Les Immigrations protestantes en Angleterre

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LES
IMMIGRATIONS PROTESTANTES
EN ANGLETERRE

The Huguenots, their settlements, churches and industries in England and Ireland, by Samuel Smiles ; London, John Murray 1868.

A voir le développement des docks, des chantiers de travail et des usines dans la Grande-Bretagne, on serait tenté de croire que la race anglo-saxonne s’est de tout temps distinguée par la pratique de l’industrie et du commerce. Les faits contredisent pourtant cette opinion. L’Angleterre n’était à l’origine qu’une nation pastorale et agricole. Ses richesses étaient dans ses prairies, dans ses gras pâturages s’étendant sous un ciel humide, dans ses groupes de moutons couronnant le sommet des collines à pentes douces et herbues, Encore les habitans ignorèrent-ils longtemps l’art de travailler la toison des brebis. « Les Anglais ne savaient pas plus tirer parti de la laine que le mouton qui la porte, » c’est le vieil écrivain Thomas Fuller qui nous le dit. Les draps, les serges et les articles de toilette étaient importés chez nos voisins soit des Flandres, soit de l’Allemagne et de la France. Les bêtes à laine se trouvaient d’un côté du détroit, et de l’autre s’élevaient les ateliers dans lesquels un produit naturel était transformé selon nos besoins et nos modes. La toison des moutons anglais passait et repassait la mer ; en effet, une grande partie de la matière brute revenait dans les îles britanniques, façonnée par la main des artisans étrangers. Comment un peuple de bergers et de marchands de laine est-il devenu un des plus habiles de la terre dans toutes les branches du travail manuel ? C’est une question qui méritait à coup sûr d’occuper les recherches d’un esprit dévoué aux intérêts de l’économie politique, de l’éducation morale et du progrès religieux.

Avec un rare désintéressement national et un sentiment de justice qu’on ne saurait trop encourager, un écrivain anglais vient aujourd’hui rendre aux étrangers ce que la riche et laborieuse Angleterre du XIXe siècle doit aux étrangers. M. Smiles est l’historien de la vapeur et de toutes les découvertes utiles ; ses héros sont les inventeurs, les artisans célèbres, les ingénieurs, tous ceux, en un mot, qui ont su dérober à la nature un secret ou une force pour étendre le règne de l’homme sur la matière. Les conquêtes de l’industrie et du commerce le préoccupent bien autrement que les victoires des armées anglaises. Il admire peut-être le courage des soldats mourant à Waterloo, mais combien il s’intéresse d’un autre côté aux conscrits du travail luttant dans le silence des mines contre les ténèbres, les masses de diamant noir et les explosions du feu grisou ! Mieux que tout autre en Angleterre, il connaît l’âge de chaque métier, les états embryonnaires qu’ont traversés les machines, le nom des hommes ayant attaché le souvenir de leurs services au perfectionnement du vaste outillage des diverses exploitations. Il a écrit la biographie de ceux qui ont extrait et dompté le fer, de ceux aussi qui, à l’aide d’un nouveau moteur, ont soulevé les montagnes de houille et rapproché les distances[1]. Par la tournure de ses idées et l’ordre de ses études, M. Smiles était donc préparé à traiter cet intéressant sujet,. — la naissance des arts utiles chez un grand peuple qui, à l’origine, n’avait pas d’industrie.

Ce qui manquait d’abord à l’Angleterre, elle se l’est donné en attirant chez elle les ressources et les talens des autres nations. Chaque branche du travail manuel a été entée l’une après l’autre sur un tronc vivace, mais primitivement inculte, par des immigrations successives. Les facultés de premier ordre que développent aujourd’hui dans plus d’un métier les artisans anglais ont été par le fait acquises ou, pour mieux dire, empruntées à des étrangers. Les premières colonies ouvrières qui vinrent s’établir sur le sol britannique avaient été poussées au-delà du détroit par des événemens dans lesquels le hasard ou la politique des souverains d’outre-mer jouait un certain rôle. Plus tard, quand éclatèrent sur le continent les guerres et les persécutions religieuses, cette affluence de travailleurs venus du dehors prit en quelque sorte le caractère d’un fait permanent et régulier. Durant deux ou trois siècles, l’Angleterre fut un port de refuge pour tous ceux dont la fortune et la profession avaient échoué dans d’autres états au milieu des tempêtes soulevées par l’intolérance. Ces blanches falaises de craie, debout sur les vagues et formant la ceinture de l’île inviolable, attiraient de loin les regards des huguenots qui souffraient dans leur pays et ne voulaient point abjurer leurs convictions. L’éclatante prospérité dont jouissent maintenant l’industrie et le commerce de la Grande-Bretagne a été le fruit de la liberté religieuse et politique. Après tout, l’Angleterre ne conserve-t-elle point un juste héritage, et ne recueille-t-elle point à bon droit les avantages qu’elle a semés ? Ces germes déposés dans son sein par la persécution, c’est elle qui les a protégés, fécondés, et l’aveu des emprunts faits dans de pareilles circonstances aux industries étrangères né saurait coûter beaucoup à l’amour-propre d’une nation.


I

Les plus anciennes colonies d’artisans datent de la seconde moitié du XIIe siècle, et l’une d’entre elles existe encore sur le sol de la Grande-Bretagne. Parcourant le sud du pays de Galles, je fus frappé, il y a deux ans, de trouver aux environs de Swansea, dans une sorte de péninsule dont la pointe porte le nom de Gower, des groupes de maisons et des habitans dont les caractères extérieurs me rappelèrent tout d’abord les Flandres. Cette population locale se distingue en effet de ses voisins les Welches par le costume, la langue et les traits de la physionomie. Depuis un temps immémorial, elle vit à part et ne souffre guère que ses garçons ni ses filles contractent des unions avec la race gallique. Il semble qu’elle tienne à conserver la trace de son origine étrangère. Ces intrus (ainsi les considèrent les gens de la principauté de Galles) sont les descendans de familles flamandes qui vinrent chercher fortune en Angleterre sous le règne de Henri II, après avoir été chassés de chez elles par une de ces inondations qui ravageaient alors trop souvent les Pays-Bas. Le roi les accueillit, et, comme il avait besoin d’hommes industrieux et entreprenans pour défricher les terres incultes qui s’étendaient autrefois du côté de Carlisle, il les envoya près de la frontière de l’Ecosse. C’était un désert, et en dépit de leurs efforts les émigrés ne purent s’implanter sur ce sol ingrat, qui défiait les ressources et le courage des plus intrépides. Henri II, averti par cette expérience malheureuse, les dirigea plus tard vers la presqu’île de Gower. Là ces bons Flamands se livrèrent à leur métier de fileurs de laine et de fabricans de drap. Comme les habitans du pays de Galles les regardaient d’un œil jaloux s’établir sur leur territoire, ces colons formèrent entre eux une communauté dont les liens, se resserrèrent de jour en jour par suite même de l’animosité qu’ils excitaient. Le district habité par eux fut désormais appelé « la petite Angleterre des Wales. » Un pareil nom ne se trouvait guère approprié à leur origine et pourtant ce nom ils le justifièrent. Plus Anglais que les Anglais eux-mêmes, du moins dans leurs sympathies, ils adoptèrent le langage de ceux qui les protégeaient et refusèrent d’apprendre l’idiome des Celtes. Le dialecte qu’ils parlent encore aujourd’hui est bien l’anglo-saxon, mêlé de quelques racines teutoniques. Ayant ainsi très peu de rapports, avec les indigènes, ils ont perpétué les mœurs de leurs ancêtres, et le style de l’architecture flamande. N’est-il pas toutefois surprenant de retrouver après plus de sept siècles un faible rameau conservant encore la sève de l’arbre dont il s’est détaché ?

Edouard III, surnommé « le père du commerce anglais, » envoya plus tard des agens dans les Pays-Bas pour recruter des ouvriers capables d’enseigner à ses sujets l’art de filer, de teindre et de tisser la laine. S’il faut en croire les historiens de la Grande-Bretagne, la condition de ces artisans était alors fort misérable dans leur contrée. Exténués de travail, nourris de harengs et de fromage moisi, traités moins-comme des hommes que comme des chevaux, ils s’épuisaient à faire la fortune de leurs maîtres. Pourquoi auraient-ils alors résisté aux promesses, et aux avances des émissaires anglais ? Le bœuf et le mouton d’outre-mer étaient pour leur estomac affamé une sorte de mirage qui les attirait vers la terre d’abondance. Le grave Thomas Fuller prétend même qu’un autre charme encore plus puissant agissait sur leur imagination : ils voyaient déjà en rêve les belles filles, des riches fermiers anglais qui ne dédaigneraient point de les prendre pour maris. Quoi qu’il en soit des motifs qui les déterminèrent, plusieurs d’entre eux répondirent volontiers à l’appel d’Edouard III. Une autre circonstance vint servir les vues et les projets de ce souverain. La guerre ayant éclaté entre lui et Philippe de Valois (1336), le roi de France entraîna Louis de Nevers, comte de Flandre, dans une ligue offensive contre l’Angleterre. Edouard se vengea en prohibant l’exportation de la laine, de sorte que les Pays-Bas se trouvèrent à peu près dans la même position que celle du Lancashire durant la guerre civile d’Amérique et la disette du coton. Cette crise industrielle, comme nous dirions aujourd’hui, engagea beaucoup d’ouvriers flamands à passer la mer avec leurs métiers et leurs outils. Ils n’eurent point lieu de s’en repentir, car plusieurs d’entre eux fondèrent de grandes fabriques, et, alliés plus tard à des familles anglaises, achetèrent des domaines considérables. D’autres parvinrent très vite aux honneurs et aux charges publiques. Des trois frères Blanket, qui introduisirent de l’autre côté du détroit l’art de faire des couvertures de laine, l’un devint dès 1349 bailli de Bristol, tandis que les deux autres représentèrent cette même ville au parlement. L’Angleterre sait où trouver ses hommes et les récompense selon leurs mérites ; c’est une de ses forces.

