Aller au contenu

Les Hommes frénétiques02-01

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit et Cie (p. 101-116).

DEUXIÈME PARTIE

LA MÊLÉE

I

L’ORDRE NOUVEAU


Les conséquences de la victoire des parallèles se développèrent d’abord assez lentement. Trois ministres seulement tombèrent, au lendemain des élections : le ministre des Réjouissances publiques, celui des Transports aériens et celui de la Météorologie.

Les cinq directeurs inamovibles du Conseil Suprême demeuraient, pour le moment, au-dessus de la mêlée.

Au Parlement, où les partis s’affrontaient avec vivacité, on parlait beaucoup plus qu’on n’agissait. Aux lentes discussions techniques qui, durant cinq siècles, avaient occupé une assemblée un peu somnolente, succédaient de bruyantes oppositions doctrinales, un tumulte de harangues passionnées hachées de continuelles interruptions. Les conflits sentimentaux enfiévraient le moindre débat. L’éloquence politique réapparaissait, joyeuse, âpre, féroce. Des jeunes gens, inconnus la veille et souvent peu cultivés, retrouvaient, comme par miracle, la tradition oratoire des grands tribuns populaires, l’enthousiasme forcené des apôtres fanatiques de l’âge chrétien, entraîneurs d’hommes. D’autres, qui n’avaient que le coup de gueule des trublions, faisaient néanmoins leur partie dans ce concert ; tels, au petit jour, des limiers sur le point d’être découplés, ils donnaient de la voix, saluaient l’aurore des temps nouveaux d’un hourvari brutal.

Plusieurs semaines se passèrent en discussions orageuses sans que le Parlement entreprît véritablement la besogne législative.

À la lumière de ces premiers débats, des rivalités secondaires étaient apparues entre députés de la majorité. Rivalités de personnes d’abord : les grands chefs, fort ambitieux, se jalousaient ouvertement. Lahorie, dont le lyrisme indiscret fatiguait l’assemblée, avait été, dès les premiers jours, en butte aux sarcasmes d’un éloquent et subtil député de l’Afrique du Sud, le philosophe Endémios. Les deux hommes, bien qu’appartenant au même parti, étaient séparés par une haine grandissante.

Enfin, par-dessus tout, les rivalités ethniques s’accusaient plus fortement de jour en jour. Les Jaunes d’Asie s’opposaient aux Hindous et aux Australiens ; les Américains du Nord observaient avec méfiance les Américains du Sud, plus nombreux, plus actifs et pleins de jactance ; de vieux foyers de haine menaçaient de se rallumer en Europe entre les races nordiques et latines ; une hostilité déjà bruyante existait entre les Sémites méditerranéens, dont Lahorie demeurait le porte-parole, et les Sud-Africains, groupés autour d’Endémios.

Depuis la première réunion du Conseil Suprême dans les ruines de San Francisco, le siège du pouvoir central était demeuré le même. Nul, jusqu’à présent, ne s’en était jamais plaint, car la rapidité des communications aériennes rendait faciles les plus grands voyages. D’ailleurs, depuis longtemps déjà, grâce aux perfectionnements du cinétéléphone, les élus qui redoutaient les déplacements pouvaient prendre part aux débats sans quitter leur demeure. Et, en fait, pendant les précédentes législatures, on avait connu d’assez nombreux députés, même des députés influents, qui n’avaient jamais, une seule fois, pris contact direct avec leurs collègues.

Mais les temps étaient changés. Endémios fut le premier à réclamer contre l’usage séculaire qui donnait, sans raison valable, figure de capitale à une région du globe. Malgré la résistance des anciens ministres demeurés en fonction, le principe du déplacement du Parlement fut vite acquis, mais les débats passionnés s’engagèrent sur les modalités, chaque pays prétendant à la priorité sur les pays voisins.

Des arguments historiques, autrefois délibérément écartés dans toute discussion sérieuse, se heurtaient avec violence. Il n’était région si déshéritée qu’elle n’eût été, au cours des siècles, le théâtre d’un accident notable, qu’elle n’eût vu des hommes s’entre-détruire, qu’elle n’eût servi de repaire à une race de proie. On évoquait glorieusement les fastes des âges barbares ; on se disputait l’honneur d’avoir les plus vastes charniers.

