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Les Habits noirs/Partie 3/Chapitre 12

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Hachette (tome IIp. 385-399).
Troisième partie


XII

Le brassard ciselé.


Un instant, la tête de Lecoq resta penchée sur sa poitrine. La conscience de son impuissance le tenait comme une main de fer qui lui eût serré la gorge. Il pouvait tuer, il le croyait, du moins, mais il ne pouvait pas se sauver. Et la venue de cet auxiliaire ambigu ressemblait à une suprême menace.

« Tu es le plus fort, dit-il, comptons. Que veux-tu ?

— Oh ! répliqua Trois-Pattes, nous nous arrangerons toujours bien ensemble.

— Je t’offre deux cent mille francs du premier coup… Mais je veux savoir.

— Deux cent mille francs ! Jamais je n’ai vu tant d’argent ! Savoir, quoi ?

— Comment es-tu ici ?

— J’ai mes petits moyens. J’ai pris les clefs dans la chambre de M. le baron Schwartz.

— Et pourquoi es-tu venu ?

— J’ai trouvé que vous étiez trop longtemps à la besogne.

— Tu es seul ?

— Vous savez bien que je ne mêle jamais.

— Veux-tu me délivrer ?

— C’est mon devoir et mon intérêt.

— Tu dois être adroit…

— Comme un singe, parbleu !

— Tu es assez haut pour agir ?

— Je suis supérieurement placé.

— Tâte ma poche.

— Voilà ! dit Trois-Pattes en avançant la main.

— Pas celle-ci ! s’écria vivement M. Lecoq.

— Ah ! fit Trois-Pattes, il y a donc quelque chose de bon dans celle-ci ?

— Mon tournevis est dans l’autre.

— Nous ne voyageons pas sans nos trousses, patron ! à la bonne heure !

— L’as-tu ?

— Je l’ai ; ne bougez pas. C’est drôle tout de même l’histoire de ce brassard ! André Maynotte rirait bien s’il était ici à ma place. »

Il s’interrompit pour demander :

« Vous souvenez-vous, patron, vous m’avez dit une fois : Sans ce Bruneau, je t’étranglerais. L’idée vous avait poussé que j’étais André Maynotte, pas vrai ? Si vous n’aviez pas éteint votre lanterne, on verrait à faire mordre le tournevis… Ah bon ! voilà !

— Vous me faites mal ! gronda Lecoq avec angoisse.

— Patience ! ne bougez pas. J’y suis ! »

L’acier grinça. Il y eut un silence. Trois-Pattes travaillait, soutenu toujours par la main de M. Lecoq qui allait se fatiguant. Les deux témoins de cette scène invisible, mais dont la parole avait fait jusqu’alors deviner les moindres détails, restaient immobiles et muets.

« On danse toujours là-bas, reprit Trois-Pattes ; voilà une vis d’arrachée. Combien y en a-t-il ? Onze ! Cela durera du temps.

— Il ne faut pas que cela dure, s’écria Lecoq, sans cacher son martyre ; hâtez-vous, au nom du diable !

— Je me hâte, patron. Avez-vous pu faire l’échange des faux billets contre les bons ?

— Non, les faux billets sont à mes pieds.

— Voulez-vous que j’opère la substitution ?

— Non… continuez votre besogne ! »

La voix de Lecoq, brève et dure, annonçait une fièvre intense.

Il reprit, dans le besoin qu’il avait de parler :

« Quand je vous ai entendu entrer, j’allais faire ce que vous êtes en train d’essayer. Mais vous n’allez pas ! Donnez-moi cela !

— Seconde vis arrachée ! » fit Trois-Pattes.

Un soupir souleva la poitrine de Lecoq.

« J’ai éteint ma lanterne à tout hasard, reprit-il, ne sachant pas qui pouvait ainsi venir.

— Vous êtes un homme prudent, patron, et avisé. Voici la troisième vis. On dirait que j’ai fait ce métier-là toute ma vie !… Elle est bonne, dites donc, l’idée de cet André Maynotte : avoir mis des hameçons plein le brassard ! La chose vous avait si bien réussi là-bas à Caen… Il savait donc aussi que M. Schwartz avait acheté la caisse Bancelle ?

