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Les Lauriers sont coupés/VII

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VII


Mais je suis arrivé rue Stévens, devant la maison de Léa ; c’est bien le vestibule, bien l’escalier ; l’escalier tournant ; enfin le second étage ; là est-elle ? oui certes là ; sonnons ; mes bottines sont propres, ma cravate droite, mes moustaches convenablement relevées ; j’ai beaucoup de choses à lui dire, beaucoup de choses qu’il faut que je lui dise ; elle vient évidemment de rentrer ; elle aura sa robe de cachemire noir ; je suis sot à ne pas sonner ; si elle me voyait ; je sonne ; des pas à l’intérieur ; la porte s’ouvre ; c’est Marie.

— « Mademoiselle d’Arsay est chez elle ? »

— « Oui, monsieur, entrez. »

— « Je vais dire à mademoiselle que vous êtes ici. »

Elle est gentille, Marie. Ah, ce petit salon, ce cher petit salon de ma chère Léa ; mettons-nous en ce fauteuil, près la fenêtre ; que joli est l’agencement de ces fleurs ! voilà le bouquet de lilas que je lui ai envoyé ; la glace, dans des étoffes ; tout est en règle dans ma toilette ; je suis assez présentable ; pas trop mal, ma foi ; Léa aime aux hommes les cheveux courts, comme je les ai, et qu’ils soient bruns… Léa…

— « Bonjour » de sa fine voix.

Et son sourire savamment féminin, ses yeux gentiment moqueurs, son sourire d’une fée ; bonjour, de sa fine délicieuse voix ; et ses cheveux voltigeant sur son front ; c’est elle, la jolie Léa ; non, je ne dois pas baiser sa main ; je serais ridicule ; saluons la simplement.

— « Mon amie, comment allez-vous ? »

— « Très bien. »

Elle a sa robe de satin noir. Nous nous asseyons sur le divan, elle à gauche ; elle s’est renversée sur les coussins, elle me regarde ; elle est aimable ce soir.

— « Eh bien » me demande-t-elle « que me direz-vous ? »

Je n’ai rien à lui dire ; si ; pourquoi m’a-t-elle écrit que je n’aille pas au théâtre.

— « C’est bien dommage que je n’aie pu vous chercher au théâtre. »

— « Il n’y avait pas moyen ; après la pièce je devais parler au directeur, et des fois on le voit tout de suite, d’autres on l’attend toute la soirée ; il ne se gêne pas pour venir à des neuf, dix heures. »

N’insistons pas ; certainement elle invente cette histoire.

— « Vous avez attendu longtemps aujourd’hui ? »

— « Assez longtemps ; je ne suis rentrée que depuis dix minutes ; à ma sortie de scène j’ai été à la direction ; il y avait Blanche Fannie ; elle voulait voir le directeur avant d’aller s’habiller ; vous savez qu’elle ne paraît qu’au second acte ; ce que nous nous sommes ennuyées dans ce trou ! il y a juste la place de deux chaises ; Blanche à elle seule emplissait toute la place ; c’est effrayant combien elle est grosse. »

— « Je ne comprends pas qu’on lui fasse encore jouer des travestis ; elle n’est plus jeune. »

— « Elle n’est pas vieille ; quel âge croyez-vous qu’elle ait ? »

— « Hou… »

— « Il ne faut pas croire qu’elle soit bien vieille ; voyons ; combien a-t-elle ? quarante ans ? »

Qu’elle est drôle, Léa, de ses vingt ans, de ses airs enfantinement sérieux de petite demoiselle coquette !

— « Nous allons, « lui dis-je » faire une promenade, n’est-ce pas ? »

— « Ah, je suis fatiguée ; je n’en puis plus ; j’ai envie de dormir. »

— « Qu’est-ce donc que vous avez ? »

— « Je suis fatiguée. »

— « Vous vous êtes énervée à attendre au théâtre. »

— « Oh, ce n’est pas cela. »

— « Vous êtes restée là, sur une chaise, vous qui êtes toujours en l’air ; vous ne pouvez vous fixer un moment en place. »

— « Très bien ; moquez-vous de moi ; quand voilà un quart d’heure que je n’ai pas bougé d’ici. »

Je la taquine.

