Aller au contenu

Les Lions de mer/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 141-154).


CHAPITRE XIII.


En sûreté dans le port est le vaisseau du roi, dans la retraite profonde où vous m’avez une fois appelé à minuit pour chercher de la rosée.
La Tempête



La dernière lettre de Roswell Gardiner portait la date du 10 décembre 1819, c’est-à-dire qu’elle était partie juste une quinzaine de jours après qu’il eut fait voile de Rio-Janeiro. Nous retrouvons le schooner du diacre Pratt le 18 du même mois, ou trois semaines et un jour après qu’il eut quitté la capitale du Brésil. De bonne heure, le matin de ce même jour, on apercevait le Lion de Mer d’Oyster-Pond dans la direction de l’ouest. On n’était pas seulement en vue de la terre, mais on s’en trouvait très-près, à moins d’une lieue de distance. La proue du schooner était tournée vers la terre, et sa vitesse était de quatre à cinq nœuds. La terre était pleine de ravins, élevée, d’un aspect stérile là où on pouvait l’apercevoir, et presque entièrement couverte d’une neige légère mais fondante, quoique l’on fût déjà dans la seconde quinzaine du premier mois d’été.

Cependant il ne faisait pas très-froid, et l’on sentait que la température devait s’adoucir encore. L’aspect de la terre voisine, âpre, stérile et inhospitalière, glaçait le cœur et jetait sur l’ensemble de la scène qu’on avait sous les yeux un sombre coloris que n’aurait pas donné le temps lui-même. Devant le schooner s’élevait une sorte de pyramide de rochers brisés, qui, occupant une petite île, était isolée en quelque sorte, et se trouvait un peu en avant d’autres débris de montagnes qui appartenaient aussi à des îles détachées du continent, quelques milliers d’années auparavant, à la suite de quelque violente convulsion de la nature.

Il était évident que tous ceux qui se trouvaient à bord du schooner contemplaient cette pyramide déchirée avec un vif intérêt. La plupart des hommes d’équipage se trouvaient rassemblés sur le pont, y compris les officiers, et tous les yeux étaient fixés sur la pyramide, dont ils s’approchaient en suivant une ligne diagonale. L’orateur était surtout Stimson, le plus vieux marin qui fût à bord et qui avait visité ces mers plus souvent qu’aucun autre homme de l’équipage.

— Vous connaissez ce parage, Stephen ? demanda Roswell Gardiner avec intérêt.

— Oui, Monsieur, il n’y a pas d’erreur, vous pouvez y compter, c’est le cap Horn. Je l’ai doublé onze fois, et c’est la troisième fois que je m’en trouve assez près pour le voir distinctement. Une fois j’y ai abordé, comme je vous l’ai dit, Monsieur.

— Je l’ai doublé six fois moi-même, dit Gardiner, mais je ne l’ayais pas encore vu. La plupart des navigateurs passent ici au large autant qu’il leur est possible. C’est l’endroit du monde le plus exposé aux tempêtes.

— C’est là une erreur, Monsieur, je vous assure. Le vent du sud-ouest souffle ici avec beaucoup de violence, il est vrai, et quand cela arriver il tombe sur ce rocher une mer telle qu’on ne l’a jamais vue autre part ; mais après tout j’aimerais mieux me trouver retenu ici qu’à deux cents milles plus loin au sud. Avec le vent au sud-ouest on pourrait, en suivant une ligne oblique, sortir plus facilement d’un parage du sud ; mais ici je sais où je suis, je jetterais l’ancre et j’attendrais que le vent cessât de souffler.

— En parlant de mers, capitaine Gar’ner, fit observer Hasard, ne croyez-vous pas, Monsieur, que nous commençons à sentir la marée de la mer Pacifique ? Unie comme est la surface des eaux, il y là dans le lointain une marée qui doit avoir de douze à quinze pieds de haut.

— Il n’y a pas de doute. Il y a déjà deux heures que nous sentons la marée de la mer Pacifique ; personne ne peut s’y tromper. L’Atlantique n’a point de pareilles vagues. C’est la un véritable Océan, et c’en est la partie la plus orageuse. Le vent fraîchit et refuse, et j’ai peur que nous ne nous trouvions enfermés ici par un vent régulier du sud-ouest.

