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Les Lions de mer/Chapitre 22

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 239-261).


CHAPITRE XXII.


Près du courant de la Moldern, aux rayons pâles de la lune, on voyait, comme dans un horrible rêve, l’armée des morts.
Longfellow.



On a l’habitude de dire qu’il y a six mois de jour et six mois de nuit dans les mers polaires. Cela n’est vrai littéralement qu’aux pôles mêmes ; mais relativement le fait est exact. Peu de personnes, nous le croyons, ont une idée précise de l’étendue de ce qu’on peut appeler les mers glaciales.

On peut s’imaginer quelle doit être l’influence d’une température de glace sur une surface aussi vaste, puisque l’on croit que les montagnes de glace qui existent dans ces mers agissent sur notre climat lorsqu’elles dérivent au sud pendant l’été. Comme le pouvoir produit le pouvoir, la richesse la fortune, le froid produit le froid. Remplissez donc un aussi grand espace que l’Océan Atlantique septentrional de glace dans toutes ses variétés, sous la forme de montagnes et de plaines, et vous pourrez vous former une idée de la rigueur des hivers, quand le soleil se montre à peine au-dessus de l’horizon, et seulement pour y donner, à ses rayons une direction oblique, orbe glacé placé dans le ciel seulement pour séparer le jour de la nuit.

Tel était le séjour que Roswell Gardiner désirait tant quitter, l’hiver qu’il trouvait si redoutable. Devant lui était Marie Pratt, pour ne rien dire de son devoir à l’égard du diacre, tandis que derrière lui apparaissait l’Océan polaire prêt à se couvrir des voiles de ses ténèbres glacées, et à s’ensevelir dans un long et sombre crépuscule, sinon dans une nuit complète.

— Monsieur Hasard, dit Roswell en quittant le pont pour aller se reposer, ce qui ne lui était pas arrivé depuis vingt-quatre heures, tenez les voiles pleines, et faites du chemin. Nous sommes en retard, et il faut nous mettre en mouvement. Appelez-moi si la glace vous offre un obstacle sérieux.

Hasard vit avec une sorte d’envie son capitaine descendre dans la cabine, tant il éprouvait lui-même le besoin du sommeil.

Stimson se trouvait aussi sur le pont.

— Attention cria la vigie, tenez le large, voilà une glace qui vient de l’avant.

— Une glace ici ! s’écria Hasard, c’est plus que nous n’aurions attendu ! — Où est votre glace, Smith ?

— Voilà, Monsieur, une plaine de glace aussi grande que celle qui a bloqué le Lion du Vineyard quand il est venu nous rejoindre.

Hasard vit la glace avec regret ; car il avait espéré se trouver en pleine mer mais la plaine de glace se formait dans la passe de manière à fermer toute issue aux deux schooners. Dagget suivait de près Roswell, ce qui prouvait que ce navigateur expérimenté ne voyait aucun moyen de faire voile au vent. Les deux vaisseaux marchaient de conserve, et, au bout d’une demi-heure, on aperçut la pointe septentrionale de la terre qu’on venait de quitter si récemment.

La lune se leva en ce moment et les objets devinrent beaucoup plus visibles.

Hasard héla le Lion du Vineyard et lui demanda ce qu’il fallait faire. Il était possible, en serrant le vent au plus près, de passer le cap à une courte distance au vent, et d’échapper ainsi à la plaine de glace. À moins d’avoir recours à cette manœuvre, les deux vaisseaux seraient forcés de virer, et ils auraient à s’ouvrir une passe qui les conduirait à plusieurs milles sous le vent.

— Le capitaine Gardiner est-il sur le pont ? dit Dagget.

En ce moment même, Gardiner se montra.

— Nous n’avons pas le temps de nous consulter, Gar’ner, reprit Dagget. Voici notre chemin devant nous. Il faut le suivre ou rester où nous sommes jusqu’à ce que la plaine de glace vienne nous serrer de près. Je marcherai en tête, et vous me suivrez aussitôt que vous aurez les yeux ouverts.

Un regard suffit pour mettre Gardiner au fait de la situation. Elle lui plut médiocrement, mais il n’hésita point.

Les deux vaisseaux continuèrent de s’avancer. Tout d’un coup les deux équipages se trouvèrent sur le pont. On n’avait cependant appeler personne, mais le bruit s’était répandu que l’on courait un grand risque. Il fallait longer de près, une distance de plusieurs milles, cette côte où les veaux marins avaient paru en si grand nombre. On savait que l’eau était profonde près des rochers qui se montraient à la surface de l’eau, et qu’il n’y aurait pas de danger, aussi longtemps qu’un vaisseau pourrait s’en tenir éloigné.

Personne ne parlait. Tous les yeux, étaient fixés vers les objets qui se présentaient à l’avant, ou cherchaient à suivre la collision qui allait avoir lieu, entre la plaine de glace et la partie basse du cap. L’oreille apprit bientôt à nos marins que cette rencontre avait eu lieu, car on aurait pu entendre à une lieue de distance le craquement de la plaine de glace. Ce fut alors que les deux schooners firent de leur mieux. Les vergues furent brassées, les voiles mises vent dessus vent dedans, et le gouvernail dressé.

Le voisinage des rochers d’un côté, et de l’autre le secret pressentiment qu’il y avait une autre plaine de glace, excitaient l’inquiétude générale. Les deux capitaines, en particulier, étaient tout yeux et tout oreilles. Il commençait à faire très-froid. Deux jeunes marins qui avaient reçu l’ordre de monter dans la mâture, hélèrent leur pont respectif et annoncèrent qu’une vaste plaine de glace s’avançait et qu’elle écraserait les deux schooners, à moins qu’ils ne parvinssent à l’éviter. Cette terrible nouvelle arriva en même temps aux deux capitaines. Par suite d’une manœuvre où Roswell montra beaucoup plus d’habileté que Dagget, les deux schooners se trouvèrent en dix minutes à un mille l’un de l’autre. Nous suivrons d’abord, celui de Roswell Gardiner dans l’effort qu’il fit pour échapper au danger.

