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Les Lèvres jointes/19

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La Jeune fille



Le gros bourg où Ludovic devait passer les vacances jouissait de deux rues pavées, ce qui lui permettait de prétendre au titre de petite ville, et ce qui autorisait les habitants à dire que Mme Colleret, la tante de Ludovic, tenait le haut du pavé.

Cette situation enviable, Mme Colleret la partageait depuis quelques mois avec Mme Doucereux, une veuve fort bien, récemment installée dans le pays et dont on vantait la distinction. Aussi, pour honorer le jeune rhétoricien, sa tante invita-t-elle le lendemain même Mme Doucereux. Ludovic, garçon timide et d’allures gauches, ne souffla mot pendant le repas. La veuve parla beaucoup. Elle avait quarante-cinq ans, une figure encore fraiche et un noble embonpoint. Son double menton se reliait par de jolis plis de graisse à une poitrine sympathique, et des fossettes agrémentaient ses joues et ses mains potelées.


LA JEUNE FILLE

Au dessert, Mme Doucereux s’aperçut que Ludovic la dévorait des yeux. Elle en conçut un vif plaisir et un certain embarras, minauda, rougit et, prise de pudeur, couvrit sa gorge d’une serviette. Peu à peu, toute parole expira sur ses lèvres. Elle cessa de manger et de boire et resta immobile et frissonnante sous le regard avide de l’enfant. Le soir, Mme Colleret dit à son neveu :

— Ludovic, tu vas reconduire Mme Doucereux.

La veuve demeurait assez loin, au bord de la rivière. Ils cheminèrent en silence, sous la lune. Elle essaya de l’interroger, mais il répondit par un grognement rauque et se heurta contre un poteau.

Dès son réveil, Mme Doucereux ouvrit sa fenêtre et fit sa toilette, chastement, cela va de soi, mais non sans que ses habitudes de femme soigneuse l’obligeassent à dénuder ses bras et son cou. Comme elle agrafait son corsage, elle étouffa un cri d’effroi. Les branches du grand saule touffu qui marquait l’angle de son jardin s’agitaient de façon insolite. Elle observa furtivement. Pas de doute : Ludovic était là, et, pour y être, il avait fallu qu’il traversât la rivière, et qu’il se mouillât jusqu’à mi-jambes. Elle s’effondra sur son prie-Dieu, et supplia le Seigneur comme si elle avait été en butte au danger le plus immédiat.

Désormais, Ludovic passa ses journées sur son arbre. Il n’en descendait que pour la suivre dans ses promenades, caché derrière les haies et les talus, invisible et toujours présent. Elle ne le rencontrait jamais, même point chez sa tante, car l’idée de la voir et de l’approcher le couvrait de sueur, et il disparaissait sans explications quand elle venait diner. Mais, le soir, l’après-midi, le matin, elle le sentait autour d’elle, partout, elle croyait entendre les battements de son cœur dans la nuit et distinguer dans l’ombre ses yeux qui luisaient. Elle éteignait sa bougie pour se mettre au lit et laissait, pour s’habiller, ses persiennes closes. Puis, vêtue de peignoirs roses ou bleu ciel, elle ouvrait enfin sa fenêtre, s’accoudait au balcon en des attitudes de choix, et rêvait. Parfois, elle réussissait à pleurer. Un vaste mouchoir essuyait ses larmes, ostensiblement.

Il lui restait un filet de voix, aigre et chevrotant, dont elle avait tiré jadis quelque menue gloire. Elle l’utilisa. Elle le fit jaillir vers les étoiles en chansons d’amour mélancoliques et elle égrenait dans le silence des petites notes pointues que Ludovic prit, la première fois, pour les plaintes d’un crapaud.

Cela dura deux semaines. Un jour, comme elle suivait un chemin creux, sous une pluie battante, quelque chose vint s’abattre à ses pieds. C’était lui. À plat ventre dans une flaque d’eau, il lui avait empoigné les chevilles et, gloutonnement, il baisait ses bottines boueuses et le bas crotté de sa jupe. Palpitante d’effroi et de bonheur, elle ferma les yeux béatement, tandis qu’il lui ravageait les pieds à coups furieux, et elle gémit :

— Ah ! Ludovic, ayez pitié de moi.

Des pas s’approchaient. L’enfant s’enfuit.