Qu’il vienne, Monsieur, qu’il vienne, reprit Stimson ; s’il vient, nous n’ayons qu’à nous hâter d’aller jeter l’ancre. Je puis remplir les fonctions de pilote, et je promets de conduire le vaisseau là où vingt vents du sud-ouest ne lui feront aucun mal. Je sais qu’on peut encore faire ce que j’ai déjà vu faire deux fois. Le temps viendra où le cap Horn sera un véritable port.

Roswell quitta le gaillard d’avant, et se mit à marcher, réfléchissant à ce qu’on venait de dire. La situation était délicate, et exigeait de l’énergie autant que de la prudence. Le lecteur sait de quelle manière Dagget s’était attaché à lui depuis que les deux vaisseaux étaient partis de Block-Island. Les deux Lions de Mer avaient fait voile de Rio, et ils venaient de rallier Staten-Land la veille du jour où nous retrouvons le schooner d’Oyster-Pond, et les deux bâtiments s’étaient assez rapprochés pour que leurs capitaines pussent conférer ensemble. Il semblait que Dagget était contraire à ce qu’on traversât le détroit de Le Maire. Un de ses oncles y avait fait naufrage, et lui avait signalé cette passe comme la plus dangereuse qu’il eût jamais rencontrée. Elle offre, en effet, des obstacles à vaincre, d’après la position du vent et le point de la marée mais Roswell tenait de Stimson, qui avait doublé le cap plusieurs fois, des renseignements favorables sur ce parage. Il y avait peu de vent ; on était menacé d’avoir du gros temps. Tandis que Dagget insistait sur la nécessité de se tenir en dehors de Staten-Land, ce qui forçait les schooners à faire un grand détour et à venir affronter les vents régnants de cette contrée, qui varient du nord-est au sud-ouest, Roswell pensait à l’occasion que lui offraient les circonstances de fausser compagnie à Dagget. Après avoir discuté quelque temps, il pria Dagget d’ouvrir la marche, en lui disant qu’il le suivrait. Cela fut fait, quoique aucun des schooners ne s’éloignât de terre, avant que Roswell eût vu très-distinctement le cap San-Diego, qui appartient à la Terre-de-Feu, ce qui le mettait à même de juger de la position des principaux parages.

Sans prendre donc aucun engagement, il dit à Dagget d’ouvrir la marche, et il le suivit quelque temps, la direction dans laquelle il se trouvait ne l’écartant pas beaucoup de sa route. Le temps était brumeux, et il y avait des moments où le vent éclatait en rafales. Il augmenta lorsque les schooners furent plus près de Staten-Land. Dagget, qui était environ un demi-mille en avant, eut à essuyer toute la violence d’une de ces rafales qui sortait des ravins, et il s’écarta encore plus de la terre. Au même instant le brouillard sépara les deux vaisseaux. Ajoutons que le soleil était couché, et qu’une nuit sombre et triste approchait. Dagget avait allégué cette dernière raison parmi celles qu’il donnait pour éviter Staten-Land. Profitant de toutes ces circonstances, Roswell se tint à hauteur de la Terre-de-Feu.

L’accalmie lui annonçait la marée, et il se fiait sur la force du courant pour traverser le détroit. Lorsque Roswell se trouva à peu près au milieu du canal, il se vit entraîné dans la passe, et à peine y était-il entré qu’il vogua très-rapidement vers le sud. Les rafales lui donnèrent un peu de peine, mais en somme il en vint à bout. Le lendemain matin il se trouvait au large du cap Horn, comme nous l’avons dit. Par cette expression on entend qu’un vaisseau est près de la longitude de ce cap bien connu dans le monde, mais non pas nécessairement en vue de ce cap. Peu de navigateurs voient l’extrémité du continent américain, quoiqu’ils doublent le cap, parce qu’on regarde généralement comme plus sûr de passer au sud.

Telle était la position de Dagget, qui, étant sorti du détroit formé par Staten-Land, se trouvait nécessairement à une grande distance sous le vent, et qui ne pouvait espérer d’accoster les Hermites, quand bien même il serait favorisé par le vent et la mer, avant vingt-quatre heures. C’était une grande avance que de traverser le détroit de Le Maire, et Roswell était sûr de ne plus revoir son compagnon ce jour-là, quand bien même il le voudrait ; mais Roswell n’avait pas l’idée de rien faire de pareil. Après s’être débarrassé de la sangsue, il n’éprouvait pas le moindre désir de se laisser mordre encore. C’était uniquement dans l’intention de prendre ses précautions à cet égard qu’il cherchait un port.