Finalement, on ne choisit que huit points de réunion ; le premier fut le point 20-30 dans l’Afrique du Sud, au centre même de la circonscription d’Endémios. Lahorie, malgré tous ses efforts, ne put rien obtenir pour son pays. Le mécontentement fut vif dans toutes les circonscriptions sacrifiées.

La réforme ne présentant rien d’immédiatement dangereux, le Conseil Suprême n’opposa aucune résistance. Mais la fureur réformatrice de la majorité parallèle ne devait pas tarder à se manifester de façon plus inquiétante. Le programme du parti comportait la réorganisation administrative de la société universelle, la substitution à l’unité actuelle d’un fédéralisme dont les caractéristiques restaient à déterminer. C’était là l’aboutissement logique des aspirations particularistes qui, depuis un demi-siècle, n’avaient cessé de prendre force. L’unité des parallèles se reforma sur cette question. Aussitôt, les méridiens firent bloc ; bénéficiant de la sympathie secrète de l’exécutif, ils réussirent d’abord, par des procédés légaux d’obstruction, à tenir la majorité en échec. Mais, bientôt, l’élan des parallèles devint irrésistible et déjoua toute manœuvre. Une attaque adroite et violente d’Endémios balaya l’exécutif et tous les hauts fonctionnaires soupçonnés de traditionalisme.

Dès lors, les débats se déroulèrent à une allure précipitée, dans une atmosphère d’enthousiasme. L’opposition doctrinale du parti méridien se manifesta avec éclat, mais n’arrêta rien.

On adopta rapidement le principe des subdivisions territoriales. Quelques-unes existaient déjà, en fait, depuis plusieurs années, en marge de la législation universelle, mal tolérées, du reste, par le pouvoir central. D’autres se formaient hâtivement, au hasard des sympathies et surtout des antipathies du moment, sans frontières nettement délimitées, avec des enclaves, des colonies, des enchevêtrements compliqués. Il restait enfin de vastes hinterlands où la population, tiraillée en tous sens, hésitait encore avant de s’unir à telle ou telle formation.

Le Parlement essaya de faire sortir de ce chaos l’ordre nouveau. Un premier projet de délimitation, qui prétendait tenir compte avant tout des affinités historiques, apparut d’une complication extrême et échoua complètement. Il ne pouvait davantage être question de frontières naturelles ; ni les fleuves, ni les montagnes, ni les glaces des pôles, ni même l’immensité des océans ne séparaient véritablement les hommes. Enfin il était difficile de créer un nombre trop considérable de subdivisions sans dissocier certains groupements existant déjà.

On partagea donc la surface de la planète en douze régions ou patries, d’importance sensiblement égale et correspondant à peu près aux groupements ethniques les plus récents et les mieux caractérisés.

Les frontières en furent marquées par des zones d’énergie du réseau principal : frontières rectilignes et visibles dont la fixité semblait devoir écarter toute contestation ultérieure. Il y eut trois régions en Amérique, deux en Europe et en Afrique, quatre en Asie, une en Océanie. On partagea, de la même façon, les mers et l’atmosphère en zones d’influence.

Personne, parmi l’élite, ne réclamait encore, pour ces régions, l’autonomie complète. Un pouvoir central, dont le rôle demeurerait de coordination, semblait toujours nécessaire ; nécessaire aussi le maintien de certains services mondiaux essentiels : production et distribution de l’énergie, cinétéléphone, transports généraux. Il était même utile de conserver un comité central de la météorologie et, sous certaines conditions, une police internationale.

Mais, dans ce large cadre d’organisation universelle, chaque patrie pouvait choisir son gouvernement, réglementer la production, les échanges, l’enseignement, l’hygiène, les mœurs, les fêtes, vivre enfin d’une vie singulière.

Cela impliquait, bien entendu, le droit et même le devoir d’entretenir des forces autonomes de protection, une police locale chargée de veiller à l’ordre intérieur.

En même temps que se préparait un tel bouleversement, l’exécutif menait campagne contre les directeurs dont on prévoyait la résistance. Campagne sournoise, investissement souterrain. Endémios, régent des Nouvelles Générales, manœuvrait avec une habileté tortueuse.

Le Conseil Suprême, fidèle à sa politique séculaire de temporisation, hésitait avant de s’engager à fond. La promulgation des nouvelles lois organiques qui prétendaient instituer le fédéralisme lui offrit enfin l’occasion de réagir avec netteté ; il opposa, à la mise en application de ces lois, un veto catégorique. L’indignation fut vive parmi les masses populaires. Un plébiscite, organisé sans retard, dans les formes constitutionnelles, donna une majorité écrasante aux partisans du fédéralisme.