Roswell se trouva bientôt à un mille au vent des rochers et assez près d’une nouvelle plaine de glace pour qu’on pût en distinguer la forme, la dérive et l’aspect général.

L’extrémité orientale de cette plaine nouvelle s’appuyait sur une première plaine et donnait une plus grande force au mouvement qui entraînait cette immense plaine vers le cap. Quelle que fût déjà l’étendue de la première plaine, la seconde était deux fois, sinon trois fois plus grande. Ce qui inquiétait le plus Roswell, c’était la distance à laquelle cette plaine s’étendait à l’ouest. Il voulut monter lui-même dans la mâture, et, grâce à la lumière d’une lune très-brillante et d’un ciel sans nuage, il vit la glace qui s’étendait dans cette direction à une distance de deux lieues. Ce qui peut-être n’était pas ordinaire à cette époque peu avancée de l’année, c’est que ces plaines de glaces ne consistaient pas en un grand nombre de fragments, mais qu’elles offraient une surface parfaitement unie. Les nuits étaient maintenant si froides, que la glace se formait partout où il y avait de l’eau ; et notre jeune capitaine pensa que des fragments qui avaient d’abord été rompus par les vagues, s’étaient trouvés rapprochés par l’action du froid. Roswell descendit de la mâture à moitié glacé par le vent, quoiqu’il soufflât du midi. Il appela auprès de lui ses officiers mariniers et tint conseil avec eux.

— Il me semble, capitaine Gar’ner, lui dit Hasard, que nous n’avons pas à choisir entre beaucoup de partis. Nous voici affalés, autant que je puis en juger, et nous n’avons qu’à nous débattre jusqu’à ce que le jour paraisse, nous réservant de profiter d’une bonne chance si elle venait à s’offrir ; sinon, il faut nous résigner à hiverner ici.

Hasard s’exprimait ainsi avec calme et sang-froid, mais il était aisé de voir qu’il parlait très-sérieusement.

— Vous oubliez, monsieur Hasard, qu’il peut y avoir un passage dans la direction de l’ouest, reprit Roswell, et que par là nous pouvons retourner en mer. Le capitaine Dagget est déjà hors de vue à l’ouest, et nous ferions peut-être bien de le suivre.

— Oui, Oui, Monsieur, je sais cela, le capitaine Gar’ner, et vous pouvez avoir raison ; mais quand j’étais en haut, il y a une demi-heure, si la clarté de la glace ne se montrait pas dans cette direction, derrière l’île, cette clarté ne se montrait nulle part. J’en ai l’habitude, et il me serait difficile de me tromper.

— Il y a toujours de la glace du côté de la terre, Hasard, et c’est de ce côté que vous aurez aperçu cette clarté. Cela ne prouve pas encore que nous ne trouverons point d’issue. Il nous est impossible d’hiverner ici, mille raisons s’y opposent ; et, avant tout, l’intérêt de nos armateurs. Nous marchons assez vite le long de la plaine, quoiqu’il me semble qu’on pourrait aller plus vite encore ; ne le pensez-vous pas, Hasard ?

— Mon Dieu, Monsieur, c’est la glace qui en est cause. Il y a plusieurs tonnes de glace sur notre avant.

On vérifia le fait, et Gardiner en éprouva une plus grande inquiétude. Il vit qu’il n’y avait pas de temps à perdre, et il mit toutes voiles dehors pour échapper, s’il était possible, aux dangers qui menaçaient son schooner, et passer dans une température plus douce ; mais il est difficile que même un schooner fin voilier réussisse à marcher, dans de telles circonstances, aussi vite qu’on le désirerait.

Il n’était plus douteux que la rapidité de la marche du Lion de Mer était gênée par la pesanteur de la glace qu’il avait à porter. Heureusement la mer ne jetait pas beaucoup d’écume, ce qui aurait été un inconvénient ajouté au péril que l’on courait.

Cependant, lorsque la plaine de glace qu’on avait d’abord aperçue dans le lointain se fut assez rapprochée pour que tout le monde pût la voir, et que l’on crut qu’il n’y avait plus d’issue pour le schooner, un canal parut s’ouvrir tout d’un coup ; mais après y être entré et y avoir navigué au nord-ouest, on dut perdre tout espoir : ce canal se terminait par un cul-de-sac.

Presque au même instant la glace se rejoignit rapidement dans le sillage du schooner. Il y eut un effort de fait pour rétrograder, mais il manqua ; un énorme morceau de glace menait de flotter dans le centre de ce cul-de-sac, ayant rencontré de la résistance dans une plaine de glace qui se trouvait elle-même arrêtée par des rochers. Roswell vit tout d’abord qu’il n’y avait rien à faire en ce moment. Il serra toute sa voilure autant qu’il était possible de manier de la toile gelée, leva les ancres pointues dont on se sert pour les glaces, et conduisit son vaisseau dans une espèce d’anse où le danger serait moins grand pour le vaisseau si les plaines de glace continuaient à se rapprocher.

Dagget montrait en ce moment toute l’activité dont il était capable ; il se flattait de doubler les rochers et de voguer dans une mer libre, quand les vastes plaines de glace dont on avait aperçu la clarté même du pont de l’autre vaisseau se jetèrent tout d’un coup à travers sa route, et l’empêchèrent d’aller plus loin. Dagget s’efforça de rétrograder. Cela n’était pas aussi facile que d’aller vent arrière, et son schooner était très-encombré par la glace, plus même que l’autre schooner. Il fut forcé de se débarrasser de tout poids trop lourd, mais il perdit ainsi un temps précieux.

Quand Dagget voulut remettre à la voile, il se trouva arrêté par les plaines de glace, qui étaient en contact avec les rochers.

Il était minuit, et les hommes du bord avaient besoin de repos. On établit le quart, et la plupart des hommes eurent la permission d’aller se coucher ; mais la lumière de la lune était trop faible pour favoriser de grands efforts. On n’éprouvait pas de vives alarmes, il n’y avait rien d’extraordinaire à voir un vaisseau affalé dans la glace, et tant qu’il n’avait pas subi un contact immédiat, il paraissait encore en sûreté.