Pour que le lecteur comprenne mieux les incidents de l’histoire que nous allons raconter, il peut être à propos de dire un mot de la topographie des contrées où il est transporté en fiction, sinon en réalité. À l’extrémité méridionale du continent américain se trouve un groupe d’îles qui offrent un aspect sombre, stérile, rocheux, et qui la plus grande partie de l’année sont couvertes de neige.

Des arbres verts modifient ce caractère de stérilité dans les endroits un peu abrités, et l’on remarque sur certains points une végétation avare qui sert à soutenir la vie animale. Le premier détroit qui sépare ce groupe d’îles du continent, est celui de Magellan, à travers lequel les vaisseaux passent quelquefois au lieu d’aller plus loin au sud. Puis vient la Terre-de-Feu (Tierra del Fuego), qui est de beaucoup la plus grande de toutes les îles.

Au sud de la Terre-de-Feu se trouve un groupe de petites îles très-nombreuses, qui portent différents noms ; le groupe qui est le plus au sud, et qu’on regarde ordinairement comme l’extrémité méridionale de notre grand continent, quoique ce groupe ne se trouve pas sur un continent, est connu sous le nom des Ermites. Si la solitude, la désolation, la stérilité et la contemplation de quelques-uns des spectacles les plus sublimes de cette terre peuvent rendre un endroit propre à servir d’ermitage, on a bien nommé ces îles. Celle qui le plus loin au sud renferme le cap lui-même, formé par la pyramide de rochers dont nous avons déjà parlé, est placée là par la nature comme l’infatigable sentinelle de la guerre des éléments. C’est derrière le groupe des Ermites que Stimson conseillait à son capitaine de se réfugier contre la rafale qui approchait, et dont les signes étaient certains.

Le motif qui déterminait Roswell était plutôt le désir de se débarrasser de Dagget que de chercher un refuge pour son schooner. Il ne craignait guère la rafale, puisqu’il était loin des glaces, et qu’il pouvait se lancer au sud dans une étendue qui semblait infinie. Il y a des îles au sud du cap Horn, et en assez grand nombre, quoiqu’elles soient peu rapprochées. Grâce aux efforts et au courage de plusieurs marins, parmi lesquels nous devons citer le persévérant et infatigable Wilkes, le plus habile et le moins récompensé des navigateurs qui se soient livrés, pour la race humaine, à ces périlleux et rudes travaux, on sait maintenant qu’il y a là aussi un continent ; mais à l’époque dont nous nous occupons ici, tout ce qu’on avait obtenu comme découverte était de connaître l’existence de la terre Shetland et de celle de Palmer, dans cette partie de l’océan.

Après avoir fait quelques pas sur le pont en quittant le gaillard d’avant, Roswell alla retrouver ses hommes d’équipage.

— Vous êtes sûr, Stimson, dit-il, que c’est là le cap Horn ?

— Sûr, Monsieur. Il n’y a pas moyen de se tromper sur un endroit comme celui-là, qu’on n’oublie jamais dès qu’on l’a vu une fois.

— Cela est tout à fait conformer à nos cartes marines et à nos calculs, et, je puis le dire, à nos souvenirs. Voilà l’Océan Pacifique, monsieur Hasard.

— Je le pense, Monsieur. Voilà la fin de l’Amérique, si elle a une fin. Cette forte et longue marée est une vieille connaissance, quoique je n’aie jamais été assez près de la côte pour voir la terre.

— Heureusement nous avons à bord quelqu’un qui pourra nous servir de pilote. Stimson, je veux jeter l’ancre, et je me fie à vous pour nous trouver une baie où nous soyons à l’aise.

— Je m’en charge, capitaine Gar’ner, si le temps le permet, répondit le marin avec une modeste assurance qui était une garantie de sa capacité.

On commença à faire des préparatifs sérieux pour aborder. Il était temps qu’on prît un parti, car le vent s’élevait et le schooner approchait rapidement de la terre. Au bout d’une demi-heure, le Lion de Mer se courbait sous une petite brise, et carguait ses voiles.