La politique d’Édouard III fut suivie par quelques-uns de ses successeurs. M. Smiles indique avec précision la date de chaque branche d’industrie implantée dans la Grande-Bretagne par des étrangers. Jusqu’au XVIe siècle, ces immigrations étaient sollicitées, obtenues par des moyens diplomatiques ; mais on touchait au moment où l’Angleterre allait s’enrichir sans efforts de nos fautes et de nos désastres. Luther avait parlé, la raison humaine réclamait sa part d’examen dans les questions religieuses. Toute l’Europe se montrait agitée par le vent des nouvelles doctrines, et l’heure des persécutions avait sonné. Parmi les grands états qui combattirent à outrance le protestantisme se distinguèrent au premier rang l’Espagne et la France. Il nous faut rechercher ce que l’une et l’autre ont gagné ou perdu à ce système de résistance.

On connaît le caractère de Philippe II et les atrocités du duc d’Albe. Ce qui n’avait point encore été mis suffisamment en relief, c’est la condition des exilés volontaires qui abandonnèrent alors les Pays-Bas, couverts d’échafauds et de bûchers. L’émigration commença en 1550, sous le règne d’Edouard VI d’Angleterre, et se continua toujours croissante sous celui d’Elisabeth. La duchesse de Parme écrivait à Philippe II (1567) : « En quelques jours, cent mille hommes ont quitté les Flandres, enlevant avec eux leur argent et leurs effets ; bien d’autres se disposent à les suivre. » De l’argent, ils en avaient peu, ils laissaient derrière eux leurs terres et leurs maisons ; mais ils emportaient ce que l’argent ne peut acheter, leur industrie, leur habileté personnelle, la science d’un état ou d’une profession utile. C’étaient pour la plupart les meilleurs ouvriers et les chefs de fabrique les plus intelligens. Qui émigre en pareil cas ? Les forts, les entreprenans, les hommes de caractère et de volonté ; les autres, c’est-à-dire tous ceux qui n’ont point confiance en eux-mêmes, restent où ils sont et s’attachent avec une sorte de désespoir à la terre natale, cette terre fût-elle noyée de sang. N’est-ce point ce qui fait encore aujourd’hui la force des États-Unis d’Amérique ? Les émigrans qui traversent l’Atlantique peuvent être pauvres, dénués, ce sont le plus souvent les vaincus du vieux monde ; mais leur foi dans l’avenir est demeurée indomptable, et ils ont en eux-mêmes tout ce qu’il faut pour réparer leur défaite sur le champ vierge du travail. Les protestans du XVIe siècle avaient d’ailleurs à lutter contre de bien autres obstacles. Ne s’en allait point qui voulait du sol des Pays-Bas : les frontières étaient gardées, surveillées. Si les malheureux fuyaient, leurs biens étaient confisqués ; étaient-ils pris en flagrant délit d’évasion, c’était la mort qui les attendait. Le plus grand nombre d’entre eux se dirigea vers les côtes : la mer est un chemin libre, la grande route des opprimés. Derrière les vagues, qui ne se lassent jamais de porter les infortunes humaines, s’élevait d’ailleurs à deux ou trois journées de distance l’Angleterre, ouverte à tous, mais surtout aux enfans de l’industrie. Ils arrivaient sur des bateaux découverts ou de pauvres navires. On distinguait parmi eux toutes les conditions et toutes les classes de la société, tous les âges de la vie. Hommes, femmes, vieillards, débarquaient souvent au milieu de l’hiver. Durant la traversée, quelques-uns d’entre eux avaient eu beaucoup à souffrir des gros vents et des fureurs de la houle. Une tempête religieuse et politique les avait chassés de leur patrie, une autre tempête les jetait sur un sol ami. Des veuves amenaient avec elles leurs enfans, qu’elles tenaient groupés dans leurs bras, toutes fières de les avoir arrachés à une terre de servitude et au bûcher sur lequel était mort leur père.

La vengeance de Philippe II, et, il faut bien le dire, celle de l’église romaine, les poursuivirent jusqu’au-delà des mers. Le pape Pie V demandait formellement à Elisabeth de chasser de son royaume les réfugiés protestans, et, comme cette reine résistait à de tels conseils, il lança enfin contre elle une bulle d’excommunication. C’étaient, dit un historien anglais, des « foudres éteintes, » puisqu’elles tombaient sur une tête déjà condamnée, la fille hérétique de Henri VIII. Non contente de demander la mort des pécheurs, la cour de Rome les calomniait, chargeant les pauvres exilés d’épithètes très peu chrétiennes, ebriosi et sectarii. Sectaires, passe encore, mais ivrognes ! Un évêque anglais, Jewel, se chargea de les défendre et de répondre au chef de l’autre église. Il représente ces étrangers, qu’il avait tous les moyens de bien connaître, comme des gens sobres et économes, qui donnaient au contraire l’exemple du travail, de l’ordre et de la patience. Usant alors de représailles, le digne évêque réformé reproche au pape de couvrir de sa protection six mille usuriers et vingt mille courtisanes dans sa sainte ville de Rome. Le temps n’était point aux aménités théologiques ; aussi Jewel conclut-il, fort indigné, que « la reine d’Angleterre a bien le droit d’offrir un lieu de refuge aux serviteurs de Dieu, quand le pape donne asile aux serviteurs du diable. » La guerre ne s’arrêta pas aux mots et aux antithèses. S’il faut en croire M. Smiles, le désir de ressaisir les victimes échappées au feu de l’inquisition et aussi le dépit que causait au maître de l’Espagne le refus obstiné d’une femme hautaine et courageuse auraient déterminé Philippe II à lancer contre l’Angleterre sa fameuse Armada. Cette expédition peut bien avoir été résolue par plus d’un motif ; admettons pourtant que les passions religieuses n’ont point été étrangères à la lutte.

Tout le monde sait quel fut le sort de la flotte espagnole, et comment cette fois les vents et la fortune se tournèrent du côté du droit. Le point de vue de l’écrivain anglais a du moins le mérite de présenter sous un nouveau jour le caractère d’Elisabeth. Certes elle avait trop du sang de Henri VIII dans les veines pour être proposée comme un modèle de tolérance, plus d’un acte de son règne se montre en désaccord avec sa noble conduite envers les sectaires étrangers ; comment toutefois ne pas lui savoir gré de la fermeté toute virile qu’elle déploya pour défendre dans son royaume les droits de la pensée et les devoirs de l’hospitalité contre l’intervention armée des états catholiques ? Que serait-il advenu de la liberté de conscience, et quel eût été le sort des proscrits au sein de la Grande-Bretagne, si la belle Marie Stuart avait réussi dans un des complots qu’elle tramait ou qu’on tramait en son nom contre son impérieuse cousine ? La protection accordée par Elisabeth aux étrangers qui avaient souffert dans leur pays pour leur foi religieuse était-elle, d’un autre côté, tout à fait désintéressée ? Il entrait, je le crois fermement, bien moins de fanatisme que de calcul dans le respect qu’elle professait pour l’asile de la chrétienté, asylum Christi. Elle savait très bien que ces fugitifs apportaient avec eux les arts qui manquaient alors à son royaume. Le hasard ou, pour mieux dire, la haine aussi absurde que féroce des souverains étrangers contre leurs sujets hérétiques lui donnait ce que ses prédécesseurs sur le trône de la Grande-Bretagne avaient toujours poursuivi et atteint seulement à de rares intervalles par d’assez grands sacrifices : l’industrie des nations les plus laborieuses et les plus prospères du monde venait gratuitement s’offrir à la reine-vierge, maiden queen. Qu’on compare d’ailleurs sa politique à celle de Philippe II, et qu’on juge de l’une et de l’autre par les fruits qu’elles ont portés.

