colonel, Toulonnais-l’Amitié, avait grandi depuis le temps ; c’était presque un jeune homme.

John Mason était bien mort. Pendant un an, son notaire de Londres lui avait fait passer en Corse des sommes folles, car il était en Corse et datait ses lettres de Sartène.

Que faisait-il à Sartène ? Nul ne l’a jamais su au juste. Il jouait sans doute le domaine. La partie durait, durait. La chance avait tourné. Mason perdait, puisqu’il faisait venir des fonds. La comédienne eut peur d’être ruinée. Elle partit de Londres un matin, et vint en Corse pour veiller à son douaire.

Quand un malheureux est prisonnier, on peut lui faire écrire et signer ce qu’on veut, n’est-ce pas ? on connaît cela au boulevard. Je crois bien que John Mason ne jouait plus au backgammon depuis longtemps. Quand sa femme vint le rejoindre, que se passa-t-il ? elle annonça par lettre, la mort de son mari au notaire de Londres et demanda de l’argent à son tour, encore de l’argent.

L’Habit-Noir a manié, en sa vie, plus d’or qu’il n’en faudrait pour acheter Paris.

Mais il y a autour de lui une armée, et cela coûte cher.

Le notaire de John Mason reçut une dernière lettre de la veuve. Elle ne ressemblait point aux autres et contenait quatre lignes seulement, annonçant « son évasion miraculeuse. » Vous voyez bien qu’il y avait une prison ! Mistress Mason n’entrait, du reste, dans aucun détail ; elle se bornait à dire que, libre maintenant, elle allait s’adresser à la justice.

Comme elle craignait la mer, elle entreprit le voyage de Calais à travers la France. Elle fut assassinée dans une auberge de Caen.

Pourquoi Caen ? ce n’était pas sa route.

On arrêta l’assassin.

L’Habit-Noir fut mis sous clef pour la première et la dernière fois de sa vie. Était-ce bien l’Habit-Noir ? Cela est de tradition à la prison de Caen, et ce fut de son propre cachot qu’André Maynotte s’échappa cinq ou six ans plus tard, par une fenêtre dont les barreaux étaient sciés d’avance, du fait de l’Habit-Noir.

Toulonnais-l’Amitié s’était mis à la poursuite de la comédienne. Son maître l’avait suivi. Ils revinrent tous deux, longtemps après, par une nuit noire, avec un étranger qui hérita sans doute de la chambre à coucher de Mason. Les lettres que L’Amitié mit alors à la poste de Sartène étaient adressées à Berlin. À Berlin, un riche banquier juif manquait. Beaucoup d’argent prussien arriva.

Puis le père fit un voyage en Autriche, puis encore un voyage en Russie. Il y avait de la place dans les caves de la Merci. Ceux qui revenaient avec le Père et Toulonnais-l’Amitié entraient là et n’en sortaient plus.

En 1821, Toulonnais-l’Amitié était déjà un jeune homme, un beau et solide gaillard, hardi luron, effronté compère, amoureux de toutes les femmes, et tuant là-bas le temps comme il pouvait. Il est bien entendu que je vous ai montré tout d’un coup le dessous des cartes ; aux environs de Sartène, on était loin d’en savoir aussi long que vous. Les idées politiques qui ont fait la révolution de 1830 s’éveillaient alors dans toute l’Europe, et le souffle des sociétés secrètes de l’Italie pénétrait jusqu’en ce coin reculé. Pour tous ceux qui cherchaient des explications, le Père était un missionnaire du carbonarisme.

Ce qui le prouvait, c’était sa haine contre Sébastien Reni, des comtes Bozzo, le chef nominal du clan, lequel restait dévoué aux Bourbons. Sébastien Reni mourut au château, en cette année 1821, et sa veuve, une pieuse femme, ne pouvait tarder à le rejoindre dans la tombe, car les médecins l’avaient condamnée. Leur jeune fille, doux ange de beauté, de grâces et de bonté, avait quitté, pour leur donner des soins, le couvent de Sartène, où elle achevait son éducation.

Giovanna-Maria Reni allait avoir seize ans. Sa tante, la supérieure ces Bernardines de Sartène, l’avait élevée comme une grande dame qu’elle devait être. Elle était destinée à l’un de ses cousins de Bastia qui tenait le haut bout parmi la jeunesse insulaire. Un soir, revenant de l’église, elle fut attaquée, non loin des ruines, par ce don Juan en herbe, Toulonnais-l’Amitié. Celui-là ne respectait rien. Un jeune garçon de la ville, armurier-ciseleur de son état, se battit pour elle et fit un mauvais parti au séducteur. Giovanna-Maria se souvint de lui. Toulonnais ne l’oublia pas non plus.

Saluez, messieurs les auteurs ! Vos héros entrent en scène. L’armurier-ciseleur de Sartène avait nom André Maynotte, et Giovanna-Maria, ce bel ange, est votre comtesse Olympe Verdier. »