La mer montait rapidement, quoique ce fût sur une large base et qu’elle offrît l’aspect d’une montagne. Roswell craignait le brouillard ; s’il pouvait traverser sous un ciel pur les étroites passes que Stimson lui avait décrites, il serait délivré de la moitié de ses inquiétudes ; mais le vent avait quelque chose de brumeux, et il sentait qu’il n’y avait pas de temps a perdre. Il fallait beaucoup d’énergie pour s’approcher, dans une pareille saison, d’une côte comme celle du cap Horn.

À mesure que le schooner se trouvait plus près du cap, la vue de la mer qui se précipitait et se brisait sur son roc déchiré, et le sourd gémissement qu’elle faisait entendre, avaient quelque chose de vraiment terrible. Pour ajouter à l’effroi que pouvait éprouver l’homme le plus endurci au danger qui fût à bord, il faut dire qu’il y avait lieu de douter si le schooner pourrait doubler une certaine pointe de rocher à l’extrémité occidentale de l’île, après être allé assez loin pour rendre un virement difficile, sinon impossible. Chacun paraissait grave et inquiet. Si le schooner abordait sur un tel point, une minute pouvait suffire pour le mettre en pièces, et il n’y avait pas à espérer qu’un seul homme de l’équipage se sauvât. Roswell éprouvait une vive inquiétude quoiqu’il gardât son sang-froid.

— Les marées près de ces rochers, et sous une latitude si élevée, balaient des vaisseaux comme de la poussière, dit-il à son premier officier marinier.

— Tout dépend d’une bonne manœuvre, Monsieur, avec un peu d’appui de la Providence ; telle fut la réponse. Voyez ce point qui est devant nous, capitaine, quoique nous ne soyons pas tout à fait sous le vent ; voyez comme nous sommes entraînés de ce côté. La manière dont cette mer se précipite du sud-ouest est terrible. Il n’y a pas de vaisseau qui puisse aller au vent comme elle.

Cette remarque de Hasard était très-juste. La mer qui se précipitait sur le cap ressemblait, par sa surface, à une prairie en mouvement. Une seule vague avait l’étendue d’un quart de mille, et, lorsque passant à côté du schooner elle le soulevait dans les airs, on aurait dit que cette masse d’eau allait l’emporter dans sa force. Mais la science humaine a trouvé le moyen de réagir contre cette puissance de la nature. Le petit schooner s’élançait au-dessus des ondes comme un oiseau des mers ; et lorsqu’il semblait disparaître entre deux vagues, c’était pour reparaître sur la cime d’une vague nouvelle et braver encore la brise. C’était le courant qui menaçait le schooner du plus grand danger ; car ce courant invisible, dont on ne pouvait voir que les résultats, jetait le petit vaisseau sous le vent et dans la direction des rochers. En ce moment, nos aventuriers étaient si près de la terre, qu’ils renonçaient presque à tout espoir.

Le cap Hatteras et ses dangers, dont on parle tant, semblaient un lieu de refuge, comparés à la situation critique où se trouvaient nos marins. Le beuglement de dix mille taureaux réunis n’aurait pas égalé le sourd rugissement qui sortait de la mer, au moment où elle se précipitait dans quelque caverne de rochers. Puis l’écume remplit l’air comme d’une pluie abondante, et il y eut des instants pendant lesquels le cap, bien qu’on en fût très-près, se trouva caché par cette vapeur.

En ce moment, le Lion de Mer était à moins d’un quart de mille au vent du point qu’il s’efforçait d’atteindre, et il se trouvait sous le coup d’une triple impulsion, celle du vent qui agissait sur les voiles et qui les poussait avec une force de cinq nœuds, celle du courant et celle des vagues. Personne ne parlait, car chacun sentait que cette crise était une de celles où le silence est un hommage qu’on rend à la Divinité. Quelques-uns priaient en particulier, et tous avaient les regards fixés sur la pointe basse et rocailleuse devant laquelle il fallait passer pour éviter une ruine certaine. Il n’y avait qu’une circonstance favorable : on savait qu’en cet endroit la mer était profonde, et il était rare que cette côte offrit des dangers qui ne fussent point visibles à l’œil. Les récits de Stimson et d’autres marins avaient mis Roswell au fait de cette circonstance, et il la regardait comme de la plus haute importance pour lui. Lors même qu’il pourrait doubler la pointe qui était en face de lui, celle qui se trouvait à l’ouverture de la passe qui conduisait aux Ermites, il était maintenant certain que, pour y réussir, il lui faudrait s’exposer aux dangers les plus terribles en rasant les rochers.