Le système d’extermination et les mesures déployées contre les hérétiques avaient réussi au-delà de tout espoir. Les Flandres étaient presque un désert, a Les bêtes sauvages, dit un historien du temps, couraient le pays, et les louves venaient allaiter leurs petits dans les fermes abandonnées par les paysans. » Le duc d’Albe avait lieu d’être fier : ses armées avaient détruit l’industrie, le commerce, et réduit les catholiques eux-mêmes à la pauvreté. En voulant arracher l’ivraie, on avait ravagé le bon grain. Des cités autrefois florissantes avaient été frappées au cœur. Gand porte encore aujourd’hui la trace des blessures que reçut son ancienne prospérité. En 1585, après le sac d’Anvers, un tiers des marchands et des fabricans de soieries, damas et autres étoffes avaient dit adieu à cette ville ruinée. Bruges ne s’est jamais relevée de sa décadence. J’ai vu en 1854 ses rues désertes, ses vieilles et curieuses maisons tombant pierre à pierre, ses belles églises, dont quelques-unes réveillent des souvenirs sinistres, ses monumens, qui portent le deuil d’une splendeur éteinte, sa tristesse, sa misère, sa solitude. Encore un tiers de la population vit-il sous la loi de l’aumône. Les femmes, la taille enveloppée dans une mante espagnole et la tête à demi recouverte d’un chaperon rouge, ne sont plus que les ombres de ces riches Flamandes dont on vantait autrefois le caractère laborieux et les vertus domestiques. Grâce à Philippe II, Bruges est une ville orthodoxe, oisive et mendiante. Ce roi avait-il été plus heureux dans ses autres projets d’ambition religieuse ? Ses flottes s’étaient évanouies sur les mers ; l’héroïque et industrieuse Hollande avait échappé pour jamais aux mains sanglantes de l’Espagne ; l’inquisition triomphait, mais l’état des finances était désastreux, et le royaume sur lequel ne se couchait jamais le soleil touchait à la banqueroute. En voulant imposer aux autres un régime de compression et d’intolérance, l’une des plus grandes nations de l’Europe avait scellé chez elle la pierre de son tombeau. Qu’on regarde maintenant de l’autre côté du détroit.

Elisabeth, en montant sur le trône, avait trouvé un état appauvri et divisé, dont la moitié résistait à son autorité royale. L’Angleterre n’avait ni industrie ni armée, et sa marine était encore dans l’enfance. Tout changea de face en quelques années. La production et la circulation des objets de luxe ou de nécessité fournirent le moyen de remplir les caisses du trésor public. Les fabricans de drap venus d’Anvers ou de Bruges et bien d’autres corps d’état apportèrent des forces nouvelles à l’organisation du travail dans le pays qui leur offrait un asile. L’une des colonies flamandes s’établit à Sandwich ; cette ville se mourait, il la relevèrent. La rivière Stour, qui était primitivement l’artère de son commerce, ayant été envahie par les sables, la navigation se trouvait interrompue, et les habitans étaient tombés dans la misère. A peine les exilés, au nombre de quatre cents, se furent-ils installés dans le pays sous la protection de la reine, que les maisons vides et abandonnées se ranimèrent ; au silence succéda le bruit des métiers à tisser ; toute la ville reprit un air dévie et de prospérité naissante. A Norwich, Yarmouth, Douvres, Winchelsea, d’autres colonies implantèrent d’autres branches d’industrie qu’il serait trop long d’énumérer. Qui croirait que l’art de travailler les métaux, aujourd’hui l’une des principales sources de richesse pour l’Angleterre, lui vient en grande partie de l’étranger ? Ce sont des réfugiés de Liège qui, après s’être fixés à Shotley-Bridge, dans le voisinage de Newcastle, introduisirent le secret de faire l’acier. D’autres habiles artisans en métallurgie s’établirent à Sheffield, où ils obtinrent la protection du comte de Shrewsbury à la condition de prendre des apprentis anglais et de leur apprendre le métier. Telle fut l’origine des travaux de fer et d’acier qui font encore aujourd’hui la gloire et la fortune de cette ville. Ne suffit-il point d’ailleurs d’avoir vu en Belgique les admirables ferrures qui décorent les cathédrales de Gand et d’Anvers pour se faire une idée du degré de perfection auquel étaient arrivés les Flamands dans ce genre d’ouvrage ? Ils étaient aussi renommés comme horticulteurs, et quelques-uns d’entre eux transformèrent Wandsworth, Battersea et Bermondsey en autant de jardins qui depuis n’ont cessé d’approvisionner de légumes et de fruits les marchés de Londres. S’il faut en croire certaines traditions, le houblon lui-même, cette plante aujourd’hui bien anglaise, aurait été naturalisé par des Wallons qui en auraient recueilli les boutures dans l’Artois. Je ne finirais pas si je disais tout ce que la Grande-Bretagne dut alors à ces réfugiés représentés par le Vatican comme les pires des hommes, omnium impestissimi. Leur concours n’a point été la seule cause de la grandeur qui distingue le règne d’Elisabeth ; mais l’importation des arts utiles y a très certainement contribué. L’ordre se rétablit dans les finances ; la nation, d’abord indécise et partagée, se rangea résolument sous l’étendard du protestantisme, et l’âge d’or de la littérature anglaise naquit de la liberté de penser. D’un autre côté, la flotte britannique arracha pour jamais aux Espagnols le sceptre des mers ; ses vaisseaux de commerce commandèrent la grande route des Indes et du Nouveau-Monde. Certes les conséquences permettent aujourd’hui de juger les deux systèmes politiques, celui d’Elisabeth et celui de Philippe II : grâce à une certaine liberté d’examen en matière de foi, l’Angleterre inaugura chez elle le règne de la science et de l’industrie ; on sait ce qu’est devenue l’Espagne.

Les Anglais avaient assez souffert eux-mêmes des persécutions religieuses pour compatir aux maux des étrangers que l’exil jetait sur les côtes de leur île. Ils se souvenaient alors de Wiclef, dont les os avaient été déterrés et consumés par le feu. C’était, je l’avoue un pauvre supplice ; il eût été bien plus édifiant et plus conforme aux saines doctrines que cet hérétique eût été dévoré tout vivant par les flammes ainsi que Jean Huss et Jérôme de Prague ; mais, que voulez-vous ? on brûle ce qu’on a. En revanche, n’y avait-il point à Londres, sur les bords, de la Tamise, la tour des Lollards, dont les pierres racontaient plus d’une lugubre chronique ? Du temps même de Henri VIII, tous ceux qui avaient voulu devancer d’un jour le progrès logique de la réformation n’avaient-ils point encouru les rigueurs implacables de la colère du roi ? On comprend donc que les réfugiés protestans fussent en général les bienvenus chez un peuple qui avait à plusieurs reprises et tout récemment, sous le règne de la sanguinaire Marie, essuyé les poursuites de l’arbitraire et du fanatisme. Ces exilés demandaient d’ailleurs si peu de chose en échange des dons qu’ils apportaient. Que leur fallait-il ? Un coin de terre où ils pussent exercer en paix leur industrie. Quelques-uns créèrent même le sol qui devait les recevoir, eux et leurs familles. Ces derniers étaient naturellement originaires des Pays-Bas, où l’homme dispute à l’océan sa demeure et son chantier de travail. Une colonie de Flamands, sous la conduite d’un chef nommé Cornélius Vermuyden, se mit en devoir de reconquérir, dans le comté de Lincoln, des terrains depuis longtemps inondés par de fortes rivières telles que le Don et le Trent. Plus de deux cents familles émigrées s’établirent sur l’île d’Axholm, qu’elles avaient, pour ainsi dire, tirée du sein des eaux. Les travaux de dessèchement se poursuivirent, et une grande étendue de marécages se convertit en une des terres les plus riches et les plus fertiles que possèdent aujourd’hui les Anglais. Un autre groupe de réfugiés, appartenant à la classe des marins, se fixa vers 1568 dans la ville d’Yarmouth, et s’y livra aux travaux de la pêche. Avant eux, le poisson qui visitait les côtes de l’Angleterre était surtout recueilli par les filets hollandais, emporté en Hollande pour y être salé et fumé, il revenait ensuite sur le marché britannique. Peu de temps après l’arrivée des pêcheurs flamands, l’état des choses n’était plus le même ; le succès de leurs barques et de leurs engins avait été si considérable, que la ville d’Yarmouth approvisionnait de marée presque tout l’intérieur du royaume. Ils introduisirent aussi l’art de faire le sel et de curer le hareng. D’autres villes de la Grande-Bretagne suivirent bientôt l’exemple d’Yarmouth, et les Pays-Bas se trouvèrent peu à peu battus sur toute la ligne des pêcheries par leurs propres armes. Le hareng anglais fait aujourd’hui dans les divers marchés de l’Europe une concurrence formidable au hareng hollandais. Est-ce une raison pour oublier ce que l’Angleterre doit à la Néerlande ? Ayant la mer, elle éprouvait surtout au XVIe siècle le besoin d’attirer chez elle les industries qui savent exploiter ce champ des richesses naturelles.