— Voilà dix-sept ans qu’il me suit comme un sauvage suit la piste d’un ennemi ! gronda Lecoq. La quatrième vis tient donc bien dur, bonhomme ? »

Pour la seconde fois, Trois-Pattes toussa. Il y avait un second aveu, à tout le moins implicite. Lecoq ne protestait point contre ces mots : « La chose vous avait si bien réussi, là-bas à Caen ! »

« Des fois, dit Trois-Pattes, un peu de rouille… J’ai idée que ce coquin-là s’était glissé dans l’association, non pas pour voler, mais pour vous approcher de plus près.

— Sans Fanchette… » commença Lecoq, dont les dents grinçaient.

Il ajouta :

« Dépêche, garçon ! le colonel était le Maître, et le colonel ne voyait que par les yeux de la comtesse Corona.

— Oui, oui. Il a fait sa dernière affaire, le pauvre brave homme, mais ce n’est pas lui qui se serait laissé prendre par la patte ! Quand on s’est servi une fois d’une recette… Vous lâchez la main, patron !

— Je ne t’aurais jamais cru si lourd que cela ! dit Lecoq.

— Tenez bon ! voici la cinquième vis… et dire qu’ils avaient exposé l’objet chez la mère de la jeune Edmée, comme une relique !

— Tu m’impatientes quand tu prononces ce nom-là !

— Juste en face de votre fenêtre ! acheva l’estropié. Tout exprès pour vous tenter ! Vous bougez, et voilà une goutte de votre sueur froide qui me tombe sur le front… Voulez-vous vous reposer un petit peu ? »

Un son argentin vibra dans la nuit. La pendule invisible tintait une demie.

« Non ! répliqua Lecoq d’une voix farouche. Marche !

— Alors, tenez bon ! Je bavarde pour vous amuser un petit peu, savez-vous ? Les arracheurs de dents font comme cela. Je comprends bien pourquoi vous m’avez fait arranger notre mécanique, là-bas, à l’Épi-Scié, de manière à mettre la police sur les talons de ce Bruneau. Ah ! quel coquin ! comme il vous a roulé ! Je comprends bien aussi pourquoi vous voulez englober les Leber. Je ne dis plus la jeune Edmée, puisque cela vous crispe les nerfs. Je comprends même le Michel, s’il est le fils d’André Maynotte… Mais pourquoi perdre les deux autres blancs-becs ? Étienne et Maurice ?

— La vraisemblance, répondit Lecoq. Ils ont fait partie de la maison Schwartz : ils doivent connaître les êtres. La réunion de ces six personnes : André Maynotte, les deux Leber, Michel, Étienne et Maurice, était un trait de génie. À des degrés divers et pour des causes différentes, il y a présomption contre eux tous : la loi mathématique de l’association des Habits Noirs est ici rigoureusement observée. C’était plus fort que le procès de Caen ! »

Trois-Pattes riait bonnement, et cela le fit tousser pour la troisième fois.

« Oui, oui, dit-il. Tenez bon, nous sommes au septième clou. À l’école de droit, les Habits Noirs auraient la médaille. Seulement, il y a le cent d’aiguilles… Et si c’est André Maynotte qui vous a joué ce bon tour-là, il aura bien pu pousser une pointe jusqu’à la préfecture et dénoncer l’association.

— Je n’en peux plus ! » fit Lecoq avec un gémissement.

Trois-Pattes s’accrocha à ses habits comme si, n’étant plus soutenu, il eût eu frayeur de tomber M. Lecoq étira et secoua le bras qu’il avait libre.

« André Maynotte, répondit-il, en étanchant la sueur de son front, a deux ou trois licous autour de la gorge. Sans cela, le colonel aurait eu beau dire et beau faire, André Maynotte serait depuis longtemps au fond du canal… Reprends ta besogne, je tiens bon ; auquel en es-tu ?

— Au neuvième.