Roswell Gardiner prit son poste au-dessus de la poulaine, faisant signe à Stimson de venir à lui.

— Vous rappelez-vous cet endroit ? demanda le jeune capitaine au vieux matelot.

— C’est bien là l’endroit, Monsieur et si nous pouvons doubler ces rochers, je vous conduirai dans un mouillage où vous serez en sûreté. Nous sommes entraînés avec une rapidité effrayante, et le courant nous pousse !

— C’est le remous, répondit Roswell avec calme. Nous nous rapprochons de ce point d’une manière effrayante.

— Avançons, Monsieur, avançons, c’est notre seule chance ; il est possible que nous nous frottions aux rochers et que cependant nous passions.

— Si cela nous arrive, nous sommes perdus, il n’en faut pas douter. Si nous doublons ce point, il y en a un autre un peu plus loin que nous ne pourrons pas éviter ; je le crains. Voyez, la passe s’ouvre devant nous à mesure que nous approchons.

Stimson voyait le nouveau danger et l’appréciait dans toute son étendue. Cependant il ne parlait point ; car, pour dire la vérité, il perdait en ce moment tout espoir, et ayant des sentiments religieux, il priait. Tous les hommes de l’équipage se rendaient exactement compte de la gravité du danger, et tous paraissaient oublier celui qu’offrait la pointe de rocher vers laquelle ils se trouvaient entraînés avec une rapidité prodigieuse. On pouvait doubler cette pointe ; il y avait quelque espoir mais quant à la pointe qui se trouvait à un quart de mille au delà, le marin le plus ignorant voyait combien il était difficile de l’éviter.

Un silence imposant régnait à bord du schooner au moment où il passa devant les premiers rochers. Il s’en trouvait à cinquante brasses, sous le vent ; et quant à l’autre pointe rocheuse, tout dépendait de la distance où l’on se trouvait des dangers qui pouvaient se présenter. C’est ce qu’il était impossible de calculer au milieu du chaos des eaux produit par le choc des vagues et de la terre. Roswell avait les yeux fixés sur les objets qui étaient en face de lui, pour se rendre compte de la dérive, et, avec la promptitude d’un marin :

— Le schooner sent le contre-courant, Stephen, dit-il d’un ton si bas qu’il semblait venir du fond de sa poitrine, et il est au vent !

— Que veut dire cette subite oloffée, Monsieur ? Il faut que M. Hasard tienne ses voiles pleines, ou nous n’avons pas de chance.

Gardiner jeta les yeux du côté de Hasard et vit qu’il pesait sur le gouvernail, car il éprouvait beaucoup de résistance. Alors il vit la vérité et il cria :

— Tout va bien, mes garçons ! Que Dieu soit loué ! nous rencontrons un contre-courant.

Ce peu de mots expliquait la raison du changement ; le schooner avait trouvé un contre-courant d’une rapidité de quatre ou cinq nœuds, qui le poussait au vent avec une force irrésistible. Comme s’il avait eu la conscience du danger qu’il avait couru, le petit vaisseau s’éloigna des rochers et doubla la seconde pointe, qui semblait avoir été placée là pour le détruire. Il réussit parfaitement dans cette manœuvre, à la distance très-rassurante de cent brasses.

Dix minutes après avoir rencontré le contre-courant, le schooner traversa la passe. Stimson se montra en homme dans lequel on pouvait avoir confiance. Il pilota habilement le vaisseau derrière l’île où s’élève le cap, l’amena dans une petite anse et jeta l’ancre. Il y avait en cet endroit cinquante brasses d’eau avec un fond de vase.

Ayant la certitude qu’il aurait assez d’eau, même à la marée basse, et que ses ancres tiendraient, Roswell fila assez de câble pour mettre son vaisseau tout à fait en sûreté.

Voilà donc le Lion de Mer d’Oyster-Pond, que le lecteur a vu près du quai du diacre Pratt, il y a à peine, trois mois, mouillé dans un bassin de rochers derrière le cap Horn. Il n’y avait que des chasseurs de baleines qui pussent avoir la pensée de conduire leur vaisseau dans un tel endroit ; mais c’est une partie de leur mission de se précipiter dans tous les canaux et dans toutes les passes où personne n’a été auparavant. C’est ainsi que Stimson était parvenu à découvrir ce mouillage. Quelle que fût l’agitation des vagues au dehors, le schooner jouissait d’un grand calme. Le vent soufflait au-dessus des Ermites, mais il était tellement brisé par les rochers, qu’il ne faisait que souffler à travers les mâts et les cordages.