Parmi les exilés dont la Grande-Bretagne mit à contribution les services et les talens, ceux qui nous intéressent le plus sont naturellement les Français. M. Smiles se garde bien de les oublier, et c’est à eux qu’il consacre ses meilleures pages. Les premières colonies de huguenots wallons et français arrivèrent en Angleterre sous le règne d’Edouard VI. Des fabricans de dentelles échappés de Valenciennes, des fileurs de Cambrai, célèbre pour ses batistes[2], des tisserands de Meaux, des marchands de Rouen, des verriers de Paris, des constructeurs de navires et des marins de Dieppe ou du Havre, bien d’autres artisans auxquels on refusait chez eux le droit d’adorer Dieu selon leur conscience, passaient continuellement la mer, Les uns se rendirent tout droit à Londres, d’autres s’arrêtèrent dans les villes anglaises qui bordent le détroit de la Manche. C’étaient en général des hommes remarquables dans leur humble sphère. Lâches, ils auraient cédé dans leur pays à l’intimidation ; faibles d’esprit ou de volonté, ils eussent suivi le courant des opinions régnantes. Pour être bon protestant, il faut du moins savoir lire la Bible : leur intelligence s’était exercée et affilée dans la lecture, dans la réflexion et dans la controverse des matières religieuses, en même temps que leurs mains cultivaient à fond une branche d’industrie. Sans avoir le génie de leur frère Bernard de Palissy, ils possédaient du moins quelques-unes de ses qualités, l’esprit de recherche, la persévérance et la foi dans le travail. Si l’on tient d’ailleurs à bien comprendre de quelle valeur était pour un pays encore peu industrieux l’accession de ces artisans d’élite, il faut se souvenir des lois et des règlemens qui régissaient alors dans toute l’Europe les différens corps de métier. Grâce au régime des maîtrises, chaque profession manuelle avait des recettes et des pratiques occultes qu’on jurait de ne point divulguer aux profanes. L’intérêt personnel et national veillait autour de ces secrets comme le dragon de la fable autour de la toison d’or : les communiquer aux étrangers était dans quelques cas un crime puni du dernier supplice. Il y avait donc très peu de moyens pour une nation d’emprunter à ses voisins les procédés de l’industrie, et une telle franc-maçonnerie du travail, appuyée sur les affiliations, les jurandes, les traditions, les usages, explique la longue supériorité de certains pays ou de certaines provinces dans tel ou tel genre de produits fabriqués. La France se distinguait déjà au XVIe siècle par son goût ; on recherchait dans toute l’Europe ses objets de luxe, et généralement pour tout ce qui dans les arts utiles touche aux beaux-arts elle occupait le premier rang. Le système d’exclusion alors en vigueur assurait à quelques-unes de ses manufactures un monopole qui défiait l’idée même de la concurrence, et il fallut des événemens extraordinaires pour que les méthodes de son industrie se répandissent au dehors. Les ouvriers huguenots emportant leurs arcanes en Angleterre, c’était Moïse livrant aux Israélites les mystères du temple égyptien. À qui la faute, s’ils furent forcés d’agir ainsi ? Un gouvernement ennemi de ses propres intérêts ne leur avait laissé le choix qu’entre l’exil, l’abjuration ou la mort.

L’un des premiers groupes de réfugiés français s’établit dans la vieille cité de Canterbury. Plusieurs d’entre eux furent étonnés de trouver dans la cathédrale des chanoines en surplis, des enfans de chœur, des cérémonies qui leur rappelaient beaucoup trop les pompes de l’église romaine. Ce protestantisme n’était point le leur ; disciple de Calvin, ils comprenaient la liturgie sous des formes plus sévères. L’église établie eut d’ailleurs le bon esprit de ne point leur imposer ses rites. L’archevêque de Canterbury, Mathieu Parker, leur accorda le libre usage de la crypte qui s’étend sous le chœur et le maître-autel de la cathédrale. Là ils pratiquèrent leur culte et instruisirent leurs enfans, là aussi ils installèrent leurs métiers à tisser la soie : c’était à la fois pour eux une chapelle, une école et un atelier. Sur les chapiteaux des piliers massifs auxquels s’appuie une voûte nue et surbaissée, on lit encore aujourd’hui des textes de la Bible en vieux français, écrits à la main pour l’enseignement de la jeunesse. Dans ces catacombes, ils vivaient avec les morts, car les cendres des anciens archevêques reposent sous les dalles dont les pas des exilés ont usé les armoiries et les inscriptions. Durant le jour, le bruit des navettes courant sur les métiers égayait seul le lugubre silence de ces lieux éclairés par une lumière sépulcrale. C’était un bien triste asile, et pourtant ces ouvriers prospérèrent. La colonie ne se composait guère à l’origine que de dix-huit familles ; mais, comme l’émigration continuait toujours et que les soieries fabriquées par la main des premiers tisserands avaient réussi sur le marché de Londres, les étrangers établis furent bientôt comptés dans la ville de Canterbury par centaines. La chapelle où ils se réunissaient pour prier existe encore sous le nom de Frenxh Church ; elle est séparée du reste de la crypte par une cloison et un vitrage. Des bancs, une chaire et une table de communion suffisent à la simplicité de ce culte, qui a conservé les manières et le rite de Genève. Le service se fait en français et les psaumes s’y chantent sur de vieux airs huguenots. La congrégation se trouve maintenant réduite à une vingtaine de personnes, parmi lesquelles deux anciens et quatre diacres. Ce n’est point sans une vive émotion que je visitai, il y a quelques années, cette église cachée sous une autre église. Si je ne partageais point la foi religieuse de mes compatriotes du XVIe siècle, j’étais du moins étranger comme eux en Angleterre, et j’honorais la sincérité de leurs convictions. Comment d’ailleurs, sous ces sombres voûtes où tout parle de la France et où les souvenirs d’un ancien exil s’effacent parmi les tombeaux, résister à un mouvement de sympathie pour ces hommes qui avaient sacrifié les joies de la patrie à l’austère sentiment du devoir ?

Ne serait-il point curieux de connaître leur façon de vivre au milieu d’un peuple parlant une autre langue et se distinguant par d’autres mœurs ? Malheureusement on possède sur ce point très peu de détails. Durant les premières années, les fugitifs s’arrêtaient volontiers dans les villes anglaises du littoral, comme s’ils ne pouvaient se décider à détourner leur visage de la France. Était-ce l’espoir de revenir un jour ou l’autre dans leur pays qui les retenait sur les bords du détroit ? Il y a tout lieu de le croire, car, à mesure que se prolongeait l’exil, les groupes s’avançaient ou se dispersaient peu à peu dans l’intérieur de la Grande-Bretagne. Un document assez précieux montre combien ces anciens réfugiés s’intéressaient encore aux affaires du continent et surtout à celles de leur pays. Sous le nom de maison de Dieu, domus Dei, des Flamands et des Français avaient fondé à Southampton une petite église dont les annales se retrouvent consignées sur le registre de la congrégation de 1567 à 1797. Leur coutume était de pratiquer des jeûnes à-propos des événemens qui désolaient alors la chrétienté. Le premier de ces jeûnes se rapporte aux persécutions du duc d’Albe dans la Néerlande. Le 3 septembre 1568, des prières sont ordonnées pour obtenir la protection de Dieu en faveur « de Mgr le prince d’Orange, qui est descendu d’Allemagne dans les Pays-Bas pour délivrer les pauvres églises et les relever de leur affliction. » Fn 1570, on célèbre par un autre jeûne (c’étaient les fêtes de l’exil) la défaite du prince de Condé à la bataille de Jarnac. Deux ans aprèss les fronts se couvrent de cendre à la nouvelle des massacres de la Saint-Barthélémy. Le 29 décembre 1588, on rend grâces à Dieu « pour la merveilleuse disparition de la flotte espagnole au moment où elle faisait voile vers les côtes de l’Angleterre avec l’intention de conquérir le royaume et d’y rétablir la tyrannie du pape. » L’asile des proscrits était sauvé. Plus tard d’autres actions de grâces furent offertes au ciel par la maison de Dieu aux sujet des victoires de Henri de Navarre. Le Béarnais avait pour lui les cœurs de tous les pauvres émigrés français, qui, comme ils le disent eux-mêmes, « n’avaient oublié ni leur pays ni la cause pour laquelle ils étaient passés en Angleterre. »

Les colonies protestantes se tendaient les unes aux autres une main fraternelle. C’est ainsi que les Flamands établis à Sandwich, quoique eux-mêmes fort dénués, envoyaient un secours d’argent « aux malheureux Français qui avaient quitté leur pays par raison de conscience. » Du reste les réfugiés ne demandaient qu’à leur travail les-moyens de vivre ; ils payaient exactement le loyer de leur maison ou la redevance des champs qu’ils cultivaient ; chaque congrégation prenait soin de ses pauvres, sachant avec Dante combien il est dur de monter l’escalier d’autrui et quelle amertume contient le pain de l’exil. Leur conduite méritait et conquit l’estime de tous les Anglais, dont le témoignage importe à l’histoire. Eux seuls relevèrent aux yeux des étrangers l’honneur de leur pays en un moment où la politique de la France excitait contre elle un sentiment d’exécration. Les massacres de la Saint-Barthélémy furent jugés à Londres tout autrement qu’ils ne l’avaient été à Rome et à Madrid. Lorsque l’ambassadeur de France La Mothe-Fénelon parut à la cour après cette sanglante journée, il y fut accueilli par un morne et glacial silence. Les lords et les ladies, vêtues de noir pour la circonstance, ne daignèrent point même le regarder. La reine Elisabeth, vers laquelle il s’avança pour lui présenter ses hommages, lui rendit son salut d’un air triste, contraint et sévère ; il balbutia quelques excuses, et se retira le cœur navré. La Mothe-Fénelon a déclaré plus tard qu’il « rougissait ce jour-là de porter le nom de Français. » Qu’il parle pour lui ! ce nom, d’autres obscurs enfans de la France se chargèrent de le faire respecter aux étrangers par leurs sacrifices, leur exil noblement accepté, leur travail couronné de succès et leur foi indomptable dans la liberté de conscience.