Quand le jour parut, Roswell vit le danger de Dagget, et Dagget le danger de Roswell. Les vaisseaux étaient à un peu plus d’un mille de distance, la situation du Lion du Vineyard était la plus critique. Le schooner de Dagget s’appuyait sur la plaine de glace, mais cette plaine cédait elle-même à un mouvement imposant qui ne se ralentissait pas. Dès que Roswell vit la situation de Dagget, il résolut de lui porter secours.

En vingt minutes, Roswell conduisit ses hommes sur la glace, chacun portant sa hache ou quelque autre instrument dont on croyait pouvoir tirer parti. Il n’était pas difficile de marcher en avant, car la superficie de la plaine de glace avait plus d’une lieue d’étendue, et la neige qui la recouvrait formait une croûte d’une grande épaisseur.

— L’eau qui se trouve entre, la glace et les rochers occupe beaucoup moins d’espace que je ne le croyais, dit Roswell à son compagnon Stimson. Ici elle ne paraît pas avoir cent mètres de largeur.

— C’est comme vous le dites, Monsieur. Ouf ! quand on court dans un climat aussi froid, on est bientôt essoufflé. Mais, capitaine Gar’ner, ce schooner sera coupé en deux avant que nous puissions y arriver. Voyez, Monsieur, la plaine de glace atteint déjà les rochers, tout près du vaisseau, et ce mouvement de la glace ne s’arrête pas.

Roswell ne fit point de réponse. La situation du Lion du Vineyard lui paraissait beaucoup plus critique qu’il ne l’avait cru d’abord. Avant de s’être plus rapproché de la terre, il ne s’était formé aucune idée de la puissance avec laquelle la plaine de glace venait se heurter contre les rochers, sur lesquels on voyait grimper des morceaux de glace rompue comme des créatures douées de l’existence.

Quelquefois la rupture des glaces se faisait entendre avec fracas, et le mouvement de la plaine de glace devenait plus rapide ; puis il y avait un moment d’arrêt, et l’on entrevoyait une lueur d’espoir mais il fallut bientôt renoncer à toute illusion.

— Voyez-vous, Monsieur, s’écria Stimson, le schooner du Vineyard vient de franchir, d’un seul coup, une distance de vingt toises. Il doit être terriblement près des rochers !

Tous les hommes s’arrêtèrent. Ils sentaient leur impuissance, et l’anxiété à laquelle ils étaient en proie les rendait immobiles. Chacun retenait sa respiration. Les hommes de l’équipage de Roswell voyaient que le schooner du Vineyard, que se trouvait à moins d’un câble de distance, était près des rochers, et que le premier choc qu’il aurait à supporter suffirait pour l’engloutir. À leur étonnement, le schooner, au lieu d’être brisé par la glace, se releva avec un mouvement qui n’était pas sans grandeur, soutenu par les morceaux de glace rompue qui s’étaient entassés sous le vaisseau, et arriva presque sans avaries sur le banc de rochers. Pas un de ses hommes d’équipage ne lui manquait. Mais il était là, jeté sur le rivage, à quelque vingt pieds de la surface de la mer, sur les rochers dont l’action des vagues avait nivelé les aspérités. Si la saison avait été favorable, et si l’avarie s’était arrêtée là, on aurait pu songer encore à lancer le schooner à la mer et à le ramener en Amérique.

Mais la plaine de glace ne s’était pas encore arrêtée. Les glaçons succédaient aux glaçons, grimpaient les uns sur les autres ; ils formèrent, le long du rivage, un mur de glace que Roswell et ses compagnons eurent beaucoup de peine à traverser, malgré toute leur activité et tout leur courage ; au moment où ils arrivèrent devant le malheureux schooner, il était littéralement enseveli dans les glaces. Les mâts étaient brisés, les voiles déchirées, les gréements dispersés. Le Lion de Mer du Vineyard n’était plus qu’un navire naufragé, dont il ne restait qu’à faire un petit bâtiment, à moins qu’on ne le brûlât comme bois de chauffage.

Tout cela s’était passé en dix minutes !

C’est alors qu’on vit bien la supériorité de la nature sur toutes les forces humaines. Les équipages des deux vaisseaux restaient éperdus devant le triste tableau de leur propre impuissance. Les gens de l’équipage naufragé avaient échappé, il est vrai, au péril qui les menaçait, le mouvement ayant été aussi lent, aussi suivi qu’irrésistible. Mais ils étaient là avec les habits qu’ils portaient, tous leurs effets se trouvant ensevelis sous des piles de glace qui avaient déjà trente à quarante pieds de haut.

— On dirait que c’est là qu’il a été construit, fit observer Dagget, en s’adressant à Roswell. Si l’on m’avait dit que pareille chose pouvait arriver, je ne l’aurais jamais cru. Quand même ç’eût été un vaisseau à trois ponts, la glace ne l’aurait pas mieux traité.

— Capitaine Gar’ner ! capitaine Gar’ner ! cria Stimson, il vaut mieux que nous retournions à bord ; notre propre navire est en danger, il dérive très-rapidement vers le cap et pourra l’atteindre avant que nous soyons de retour.

Stimson ne se trompait pas. Un petit nombre d’hommes de l’équipage de Dagget, et Dagget lui-même, restèrent à bord du navire naufragé, mais tous les autres se rendirent du côté du cap vers lequel le schooner d’Oyster-Pond se dirigeait maintenant. La distance était de moins d’une lieue, et il n’y avait pas encore beaucoup de neige sur les rochers. En suivant un banc de rochers supérieur, il était possible d’aller assez vite, et c’est ce que fit Roswell.

Il y avait quelque chose d’extraordinaire dans le spectacle qu’offrait la côte que parcouraient en ce moment nos marins. À mesure que des morceaux de glace se détachaient de la plaine elle-même, l’immense pression qu’ils recevaient du dehors les soulevait et les poussait vers le rivage, et toute la côte offrait l’aspect de créatures vivantes sorties des flots pour grimper sur les rochers. Roswell, avait vu souvent cette côte couverte de veaux, marins ; et elle semblait maintenant se mouvoir avec tous ces morceaux de glace qui tournaient, grimpaient les uns sur les autres, comme s’ils avaient été doués d’un principe vital.