Cette brise continua pendant trois jours et autant de nuits. Il y eut du changement le quatrième jour, parce que le vent venait de l’est. Roswell aurait profité du moment pour sortir de l’anse s’il n’avait craint de rencontrer Dagget. S’étant enfin débarrassé d’un compagnon aussi opiniâtre, ç’aurait été de sa part un grand acte de faiblesse d’aller au-devant de-lui. Il était possible que Dagget supposât qu’on n’avait pas eu l’intention de le quitter ; il était possible qu’il cherchât dans le voisinage le compagnon qu’il avait perdu. Quant à la brise, elle aurait pu le pousser sous le vent. Beaucoup dépendait des courants et de la distance où l’on était au sud. Gardiner croyait que près de terre les courants favorisaient un vaisseau qui doublait la terre en se dirigeant vers l’ouest et si Dagget avait aussi la connaissance de ce fait, cela pouvait le déterminer à se tenir aussi près que possible de cet endroit.

Il n’y avait pas de temps à perdre pour nos chasseurs de veaux marins, la belle saison étant très-courte dans ces latitudes élevées. Cependant ils étaient un peu en avance de leurs calculs, étant arrivés au cap Horn dix jours plus tôt qu’ils ne l’avaient espéré. Ils avaient presque tout l’été devant eux, et ils pouvaient espérer se trouver plus loin au midi pour le moment de la débâcle des glaces. Le vent devait les tenter de sortir de l’anse, car le point vers lequel se dirigeaient nos aventuriers se trouvait à une distance considérable à l’ouest, et les bonnes brises n’étaient pas à négliger. À tout événement, il fut décidé qu’on resterait un jour de plus dans la passe, d’autant plus que Hasard avait découvert que les éléphants de mer fréquentaient une île assez voisine. On mit donc les chaloupes à la mer, et le premier officier marinier s’engagea dans cette direction, tandis que le capitaine alla débarquer sur le rivage de l’île qui mérite bien le nom d’Ermite, car c’est la dernière du groupe.

Il emmena avec lui Stimson, qui portait une lunette d’approche. Armé d’une vieille lance pour aider ses efforts, Roswell commença à gravir la pyramide de rochers dont il a déjà été question.

Elle était comme déchirée, et elle offrait mille obstacles, mais aucun dont la vigueur et le courage ne pussent triompher. Après quelques minutes d’une lutte opiniâtre et d’une ascension difficile où ils eurent à s’aider l’un l’autre, Roswell et Stimson réussirent à monter sur la cime de la pyramide, qui était un pic de forme irrégulière. La hauteur en était considérable et offrait une vue fort étendue sur les îles voisines, aussi bien que sur l’Océan, qui apparaissait au midi lugubre et menaçant. La terre n’a peut-être à aucune de ces limites extrêmes une sentinelle aussi remarquable que cette pyramide. On peut dire que c’est l’ultima Thule de ce vaste continent.

Du haut de la pyramide, on apercevait à droite la mer Pacifique en face était l’océan Méridional ou Antarctique, et à gauche le grand océan Atlantique. Pendant quelques instants, Roswell et Stephen restèrent muets dans la contemplation de ce grand spectacle. En se tournant vers le nord, ils aperçurent les hautes terres de la Tierra del Fuego, dont les pics les plus élevés étaient couverts de neige. La pyramide sur laquelle Roswell et Stimson se trouvaient, avait perdu son enveloppe blanche, mais se dressait sévère et imposante, avec ses teintes noires ordinaires. Les contours de tous les rochers et les rivages des différentes îles offraient l’aspect d’une origine volcanique, quoique les rochers eux-mêmes racontassent une histoire un peu différente.

Les derniers étaient surtout de formation de trapp. Des pigeons du Cap, des goëlands, des pétrels et des albatros voltigeaient dans l’air, tandis que les vagues qui venaient se briser contre ce grand rempart de la mer avaient quelque chose de vraiment effrayant. Le tonnerre dans le lointain a des roulements moins sourds et moins imposants que ces vagues mises en contact avec le rivage. Il semblait à Roswell que c’était comme un gémissement de la grande mer Pacifique qui se trouvait arrêtée dans son cours. L’écume continuait de voler, et au-dessous du point élevé où il se trouvait, l’air était rempli de vapeur.