II

L’édit de Nantes, promulgué en 1598, avait procuré aux huguenots français une certaine tranquillité, troublée d’ailleurs par plus d’un orage. Est-il nécessaire de rappeler les massacres du Béarn et le siège de La Rochelle ? Cependant le cardinal Richelieu, plus soucieux de détruire les protestans comme parti politique dans l’état que comme secte religieuse, leur avait accordé au nom du roi la liberté de leur culte. A dater de 1629, les huguenots, désarmés, exclus en grande partie des charges publiques et des fonctions du gouvernement, s’étaient réfugiés dans l’industrie et l’agriculture. « Du moins, s’écriait un des leurs, Ambroise Paré, la postérité ne vous accusera point d’être des oisifs. » Leurs moissons étaient les plus riches, leurs troupeaux les mieux choisis, leurs vignes les mieux soignées et les plus chargées de fruit que l’on pût rencontrer dans le vieux royaume de France. A Tours, à Lyon, à Nantes et dans bien d’autres villes, ils avaient fondé des manufactures florissantes qui provoquaient l’envie des étrangers. Quelques branches d’industrie étaient même presque entièrement entre leurs mains. On peut trouver plus d’une raison de leur supériorité dans les arts utiles. D’abord leur temps et leur travail leur appartenaient, ils n’étaient pas interrompus durant la semaine par les chômages religieux et ces fêtes de saints dont, s’il faut en croire le paysan de La Fontaine, monsieur le curé chargeoit toujours son prône. Leur caractère avait d’un autre côté été fortifié dans la lutte, et leur raison affermie parle besoin de s’en servir contre de puissans adversaires. On a dit : Tant vaut l’homme, tant vaut la terre ; ne pourrait-on dire avec la même justesse : Tant vaut l’homme, tant vaut le métier ? Ces huguenots étaient les fils de leurs œuvres ; n’ayant ni protection à attendre de l’état, ni secours à espérer de l’église, ils demandaient à eux-mêmes et à leur profession les moyens de se maintenir dans une société dont ils excitaient la défiance. N’y avait-il point d’ailleurs dans leurs doctrines un principe d’activité qui manquait alors aux catholiques ? L’église a beau avoir condamné Fénelon, le quiétisme était bien, depuis des siècles, la tradition des couvens et des docteurs en théologie. Pour que l’homme fût à même de réagir contre la nature, d’en surprendre les lois et de les asservir à ses besoins, il fallait d’abord qu’il s’affirmât comme être libre et pensant. Le protestantisme, quoique lié à un ordre surnaturel, respecte du moins le sentiment du moi, les droits de la conscience et les motifs qui la déterminent à agir. Il invite bien plus ses disciples à l’usage personnel de leurs facultés qu’à la contemplation et à l’absorption en Dieu. Le bon protestant ne doit point enfouir dans le renoncement de lui-même et l’obéissance passive le talent qu’il a reçu : il lui faut au contraire le faire valoir par tous les moyens que ne désavoue point la morale chrétienne. Quoi qu’il en soit des causes, l’effet était certain, et les ennemis des huguenots rendirent plus d’une fois hommage à leurs qualités pratiques. « Si les marchands de Nîmes, écrivait Baville, intendant de la Provence, sont très mauvais catholiques, ce sont du moins de très bons et de très honnêtes négocians. »

Tel était l’état des choses lorsque les dragonnades, les pieuses vengeances, les exécutions militaires qui précédèrent et suivirent la révocation de l’édit de Nantes, jetèrent de nouveau l’effroi et la consternation parmi les protestans français. L’acte qui leur arracha la dernière espérance, proscrivit leur culte, fit raser leurs temples, bannit du royaume leurs pasteurs, confisqua au profit de la religion de l’état l’âme de leurs enfans, fut signé en 1685 par la main de Louis XIV. Bossuet et Massillon applaudirent, des Te Deum furent chantés dans toutes les églises, et le pape envoya un bref au roi pour le féliciter de la victoire remportée sur les hérétiques. Quant aux huguenots, il ne leur restait à choisir qu’entre deux partis extrêmes, la dissimulation ou l’exil. La plupart d’entre eux n’hésitèrent point un instant : ils cherchèrent non-seulement leur salut, mais aussi leur dignité dans la fuite. Passer la frontière était pourtant une entreprise difficile et hasardeuse qui se trouvait assimilée de par la loi à un crime d’état Un premier édit avait prononcé contre les fugitifs la peine des galères à perpétuité et la confiscation de leurs biens ; un second les frappa de la peine de mort. Vaines défenses, inutiles menaces ! rien ne put arrêter le flot toujours grossissant de l’émigration. Louis XIV ne voulait point chasser les protestans, il prétendait au contraire les garder et les convertir ; mais, en leur rendant intolérable la vie dans leur pays, il alla directement contre les desseins de sa politique. Les côtes avaient beau être surveillées, des vaisseaux de guerre transformés en vaisseaux de police avaient beau croiser sur les mers qui entourent le nord et l’ouest de la France, de nombreux fugitifs trouvèrent chaque jour moyen de passer à travers les mailles du réseau de fer dans lequel on voulait les retenir. Les pasteurs, bannis par la révocation de l’édit de Nantes, avaient ouvert la marche ; ils furent bientôt suivis de leur troupeau. Derrière eux, ils ne laissaient que les nouveau-nés arrachés du sein de leur mère pour les élever dans la foi catholique. Les huguenots vendaient à vil prix leurs biens, leurs maisons, et avec le peu d’argent qu’ils avaient recueilli se disposaient à quitter le royaume. Cachés le jour dans les granges, ils voyageaient pendant la nuit, et à travers des routes désertes, de sombres forêts ou des sentiers de montagne, réussissaient le plus souvent à gagner la côte ou la frontière. Les femmes se déguisaient en hommes, coupaient leurs cheveux, se teignaient le visage pour désarmer les soupçons, et grâce à des miracles d’héroïsme allaient retrouver leurs maris qui les attendaient dans l’exil. Chaloupes, barques de pêcheurs, tout ce qui flotte leur était bon pour passer la mer. On évalue à quatre cent mille le nombre des protestans qui se dérobèrent par la fuite à un régime de persécution. La plupart d’entre eux étaient de zélés calvinistes ; d’autres, tels que Bayle et Huyghens, étaient des indifférens en matière de religion, des philosophes, mais qui pour rien au monde n’auraient voulu se soumettre à l’indignité d’une abjuration lâche et hypocrite. Ils se réfugièrent en Suisse, en Allemagne, en Suède, partout où ils espéraient rencontrer un asile. Comment auraient-ils perdu de vue les deux états dont l’existence était désormais identifiée à la cause de la réformation, la Hollande et l’Angleterre ?

Il s’en fallait pourtant, de beaucoup que les circonstances politiques se montrassent favorables dans la Grande-Bretagne aux réfugiés huguenots. Jacques II régnait ; il était monté sur le trône l’année même où Louis XIV avait révoqué l’édit de Nantes. On savait quels liens de sympathie l’unissaient à la cour de Versailles. Sous le masque du protestantisme, il dissimulait assez mal ses préférences pour un autre culte. Les parlemens d’Angleterre et d’Ecosse résistaient avec vigueur aux desseins du roi, à ses mesures arbitraires ; mais la lutte était ouverte, et tout présageait une catastrophe. L’Angleterre était menacée d’un coup d’état, et Jacques II, dans des intentions trop connues, augmentait chaque jour son armée permanente, commandée surtout par des officiers catholiques. Ce que les Anglais du XVIIe siècle détestaient dans le catholicisme, c’était encore moins la religion que la politique de l’église romaine. N avaient-ils pas assez souffert chez eux sous le triste règne de Marie Tudor ? N’avaient-ils point été forcés de soutenir contre Charles Ier une lutte qui avait coûté à ce roi la couronne et la vie, mais qui avait aussi ensanglanté plus d’un champ de bataille ? Ils portaient encore les cicatrices de ces temps malheureux, et ce qui se passait en France n’était guère de nature à dissiper leurs craintes ni à effacer les souvenirs de leur histoire. C’est alors que tous les regards se dirigèrent vers le prince d’Orange. Combien sa politique différait de celle de Jacques II ! La Hollande, dont il était stathouder, avait accueilli avec transport tous les réfugiés, et parmi ces derniers se trouvaient les meilleurs marins de la France, des hommes qui avaient servi sous Duquesne, des matelots venus des côtes de la Guienne, de la Saintonge, du Poitou et de la Normandie. Le prince d’Orange s’occupait dans ce moment-là de réorganiser sa flotte et son armée : comment eût-il dédaigné des soldats, des officiers, qui avaient combattu sous le drapeau de la France, et dont Louis XIV lui faisait en quelque sorte cadeau ? Aussi proposa-t-il aux états de Hollande de lever deux nouveaux régimens composés de huguenots exilés. Les états s’y refusèrent d’abord par des raisons de prudence et d’économie ; mais lui, craignant que ces soldats éprouvés et aguerris n’allassent porter ailleurs leurs services, déclara publiquement qu’il était prêt à payer de ses propres fonds les dépenses des réfugiés militaires. Ce langage vainquit l’hésitation des états, qui consentirent à faire une pension aux officiers français jusqu’au jour où ils pourraient être incorporés dans l’armée hollandaise. Une somme de 100,000 florins par an fut votée pour cet usage. Les vaillans fusiliers de Strasbourg, de Metz, de Verdun, grossirent à l’envi les rangs des troupes néerlandaises, et des compagnies entières de huguenots, avec leurs officiers en tête, entrèrent dans les cadres de chaque régiment. Les places fortes de la Hollande se convertirent en autant de dépôts pour les hommes de guerre qui, humiliés chez eux par la tyrannie des opinions religieuses, venaient chaque jour demander un asile à l’autre côté du Rhin. L’élément français s’infusait ainsi à petit bruit, mais par suite d’une volonté persévérante et Il l’aide de circonstances peu communes, dans cette petite armée qui allait bientôt délivrer l’Angleterre.

