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Les Historiettes/Tome 1/16

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 97-99).


LE CONNÉTABLE DE MONTMORENCY.


Le dernier connétable de Montmorency[1] n’étoit pas un grand personnage ; on l’accusoit d’être fort brutal : à peine savoit-il lire. Sa plus belle qualité étoit d’être à cheval aussi bien qu’homme du monde ; il tenoit un teston[2] sur l’étrier sous son pied, et travailloit un cheval, tant il étoit ferme d’assiette, sans que le teston tombât ; et en ce temps-là le dessous de l’étrier n’étoit qu’une petite barre large d’un travers de doigt. Il aimoit extrêmement les chevaux, et dès qu’un cheval étoit à lui, il ne changeoit plus de maître, et, n’eût-il eu que trois jambes, on le nourrissoit dans une infirmerie qui étoit à Chantilly. De sorte que chez lui le proverbe d’Equi senectus n’étoit pas trop véritable. C’étoit un grand tyran pour la chasse. Cependant il disoit qu’il falloit permettre à un gentilhomme de poursuivre le gibier qu’il auroit fait lever sur sa propre terre, et qu’en ce cas il laisseroit prendre un lièvre jusque dans sa salle.

En Languedoc il devint amoureux, étant déjà âgé, de mademoiselle de Portes[3], de la maison de Budos ; c’étoit une belle fille, mais pauvre, et qui, quoiqu’elle fût bien demoiselle, n’étoit pas pourtant de naissance à prétendre un connétable. C’est à cause de cela, et sur ce qu’elle mourut d’apoplexie, et qu’elle avoit le visage tout contourné, qu’on a dit qu’elle s’étoit donnée au diable pour épouser M. le connétable, et que César, un Italien qui passoit pour magicien à la cour, avoit été l’entremetteur de ce pacte.

Ce César disoit qu’il n’avoit point trouvé de si méchantes femmes qu’en France, et qui fussent si vindicatives. Je ne m’en étonne pas, car presque partout ailleurs elles sont comme enfermées, et ne peuvent pas faire galanterie, puisqu’elles ne voient point d’hommes. Le bonhomme de La Haye, un vieux gentilhomme huguenot, qui avoit bien vu des choses, m’a dit que César n’étoit qu’un fourbe : « Vous me voulez, lui disoit-il, faire voir le diable dans une cave où cinq ou six coquins charbonnés me viendront peut-être bien étriller. Je le veux voir dans la plaine Saint-Denis. »

Après la mort de sa femme, le connétable épousa une demoiselle de Montoison[4], tante de sa femme, parce qu’il la trouva sous sa main, car elle n’étoit ni jeune ni belle. Au bout de trois mois il en fut si las, qu’il la relégua à Meru. Depuis sa mort, cette madame la connétable fut dame d’honneur de la reine Anne d’Autriche. Mais quand M. de Luynes voulut faire sa femme surintendante de la maison de la Reine, la connétable, qui n’avoit point cru la qualité de dame d’honneur au-dessous d’elle quand elle étoit la première personne de chez la Reine, se retira, et on mit à sa place madame de La Boissière, qui avoit été renvoyée d’Espagne au bout d’un an avec tous les François. Madame de Senecey, dame d’atours, succéda depuis à madame de La Boissière.

La connétable n’est morte que depuis deux ou trois ans[5]. Le connétable eut de ce second mariage feu M. de Montmorency et feu madame la Princesse. De son premier mariage avec une fille de Bouillon La Mark il avoit eu deux filles, madame de Ventadour, qui vit encore, et feu madame d’Angoulême, femme de M. d’Angoulême le père.

Le connétable voulut mourir en habit de capucin. Un gentilhomme nommé Montdragon lui dit : « Ma foi, vous faites finement, car, si vous ne vous déguisez bien, vous n’entrerez jamais en paradis. »

On a dit de lui qu’à l’imitation de ce duc de Ferrare qui disoit de chacune de ses filles : l’ho fatta, l’ho allevata, e un altro n’avra il fiore ? Cazzo !… il prenoit la peine de percer lui-même le tonneau avant de donner à boire à ses gendres. Je n’en crois rien ; mais, pour ses tantes, ses sœurs, ses cousines, ses nièces, il n’en faisoit aucun scrupule. On vivoit fort désordonnément chez lui.

  1. Henri, duc de Montmorency, fils de Anne de Montmorency, maréchal de France en 1566, connétable en 1593, mort à Agde le Ier avril 1614.
  2. Monnoie d’argent qui valoit environ douze sous ; elle étoit grande comme le sont aujourd’hui les pièces de trente sous.
  3. Louise de Budos, fille du vicomte de Portes, née le 13 juillet 1575, mariée le 13 mars 1593, morte à Chantilly le 30 avril 1598.
  4. Laurence de Clermont, fille de Claude de Clermont, comte de Montoison. Ce mariage fut contracté en 1601.
  5. Elle mourut le 14 septembre 1654, âgée de quatre-vingt-trois ans.