Battu, le Conseil Suprême ne céda cependant point. Au cinquième plébiscite, il demeurait encore sur ses positions, n’opposant, d’ailleurs, que la force d’inertie aux désirs imprudents de la majorité.

La situation apparaissait sans issue prochaine, et des troubles semblaient à craindre.

La mort, à huit jours d’intervalle et dans des conditions assez singulières, de deux directeurs, changea la face des choses. L’élection des remplaçants eut lieu dans les formes légales ; mais enlevée vivement et par surprise, elle amena au pouvoir un jaune d’Asie et un blanc sud-américain, tous les deux de l’Académie de philosophie spiritualiste, personnages de second plan, tirés de l’ombre depuis peu, et grâce aux intrigues d’Endémios.

Avec eux l’esprit nouveau entrait au Conseil Suprême.

Aussitôt après le sixième plébiscite, les lois organiques devinrent immédiatement applicables. Les directeurs ne maintenaient leur opposition que sur des questions secondaires concernant la police mondiale.

Dès lors commença une période de singulière effervescence.

Ce fut le bouillonnement confus d’une genèse.

Les bâtisseurs d’avenir se hâtaient d’assembler leurs matériaux, jetaient haut leur rappel enthousiaste et fiévreux. Repoussant dédaigneusement les prudentes disciplines de l’ère universelle, ils œuvraient dans l’allégresse, hardiment. Ils ne comptaient point parmi les justes ni parmi les sages, mais l’ardeur du geste sommaire et sûr suppléait chez eux à la débilité de la pensée. Comme les meneurs d’hommes des temps préscientifiques, ils n’étaient point des précurseurs, mais simplement de beaux barbares, dominant par la rudesse ou la ruse médiocre. Ils avaient le courage obstiné, l’orgueil claironnant des grands féodaux chrétiens, des hardis chefs d’État, d’armées ou de bandes. Ils en avaient aussi l’ignorance sereine et la profonde insouciance.

Et, derrière ces aveugles, on entendait déjà le piétinement des foules aventureuses et crédules.

Dans chaque patrie, les élections succédaient aux élections, les plébiscites aux plébiscites.

Les douze assemblées nationales se réunirent à peu près en même temps. Les parallèles triomphaient presque partout. Deux régions seulement, l’Europe orientale et l’Asie centrale, donnèrent la majorité aux méridiens. Ces régions, malgré l’acharnement avec lequel le parti méridien avait combattu le fédéralisme, ne furent pas les dernières à s’organiser ni à manifester une arrogante méfiance à l’égard des contrées voisines. Très vite, le pouvoir s’y trouva concentré, en droit comme en fait, entre les mains d’un dictateur qui fut, pour l’Asie centrale, un jeune ingénieur des Transports Généraux et, pour l’Europe orientale, un grand agriculteur des Terres Noires.

Nulle part ailleurs, les assemblées ne consentirent ouvertement à une telle abdication. Plusieurs régions se donnèrent un gouvernement calqué, dans ses grandes lignes, sur le gouvernement universel. D’autres adoptèrent un régime beaucoup moins stable, comportant des élections mensuelles ou hebdomadaires. L’Amérique centrale, enfin, institua le véritable gouvernement du peuple par le peuple, sans mandataires interposés ; le Parlement s’y réduisit à une permanence où quelques fonctionnaires élus, se relayant d’heure en heure, surveillaient la publication des discours politiques, enregistraient les votes journaliers et transmettaient aux agents d’exécution les ordres populaires.

En réalité, malgré la diversité des constitutions, la direction des affaires passait partout aux mains d’une oligarchie téméraire. La plupart des députés au Parlement mondial faisaient également partie des assemblées nationales. L’influence des grands chefs était prépondérante. Lahorie s’était fait nommer consul à vie en Afrique du Nord. Endémios, au contraire, avait refusé tout mandat en son pays ; mais, régent des Nouvelles Générales, disposant de moyens d’action mystérieux près du Conseil Suprême, il était un des maîtres de l’heure et, en Afrique du Sud, son autorité, pour demeurer occulte, n’en avait pas moins toute puissance.