Aigris par de longues adversités, nos anciens calvinistes nourrissaient au fond du cœur de sombres ressentimens contre la monarchie absolue. Détrôner Jacques II, c’était pour eux frapper Louis XIV sous l’uniforme étranger, et puis quelle belle occasion de tirer l’épée contre les alliés de leurs persécuteurs ! La flotte, grosse d’une centaine de voiles, était partie de Maasluis ; le lendemain, on aperçut les côtes de la France. Ce fut un moment de poignante émotion. « La fleur de l’armée, » selon l’expression de M. Smiles, se composait de soldats qui avaient servi sous Schomberg, Turenne et Condé. Il y avait trois régimens entiers d’infanterie française et un escadron de cavalerie ; on comptait en outre sept cent trente-six officiers français distribués dans les divers bataillons. Les noms des trois aides-de-camp du prince d’Orange : de l’Étang, de la Melonière et le marquis d’Arzilliers, proclament assez haut leur origine gauloise. Le maréchal Schomberg, qui commandait l’expédition, était lui-même un réfugié. A la vue de leur pays, tous ces braves, qui avaient combattu sur plus d’un champ de bataille, frémirent ; ils se rappelaient leur famille, leurs amis, qu’ils avaient laissés derrière eux, les maux qu’ils avaient soufferts et l’objet de leur entreprise.

À coup sûr, il n’était pas un d’eux qui ne portât au cœur le respect et l’amour de la France ; ils n’en voulaient qu’à l’homme et au système qui la gouvernaient. Le prince d’Orange affecta de doubler d’assez près toute la longueur des côtes, comme s’il eût pris plaisir à jeter l’alarme chez ses voisins. En effet, les paysans accourus sur le rivage regardaient avec inquiétude passer cette étrange apparition. La mer était orageuse, mais les braves aventuriers étaient calmes et pleins d’espoir. Le pavillon de la Hollande, sous lequel ils s’étaient enrôlés, leur représentait le drapeau de la liberté de conscience flottant sur les vagues. C’était une croisade protestante allant conquérir la terre sainte du droit constitutionnel. Ce groupe de vaisseaux ne portait pas seulement sur les mers la fortune de Guillaume III, ni la grande révolution d’Angleterre ; il soutenait aussi à la surface de l’abîme l’avenir du Nouveau-Monde, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Qu’on coupe les liens qui rattachent chez nos voisins la forme du gouvernement aux anciennes monarchies de l’Europe, et dans la constitution britannique telle que la consacra plus tard le bill of rights on trouvera le germe de la constitution des États-Unis.

A Londres, où elle arriva sans coup férir, l’armée de Guillaume III trouva des quartiers presque entièrement français, tels que Soho, Bethnal-Green et Spitalfields. D’un autre côté, le vieux marquis de Ruvigny s’était fait à Greenwich le centre d’une société d’étrangers très spirituelle et très choisie. Toutes les conditions de la vie sociale étaient représentées dans l’exil ; le plus grand nombre des huguenots appartenait néanmoins à cette classe laborieuse qui possède le mieux les secrets de l’économie domestique ; aussi ont-ils laissé chez nos voisins la trace de leur industrie culinaire. Qui croirait que l’Angleterre leur doit une des délicatesses de sa table ? Avant l’arrivée des réfugiés, les bouchers de Londres vendaient les peaux de bœuf avec la queue de l’animal à des marchands qui la jetaient ensuite comme objet de rebut. Les ménagères françaises furent scandalisées d’un tel gaspillage, et jurèrent d’utiliser ce dont les Anglais ne savaient tirer aucun parti. N’avaient-elles point été initiées dans leur pays aux mystères du pot-au-feu, une invention qu’ignoraient alors nos voisins et dans laquelle ils nous sont aujourd’hui même très inférieurs ? Grâce à cette sage économie qui ne laisse rien perdre et à ce talent que tout le monde leur reconnaît pour donner de la valeur aux articles de cuisine qui n’en ont guère par eux-mêmes, les femmes de nos compatriotes achetèrent les queues de bœuf à vil prix, et trouvèrent le moyen d’en extraire un bouillon excellent. Leur exemple fut bientôt suivi, et la soupe connue sous le nom d’ox-tail-sup devint le potage national de l’Angleterre. Un autre trait du caractère des exilés était l’amour des fleurs. Les premiers, ils fondèrent chez nos voisins les clubs et les sociétés de floriculture où ils exposaient les produits de leur art. Dans ces plantes qui avaient un parfum de terroir et dont les graines avaient sans doute été recueillies sur le sol natal, ils croyaient respirer l’air de la patrie absente. Étrangers et n’ayant comme tels aucun droit aux secours qu’assure la taxe des pauvres pour les régnicoles, les artisans français formèrent d’un autre côté entre eux des sociétés d’assistance mutuelle en cas de maladie. M. Smiles ne se montre point éloigné de croire que ces institutions aient été les prototypes des Oddfellows, des Foresters et des autres confréries ouvrières qui depuis lors ont poussé de si profondes racines dans toute la Grande-Bretagne.

On estime à cent vingt mille le nombre des Français qui, après la révocation de l’édit de Nantes, vinrent chercher un refuge en Angleterre, et l’émigration se continua jusque vers le milieu du XVIIIe siècle. Il y avait parmi eux des hommes remarquables, tels que Salomon de Caus et Denis Papin. Ingénieur, mécanicien et naturaliste, Salomon de Caus fut quelque temps employé par la cour d’Angleterre, et fournit les dessins des travaux hydrauliques exécutés dans les jardins du palais de Richmond. Denis Papin avait quitté la France durant la même année qui avait vu fuir Huyghens en Hollande (1681). Peu de temps après son arrivée à Londres, il publia une description de son nouveau digesteur, un appareil qui permettait d’extraire toute la matière nutritive des os des animaux. Les agrégés (fellows) de la Société royale eurent un souper cuit dans cet engin, et le roi commanda un digesteur pour Whitehall : c’est ainsi que cette invention économique se répandit chez nos voisins. En 1684, Papin fut nommé curateur temporaire de la Société royale avec un traitement de trente livres sterling par an. Les Français le regardent, et, je crois, avec raison, comme le Prométhêe de la vapeur ; pourquoi faut-il ajouter que, grâce à notre intolérance et à la manie que nous avons de nous proscrire les uns les autres, cette découverte, la plus grande des temps modernes, dût demander un asile à l’étranger ? Tenu par les devoirs de sa charge de produire une expérience intéressante à chaque meeting de la Société royale, le nouveau curateur profita de cet usage afin de poursuivre l’objet de ses études. Nommé plus tard professeur de mathématiques à l’université de Marbourg, dans le grand-duché de Hesse-Cassel, il quitta l’Angleterre en 1687 ; mais il lui conserva un bon souvenir, et se mit à construire le modèle d’une petite machine à vapeur « pour un vaisseau à roues » qui d’après ses intentions devait être essayé sur la Tamise. Le vaisseau fut envoyé à Londres, où il n’arriva jamais ; des bateliers du Weser l’avaient saisi près de la ville de Munden et brutalement détruit. D’autres Français dont les noms sont aujourd’hui bien plus connus en Angleterre que dans leur pays, Desaguliers[3], de Moivre[4], l’historien Rapin-Thoyras, le docteur Abbadie, les prédicateurs Saurin et Alix, se distinguèrent par leurs talens sur le champ de l’exil. Ce que la politique de la monarchie absolue poursuivait alors dans le protestantisme était surtout la liberté de penser : un régime est jugé quand pour vivre il en est réduit à déclarer la guerre à l’intelligence. A quelles étranges inconséquences fut-on d’ailleurs conduit par ce système violent et aveugle ! Louis XIV se regardait comme l’ennemi de Guillaume III, qui le détestait, et avec une rare obligeance il ne cessait de lui envoyer des soldats pour son armée, des marins pour sa flotte, des savans pour ses académies, des ouvriers pour les fabriques de son royaume ! En vérité, le roi de France était beaucoup plus Anglais qu’il ne le croyait lui-même.