— « Immobile ou non, vous êtes toujours adorable. »

— « Ah… charmant… »

Elle n’apprécie jamais mes traits d’esprit ; pas moyen de plaisanter avec les femmes ; que dire alors ? Elle se lève ; lentement elle va à la fenêtre ; et ondule son frêle corps bien potelé ; dans son cou les brins blonds de ses cheveux ; elle écarte les rideaux : elle regarde dehors. Que mollement on est sur ce divan ! et, tout à l’alentour, la clarté apâlie des murs blancs et des glaces. Elle :

— « Il fait un beau temps ce soir ; cela me remettrait peut-être, sortir un peu… »

— « Voulez-vous ? »

La voilà maintenant qui consent ; n’ayons pourtant pas l’air de triompher ; elle s’assied sur le bord du piano ; nous nous taisons. Au restaurant, ce soir, l’étrange homme, cette espèce d’avoué. Léa feuillette un paquet de musique, d’une main, sur le piano ; il faut que je parle ; elle va s’ennuyer, tellement elle a la peur qu’on demeure bouches closes ; il faut que je parle, absolument. Nous voilà l’un en face de l’autre ; cela ne peut durer ; je serais ridicule. Ah, ses histoires avec son horrible mère…

— « Vous êtes-vous un peu arrangée avec votre mère ? »

— « Pas du tout. »

Elle semble ne vouloir pas parler de ces choses ; j’ai eu tort de les amener ; alors quoi lui dire ?

— « Il est impossible » elle reprend « qu’on s’arrange avec elle ; elle voudrait que je suive tous ses caprices ; vous comprenez que c’est une vie insupportable. »

— « Pourquoi la supportez-vous ? »

— « Parce que je ne puis pas faire autrement. »

— « Comment ? si votre mère vous ennuie, dites-lui… »

— « Oui ! elle ferait un beau tapage. »

— « Enfin, vous êtes chez vous. »

— « Eh non, je ne suis pas chez moi ; voilà le malheur ; l’appartement est loué à son nom ; les meubles, tout est à elle. Et c’est moi qui paie tout. »

Contre le piano elle se penche. Je me doutais que l’appartement était à sa mère ; qu’y faire ? rien. En une nonchalante marche, la voici vers ce divan ; sur le divan elle se met ; ses robes s’étendent ; sur les coussins sa jolie tête attristée ; au dessus de sa tête elle lève ses bras.

— « Ah, quelle existence, quelle existence ! des envies me prennent de tout lâcher. »

— « Que dites-vous, mon amie ? »

— « Je serais plus heureuse à garder des dindons en Bretagne. Si mon père savait que je suis au théâtre ! »

— « Vous voulez aller en Bretagne garder des dindons ? »

— « Je n’aurais plus à me tourmenter ; je retrouverais la famille de mon père ; vous ne vous doutez pas quelle vie j’ai. »

Je vais vers elle ; au près d’elle je m’assieds ; je prends sa main.

— « Ma pauvre chérie, voulez-vous ne pas parler ainsi ; en voilà des idées ; vous savez bien que je vous aime pour de bon ; pourquoi n’acceptez-vous pas que je vous emmène, que nous soyons ensemble ; dites. »

— « Allons » tristement et gentiment elle me répond, « allons, êtes-vous fou ? »

— « Et en quoi, mon amie ? »

Dans ses yeux je la regarde ; elle est appuyée aux coussins ; les lumières des bougies éclairent nos visages ; gentiment, tristement, elle est étendue, pâle ; je la regarde ; je tiens ses mains. Elle, souriante :

— « C’est extraordinaire comme vous avez les cils longs. »

Souriante toujours, elle me regarde, immobilement.

— « Vous êtes une bien malheureuse petite femme. »

Elle ferme ses yeux.

— « Ah, comme je voudrais être débarrassée de tout ! s’il y avait un moyen d’en finir, d’un seul coup, sans souffrir, quelque chose instantanée ; s’endormir tout-à-fait, puisqu’il n’y a qu’en dormant qu’on soit heureux. »

Que lui dire ? je ne puis pas rire, ni la prendre trop au sérieux ; c’est embarrassant. Près moi elle est, mi étendue, immobile, en une vague somnolence.