En moins d’une demi-heure, Roswell et ceux qui l’accompagnaient arrivèrent à la maison. Le schooner d’Oyster-Pond était à moins d’un demi-mille de cet endroit, et n’avait eu aucune avarie. Heureusement le petit bassin où il se trouvait s’était agrandi au lieu de se refermer ; mais il était cependant impossible d’en sortir, aucune issue n’existant dans ce chantier de glace. D’abord Roswell crut son navire perdu ; mais en examinant la situation de plus près, il eut l’espoir que le schooner pourrait doubler les rochers.

La situation de nos marins était devenue désespérée. À midi il gelait partout à l’ombre. Un soleil brillant répandait cependant ses rayons sur un panorama de glace, mais si obliquement, qu’il pouvait à peine tempérer l’excès du froid. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, même du haut du cap, on ne voyait que de la glace, à l’exception de cette partie de la grande baie ou la grande plaine de glace n’avait pas encore pénétré. Vers le sud, on remarquait un assemblage de montagnes gigantesques, placées là comme des sentinelles pour fermer toute issue de ce côté. L’eau avait perdu toute espèce de mouvement, et une nouvelle glace s’était formée sur toute l’étendue de la baie, comme le prouvait une ligne étincelante de blancheur qui précédait la marche irrésistible de la plaine de glace.

Tandis que Roswell contemplait cette scène, il éprouvait la plus vive appréhension de ne pouvoir se dégager de cette chaîne de glaces avant le retour de l’été. Il est vrai qu’un vent du sud pouvait produire quelque changement et faire lever ce blocus de glace, mais cela devenait à chaque instant de plus en plus improbable. L’hiver commençait déjà, et si la glace se formait au milieu du groupe d’îles et en dehors de ce groupe, il fallait, pendant huit mois, renoncer à tout espoir.

Stimson donna d’excellents conseils aux deux capitaines pour lutter contre les rigueurs du froid, qui naturellement ne pouvait qu’augmenter. Transporter les voiles du navire naufragé et en faire des rideaux grossiers dans la maison de bois, seul refuge qui s’offrît à nos marins ; se servir de peaux de veaux marins qui appartenaient à Dagget pour tapisser intérieurement les murs de cette maison ; ménager la provision de bois qu’on avait apportée, se borner autant qu’on le pourrait à un seul feu, être d’une excessive propreté, ce qui est un excellent moyen de lutter contre le froid ; prendre des bains presque glacés, et à cet effet, on tira l’eau de la glace même à l’entrée de la maison, et un tonneau servit à ces bains pris sous une tente qu’on y avait dressée ; recourir fréquemment à l’exercice pour conserver la chaleur naturelle qui est si indispensable, voilà à peu près le résumé des avis de Stimson, que les deux capitaines mirent en pratique et firent pratiquer par les deux équipages.

Telle était donc la situation de nos marins. Gardiner avait réussi à mettre son schooner en sûreté près du rivage, et l’on tirait du navire naufragé de Dagget toutes les provisions, toutes les ressources qu’il pouvait offrir.

Deux mois s’écoulèrent ainsi rapidement. On avait pris toutes les précautions possibles, et la maison, ou plutôt la grande case que les deux équipages habitaient au milieu d’un désert de glace, était loin de manquer de tous les aises qu’il fût possible de se procurer. Les jours avaient beaucoup diminué de longueur, et les nuits avaient augmenté en proportion ; le soleil n’était plus visible qu’un petit nombre d’heures pendant lesquelles il ne faisait que passer très-bas sur l’horizon septentrional. Le froid augmentait, quoique le temps variât presque autant sous cette latitude élevée que sous la nôtre. Il ne dégelait plus beaucoup, et le thermomètre n’était pas à bien des degrés au-dessous de zéro. Cependant les hommes des deux équipages commençaient à s’acclimater, et reconnaissaient qu’ils étaient en état de supporter un froid plus rigoureux qu’ils ne l’auraient cru possible. Jusque-là il n’y avait rien qui dût surprendre des natifs de New-York et de la Nouvelle-Angleterre, car il s’y passe rarement un hiver où l’on n’ait pas à endurer un froid aussi vif que celui qui venait éprouver ces marins sur les bords de la mer Antarctique ; tandis que j’écris ce chapitre de leur histoire, ici, dans les montagnes d’Otsego, notre vallée a reçu une de ces visites de la Sibérie. Pendant les trois derniers jours le thermomètre, au lever du soleil, a été entre le 17e et 22e degré au-dessous de zéro ; quoique le dégel paraisse très-probable, et que dans les vingt-quatre heures suivantes nous puissions voir le mercure monter beaucoup au-dessus de zéro.

Des hommes accoutumés à de telles transitions et à un froid si extrême ne se laissent pas facilement intimider.

Une grande quantité de neige tomba dans cette partie de l’année ; plus même qu’il n’en tomba plus tard. Cette neige était un grave embarras, car elle devint bientôt si épaisse qu’elle forma comme des remparts autour de la maison, et qu’elle cloqua l’espace qui servait de promenade aux hommes d’équipage. Ils furent forcés, sur les points où cela était praticable, de s’ouvrir un passage à l’aide de pelles, occupation qui leur donna de l’exercice, et qui contribua à leur conserver la santé, si elle ne leur servit pas à autre chose.

Dagget n’avait pas du tout renoncé à son navire, quoiqu’il eût consenti à ce qu’on le dépouillât de ses voiles. Chaque jour il lui venait à l’esprit un expédient pour mettre à la voile au printemps, quoique tous ceux qui l’écoutaient fussent convaincus de l’impossibilité matérielle d’un tel projet.