C’est surtout en ce qui concerne l’industrie qu’il se montra prodigue de nos dons envers l’étranger. Plus de dix mille protestans qui appartenaient à différens métiers quittèrent la ville de Rouen après la révocation de l’édit de Nantes. Caen, qui vivait alors du commerce maritime, fut abandonnée à la solitude. Coutances perdit ses belles manufactures de linge fin, Amiens ses fabriques de drap, Abbeville ses passementeries. A peine les maîtres avaient-ils fermé leurs ateliers qu’ils étaient suivis au-delà des mers par les artisans huguenots. Marchands, fabricans, ouvriers, presque toutes les forces vives du royaume se portaient ailleurs. Diverses branches d’industrie, telles que la verrerie et la papeterie, gardent encore aujourd’hui en Angleterre la preuve qu’elles ont été en grande partie entées par l’habileté de nos concitoyens : dans le langage technique de ces arts manuels, on retrouve un assez grand nombre de mots qui décèlent une racine française altérée et modifiée par la prononciation saxonne. Ce sont comme les caractères plus ou moins effacés d’un ancien brevet d’invention. Depuis des siècles, la Grande-Bretagne nous enviait surtout nos soieries, nos velours, nos dentelles, nos gazes, nos étoffes légères, élégantes et délicates. La France tenait dans le monde le sceptre de la mode. Les articles de toilette et objets de luxe exportés de l’autre côté du détroit montaient à une valeur de 62,500,000 francs par an, tandis que l’Angleterre n’importait pas chez nous pour plus de 25 millions de marchandises. A peine les artisans français se furent-ils établis à Londres et dans d’autres villes du royaume-uni, qu’ils empêchèrent l’argent anglais de s’écouler à l’étranger. Vers la fin du XVIIe siècle, c’est-à-dire douze ou quinze ans après la révocation de l’édit de Nantes, l’Angleterre avait non-seulement cessé d’être notre tributaire pour la fabrication de la soie, mais, non contente de se fournir elle-même, elle approvisionnait des marchés de l’Europe alimentés jusque-là par notre seule industrie. Il en était de même pour les tapis, les cotonnades imprimées, les bas de soie et bien d’autres produits alors fort recherchés. Ce que nos voisins appellent irish poplin (popeline irlandaise) serait beaucoup mieux nommée popeline française, car c’est un groupe de réfugiés de notre nation qui introduisit à Dublin la fabrication de cette étoffe. Il n’y a peut-être pas une branche de manufacture qui n’ait été créée ou tout au moins ravivée au-delà du détroit par les huguenots chassés de leur pays. Les arts mécaniques gagnent quelquefois à être transplantés, et les Anglais sont aujourd’hui nos maîtres dans tel ou tel métier dont nous leur avons enseigné les secrets. Peu inventeurs, ils appliquent et perfectionnent les découvertes de leurs voisins. Leur industrie s’est formée comme leur langue, en dérobant des formules, des tournures, des procédés à toutes les autres nations ; mais, grâce à une force d’absorption et de volonté qui est bien le trait le plus saillant du caractère anglo-saxon, le génie de la race a frappé tous ces emprunts d’un caractère profondément national.

Qu’est devenue pourtant cette population toute française jetée, il y a cent quatre-vingt-trois ans, sur un rivage ami ? C’est vainement qu’on la chercherait aujourd’hui en Angleterre ; elle a disparu ou plutôt elle s’est transformée en s’alliant à la grande famille britannique. Il serait intéressant de suivre les progrès de cette fusion. Dans les commencemens, les groupes d’émigrés se serraient les uns contre les autres, et formaient dans certains quartiers de la ville de Londres ce qu’on appelait alors « la petite France, petty France. » Ils avaient leurs églises, leurs centres de réunion, leurs écoles. Dans l’intérieur, les familles ne parlaient que le français, et tranchaient par leurs mœurs, par leur manière de vivre, sur le fond de la société anglaise. Qu’on relise les discours de leurs ministres, on y trouve la plainte et comme le soupir de l’exil. De même que les anciens Israélites, ils avaient suspendu leur harpe aux arbres du rivage, et sur le bord des fleuves de Babylone ils se souvenaient de Sion. Peu à peu néanmoins ils trouvèrent que Babylone avait des charmes ; c’était pour eux cette fois la terre de la liberté. Les enfans grandissaient, d’autres étaient nés sur la terre d’Albion, et j’ai chaque jour devant les yeux des exemples de la facilité avec laquelle les rejetons de familles françaises s’assimilent à la race anglo-saxonne. Nous sommes le plus flexible des types, et nos préjugés nationaux, quelquefois même nos antipathies, ne tiennent guère d’une génération à une autre. Les filles de la patrie adoptive avaient aussi leurs séductions, et si d’abord on ne se mariait guère qu’entre réfugiés, les descendans, plus hardis, ne se montrèrent point insensibles aux cheveux blonds et à la blancheur rosée des belles Anglaises. Peu à peu ils oublièrent le chemin de leurs chapelles, tristes et pauvres réduits situés dans de sombres allées, au fond de cours fangeuses, et qui leur rappelaient d’ailleurs les mauvais jours de l’émigration. On y prêchait en français, et les jeunes gens ne comprenaient déjà plus la langue de leurs pères. Sur les bancs à peu près déserts ne s’asseyaient çà et là que quelques vieilles femmes chez lesquelles l’âge avait en quelque sorte pétrifié les habitudes de l’exil. Qu’on parcoure aujourd’hui les quartiers de Bethnal-Green et de Spitalfields, on y retrouvera, surtout dans la paroisse de Saint-Matthias, des tisserands en soie qui descendent des anciens huguenots. Quelques-uns d’entre eux portent encore de grands noms : Vendôme, Blois, Racine, La Fontaine. Qu’ont-ils pourtant gardé de leur origine française ? Quelques vagues traditions, mais surtout l’amour des fleurs et des oiseaux. Dans les plus pauvres chambres d’ouvriers se rencontre une plante maladive cherchant à la fenêtre un peu de soleil ; le plus souvent aussi un merle ou un sansonnet en cage trompe par de joyeux chants l’ennui des heures, tandis que le tisserand poursuit sur le métier sa tâche monotone. C’est à peu près le seul trait de mœurs que les fils des anciens huguenots, aujourd’hui bien anglais, ont conservé de leurs pères. Près de Spital-Square s’élèvent d’un autre côté quelques mûriers que les premiers exilés avaient plantés en souvenir de la France. On voit par là comment s’effacent les distinctions de race entre deux rameaux réunis quelque temps sur le même sol. La physiologie moderne ne saurait pourtant se contenter de ces apparences ; elle sait très bien que les langues, les mœurs, quelques traits extérieurs, peuvent se perdre ou se modifier par le croisement ; mais elle croit aussi qu’en se fondant l’un dans l’autre deux types supérieurs s’enrichissent mutuellement des qualités et des dons qui les caractérisent. La nature avait inventé avant nous le système d’échanges. Divers obstacles s’opposent malheureusement à ce qu’on puisse suivre d’un œil bien assuré les conséquences de cette fusion entre les Français et les Anglais du XVIIe siècle. D’abord les humbles familles n’ont guère d’histoire, et ensuite les réfugiés huguenots semblent avoir eu bien plus à cœur de déguiser que de perpétuer les traces d’une origine étrangère. C’est ainsi que les noms propres ont subi les transformations les plus curieuses. Tantôt ils ont été altérés et, si l’on peut ainsi dire, anglicanisés par des changemens de lettres qui leur donnaient un son et une physionomie moins exotiques[5]. D’autres fois des noms français ressemblant à des sobriquets ont été traduits dans la langue de nos voisins. Loiseau, par exemple, est devenu de l’autre côté du détroit mister Bird ; Le Jeune s’est plus tard changé en Young, et Leroy, ne voulant point abdiquer, se fit appeler King. Les Le Fèvre, Lefève, Lefebvre, Fabre, Favre, Lefebure (toutes dérivations du latin faber), avec le temps se convertirent en Smith, qui est le mot anglais pour forgeron. La traduction, il faut le dire, n’a pourtant pas toujours été très littérale ; un M. Jolifemme, croyant sans doute se rendre plus de justice à lui-même, se fit nommer Pretyman (Jolihomme). On comprend que ces noms ainsi dénaturés et métamorphosés soient autant de masques sous lesquels il devient très difficile de reconnaître la transmission du sang français. Il faut y ajouter les alliances avec les lignées anglaises, qui dans plus d’un cas ont tout à fait oblitéré le signe de la première nationalité. Malgré toutes ces causes de confusion, la liste est longue des hommes remarquables qui descendent, dans le royaume-uni, d’anciens huguenots. Le grand acteur anglais Garrick était à demi Français ; il appartenait à une famille de réfugiés dont le nom primitif était Garrigue. Il y a tout lieu de croire que l’auteur de Robinson Crusoé était dans le même cas ; on retrouve encore aujourd’hui des De Foe parmi les obscurs tisserands de Spitalfields. La sombre mistress Radclifle, dont les romans ont si fort ému au commencement du XIXe siècle les imaginations féminines, était issue de parens wallons établis à Hatfield-Chase, tandis que l’aimable humoriste Sydney Smyth attribuait sa gaîté au mariage de son grand-père avec une Française, Maria Olier, la fille d’un réfugié protestant. Parmi les écrivains modernes, le docteur Pusey[6], les Martineau[7], le capitaine Marryatt, célèbre par ses romans maritimes, et bien d’autres proviennent également d’une souche gauloise. L’un des plus grands penseurs de l’Angleterre, M. Grote, l’historien de la Grèce et des idées de Platon, à propos duquel M. Charles de Rémusat publiait naguère dans la Revue une étude si remarquable, a, pour ainsi dire, du sang croisé d’exilés dans les veines. Par le côté paternel, il remonte jusqu’aux De Grotes ou Groots, dont Hugo Grotius était un des membres, et qui abandonnèrent la ville d’Anvers durant les persécutions de l’Espagne ; par sa mère, il descend du colonel Blosset, fils d’une ancienne famille protestante de la Touraine, et qui s’éloigna de France après la révocation de l’édit de Nantes. N’est-ce point cette alliance de races qui lui permet d’unir l’érudition des Allemands à la hardiesse de l’intelligence et du caractère par laquelle se sont signalés chez nous les encyclopédistes ?