Cet acte de passion sauvage bouleversa Mme Doucereux. Elle vécut dans l’espoir d’actes semblables, d’entreprises plus graves encore qu’elle n’aurait pu préciser, mais dont elle appelait la volupté enivrante. Elle multipliait les occasions de rencontre, fréquentait le chemin creux et s’attardait dehors, au crépuscule. Qu’allait-il tenter, mon Dieu ?

Ludovic ne tentait rien. Il n’osait bouger de son arbre, croyant l’avoir offensée. Et elle attendit des jours, vainement, avec une certaine irritation contre le collégien, et, en même temps, une telle crainte de ce qu’il pouvait faire, qu’elle se barricadait la nuit.

Restait la fenêtre, si facile à escalader. Pourquoi ne l’essayait-il pas ? Elle se mit à chanter des chansons ardentes, des hymnes à l’amour, des romances éplorées, pleines de promesses et de serments. Sa voix éperdue déchirait l’espace. Une fois, elle vit des ombres qui se glissaient derrière la ligne des saules. C’étaient des paysans qui avaient pris l’habitude d’assister à ces concerts étranges. Elle dut les interrompre.

Alors, audacieusement, elle descendit dans le jardin noyé d’ombre, et, le cœur serré, elle vint s’asseoir au pied de l’arbre où Ludovic se tenait blotti. Trois soirées s’écoulèrent ainsi, sans un mot, elle en bas, lui en haut, Mais, la quatrième, elle n’y tint plus et murmura :

— Ludovic.

Il dégringola comme un paquet qui tombe, et ce fit très simple et très rapide. Elle lui prit la main et l’entraîna dans sa chambre.

Ils arrivèrent comme deux fous, en un grand élan de bonheur et d’inconscience. Elle lui disait :

— Ah ! mon petit, mon petit…

Il balbutiait :

— Oh ! madame, madame…

Il se jeta dans ses bras, et ils s’embrassèrent indéfiniment, avec des soupirs et des sanglots.

— Mon petit, comme je vous aime !

— Madame, madame, répétait-il en pleurant.

Elle lui dit :

— Appelez-moi Suzanne, c’est mon nom : Suzanne Doucereux.

— Oh ! Suzanne !

Ils ne cessaient de se dévorer les joues et la bouche, et Ludovic, tremblant de désir, porta la main sur le corsage de Suzanne. Mais elle se dégagea violemment, enfouit sa tête dans son mouchoir et bégaya :

— Ah ! Ludovic, ayez pitié… Accordez-moi quelques minutes encore… si vous saviez, Ludovic !… j’ai menti… je ne suis pas veuve, je n’ai jamais été mariée… jamais un homme… non jamais…je suis demoiselle, Ludovic.

— Demoiselle ! proféra-t-il.

— Oui, oui, murmura-t-elle, et si heureuse de m’être gardée pour vous, Ludovic !

Elle frissonnait, prête à s’abandonner à ses caresses. Mais il ne remuait pas. Une sueur froide l’inondait. Avant cette entrevue, aux instants d’espoir les plus téméraires, il avait toujours rêvé d’une scène de passion où Mme Doucereux le prendrait et lui révèlerait le mystère de l’amour, en personne experte et compatissante.

Et voilà qu’elle était demoiselle ! Cet aveu le paralysait. Une demoiselle, pour lui, cela représentait quelque chose d’obscur et de compliqué, et sa compagne lui semblait soudain inaccessible comme un roc, imprenable comme une forteresse, défendue par des obstacles tout à fait insurmontables.

Mme Doucereux attendait. Elle attendait l’entreprise de l’homme, toute confuse de pudeur, tout émue de désir, ignorante, elle aussi, et timide comme une jeune mariée. Elle pouvait attendre longtemps, Ludovic eût préféré mourir plutôt que de risquer un geste. Et ils passèrent des heures de la sorte, sur leurs deux chaises, immobiles, n’osant pas, ne sachant pas.

Au petit jour seulement, Mme Doucereux eut une crise de désespoir, et se jeta sur Ludovic. Mais il était glacé. Il m’avait point d’autre idée que de partir, et elle eut beau faire violence à ses instincts les plus chastes et lui offrir tous les trésors de son corsage, elle ne put le tirer de sa torpeur : Et puis elle y mettait tant de maladresse ! Est-ce là d’ailleurs le rôle d’une vierge ?

Telle fut leur nuit d’amour. Il en fallut trois semblables, trois nuits de découragement et de honte, pour que Ludovic devint l’amant de Suzanne Doucereux.