Quoi qu’il en fût, sous ce prétexte il maintenait une communication avec le navire naufragé, et pas un jour ne se passait qu’il ne visitât le pauvre vaisseau. Des blocs de glace, dont quelques-uns avaient un énorme diamètre, et qui tous avaient huit à dix pieds d’épaisseur, étaient restés près du vaisseau, s’inclinant en voûte de manière à former des cavernes qui s’étendaient à une grande distance. Cette masse de glaçons se trouvait tellement groupée autour du navire naufragé, qu’elle intercepta les premières neiges qui tombèrent en dehors, qu’elle se durcit au contact de nouveaux orages de neige, et qu’elle opposa une forte et infranchissable barrière à l’introduction de la glace et de la neige dans ces galeries de glace.

Il en résultait que ces galeries naturelles n’étant aucunement obstruées par la neige qui avait adhéré à leur surface, on pouvait y circuler très-facilement. Comme on avait nettoyé le pont du schooner et que toutes les issues étaient ouvertes, le Lion du Vineyard se trouvait ainsi à l’abri, et l’on pouvait profiter de toutes les ressources qu’il offrait. On y avait laissé une certaine provision de bois, aussi bien que la cambuse. On avait transporté celle-ci dans la cabine, et Dagget, accompagné de deux ou trois de ses hommes, passait là une grande partie de son temps. Une des raisons qu’il donnait de ces excursions, était qu’il laissait ainsi plus de place à ceux qui restaient dans la case. Le pont de son vaisseau était tout à fait libre de glace, c’était un très-bon emplacement pour l’exercice, meilleur que la terrasse qui se trouvait au-dessus de la case, étant tout à fait à l’abri des vents et offrant une température beaucoup moins froide, Dagget se promenait des heures entières sur son pont, se flattant de l’espoir qu’il mettrait à la voile au retour de l’été.

Roswell éprouvait une vive anxiété à l’égard du chauffage. On avait déjà employé une grande partie du bois qu’on avait apporté dans la cambuse et dans le poêle de la case. Quelque considérable que fût la provision, on y avait fait une grande brèche, et, d’après les calculs qu’on avait établis, la provision de bois ne pouvait pas durer, plus de la moitié du temps qu’on avait encore à rester dans l’île. C’était la une circonstance grave et qui méritait de sérieuses réflexions. Sans chauffage, la mort était certaine, et il n’y avait pas moyen de lutter contre l’influence d’un hiver à passer près du cercle antarctique.

Stimson avait plusieurs fois renouvelé ses avis à cet égard.

— Il faut nous tenir chaudement, disait le vieux patron, ou l’homme le plus vigoureux n’y résistera pas. Nous avons une assez bonne provision de café, et cela vaut mieux que tout le rhum ou le wiskey qu’on ait jamais distillé. De bon café chaud, le matin, nous rendra la vie le jour le plus froid qu’il puisse y avoir près des pôles, et l’on dit que le pôle sud est le plus froid, quoique je ne puisse pas m’en expliquer le motif.

— Heureusement nos provisions sont encore abondantes, reprit Roswell, surtout en sucre et en café. J’y ai pourvu lorsque nous étions à Rio.

— Oui, Rio est un bon endroit pour ces articles. Mais il faut que le café soit chaud pour faire du bien dans une région comme celle-ci, et pour qu’il soit chaud, il faut qu’on ait des moyens de le chauffer.

— J’ai peur que le bois ne dure pas plus de la moitié du temps que nous avons à rester ici. Heureusement que nous avions une grande provision de bois, mais l’autre navire n’en avait pas autant qu’il lui en aurait fallu pour un tel voyage.

— Eh bien, Monsieur, vous savez sans doute ce qu’il nous reste à faire. Sans nourriture chaude les hommes ne peuvent pas plus vivre dans une région comme celle-ci qu’ils ne peuvent se passer de toute nourriture. Si le schooner du Vineyard n’a pas de provision de bois, il faut que nous en fassions du bois de chauffage.

Roswell regarda quelque temps Stimson avec une attention marquée. Il approuvait entièrement cette idée qui lui était soumise pour la seconde fois.

— Sans doute, dit-il, mais il ne sera point facile d’y faire consentir le capitaine Dagget.

— Qu’il soit privé deux ou trois jours de café chaud, répondit Stimson en secouant la tête, et il sera trop heureux de le permettre. Dans un climat comme celui-ci, on est naturellement porté à mettre le feu à tout ce qui peut brûler.

— J’en parlerai au capitaine Dagget.

Roswell n’y manqua pas, mais le capitaine du Vineyard reçut cette proposition comme une injure. Jamais une discussion plus vive ne s’était élevée entre les deux capitaines que lorsque Roswell suggéra à Dagget l’expédient de faire du bois de chauffage avec la coque du navire naufragé, maintenant que le temps était encore supportable et que les hommes pouvaient travailler.

— L’homme qui mettra la hache ou la scie dans ce malheureux navire, dit Dagget, je le considérerai comme un ennemi. Il est couché sur un lit assez dur pour qu’on ne le déchire pas encore par morceaux.

Telle était l’étrange disposition d’esprit avec laquelle Dagget jugeait encore la situation du navire naufragé. Il est vrai que la glace l’empêchait de voir l’impossibilité qu’il y avait pour son vaisseau à jamais tenir la mer ; mais il suffisait de connaître quelque peu les lois de la mécanique et les moyens de réparer un vaisseau dont on pouvait disposer dans l’île pour ne pas se flatter un instant du vain espoir qui semblait s’être emparé de l’esprit des gens du Vineyard comme de celui de leur chef.

Il faut dire qu’après le naufrage le sentiment de jalousie qui existait dès l’origine s’était ranimé, et qu’il y avait quelque chose de ce sentiment dans l’espèce de prédilection que Dagget et son équipage avaient montrée pour le navire naufragé.

— Je ne crois pas, continua Dagget, que plus tard nous ayons plus à souffrir du froid que nous en souffrons maintenant. C’est une chose excellente de nous laver comme nous le faisons tous les jours ; tout le monde le dit. Quant à moi, je ne renoncerai pas à mon navire, tant qu’il y restera une pièce de bois que l’on puisse mettre à flot.