L’agitation des esprits demeurait extrême. Partout, déjà, les minorités nationales se disaient opprimées. Des grèves éclataient, aussitôt réprimées avec rudesse. Les vitrificateurs subalternes sabotaient le réseau routier en Europe orientale. En Australie, des agriculteurs détruisaient des postes météorologiques, faisaient tomber en un guet-apens les inspecteurs régionaux des récoltes.

Le Conseil Suprême, où l’unanimité ne s’obtenait plus que difficilement, réagissait avec mollesse contre les innovations les plus hasardeuses ; s’il conservait encore la direction générale de la police mondiale, il s’était laissé dépouiller peu à peu du droit de veiller au recrutement et à l’encadrement.

La société tout entière était en travail de renouveau ; les plus sages finissaient par céder au courant et se laissaient emporter.

L’heure était dangereuse, ardente et belle. L’humanité, comme par le coup de baguette d’une fée, se réveillait jeune. Les fêtes dépassaient en splendeur et en animation tout ce que les générations précédentes eussent pu imaginer. Dans chaque pays, on assistait à une riche éclosion artistique. Poètes, orateurs, musiciens, danseurs, architectes créaient ou retrouvaient des formes singulières de beauté. La débauche diminuait ; la jeunesse s’adonnait avec entrain à des jeux du corps imités des barbares. Les ingénieurs entreprenaient de grands travaux inutiles.

Et, dans les laboratoires privés, échappant à tout contrôle, de nombreux savants, continuateurs d’Avérine, fouillaient imprudemment aux fabuleuses matrices de l’éther, afin d’y trouver les secrets qui feraient peut-être les hommes aussi puissants que des dieux.


Les rivalités nationales grandissaient vite.

Les querelles économiques semblaient être au premier plan ; on les avouait volontiers, on les grossissait à plaisir, on les faisait naître quand elles n’existaient pas. Leur importance, malgré tout, demeurait médiocre, car il n’y avait point de contrées déshéritées, et personne ne connaissait la misère. Pour une population mondiale à peine égale à la population de l’apogée chrétienne, la production était en effet beaucoup plus grande. L’agriculture et l’industrie obtenaient partout, au prix d’efforts infimes, de quoi satisfaire à tous les besoins essentiels et même aux besoins nouveaux qui naissaient à chaque étape de la civilisation scientifique. Mais une politique de production à outrance commençait à enfiévrer chaque gouvernement.

La situation apparaissait particulièrement tendue entre l’Afrique du Sud et les territoires lahoristes, qui, s’étendant entre le dixième et le quarantième parallèle, comprenaient, outre l’Afrique septentrionale, une partie de l’Europe péninsulaire de l’Asie Mineure.

En Afrique du Nord, où l’exploitation intensive de certaines régions privilégiées eût suffi à nourrir toute la population, le gouvernement lahoriste n’en poussait pas moins l’étude de grands projets, tels que la mise en valeur des immenses étendues centrales, encore à demi désertiques.

Les Africains du Sud dénonçaient ces projets comme attentatoires à l’équilibre économique et s’ingéniaient à les contrecarrer. L’action des Sudistes, indirecte et sournoise, prenait le plus souvent la forme de brimades météorologiques. Des postes clandestins, d’une grande mobilité, transportés d’un point à l’autre de l’équateur ou voguant à la limite des eaux territoriales, neutralisaient les postes du Nord, déclenchaient au loin des bourrasques inexplicables, dissipaient les nuages artificiels amenés à grands frais au-dessus de la zone désertique. On commençait aussi à accuser les Sudistes d’agir, par des moyens mystérieux, sur la haute atmosphère dont certaines couches protectrices se trouvaient détruites par endroits, ou du moins, rendues transparentes à des radiations dangereuses pour la vie végétale.

Les Lahoristes excitaient encore la jalousie de leurs voisins par le développement considérable qu’ils prétendaient donner à un réseau national de voies aériennes ; ils excitaient leur méfiance par le zèle fiévreux avec lequel ils menaient jusqu’au parallèle 10, à travers la zone des déserts, de nombreuses chaussées sans utilité apparente et qui semblaient destinées seulement à jouer le rôle de voies stratégiques de secours. Sur ces chaussées, vitrifiées par un procédé secret, des véhicules glisseurs pouvaient atteindre des vitesses considérables, de même ordre que la vitesse des appareils aériens.

