Les Lèvres jointes/01

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Celle qui attend



Au retour d’une excursion que je fis à Domfront, mon voisin de table, un habitué de la station thermale où je passais l’été, me dit :

— Vous l’avez vue ?

— Qui ?

— Comment ! Mais la demoiselle… la demoiselle du jardin public…

Je ne comprenais pas, il s’expliqua :

— Vous avez dû remarquer, dans la rue principale, une vieille petite maison flanquée de tourelles et dont le seuil s’abrite sous un toit d’ardoises.

— … Soutenu par des colonnes de bois sculpté ?

— Vous y êtes. Eh bien, c’est là qu’elle demeure, toute seule, dernier rejeton d’une famille noble aujourd’hui ruinée. Sauf le curé et quelques vieillards, elle ne reçoit personne. Quelquefois, on la rencontre dans les rues les plus désertes, où le bruit de ses pas ne dérange pas le silence. Mais, tous les jours, à la fin de l’après-midi, on est certain de la trouver au bout du jardin public, devant les ruines du château, sur un banc d’où l’on découvre la merveilleuse vue que vous savez. Et elle reste jusqu’à ce que le soleil se couche.

— Que fait-elle là ? demandai-je.

Mon voisin se mit à rire.

— Elle attend, paraît-il, elle attend l’inconnu, le héros d’amour que chaque femme espère. « Il viendra par-là, dit-elle un jour, en souriant, à un prétendant qui se moquait de son attente ; il viendra par la route de la vallée, à cheval ; et il montera ce sentier, le long de la colline. » Voilà dix ans qu’elle se réserve pour lui.

Au cours de la saison, plusieurs fois, j’entendis parler de cette mystérieuse personne. Les uns la disaient jolie, les autres insignifiante, ou vieille, ou disgracieuse. Mais tous les détails confirmaient la légende de sa faction quotidienne dans les allées monotones d’un jardin de province.

Ne la connaissant pas, je ne m’y intéressais guère. Cependant, la veille de mon départ, errant à cheval au travers des forêts, j’avisai tout à coup les clochers et les tours de Domfront, et j’eus alors — seulement alors, j’en suis sûr — la curiosité, assez naturelle, il me semble, de voir celle qui attendait de la sorte, depuis dix ans.

Néanmoins, pourquoi ne suis-je pas entré dans la ville par la route ordinaire ? Domfront, l’étrange cité féodale, termine un plateau qui s’avance entre deux vallées comme la proue d’un navire entre deux vagues profondes. Pourquoi suis-je descendu dans l’une de ces vallées ? Pourquoi ai-je contourné la ville, au bas des remparts, au bas des assises colossales qui la portent ?

Je suivis la rivière. Une chapelle s’y mire. Et c’est là, oui, c’est là que l’idée, la mauvaise idée m’assaillit. Fut-elle si mauvaise ? Elle ne me le parut point, en vérité. Il n’y eut pas que la perspective d’un divertissement, d’une plaisanterie… odieuse. Il y eut aussi, je l’affirme, et ma conscience devrait emprunter à cette certitude de quoi combattre mes remords, il y eut surtout la volonté de faire du bien, de créer de la joie et de l’allégresse.

C’est cette volonté qui nous transporte souvent au delà des bornes de la sagesse, c’est elle qui m’a jeté comme un fou dans cette aventure. Comme un fou, je donnai de l’éperon. Comme un fou, je me mis à galoper le long des peupliers et des saules. Les fers du cheval retentissaient sur la route sonore. J’en devinais le bruit, qui se propageait dans l’espace, et mon regard montait avec lui jusqu’au faîte des rocs. Une ardeur singulière gonflait ma poitrine. J’aurais volontiers poussé de grandes clameurs. Pourtant, au fond de moi, je riais, oui, je riais encore à ce moment.

La vallée s’étrécit. Deux murailles la bordèrent, abruptes, farouches. Et soudain, tout en haut, à gauche, dans le ciel, je vis une silhouette de femme qui se penchait sur l’abîme. Elle était là.

Au sortir du défilé, j’arrêtai mon cheval, puis, mettant pied à terre, j’en attachai la bride au tronc d’un arbre. Je me rendais compte exactement que j’agissais avec la plus parfaite aisance de gestes, comme quelqu’un qui ne se sait pas observé. N’étais-je pas un simple voyageur que retenait la beauté de l’endroit ? Je fis quelques pas à la découverte. Parmi les taillis s’engageait un sentier dont les courbes suivaient le flanc de la colline. Peut-être hésitai-je. Oh ! un instant seulement. L’ascension commença.

Elle fut rapide d’abord. À l’abri d’un petit bois de chênes qui me dissimulaient, je courais presque, et j’arrivai de la sorte jusqu’aux deux tiers de la hauteur, mais le bois cessa et je n’avançai plus que lentement. À peine même osais-je avancer. Elle me regardait, je ne doutais pas qu’elle me regardât, et il me semblait que ce regard ininterrompu pesait sur mon corps comme un obstacle. Je m’efforçais de rire. Non. Je ne pouvais plus. En outre, un désir invincible me commandait de lever la tête. Je ne voulais pas. Il me fallut y obéir cependant. Et je la vis, à quelques mètres au-dessus de moi, le buste tendu hors du balcon de fer qui protégeait l’esplanade supérieure.