Roswell pensa qu’il était absurde de s’attacher ainsi à une inutile masse de bois, de fer et de cuivre. Mais il ne dit rien à ce sujet.

— Je suis fâché maintenant, dit Dagget, que nous ayons apporté dans la maison tant de provisions ; je crains que nous ne soyons forcés de les remporter.

— Il vaudrait mieux venir passer ici la plus rigoureuse partie de l’hiver, Dagget ; à mesure que nous mangeons, nous faisons de la place dans la case, et elle devient plus commode. On a brisé hier matin un tonneau vide de porc salé pour faire le feu de la cambuse.

— Nous verrons, nous verrons, Gar’ner. Mes hommes croient que les vôtres briseraient mon schooner pour en faire du bois de chauffage, s’ils n’y avaient pas établi une vigie comme à bord d’un vaisseau à l’ancre.

— D’un vaisseau à l’ancre ! répéta Roswell en souriant : vous dites là bien vrai. S’il y eut jamais un vaisseau à l’ancre, c’est celui-là car il n’y a pas de câble qui eût pu l’attacher ainsi au rivage.

— Nous croyons encore qu’il peut quitter la côte, dit Dagget en regardant Roswell comme pour le questionner.

Car Dagget, malgré sa défiance naturelle, estimait Roswell et croyait à sa parole comme à sa bonne foi.

— Je serai reconnaissant envers Dieu, capitaine Dagget, reprit Roswell après une courte pause, si nous parvenons à passer l’hiver sous cette latitude ; sans brûler des deux vaisseaux plus qu’il ne sera nécessaire pour nous sauver la vie. Assurément, il vaudrait mieux commencer par celui qui peut nous être le moins utile.

— J’y ai réfléchi, Gar’ner, de toutes les forces de mon esprit ; j’y ai rêvé, j’ai dormi sur cette pensée, j’y ai songé à toutes les heures, dans tous les temps ; elle me semble encore toute hérissée de difficultés. Voulez-vous consentir à recevoir une demi-cargaison de mes peaux et de mes huiles à la saison prochaine, et à partager avec moi tous les profits du voyage, si nous consentons à ce que ce vaisseau soit brûlé ?

— Il n’est pas en mon pouvoir de faire un pareil marché. J’ai un armateur qui tient à sa propriété, et mon équipage a droit à sa part, comme dans tous les vaisseaux baleiniers. Vous demandez trop, et vous oubliez que si je me prévalais sur mon vaisseau du même pouvoir auquel vous prétendez encore sur un navire naufragé, vous n’auriez jamais le moyen de sortir de ce groupe d’îles. Nous ne sommes pas forcés de vous recevoir à bord de notre schooner.

— Je sais, Gar’ner, qu’il nous sera impossible, suivant vous, de jamais remettre notre schooner à flot, mais vous oubliez une chose, c’est que nous pourrions nous servir des matériaux pour faire un plus petit vaisseau d’une soixantaine de tonneaux, à bord duquel nous retournerions chez nous en emportant la plus grande partie de nos peaux.

— Je ne dis pas que ce sera impossible, mais je dis que ce sera très-difficile. Je crois qu’il serait plus sage de votre part, de laisser votre cargaison à la garde de quelques hommes d’équipage, si vous le jugez convenable, et de venir avec moi. Je vous débarquerai à Rio, où vous pouvez toujours rencontrer quelque petit navire américain pour vous conduire au sud et prendre la cargaison que vous aurez laissée. Si les hommes qui resteront en cargaison que vous aurez laissée. Si les hommes qui resteront en votre absence veulent construire un petit vaisseau, assurément ce n’est pas moi qui m’y opposerai. Mais il y a un fait important dont vous ne tenez pas compte, Dagget, c’est qu’il faut que votre vaisseau ou le mien serve cet hiver de bois de chauffage, ou que nous mourions tous de froid jusqu’au dernier.

— On ne touchera pas à un morceau de bois de mon navire. Je ne crois pas la moitié des histoires qu’on raconte de l’hiver des régions antarctiques, il ne peut pas faire plus froid ici que, dans la haie de Fundy.

— Un hiver sans feu dans la baie de Fundy doit être pénible mais ce n’est rien en comparaison d’un hiver dans ces îles. Je crois qu’un homme qui a goûté d’un été et d’un automne polaires doit se former une idée de ce qui l’attend ensuite.

— Les hommes d’équipage peuvent rester dans leurs lits et épargner le bois. Autant que je le pourrai, je m’opposerai à ce que mon navire soit brûlé.

Roswell s’étonnait de cette opiniâtreté ; mais il pensait que la rigueur même de l’hiver en triompherait.

Dagget invita Roswell à venir se promener dans les cavernes de glace qui s’étaient formées au-dessus du navire naufragé. On pourrait supposer qu’une promenade de ce genre, le thermomètre étant à zéro, ne devait offrir qu’une très-froide distraction. Gardiner ne trouva point qu’il en fût ainsi ; il était tout à fait à l’abri du vent, qui donne quelque chose de si poignant au froid et qui le rend insupportable ; il se trouvait réchauffé en outre par l’exercice qu’il faisait en grimpant au milieu des glaces. Et, pour dire la vérité, en quittant le navire naufragé, il le regardait comme un meilleur abri qu’auparavant.

— Le froid augmente de plus en plus, disait quelques jours après Stimson à Roswell. Je me suis levé ce matin lorsque tous les hommes étaient encore couchés, et c’était à peine si je pouvais supporter de n’avoir ni mon bonnet sur la tête ni ma couverture de peau, quoique je fusse dans la maison. Si le temps continue ainsi, un poêle ne suffira plus, il nous en faudra deux dans la chambre à coucher.

— Dieu sait d’où nous viendra le bois, si le capitaine Dagget ne nous abandonne pas son navire : nous serons morts longtemps avant le retour de l’été.

— Il faut nous réchauffer, Monsieur, dit Stimson en souriant, par la lecture de la Bible. Vous ne devez pas oublier, capitaine Gar’ner, que vous avez promis à une personne qui prie tous les jours pour vous, de parcourir les chapitres qu’elle vous à indiqués et d’y consacrer une pensée patiente et attentive.