Les traces de l’émigration française sont peut-être encore plus solidement empreintes dans la série des hommes d’état et des pairs du royaume-uni que dans la littérature. Les Des Beuveries se trouvent aujourd’hui représentés à la chambre des lords par le comte de Radnor. Les de La Tranche, une famille du Poitou, revivent dans l’archevêque protestant de Dublin, le très révérend Chenevix Trench, auteur de Study of words (l’étude des mots), un des meilleurs ouvrages qui aient été écrits sur la langue anglaise. Lord Northwick descend de Jean Rushout, un réfugié français qui vint chercher fortune à Londres sous le règne de Charles Ier ; lord de Blaquiere est issu de Jean de Blaquière, un huguenot établi marchand en Angleterre après la révocation de l’édit de Nantes ; le baron Taunton doit son origine à Pierre-César Labouchère, qui, exilé d’abord en Hollande, passa plus tard la mer comme représentant d’une maison de commerce d’Amsterdam. Beaucoup d’autres membres de la pairie et de la noblesse anglaise se rattachent par la naissance et par le nom[8] à d’anciennes familles françaises que les persécutions religieuses avaient chassées de leur pays. On retrouve également les vestiges de l’émigration dans les annales parlementaires. Dès 1695, Philippe Papillon, d’Avranches, fut envoyé par la Cité de Londres à la chambre des communes, où beaucoup de noms trahissent aujourd’hui même une source toute gauloise : — Paget, Jervoise, Labouchère, Layard, Lefèvre, etc.. Les protestans français se sont en outre mêlés à l’aristocratie anglaise au moyen des alliances et des mariages. C’est ainsi que la famille des Ruvigny se greffa par les filles sur celle des Russell. La reine d’Angleterre elle-même a du sang de huguenots dans les veines, car elle descend de Sophie-Dorothée, petite-fille du marquis d’Olbreuse, un seigneur du Poitou qui se réfugia dans le Brandebourg après la révocation de l’édit de Nantes.

Il y a eu des momens dans notre histoire où l’idée de la France était à l’étranger. Que réclamaient les huguenots du XVIIe siècle ? La liberté des cultes, le droit d’examen en matière religieuse, autant de conquêtes que proclama plus tard en 1789 l’assemblée constituante. On sait ce que perdit la France à trop longtemps combattre sur ce terrain le vœu des populations éclairées. La ruine de notre commerce, de notre industrie et de nos fabriques n’est encore rien, comparée à l’abaissement des caractères et à cet obscurcissement moral qui attrista la fin du règne de Louis XIV. Ce roi avait-il du moins réussi à servir chez lui la cause de Rome et de l’unité religieuse ? Non, car après sa mort, les esprits indépendants se réfugièrent dans la philosophie, et les cœurs fiers dans la révolution. ici M. Smiles se place à un point de vue beaucoup trop protestant : dans l’émigration des prêtres et des nobles, dans la fermeture des églises catholiques, dans l’échafaud de Louis XVI, il ne voit guère qu’une suite de châtimens attirés sur la monarchie par la révocation de l’édit de Nantes. En général les Anglais n’entendent rien du tout à nos affaires, et pourtant ils connaissent notre langue beaucoup mieux que nous ne connaissons la leur ; voyageurs attentifs et consciencieux, ils ont visité dans notre pays des lieux que n’ont jamais vus beaucoup de Français ; ils ne sont entièrement étrangers ni à notre littérature, ni à nos usages, ni à nos mœurs. Ce qui leur échappe, c’est, si l’on peut ainsi dire, l’âme des faits, ce sont nos tendances philosophiques et nos vraies traditions nationales. Je pense également que l’auteur anglais s’est trompé quand il déclare l’émigration royaliste de 93 entièrement stérile, « parce qu’elle était composée d’oisifs. » À ces chevaliers errans de l’ancien régime, dont quelques-uns donnèrent d’ailleurs l’exemple de la fidélité à une cause vaincue, succédèrent bientôt des hommes qui avaient d’abord sympathisé avec la révolution. Je ne croirai jamais que des esprits comme Dumouriez, le duc d’Orléans, Mme de Staël, et je pourrais certes en citer bien d’autres, ont passé sur la terre d’exil sans y laisser de traces. N’eussent-ils fait que désarmer certains préjuges nationaux, n’eussent-ils servi qu’à donner une meilleure opinion de nous et de nos idées, ils n’auraient déjà été inutiles ni à leur pays ni à l’Angleterre.

Il est néanmoins très permis de regretter avec M. Smiles que la France n’ait pas fait sa révolution religieuse au XVIe siècle. La pratique du droit d’examen nous aurait peut-être mieux préparés à l’usage de la liberté politique. Quand on regarde à l’état général de l’ancien et du nouveau continent, il y a lieu, je l’avoue, d’être frappé d’un triste rapprochement qui fait naître plus d’une réflexion. Le groupe des nations protestantes a partout atteint de bonne heure, et en vertu d’une sorte d’affinité naturelle, les formes du gouvernement représentatif. La Suisse, la Hollande, la Prusse, l’Angleterre, les États-Unis d’Amérique, jouissent d’une constitution qui, à différens degrés il est vrai, admet l’intervention du pays dans la conduite des affaires. En a-t-il été de même des nations catholiques ? Pour méconnaître sous ce rapport leur infériorité, il faudrait ignorer l’histoire ou dénaturer les faits. La France s’est bien élancée à plusieurs reprises vers un idéal de liberté, et elle l’a fait avec un frémissement d’enthousiasme qui a entraîné la moitié de l’Europe après elle ; mais à la suite de gigantesques efforts que de sombres retours vers le passé, quel amer découragement ! Profitant de nos expériences et de nos fautes, la Belgique semble avoir été plus heureuse ; il ne faut pourtant point oublier que le fondateur de la monarchie constitutionnelle dans ce petit état a été un roi protestant, et que là comme ailleurs un parti, se couvrant lui-même du nom de catholique, lutte opiniâtrement contre les libéraux, qui professent au contraire une certaine indifférence en matière de religion. Plus les croyances sont absolues, et plus elles tendent à maintenir ou à ramener l’absolutisme dans l’ordre temporel. Parlerai-je de l’Espagne, où sans la liberté des cultes les idées de la révolution française n’ont guère réussi qu’à soulever contre les anciens dogmes un combat d’ombres dans un sépulcre ? L’Italie est entrée trop récemment dans la voie des essais constitutionnels pour qu’on puisse se prononcer sur le sort que lui réserve l’avenir ; mais tout le monde sait où elle rencontre maintenant l’obstacle à son unité. Certes un tel contraste est douloureux : donnerons-nous pour cela aux pays catholiques le conseil de se faire protestans ? Ce serait y songer trop tard, et il n’y a plus aujourd’hui assez de foi dans les âmes pour un changement de culte. Tout ce qu’ils peuvent faire est de séparer chez eux l’ordre politique de l’ordre religieux, l’église de l’état, et de placer résolument les devoirs du citoyen au-dessus des croyances. Pour que les nations se montrent dignes de la liberté, il faut qu’elles s’appartiennent devant Dieu.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Les ouvrages de M. Samuel Smiles, qui tons ont obtenu un grand succès en Angleterre, sont Lives of Engineers, Industrial Biography, Self-Help, Story of the life of George Stephenson, Lifes of Boulton and Watt. En littérature, il a créé un genre qui répond bien à l’esprit curieux et pratique de nos voisins, enthousiastes surtout des gloires du travail.
  2. Le mot anglais cambric (batiste) indique encore aujourd’hui la trace d’une importation étrangère.
  3. Auteur de Course of experimental philosophy, le meilleur ouvrage de ce genre qui eût encore paru dans la Grande-Bretagne.
  4. Ami de Newton : quand on adressait à ce dernier des questions sur son système du monde, il avait coutume de répondre : « Adressez-vous à de Moivre, il en sait plus que moi. »
  5. Laycok était à l’origine Le Coq, Cockerill était Coquerelle, Dorling, Dorléans, Dudney, Dieudonné, Cundy, Condé, etc.
  6. Un de ses ancêtres était Laurence Des Bouveries, qui s’enfuit de Lille en 1568. Ce n’est qu’en 1798 que le père du professeur d’Oxford prit le nom de Pusey.
  7. Issus de Gaston Martineau, un chirurgien de Dieppe qui s’établit à Norwich en 1685.
  8. Par exemple le baron de Romilly.