— Attends ! »

Il y eut un moment d’arrêt, et Trois-Pattes demanda tout bas :

« Est-ce que vous avez entendu quelque chose, patron ? »

M. Lecoq avait tressailli de la tête aux pieds.

« Non, répondit-il d’une voix profondément altérée ; mais…

— Mais quoi ? »

Trois-Pattes, toujours accroché, sentit la main de son compagnon passer rapide et tremblante sur son crâne et sur ses joues.

M. Lecoq acheva d’un accent épouvanté :

« Qui êtes-vous ? »

L’estropié saisit sa main en éclatant de rire.

« Pas de bêtises, patron ! s’écria-t-il. Voilà que vous avez idée de jouer du couteau !

— Qui es-tu ? » répéta Lecoq, faisant effort pour dégager sa main.

Trois-Pattes, tout en luttant, riait comme malgré lui.

« Il n’est donc pas permis de se rapproprier pour aller dans le monde ? dit-il. Je me suis fait raser et tondre, patron ; nous avons perdu cinq minutes. »

Lecoq reprit sa position première en grondant sourdement et dit :

« Tu as raison. Marche !

— Vous savez pourtant bien que c’est moi, patron ! fit l’estropié qui recommença aussitôt sa besogne.

— Je donnerais vingt-cinq sous, bonhomme, répliqua Lecoq essayant de railler, pour te voir ainsi tondu et rasé ! Tu dois être drôle !

— Ça pourra venir, patron. Nous sommes au dixième clou. Moi qui ne suis pas si riche que vous, je donnerais moitié : douze sous et demi, pour connaître les trois licous que ce coquin de Bruneau a autour de la gorge. Ne bougez pas et tenez bon !

— Le premier, répliqua complaisamment Lecoq, le dernier par ordre de dates, c’est l’accident de la comtesse Corona… va ! ton Bruneau serait bien reçu à la préfecture ! Le second, c’est sa condamnation de Caen qui pèse sur lui comme au premier jour ; le troisième enfin, et le meilleur des trois, c’est la condamnation de sa femme…

— Bah ! l’interrompit Trois-Pattes. La baronne Schwartz n’est plus sa femme !

— Il n’a jamais cessé de l’aimer.

— Vous croyez ? Baissez un peu le coude.

— J’en suis sûr.

— Depuis dix-sept ans ! Quelle constance !

— Il y a des troubadours ! » fit M. Lecoq.

Sa voix changea pendant qu’il prononçait ces mots.

Et presque aussitôt après, comme s’il se fût complu désormais à parler, il ajouta :

— Sans l’idée que nous eûmes, le colonel et moi, de lui donner le change en dirigeant ses soupçons sur le Schwartz, qui sait ce qu’il eût tenté contre nous ? C’est un mâle, après tout. Il a su éviter la potence à Londres comme le bagne en France. Mais, contre deux lapins comme moi et le colonel, il faut plus qu’un mâle. Sans l’approcher, nous fîmes tomber une charretée de sable dans ses yeux : le baron Schwartz était à Caen la nuit du vol, Maynotte le savait ; le baron Schwartz, un an après, avait quatre cent mille francs quand il épousa Julie. D’un autre côté, ce mariage était la sauvegarde de Julie. Julie avait une fille. Elle aimait peut-être son nouveau mari…

— Vertuchoux ! cette raison-là m’aurait brûlé le sang, à moi !

— Il y a des chiens de Terre-Neuve, des prix Montyon… des imbéciles ! »

Certes, M. Lecoq n’était pas un imbécile ; il avait fait ses preuves comme comédien, mais à de certaines heures l’émotion victorieuse dompte les habitudes diplomatiques les plus invétérées.

Les paroles prononcées par M. Lecoq étaient bonnes et bien choisies pour dissimuler la suprême agitation qui le poignait. Seulement, il les prononçait mal et les tressaillements de ses muscles démentaient sa tranquille loquacité.

Sa voix chevrotait, pendant qu’il parlait trop ; il y avait en toute sa manière d’être depuis une minute environ une fièvre qui n’était plus celle de l’impatience, et, malgré l’obscurité impénétrable, une menace terrible se dégageait de lui.

Trois-Pattes semblait ne point percevoir ces signes d’une tempête prochaine. Il travaillait consciencieusement et toujours.