— Ainsi, vous croyez que Jésus est le Fils de Dieu ? s’écria Roswell.

— Autant que je crois que nous sommes ici, et je voudrais être aussi sûr d’en sortir.

— D’où vous est venue cette conviction, Stimson ? De votre raison ou de la conversation de votre mère et du ministre ?

— Ma mère est morte avant que je pusse l’entendre parler, et j’ai peu fréquenté les ministres, pour ne pas m’être trouvé où on les rencontre. La Foi me dit de croire cela, et la foi vient de Dieu.

— Et je pourrais le croire aussi, si la foi me venait de la même source. Quoi qu’il en soit, il me semble que je ne pourrai jamais admettre ce qui paraît impossible.

La discussion se prolongea longtemps, mais sans amener le résultat que Stimson aurait désiré, et que Marie avait tant à cœur.

On était arrivé au commencement du mois d’octobre, qui correspond à notre mois d’avril. Dans un climat tempéré, ces variations auraient annoncé le printemps. Il n’en était pas ainsi, sur la terre des chasseurs de veaux marins. Aussi longtemps qu’on était au milieu de l’hiver et que la rigueur du froid restait la même, en suivant un système de précaution adapté à une telle région, tout s’était assez bien passé, et les désastres qu’on avait éprouvés se bornaient à quelques joues et à quelques nez gelés, ce qui était surtout le résultat d’imprudences.

Il était tombé une grande quantité de neige, assez pour couvrir la terrasse, et intercepter la communication qui existait avec le navire naufragé et la maison. Le vent était fort et rendait le froid encore plus pénétrant. Le thermomètre variait beaucoup, s’élevant quelquefois au-dessus de zéro, quoique tombant quelquefois au-dessous. Il y avait eu en septembre et octobre plusieurs orages traînant à leur suite toutes les rigueurs de l’hiver. Le froid sec, presque toujours supportable, qu’on avait eu jusque-là, avait été suivi par des orages qui étaient quelquefois humides, quoique plus souvent d’un froid intense.

D’énormes glaçons étaient suspendus au toit de la maison, et formaient comme une chaîne de glace qui allait jusqu’au sol.

Roswell avait été forcé de couper les œuvres hautes de son propre schooner pour se procurer le bois sans lequel son équipage serait mort de froid. On ne reconnaissait l’endroit où se trouvait le schooner d’Oyster-Pond qu’à une haute montagne de neige à laquelle il avait servi comme de barrière au moment où, cédant à l’impulsion du vent, elle allait à la dérive ; mais presque toute la partie du schooner qui était en dehors de l’eau, planches, pont, avait été mise en pièces et portée dans la case pour alimenter les poêles.

Pour mieux mettre en lumière l’opiniâtreté de l’autre équipage, Dagget avait été forcé d’en faire autant. Une grande partie de son bien-aimé navire avait disparu dans la cambuse, et l’on ne pouvait se borner là. Cette destruction de son vaisseau, à laquelle il se trouvait forcé, ne faisait qu’accroître son opiniâtreté. Il se cramponnait au dernier débris de ce malheureux navire comme à sa dernière espérance. Ce navire, disait-il, était à lui et à son équipage, tandis que l’autre vaisseau appartenait aux gens d’Oyster-Pond. Chacun n’avait de droit qu’à ce qui lui appartenait. C’était son opinion, et il agissait en conséquence. Le bois s’épuisait. Roswell avait cherché à faire du feu avec de l’huile pour remplacer le bois dans la cuisine, et il avait réussi à cuire ainsi la plupart des aliments. Pendant un jour entier, on avait débattu, en conseil général, si les deux chaloupes baleinières seraient brûlées avec leurs rames avant qu’on en vînt à attaquer le schooner lui-même.

— Si nous brûlons d’abord les chaloupes, dit le maître timonier et qu’en définitive il nous faille en venir au schooner, comment sortirons-nous de ce groupe d’îles ? Ces chaloupes, comme bois de chauffage, ne nous dureraient pas une semaine ; lorsque le temps serait le moins rigoureux ; mais elles pourraient nous conduire à quelque terre chrétienne, même après que le Lion de Mer aurait été réduit en cendres. Je commencerais d’abord par les œuvres hautes du schooner, en réservant les espars, quoiqu’ils dussent brûler mieux. Ensuite je scierais le ton du mât, les baux, les ponts, les petits baux, tout jusqu’à un pied de l’eau ; mais je ne toucherais à rien au-dessous du cuivre, par la raison suivante : à moins que le capitaine Dagget ne se décide à brûler son propre vaisseau, nous aurons encore assez de matériaux, au printemps prochain, pour rétablir le pont de notre pauvre schooner et le rendre encore plus propre à la traversée que nos chaloupes. Telle est mon opinion, Monsieur.

Il fut décidé qu’on suivrait cette ligne de conduite. On enleva toutes les œuvres hautes du schooner, et l’on empila le bois dans la case. On vit bientôt qu’il fallait encore y mettre la plus grande économie, et qu’on pourrait être forcé d’en venir à la cale du vaisseau. Quant au schooner, ou ce que les hommes d’équipage appelaient ainsi, on en avait tiré tout ce qu’on avait pu. On avait transporté dans la maison l’huile gelée, et l’on s’en servait pour le chauffage et l’éclairage. On obtenait beaucoup de chaleur en faisant d’énormes mèches qu’on plaçait dans des vases contenant de l’huile, quoique cela fût loin de suffire pour réchauffer les hommes d’équipage pendant les temps les plus rigoureux.

Un mois environ avant l’époque précise à laquelle nous sommes arrivés, Macy, le premier officier marinier de Dagget, était venu à la case, accompagné d’un matelot, pour proposer, de la part de Dagget, qui habitait le navire naufragé, que les deux équipages occupassent ce navire, et qu’on mît la case en pièces pour en faire du bois de chauffage.