— « Eh bien, mademoiselle, faites dodo. »

Dans mes mains je serre ses bras ; elle a toujours ses yeux fermés ; j’attire doucement ses bras ; elle se laisse ; en arrière penche sa fine tête, ah, sa méchante traîtresse tête qui de moi si effrontément se joue ! et là je l’ai ; doucement sur les coussins je me renverse, et contre moi j’attire sa poitrine ; sa poitrine est contre ma poitrine ; sa tête est sur mon épaule ; de mes deux mains j’entoure sa taille ; elle repose au contre de moi ; ainsi entre mes bras, elle repose ; sur ma joue, sur mon cou, quelque chose, oui, ses cheveux, qui voltigent ; immobile elle est : tout au long de mon corps, son corps ; je sens elle ; mollement je serre les molles hanches très soyeuses de sa poitrine.

— « Dodo, mademoiselle. »

Et elle, très bas, yeux clos toujours, et d’un léger souffle, très bas :

— « Oui. »

La très pauvre, très charmante, très tendre, elle se laisse en l’enlacement de mes bras ; elle repose contre moi son cher corps ; elle est étendue, en sa robe, d’où frêlement monte sa tête ; et voilà cette poitrine, ces seins, voilà ces bras, ronds et s’atténuant, et, fluettes, les mains ; voilà ce cou, blanc dans le noir du corsage, et dans le blanc du cou les fins épars cheveux dorés ; la mince taille, et les larges hanches, en l’étreinte des noirs satins ; là le bout mignon de son pied ; et lentement le corsage se soulève, de son haleine, en longues régulières exhaussions, en gonflements ; du corsage les boutons tremblottent ; faiblement sur la gorge ondoie le flot de dentelles noires ; un reflet plus brillant, des bougies, se meut sur le sein gauche ; et la féminine vie marche et marche en cet incessant mouvement les deux mamelles adorables ; son corps, tout immobile, a comme des ondoîments, imperceptiblement ; et les chairs, tout lucides, sont rondes ; des rondeurs, comme des virginités, ténues ; les bras arrondis, la poitrine mouvante, et ton cou, ta mince taille, tes hautes hanches s’arrondissent, en des contours immarqués, suprême grâce des chairs délicatement amollies et des formes effacées fuyeusement ; cependant que repose la juvénile face, et que des lèvres entrefermées monte un souffle… Véritablement dort-elle, la douce fille ? elle dort, certes, l’enfant ; elle s’est endormie, et d’un très amical sommeil oh voilà qu’elle dort ; voilà qu’elle repose, oublieuse, mon amie, et qu’ainsi, fille, enfant, elle dort ; entre mes bras pieux. Les bougies sur la cheminée brûlent ; leurs flammes montent blondes en pâlissant, bleuâtres, plus claires ; autour, le vague ombreux des feuillages sombres, et le vague confus des porcelaines peintes, et, derrière, le clair vague de la glace et des reflets pacifiés ; le délicieux bal où je fus cet hiver, en le salon plein de fleurs et de feuillages, discrètement illuminé, quand passèrent ces deux jeunes filles, blanches Anglaises ! ici le tiède énombrement des choses, et ma sainte amie, mienne ; une chaleur, peu à peu, de son corps immobile ; au long de son corps, en mon corps, tout en ce long qu’elle effleure, une chaleur croît ; pourquoi ne veut-elle point, si elle est malheureuse de sa vie, la changer, et avec moi vivre ? que doucement tiède est cette chaleur, et de son corps quel parfum monte ! ce parfum, quel est-il ? un mélange de parfums ; si subtil et qui pénètre ; elle-même a mélangé ces essences ; et ce parfum monte de toute sa chair, il monte de ses vêtements, il les traverse, et s’issut de son corps vêtu ; et de ses cheveux ensemble noués l’haleine s’épand ; aussi de ses lèvres ; aussi, princièrement, de ses lèvres (oh les moqueuses charmeresses) s’expire l’odorante exhalaison ; baiserai-je ces lèvres, de mes lèvres les aspirerais-je ? elle dort, la pauvre, entre mes bras amis ; et des parfums d’elle je me grise ; ce parfum mêlé, subtil, intime, dont elle a parfumé son corps, c’est qu’il se mêle au parfum même de son corps, et c’est lui, son corporel parfum, en l’admirable intensité des essences de fleurs conjointes ; l’odeur, oui, victorieuse en cette haleine ; de sa féminéité l’odeur, en ces bouffées ; elle ; et le profond mystère de son sexe dans l’amour ; luxurieusement, oh démonialement, quand sous la maîtrise virile les puissances de chair se délivrent, en le baiser, ainsi l’acre et terrible et pâlissante fumée d’elle ; ah mourir de cette joie !… Elle remue sa tête, se tourne un peu ; l’ai-je serrée trop fortement ; quelle excitation avais-je ? elle me parle, mi dormante :

— « Qu’avez-vous ? ah, je suis lasse… quelle heure est-il ?