Mais pourquoi cette tempête menaçait-elle ?

Depuis une minute, le bras libre de M. Lecoq ne se fatiguait plus. Sa main robuste serrait toujours les reins de l’estropié, mais le sens de son effort avait changé, de telle sorte que cet effort devenait impuissant à soutenir Trois-Pattes. Cette transformation s’était opérée graduellement et de parti-pris. C’était une épreuve.

Et l’estropié qui n’était plus soutenu, l’estropié qui aurait dû s’affaisser sur ses jambes mortes, restait debout !

Voilà pourquoi M. Lecoq parlait beaucoup, comme tous ceux qui éprouvent un grand trouble.

Et voilà pourquoi, tandis qu’il parlait, sa voix altérée tremblait.

Qui était cet homme ? Pour quelle lutte atroce et aveugle cet homme lui rendait-il son bras prisonnier ?

C’était peut-être un ami, car, de la part d’un ennemi, le travail accompli par Trois-Pattes eût été un acte de pure folie. Mais ce n’est pas la philosophie de tout le monde qui guide les gens comme M. Lecoq, et dans le doute ils ne s’abstiennent pas.

D’ailleurs, un éclair venait de luire à l’esprit de M. Lecoq. Il y a des fantômes qu’on voit partout, et, parmi ces ténèbres épaisses, le fantôme d’André Maynotte avait ébloui les yeux de Toulonnais-l’Amitié.

Trois-Pattes, sentant toujours à ses reins la pression de cette main robuste, ne devinait peut-être pas. Il toussa encore, comme s’il eût voulu souligner le dernier aveu, puis il dit :

« Patron, donnez pour boire, la besogne est achevée ! »

L’ancien commissaire de police et le magistrat entendirent en effet le son métallique du brassard, qui grinça en s’ouvrant.

Puis, tout de suite après, une voix étranglée par la rage, cria :

« Tiens ! voici pour boire ! »

Malgré la promesse qu’ils avaient faite, les deux témoins de cette scène s’élancèrent vers la porte de la grille et tentèrent de l’ouvrir. Ils avaient vu, non point avec leurs yeux aveuglés par la nuit, mais avec leur instinct, aiguisé par la longue attente, ils avaient vu Lecoq, profitant de sa délivrance pour poignarder André Maynotte.

Et ils ne s’étaient point trompés.

D’un mouvement rapide comme l’éclair, Lecoq, après avoir lâché les reins de son libérateur, lui planta un coup de couteau à la hauteur de la poitrine. Son couteau rencontra le vide, pendant qu’il prononçait les paroles que nous venons d’écrire, et la voix de l’estropié répondit au ras du sol.

« Patron ! vous m’avez laissé tomber. »

Lecoq, guidé par le son, se jeta sur lui à corps perdu.

« Eh bien ! eh bien ! dit encore la voix calme de Trois-Pattes à plusieurs mètres de distance, est-ce ainsi que vous me remerciez, patron ! »

M. Roland secoua la porte qui résista. M. Lecoq ouït le bruit et bondit de ce côté. Il vint, dans sa fureur, se heurter contre le grillage où il croyait trouver sa victime.

« Ici, fit alors Trois-Pattes comme on parle à un chien. Ici, Toulonnais-l’Amitié ! on t’attend ! »

Cette fois, la voix sortait à hauteur d’homme.

M. Lecoq bondit de nouveau en poussant un rugissement rauque. Le prétendu Trois-Pattes le reçut de pied ferme ; il y eut un choc sourd, puis le bruit d’une lutte violente.

Foudroyante, devrions-nous dire, car elle ne dura qu’un instant.

Un râle passa dans les ténèbres.

« Est-ce vous, monsieur Maynotte ? demanda le conseiller malgré lui. Êtes-vous blessé ?

— C’était donc bien lui ! grinça celui qui râlait.

— C’est moi qui ai le pied sur la gorge du coquin, répondit André, donnant toute la mâle ampleur de sa voix. Soyez sans inquiétude. »

M. Roland reprit après un silence :

« Ne le tuez pas : cela regarde la justice. »

Et André Maynotte répondit :

« Je n’ai pas confiance en votre justice, mais je ne tuerai pas. »

La pendule invisible sonna deux heures. C’était l’instant fixé par M. Mathieu pour l’entrée en scène de ses deux premiers sujets : Cocotte et Pique-Puce.

