Aller au contenu

Les Heures créatrices (Verhaeren)

La bibliothèque libre.
Les Forces tumultueusesSociété du Mercure de France (p. 123-127).


LES HEURES OÙ L’ON CRÉE




Les ténèbres ferment mes yeux
Avec leurs mains douces et noires ;
Voici la paix, voici les gloires,
Voici le flottement joyeux
Du rêve et du sommeil sur ma mémoire.

Encore un jour, ce jour ! où mon front fut le maître
Et l’empereur de l’univers qu’est tout mon être,
Où tous mes sens ont pu saisir
Le faisceau roux de mes désirs
Et les porter, comme des glaives,
Devant ma volonté, dans la lumière.

Le printemps luit de grève en grève ;
L’idée est fraîche, ainsi qu’une flore trémière ;
L’esprit la voit grandir ; on pense large et clair
Comme la mer ;

 
Les problèmes les plus ardus
De leurs grands monts sont descendus
Et se laissent, dans l’or des plaines,
Chauffer et pénétrer par la recherche humaine ;
Tout est éclair au même instant ;
Seule existe la peur de n’avoir pas le temps
De dominer, soudain, ce que l’esprit découvre,

Et la vie ample et vaillante se rouvre
Aux blancs galops de l’espoir d’or ;
On veut, et ce vouloir semble d’accord,
Intimement avec le vœu du monde ;
L’âme sent naître en soi la puissante profonde
Qui réconforte et qui convainc,
L’obstacle même apparaît vain :
À peine un coin de pierre où aiguiser sa force.

Tous les ferments gonflent l’écorce
Du jeune et triomphal orgueil ;
La vie immense frappe au seuil
De la maison où dort la confiance ;
Les os, le sang, les nerfs font alliance
Avec on ne sait quoi de frémissant
Dans l’air et dans le vent ;


On s’éprouve léger et clair dans l’espace,
On est heureux à crier grâce,
Les faits, les principes, les lois, on comprend tout ;
Le cœur tremble d’amour et l’esprit semble fou
De l’ivresse de ses idées.

Ô ces heures de fière ardeur dardée,
Heures des mais et des avrils,
Qui m’amenez, chaque an, les plus rares des joies,
Heures de conquête, heures de vaillance, heures de proie
Pour mon cœur rouge et mon esprit viril,
Mon souvenir vous loue et vous célèbre,
En cet instant, où les ténèbres
Ferment mes yeux hantés de gloire,
Avec leurs mains douces et noires.