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Les Kitharèdes/Les beaux Chœurs

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Traduction par Renée Vivien.
Les KitharèdesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 179-182).
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LES BEAUX CHŒURS



É trangère, si tu navigues vers Mytilène aux beaux chœurs pour y cueillir la fleur des grâces de Sappho, dis-lui qu’une femme de Locres, chère aux Muses et à elle aussi, enfanta d’autres (chants) pareils et que mon nom est Nossis. Va.

Nossis


Moi l’Étrangère qui portait à Psappha le beau salut de Nossis, j’entrai, vers le soir, dans le verger où la Fleur des Grâces instruisait les lumineuses Amies…

Une Musicienne souriante m’accueillit. « Je suis, dit-elle, Euneïka de Salamis. Vois les compagnes et les disciples de Psappha. C’est l’heure où elle vient nous rejoindre sous les branches frissonnantes des pommiers. »

Damophyla de Pamphylie, aux membres vigoureux et souples de chasseresse, enduisait de cire les tablettes où elle devait inscrire l’ode à l’Artémis. Télésippa joignait ses lèvres fébriles aux lèvres consentantes d’Anagora la Milésienne. Assise dans l’herbe, une enfant pleurait. Ses yeux brillaient de larmes à travers ses cheveux dénoués. Et, penchée vers elle, une vierge la consolait avec des paroles harmonieuses.

Celle-ci était belle de toute sa jeunesse triste. Sa chevelure au blond nuageux brillait vaguement ainsi que de l’or sous des cendres. Et ses yeux étaient pareils à la fleur d’hyacinthe. Son péplos, déroulant des plis larges, accompagnait la mélodie de son corps rythmique. Des crocus se fanaient entre ses doigts. Un ample voile gris et bleu l’enveloppait d’un crépuscule tiède. Et son réseau d’argent assombri, très ingénieusement travaillé, était constellé d’améthystes que le soleil rougissait de flammes de pourpre.

Elle s’affligeait à la chute du soir venu, comme ceux qui marchent déjà dans l’ombre de la mort. L’agonie de la clarté l’étreignait d’une obscure mélancolie.

Je m’approchai d’elle et de l’enfant sanglotante, que sa compagne aux cheveux d’or et de cendres nommait Myrô. Je compris que la puérile pleureuse se lamentait sur la mort de la cigale et de la sauterelle qui furent son double jouet. Et, levant son voile crépusculaire, l’Amie qui compatissait à sa peine dit lentement :

« Tu es jaloux, Hadès… »

Je ne sais comment ni pourquoi je sentis qu’elle allait mourir dans la fleur indécise de sa jeunesse inviolée. Je compris qu’elle emporterait avec elle le brûlant regret des beaux chœurs de Mytilène, des violettes tissées par Psappha, des nuits allumant les ferventes Pléiades, de la mer illuminée d’écume, de la brise à travers les branches, et de toute la beauté et de tout l’amour… Je compris surtout qu’elle serait suivie jusque dans le lit d’azur nuptial de Perséphona par la hantise de ses chants inachevés… Et, l’âme étreinte d’une grande angoisse et d’une pitié immense, je murmurai à Euneïka :

« Quelle est donc cette vierge prédestinée ? »

Et Euneïka la nomma de son nom immortel : Éranna de Télos…

Mais un silence joignit plus étroitement l’assemblée murmurante des Amies, un silence d’adoration et presque de prière… Car Psappha venait vers elles… Un bandeau de violettes ceignait son front, et ses tresses dénouées ondoyaient ainsi que des vagues nocturnes. De petite taille, elle se tenait debout avec une indicible majesté. Ses yeux étaient mystérieux comme les yeux bleus de la Nuit. Elle paraissait une flamme vivante. Elle était solennelle et terrible en sa grâce, comme l’Aphrodita dont elle fut la prêtresse. Éranna de Télos seule osa s’avancer vers elle et lui prendre la main. L’écarlate du couchant attisait le péplos violet de la Disciple devenue l’Égale. Et Psappha la contempla avec toute l’intensité de sa tendresse mélancolique :

« Je crois qu’une vierge aussi sage que toi ne verra dans aucun temps la lumière du soleil. »

Mélodieusement lente, elle se tourna vers moi. Et je parlai ainsi à l’Immortelle :

« Je suis celle que Nossis à la voix de femme envoya vers toi en me disant :

« Étrangèret si tu navigues vers Mytilène aux beaux chœurs pour y cueillir la fleur des grâces de Sappho, dis-lui qu’une femme de Locres, chère aux Muses et à elle aussi, enfanta d’autres (chants) pareils et que mon nom est Nossis. Va. »

Et Psappha me répondit, les yeux rivés sur les yeux d’Éranna :

« Quelqu’un, je crois, se souviendra dans l’avenir de nous. »