Un faible grattement se fit à la porte principale qui s’ouvrit aussitôt. Les fausses clefs étaient bonnes et l’on s’en servait comme il faut.

« Fera-t-il jour demain ? fut-il demandé tout bas.

— S’il plaît à Dieu, répondit-on de même.

— Est-ce vous, patron ? »

Il n’y eut point de réplique, mais deux cris s’étouffèrent sous le bâillon, pendant qu’un flot de lumière inondait le logis de M. Champion. Cette lueur soudaine montra Pique-Puce et Cocotte déjà garrottés. Leurs visages étonnés disaient clairement qu’ils ne s’attendaient pas à ce funeste accueil. Derrière eux, des têtes d’agents moutonnaient dans le salon de M. Champion et se tendaient curieusement en avant.

Parmi ces braves têtes vous eussiez reconnu sans doute deux ou trois profils de nos joueurs de poule. Comme tous les endroits où l’on conspire, l’estaminet de l’Épi-Scié contenait sa quote-part de loups apprivoisés.

Mais ceci est le détail. La lumière éclairait des visages et des choses qui nous importent bien autrement.

D’abord la caisse Schwartz, l’ancienne caisse Bancelle, énorme et lourde armoire de fer que nous voyons pour la première fois, quoiqu’elle ait servi de pivot à notre récit. Sa porte grande ouverte présentait une épaisseur métallique de quatre doigts et semblait faite pour défier le canon. Un luxe surabondant de gigantesques serrures, dont l’acier poli brillait, formait saillie au revers du battant et croisait en tous sens ses pênes aux arêtes tranchantes. À l’extérieur, immédiatement au-dessus des trois plaques de cuivre doré qui servaient au jeu de la « combinaison », un système de griffes articulées qui, à l’état normal, devaient être contenues et cachées dans l’épaisseur du panneau, sortait d’un pertuis carré et soutenait encore le brassard ciselé, éventré dans sa longueur comme la carapace d’un homard, fendu par un coutelas expert.

Méprisant un instant les lois de la perspective, nous nous approcherons du brassard pour examiner de près le mystérieux travail opéré par André Maynotte, à la forge voisine de l’estaminet de l’Épi-Scié la nuit précédente.

Le brassard, monté sur cuir de Cordoue, formant doublure et coussin à l’intérieur, avait été déjà dévissé, cette nuit-là, et muni, dans la partie qui protégeait l’avant-bras, d’un triple collier de tiges d’acier, libres et ouvrant avec le plan intérieur du gantelet un angle peu considérable. Au moment où le bras entrait, ces tiges, sollicitées dans le sens de leur pose, se couchaient ; mais si le bras voulait sortir, au contraire, ces tiges, prises à rebrousse poil hérissaient leurs pointes acérées et mordaient : chaque effort les relevant d’autant et creusant à la fois les cent piqûres.

M. Lecoq avait fait des efforts, car le parquet, immédiatement au-dessous de cet étrange appareil, était baigné de sang.

Dans le sang et autour du sang, quatre liasses de billets de banque français de mille francs, grosses chacune deux fois comme un exemplaire du monumental Almanach Bottin, gisaient.

C’étaient les billets faux, destinés à devenir la proie de l’association des Habits Noirs, après l’enlèvement des vrais billets par M. Lecoq seul ; cet homme ingénieux s’attribuait ainsi la part du lion, tout en ayant l’air d’abandonner à ses frères comme don de joyeux avènement, la totalité de la capture.

Et cette pierre portait deux coups, selon le dogme fondamental de la Merci. Chaque billet faux devenait entre les mains des affiliés un lambeau de la robe de Nessus.

L’intérêt de Lecoq, riche désormais et désireux de monter à des niveaux supérieurs, était d’anéantir l’association des Habits Noirs.

Il faisait sauter le navire, après s’être mis au large.