— « Pas tard encore, demeurez. »

La voilà immobile, si finement jolie, si jeunement, et coquette ; oh, la triste existence qu’est la sienne ; à celui qui l’aime, quel amour faut, pour lui dulcifier les amertumes ! pauvre qui va, elle de vingt ans, livrée aux mauvaises heures… ensemble, au contraire, ainsi dormir, en un oubli ; les deux, ensemble, elle en la sûreté de ma foi, moi dans son charme ; et parmi les choses qui sont, communément, les deux, joyeusement… nous irons ce soir ainsi, au dehors, sous des ombrages, pendant de lointaines musiques… « tu m’aimes » — « et toi tu m’aimes » … oui, ne disons plus « je t’aime », mais nos confessions « tu m’aimes » et « tu m’aimes » et baisons-nous… elle dort ; moi je sens que je m’endors ; j’entreferme mes yeux… voilà son corps ; sa poitrine qui monte et monte ; et le très doux parfum mêlé… la belle nuit d’avril… tout-à-l’heure nous nous promènerons… l’air frais… nous allons partir… tout-à-l’heure… les deux bougies… là… au cours des boulevards… « j’t’aim’mieux qu’mes moutons »… j’t’aim’mieux… cette fille, yeux éhontés, frêle, aux lèvres… la chambre… la cheminée haute… la salle… mon père… les trois assis, mon père, ma mère… moi-même… pourquoi ma mère ainsi pâle ?… elle me regarde… nous allons dîner, oui, sous le bosquet… la bonne… apportez la table… Léa… elle dresse la table… mon père… le concierge… une lettre… une lettre d’elle ?… merci… un ondoîment, une rumeur, un lever de cieux… et vous, à jamais l’unique, la Primitive-aimée… Antonia… tout scintille… vous riez-vous ?… les becs de gaz infiniment… oh… la nuit… froide et glacée, la nuit……… Ah !  !  ! mille épouvantements !  !  ! quoi ?… quoi me pousse, m’arrache, me tue ?… rien… un rire… la chambre… et cette femme… Léa… Sapristi, m’étais-je endormi ?…

— « Félicitations, mon cher… » C’est Léa… « Eh bien, comment avez-vous dormi ? » C’est Léa, debout, et qui rit. « Vous sentez-vous un peu mieux ? »

— « Et vous, ma chère amie ? »

Elle se tourne, riant ; je ris ; elle marche dans le salon… Évidemment, elle s’est éveillée tout-à-l’heure, elle m’a vu assoupi, elle s’est brusquement tirée d’auprès de moi… Ne suis-je pas bien ridicule ? que faire ? que pense-t-elle ? je me lève et vais m’asseoir sur le tabouret du piano ; elle regarde, en face de moi, dans la glace ; gaie, elle parle.

— « Vous ne vous êtes donc pas couché hier ? »

— « Il me semble que oui, mademoiselle, et encore que j’ai convenablement dormi. Votre charme, il y a un instant, m’avait hypnotisé… »

— « Nous allons sortir, voulez-vous ? il fait un temps superbe ; nous irons une heure en voiture aux Champs-élysées ; cela vous va ? »

— « Cela me remplit de joie. »

— « Et j’espère que vous ne dormirez pas. »

— « Non ; vous me conterez des histoires. »

— « Parfaitement ; je vous amuserai ; vous me direz le programme. »

— « Ne soyez pas méchante. »

Dieu sait si certains jours elle a besoin pour parler d’être priée.

— « Je vais mettre mon chapeau. »

Elle s’avance de mon côté ; elle sourit, et je vois ses dents blanches ; ses yeux brillent, un peu moites ; ses lèvres sont tout roses, entrefermées, tout roses avec un très petit triangle, où les blanches dents ; oh le bel air mélancolique que vous avez, mademoiselle ; les blanches et rosées fossettes de vos joues ; votre front en une mélancolie gracieuse incliné ; et là vos grands yeux qui me regardent.