Dès que notre jeune capitaine eut embrassé les grands traits de cette vue magnifique, ses yeux cherchèrent le Lion de Mer du Vineyard. Il l’aperçut à la distance de deux lieues, et en ligne directe avec le cap. Était-il possible que Dagget eût soupçonné sa manœuvre et fût venu le chercher dans l’endroit même où il s’était réfugié ? Quant au vaisseau, on ne pouvait se tromper. De l’élévation où il se trouvait, Roswell, avec sa lunette d’approche, n’avait aucune peine à le reconnaître. Stimson le regarda aussi et vit que c’était le schooner. Sur cette mer vaste et désolée, ce schooner ressemblait à un point noir, mais la science humaine avait enseigné à ceux qui le montaient à le diriger à travers la tempête et à le conduire au but.

— Si nous y avions pensé, capitaine Gar’ner, dit Stephen, nous aurions pu apporter un pavillon que nous eussions planté sur ces rochers, pour montrer aux gens du Vineyard où l’on peut nous trouver. Mais il nous sera possible d’aller à leur rencontre si ce vent continue.

— C’est précisément ce que je n’ai pas l’intention de faire, Stephen ; je suis venu ici exprès pour me débarrasser de ce schooner.

— Vous me surprenez, Monsieur ; il n’est pas mauvais d’avoir un compagnon lorsqu’un vaisseau est sous une latitude très-élevée. La glace expose quelquefois à de telles épreuves que pour moi je suis toujours heureux d’avoir un compagnon en cas de naufrage.

— Tout cela est très-vrai, mais il y a des raisons dans un sens contraire. J’ai entendu parler d’îles où les veaux marins abondent, et pour les prendre il n’est pas aussi nécessaire d’avoir un compagnon que lorsqu’on fait naufrage.

— C’est une autre affaire, capitaine Gar’ner. Personne n’est forcé de révéler le parage où il va pêcher. J’ai su à bord du premier vaisseau que les Shetland du sud étaient un fameux endroit pour les veaux marins, et aucun de nous n’était disposé à le raconter à tout le monde. Il y a quelques hommes assez faibles pour publier de telles découvertes dans les journaux ; pour ma part, je crois qu’il suffit de les écrire dans le journal du bord.

— Il faut que le courant soit favorable à ce schooner, il vient si vite ! il sera devant le cap Horn dans une demi-heure, Stephen. Attendons pour voir la direction qu’il prendra.

La prédiction de Gardiner se réalisa. Au bout d’une demi-heure, le Lion de Mer de Holmes-Hole glissa près de la pyramide rocheuse du cap Horn, n’en restant séparé que d’un mille. Si son capitaine avait voulu passer dans la mer Pacifique, rien ne lui aurait été plus facile. Même avec un vent sud-ouest, qui souille la moitié du temps dans ces mers, il eût été tout à fait en son pouvoir de doubler les îles et de les laisser derrière lui.

Mais Dagget n’avait aucune intention de cette nature. Il cherchait son compagnon de voyage, qu’il espérait trouver dans le voisinage du cap. Dans son attente, après s’être porté assez loin à l’ouest pour se convaincre qu’il n’y avait rien en vue de ce côté, il se dirigea vers le sud. Roswell fut content de voir cela, car il en conclut que Dagget ignorait la position des îles qu’il cherchait. Elles étaient situées beaucoup plus loin à l’ouest ; et il ne fut pas plus tôt certain de la direction que suivait l’autre schooner, qu’il se hâta de descendre dans sa chaloupe pour regagner son vaisseau et profiter de la brise.

Deux heures plus tard, le Lion de Mer d’Oyster-Pond s’élança à travers la passe qui conduit à l’Océan. L’autre vaisseau avait alors disparu vers le sud, et Gardiner, sûr de la route qu’il avait à suivre, vogua à pleines voiles sur la vaste mer.

Le petit vaisseau glissait sur l’onde avec la rapidité d’un oiseau de mer. Bientôt le cap Horn commença à s’abaisser dans le lointain, à mesure que le schooner s’éloignait. Lorsque la nuit descendit sur les vagues, il n’était plus visible, le vaisseau étant entré dans l’océan Antarctique.