L’intérieur de la caisse était bourré de billets : ceux-là sincères et qui devaient hisser M. Lecoq au rang de protecteur d’un prince.

Notez que, sans l’intervention de Trois-Pattes, Lecoq eût accompli d’emblée ce vol hardi et merveilleusement combiné. La maison Schwartz, la police et les Habits Noirs eux-mêmes n’y auraient vu que du feu. Les soupçons, habilement détournés, se seraient portés sur ceux qu’il avait marqués d’avance pour payer à la loi cette nouvelle dette, et le brassard, faux témoin pour la seconde fois, eût fourni un pendant aux débats de la cour d’assises de Caen.

Toutes les mesures étaient prises ; il savait par cœur cette caisse qu’il avait deux fois brocantée, et qui était son cheval de Troie ; il avait le temps ; il était passé maître en fait de serrurerie, et il eût été loin déjà, c’est-à-dire se pavanant dans les salons Schwartz, au coup de deux heures, fixé pour l’attaque de Cocotte et de Pique-Puce.

Quant au baron, il ne devait s’occuper de sa caisse qu’au moment de partir, c’est-à-dire après le bal.

Et pourquoi partir ? M. Lecoq avait fait naître la panique dans un but qui se trouvait atteint. La maison Schwartz possédait d’immenses ressources ; l’abandon de son chef pouvait la tuer, mais non un déficit de quatre millions. Lecoq était là pour ressusciter le courage qu’il avait brisé. L’alliance était signée, un avenir nouveau s’ouvrait.

Pendant qu’un inextricable procès allait s’entamer, englobant à la fois les Habits Noirs et tous ceux que M. Lecoq voulait perdre, M. Lecoq, dominant cette obscure mêlée à des hauteurs héroïques, manœuvrait sa grande affaire politique et se réservait d’apparaître à quelque solennel instant comme le Deus ex machina.

Il est de justice qu’une certaine latitude soit accordée à quiconque plonge dans les profondeurs du gouffre social pour rendre à la civilisation un signalé service. M. Lecoq, une fois posé en audacieux chevalier errant, s’étant donné mission d’étouffer dans une terrible étreinte l’association des Habits Noirs, avait conquis évidemment ce privilège des Curtius qui ne sont point jugés selon la loi commune. Qui veut la fin veut les moyens. Pour combattre les bandits, il faut entrer dans la forêt.

Et Curtius, croyez-moi, portant l’auréole de son dévouement romanesque, est, à l’heure où il sort vainqueur de son gouffre, précisément l’homme qu’il faut pour patronner telle impossibilité qui va tourner en évidence.

Curtius avait vu le roi ; l’opinion commune riait encore de cela, mais elle s’émouvait et parlait ; Curtius avait quatre millions de plus qu’hier ; Curtius tenait dans sa main la gorge du chef d’une gigantesque maison qu’il pouvait à son gré étrangler ou relever ; Curtius planait à cent coudées au-dessus de son dangereux passé, et le jeune duc, au profil bourbonien, arrivant sous son aile, muni de titres capables de faire chanceler la plus robuste incrédulité, possédant des fidèles au faubourg Saint-Germain, ayant pour lui l’hésitation d’un parti, le prestige d’une tradition, le caprice d’un souverain : tout cela doublé d’or, car Lecoq et le baron Schwartz allaient être d’accord pour jouer leur-va-tout sur cette chance féerique ; ce jeune duc, disons-nous, comparse en notre drame à cent personnages, était sur le point de passer grand rôle tout d’un coup et d’avoir, en vérité, sa page dans cet autre drame qu’on feuillette avec respect parce qu’il s’appelle l’histoire…

Seulement, le pied de Curtius avait glissé en remontant de l’abîme où l’on gagne l’auréole ; Curtius n’était pas Curtius ; il avait nom M. Lecoq comme devant ; moins que cela, il avait nom Toulonnais-l’Amitié ; ce n’était qu’un vulgaire coquin, puisqu’il n’avait pas réussi, et la lueur pénétrant dans le bureau montrait son visage noir de sang, tandis qu’il se débattait vainement sous le talon d’André Maynotte, appuyé contre sa gorge.