— « Ma pauvre chère amie, comme je voudrais que vous soyez contente ! »

À moi j’amène ses bras, sur mon cou sa tête, sa chevelure ; au tour de sa taille mes bras ; sans qu’elle l’aperçoive, je baise ses cheveux, sans qu’elle l’aperçoive ; et ainsi l’on est heureux ; elle est douce, mon aimée, elle est belle et elle est tendre ; elle est bonne, mon amoureuse, et que l’aimer est enchanteur !… Elle relève sa tête ; l’air étonné, elle me considère, l’air attentif ; elle lève sa main ; signe que je me taise ; quoi ? elle écoute ; gentiment elle me demande :

— « Qu’est-ce que vous avez ? »

— « Quoi donc ? »

— « Êtes-vous souffrant ? »

— « Mais non… »

— « Vous avez des palpitations de cœur ? »

Elle met sa main sur ma poitrine, à gauche ; elle écoute ; en effet, le cœur me bat plus fortement.

— « Bien sûr ? » demande-t-elle encore.

— « Non ; ce n’est rien ; je vous jure ; je vous ai là ; alors… »

Et elle, doucement :

— « Vous êtes un enfant. »

Si doucement elle me dit cela « vous êtes un enfant » ; d’une si apaisée voix elle me dit cela et d’une voix si vraie ; elle a ses souriants yeux faits sérieux, tandis qu’elle me dit cela « vous êtes un enfant » ; et d’un si profond cœur, si féminine et si profonde, elle me dit cela que je suis un enfant, et s’éloigne, et s’éloigne, belle et charmante.

— « Un peu attendez-moi, mon ami. »

À la porte elle est ; je réponds « oui » ; elle passe la porte.

— « Je mets mon chapeau et je reviens. »

La porte est laissée à demi entrouverte ; je m’assieds ; j’attends ; je m’occupe à attendre, à l’attendre.

— « Je vais dire à Marie » elle parle « qu’elle aille nous chercher une voiture… Marie ! »

— « Voulez-vous que j’y aille moi-même ? »

— « Non ; Marie ira. »

Dans la chambre elle parle à Marie ; que lui dit-elle ? je n’entends pas ; et ici je ne fais rien ; je n’ai rien à faire ; demain je déjeune avec De Rivare, à onze heures ; dans un café des boulevards sans doute ; quand on s’est couché tard, c’est par fois assez difficile qu’être à onze heures ou dix heures et demie en un rendez-vous ; le meilleur moyen de se lever tôt sûrement serait à ne pas coucher chez soi ; ici, par exemple ; car, en somme, pourquoi suis-je ici ?…

— « Me voilà. »

Léa, sur la porte, coiffée de son chapeau à velours rouges ; gravement, pour rire ; aussi je m’incline ; elle me répond en une révérence ; dehors, le roulement d’une voiture.

— « La voiture » dit-elle « descendons ».

— « Vous n’oubliez rien, Léa ? »

— « Non ; voici mon manteau. »

— « Donnez… Merci. »

— « Allons. »

Nous sortons ; sur mon bras le manteau fourré, moelleux, chaud.

— « Et vos gants ? vous n’en avez qu’un ».

— « Ah ! j’oubliais le second ; il est sur le piano ; prenez-le. »

J’étais bien sûr qu’elle oublierait quelque chose ; je le lui avais dit.

— « Voici. »

Marie qui rentre.

— « La voiture est en bas, mademoiselle. »

— « Je rentrerai dans une heure ; faites un peu de feu, dans la chambre. »

— « Bonsoir, Marie » dis-je à Marie.

Il faut soigneusement dire bonsoir à Marie ; Léa descend ; en touffes le satin noir de sa robe est relevé ; elle descend ; je la suis ; à chacun de ses pas ses épaules dans le satin ont un rejet en arrière ; sur sa tête la rouge plume du chapeau se penche, se relève, se penche ; très droite descend la jeune femme ; lentement à sa main gauche boutonnant le long gant noir ; à chaque marche d’un pas égal, elle descend, droite également ; et c’est la rue, une clarté pâle et rougeâtre ; et la voiture, une masse noire obstruant à la lumière.

— « Ne craignez-vous pas » dis-je « le froid d’une voiture découverte ? »

— « Non ; le temps est beau. »

— « Vous montez ?… »

Elle monte ; je monte.

— « Prenez garde de vous asseoir sur ma robe. »

Certes, ce me vaudrait une rancune durable.

— « Nous allons du côté de l’Arc-de-l’étoile ? »

— « Oui. »

— « Cocher, suivez les boulevards jusqu’à l’Arc-de-l’étoile. »

Je m’assieds ; la voiture se meut ; voilà Léa sérieuse et grave comme une marquise du Théâtre-français.