À ces motifs de querelle s’ajoutait une violente poussée religieuse des Lahoristes. La plupart des religions de l’époque chrétienne avaient à peu près disparu, au début de l’ère universelle, en tant que systèmes dogmatiques, mais, depuis un demi-siècle, un mouvement inverse de la pensée humaine se pouvait observer ; les masses revenaient aux grands rêves consolateurs, aux antiques fables d’espoir et d’amour. Le mouvement était lent et presque timide, sauf pourtant chez les Lahoristes, où des îlots musulmans avaient résisté à tous les assauts du rationalisme et où le fanatisme recommençait à flamber comme aux époques barbares. Du Maroc à l’Arabie, des apôtres se levaient d’entre les humbles ; ils retrouvaient les beaux gestes oubliés et, de leurs lèvres, coulait la poésie ardente des vieilles légendes. Ils se gardaient d’ailleurs d’une interprétation trop étroite des textes ; élargissant jusqu’au symbole les préceptes coraniques, ils adaptaient la Loi aux exigences de la civilisation scientifique et ils aimaient à se proclamer philosophes. Ils n’en étaient pas moins animés de cet esprit de prosélytisme aventureux qui avait poussé jadis leurs ancêtres à la conquête du monde.

Aussitôt formé, le nouveau gouvernement avait dû, sous peine d’être renversé, reconnaître la religion musulmane comme religion d’État. Lahorie, consul, avait cru de bonne politique d’accepter le nom redoutable de Commandeur des Croyants. Cette précaution n’empêchait pas qu’il fût surveillé de très près et soupçonné de tiédeur. Le zèle des chefs religieux lui causait parfois les plus graves embarras.

Ce zèle s’exerçait d’une façon particulièrement indiscrète à l’égard des Africains du Sud. Sous le prétexte que des groupements musulmans avaient existé autrefois au-delà du dixième parallèle, des caravanes de pèlerins lahoristes pénétraient périodiquement jusqu’au voisinage de l’équateur. En même temps, une propagande intense s’efforçait de toucher les populations noires du Sud et de les ramener à la foi musulmane.

Les gouvernants sudistes, dominés par Endémios, réagirent avec d’autant plus de violence qu’une sérieuse agitation des méridiens leur donnait en même temps de l’inquiétude ; cette querelle nationale venait à point pour distraire l’opinion des questions de politique intérieure.

Endémios fit interdire toute propagande religieuse par les Nouvelles Générales. Aussitôt, les Nordistes décidèrent l’installation d’un réseau cinétéléphonique absolument indépendant du réseau universel ; mais ce projet se heurta à l’opposition inattendue du Parlement mondial, et le gouvernement de Lahorie n’osa passer outre.

Victorieux, Endémios poursuivit son avantage. Il était difficile d’interdire complètement l’accès des territoires du Sud aux voyageurs du Nord ; on s’ingénia donc, par des moyens détournés, à rendre pratiquement impossible les grands pèlerinages.

Le fanatisme musulman s’en trouva accru. Parce que certains points des territoires sudistes ne devenaient accessibles qu’au prix des plus grands efforts, ils acquirent la réputation de lieux saints. L’amour de la difficulté échauffait les âmes ; la beauté du sacrifice les enflammait d’orgueil. De nombreux pèlerins franchissaient isolément la frontière. Leurs démêlés avec les infidèles ou avec la police nationale du Sud faisaient l’objet de beaux récits héroïques ; des prédicateurs d’une éloquence barbare recueillaient ces récits et en tiraient grand parti.

Lahorie et les principaux membres du gouvernement, sommés chaque jour de prendre des mesures contre les Sudistes, voyaient approcher l’heure où ils ne pourraient plus contenir le mouvement religieux. Ils ne s’en inquiétaient pas outre mesure, acceptaient d’un cœur léger les pires éventualités.

En Afrique du Sud, la tranquillité ne régnait pas davantage. L’agitation méridienne, loin de s’apaiser, gagnait du terrain. De grands agriculteurs, qui avaient émigré en Europe orientale, menaient la lutte de loin, avec adresse et ténacité. Un coup d’État ne semblait pas impossible. Endémios et ses créatures ne se sentaient plus en sécurité. Grands joueurs, l’idée leur venait d’aiguiller vers l’étranger les haines diverses et de tenter la chance suprême.

Les événements s’enchaînèrent inexorablement.