Là, je m’en souviens, j’ai fait un geste hypocrite d’étonnement, d’admiration. Mais mon cœur battait sincèrement. Et le sien ! Oh ! comme il devait battre !

Il y avait encore un certain nombre de marches, pratiquées dans la pierre. Je les montai lentement, le front courbé. Et alors je mis le pied sur la terrasse où elle se tenait.

Nous étions à dix pas l’un de l’autre. Je la regardai. Elle me regardait aussi, toute droite. Vraiment, à compter de cette minute, il n’y eut plus de ma part la moindre comédie. J’agis avec toute ma foi, avec l’élan irréfléchi de mes meilleurs instincts.

Elle ne me parut pas belle, elle portait une méchante robe qui accentuait l’inélégance de sa taille. Mais sa figure était d’une douceur infinie et d’un charme que je ne puis encore comprendre. Et je la vis peu à peu devenir toute pâle. Et jamais je n’ai observé sur un visage une telle expression d’angoisse et d’espérance.

Je m’avançai. Elle tomba sur un banc, défaillante. J’allai m’asseoir à ses côtés.

Devant nous s’ouvrait l’espace merveilleux, l’espace adorable où se meurent les collines pleines de grâce, les forêts profondes, les plaines qui ondulent, les horizons qui s’entrelacent, toute cette beauté des choses qui suffit à assouvir nos élans les plus religieux.

Le soleil se couchait. Nos yeux suivaient sa descente visible. Oh ! comme je la sentais vivre ! Auprès de celles que j’ai le plus aimées, dans l’ardeur de nos étreintes les plus violentes, jamais, jamais je n’ai senti mon âme plus intimement liée à l’âme d’une femme, la vie d’un être plus mêlée à la vie de mon être.

Je pris sa main. Elle eut un long tremblement qui s’apaisa comme l’agonie d’un écho. Puis, je l’entourai de mon bras, j’appuyai sa tête sur ma poitrine. Le soleil disparut. Le ciel devint rouge, comme si l’astre mort eût éparpillé son sang sur les nuages, dans l’immensité. Autour de nous, le jardin s’enveloppait d’ombre.

Je pris ses lèvres. Elles se donnèrent à moi, humblement et joyeusement, lèvres inhabiles de vierge, lèvres chaudes d’amante.

La nuit tomba. Alors, je m’en allai, lui disant :

— À demain.

Il n’y eut pas d’autre mot prononcé entre nous. Il n’y en eut jamais d’autre. Elle ne m’a pas revu.

J’y serais bien retourné. Mais j’ai eu peur, peur de son charme inexplicable, de sa tristesse, de son visage sans sourire, de sa pâleur d’angoisse et d’espérance. Et, d’autre part, je n’aurais pu recommencer l’abominable comédie.

Oui, abominable, et mes remords sont justes, et il n’y a plus de paix pour moi, car j’ai joué avec le cœur d’une femme. Pauvre rêveuse de province que la vie enchaîne à ton petit manoir, humble servante du destin qui attendais patiemment, sur un banc du jardin public, la venue de l’amour et du bonheur, j’ai ri de ta confiance touchante, je me suis amusé de tes rêves, j’ai joué, crime odieux, le rôle sacré du destin. Et je suis parti !

Et maintenant elle attend encore, j’en suis sûr, et c’est moi qu’elle attend. Tous les jours que je vis à m’agiter, à me débattre dans la lutte des passions et des égoïsmes, elle les vit, elle, là-bas, dans le jardin solitaire. Tous les soleils qui meurent, elle les voit mourir. Et elle attend, elle attend le retour de celui qui a pris ses lèvres, de celui qui reçut son premier et son dernier baiser, de celui qu’elle aime et qu’elle aimera toujours.

Une fois, j’y suis allé, là-bas. Je me suis caché, comme un fourbe, derrière les saules de la rivière, et j’ai levé les yeux. Elle était là ! Elle était là ! tout en haut des remparts, penchée vers l’abime, vers la route d’espérance, attendant…

Des années ont passé. J’ai aimé. J’ai souffert. J’ai vécu. Et voici que je suis las des amours, des foules et du bruit. Et je la vois, je la vois, elle m’attire. Il me semble qu’elle est l’âme même de l’étrange petite ville. Oui, c’est l’âme des vieilles petites villes, une âme douce, triste, qui tente et qui séduit, et qui enveloppe. Ses yeux sont calmes comme l’eau des douves. Ses gestes sont silencieux comme des rues. Et j’ai l’envie lâche de goûter ce petit bonheur commode, sans secousse, de me reposer, de m’endormir, de vivre sans vivre, d’être sans le savoir.

Je sens, chaque jour, que ma volonté défaille. Je n’ai plus de forces. Je suis perdu. Attends-moi, attends-moi. Encore quelques amertumes, quelques trahisons, et je remonterai le sentier qui serpente sous les chênes. Et je t’apporterai ma vie pour que tu l’ensevelisses auprès de la tienne…