Gardiner avait déjà eu l’idée d’employer la réunion des deux équipages, mais en l’appliquant à son propre schooner. Ce plan était beaucoup plus praticable à cause de la distance qui était beaucoup moindre ; mais on y avait bientôt renoncé. Tous les matériaux de la case étaient de bois de pin, qui brûle comme de l’amadou.

Quant à la proposition de Dagget, d’aller hiverner dans son navire naufragé, elle était inacceptable : l’espace aurait manqué, et il aurait fallu y transporter une multitude d’objets pour se garantir du froid. Or, ce transport, sinon impossible, était très-difficile par les chemins qu’obstruaient la glace et la neige. Comme on pouvait s’y attendre, la proposition de Dagget fut rejetée.

Macy passa une nuit avec les hommes d’Oyster-Pond, et quitta la maison après le déjeuner, le lendemain matin, sachant que Dagget n’attendait que son retour avec une réponse négative pour commencer la démolition du navire. Macy était accompagné du matelot, retournant comme il était venu. Deux jours plus tard, comme il y avait eu une légère fonte de neige causée par les rayons du soleil de midi, et que naturellement la glace s’était reformée plus dure la nuit suivante, Roswell et Stimson entreprirent de rendre la visite que Macy était venu faire, dans le but de tenter un dernier effort auprès de Dagget pour lui persuader de quitter le navire naufragé et de venir habiter la case. Lorsqu’ils furent à peu près à moitié chemin, ils trouvèrent le corps du matelot raide, gelé, sans vie. À un quart de mille plus loin Macy, qu’on supposait avoir beaucoup encouragé Dagget dans son opiniâtreté, fut trouvé exactement dans le même état. Tous les deux étaient tombés en chemin, et avaient succombé à l’excès du froid. Ce ne fut pas sans peine que Gardiner arriva au navire naufragé, où il rapporta ce qu’il avait vu.

Ce terrible avertissement ne changea pas les idées de Dagget. Il avait commencé à brûler son vaisseau, car il ne lui restait pas d’autre alternative ; mais, comme il l’expliquait à Roswell, il s’y prenait de manière à construire un plus petit vaisseau au printemps, sans être dans la nécessite de quitter maintenant son schooner.

Sous quelques rapports, le navire naufragé offrait des avantages comme habitation. Il y avait plus de place pour prendre de l’exercice, les cavernes de glace étant spacieuses et opposant une barrière aux vents, qui étaient maintenant le plus grand danger de la saison. C’était sans doute le vent qui avait été la cause de la mort de Macy et de son compagnon.

À mesure que le printemps approchait, ces vents augmentaient de violence.

Un mois tout entier suivit cette visite de Roswell, et, pendant tout ce mois, il n’y eut point de rapports entre la case et le navire naufragé. C’était le mois de septembre, qui correspond à mars, et le temps avait été affreux.

La mort de Macy et du matelot fit une grande impression sur Roswell, et le danger auquel il se trouvait exposé lui-même avec, son équipage parla à son cœur.

Il prit l’habitude de causer de religion avec Stimson plus qu’il ne l’avait encore fait, et lut et relut les passages que lui avait marqués Marie, où il était surtout question de la divinité du Christ.

Ce lugubre mois avait produit des résultats analogues dans tous les esprits. Tous les hommes étaient devenus plus sérieux en lisant la Bible. Il y a dans les récits de l’Évangile un caractère de simplicité qui en garantit la vérité à tous les esprits, et qui produisit son effet sur l’âme de Roswell, quoiqu’il conservât encore des doutes basés sur l’orgueil de la raison.

Un soir de ce mois d’octobre, dont nous parlons ici, après l’un des après-midi les plus beaux que l’île eût vus depuis plusieurs mois, Roswell et Stimson voulurent continuer de prendre de l’exercice sur la terrasse qui se trouvait encore libre de neige et de glace. La nuit s’annonçait comme devant être froide, mais le temps n’était pas encore assez rigoureux pour forcer Roswell et Stimson à chercher un abri. Tous deux se figuraient qu’il y avait dans l’air comme un souffle du printemps.

— Il faut, dit Roswell, savoir ce que sont devenus les gens du Vineyard. Un mois s’est passé depuis que nous n’avons eu de leurs nouvelles.

— C’est une triste chose que cette séparation, capitaine Gar’ner ; répondit le patron, et chaque heure la rend plus triste. Pensez au bien qui serait résulté pour ces jeunes gens, s’ils s’étaient trouvés avec nous, lorsque nous avons lu le livre des livres le soir et le matin !

— Ce bon livre semble remplir vos pensées, Stimson ; je voudrais qu’il me fût possible d’avoir votre foi.

— Cela viendra, Monsieur, pourvu que vous fassiez quelques efforts. Je ne sache pas qu’il y ait eu un cœur plus dur que ne l’était le mien il y a environ cinq ans. J’étais plus mauvais chrétien, capitaine Gar’ner, que vous ne l’êtes aujourd’hui. Mon seul dieu était le monde, et le monde tel qu’un pauvre matelot peut le connaître. Ce n’était pas être beaucoup au-dessus de la brute.

— De tous les hommes d’équipage, vous paraissez le plus content et le plus heureux. Je ne puis dire que je vous aie vu manifester aucun symptôme de crainte lorsque les choses ont été au pis.

— Il serait ingrat de ma part, Monsieur, de me défier d’une Providence qui a tant fait pour moi.

— Je désirerais du fond du cœur croire avec vous que Jésus était le Fils de Dieu !

Malgré le froid qui n’avait cessé d’augmenter, Roswell était resté sur la terrasse, même après que Stimson l’avait quitté. Un magnifique spectacle se déroulait devant ses regards, celui d’une nuit polaire, et d’un ciel dont les étoiles brillaient comme des soleils. Roswell sentait sa propre faiblesse et la grandeur de Dieu ; il s’inclinait devant cette grandeur, il sentait à quel point il dépendait de cette toute-puissance. Tout ce que Marie lui avait souvent dit lui revenait à la pensée, et les sages paroles de Stimson faisaient fructifier dans son cœur ces germes de la foi Illustration chrétienne. Si Marie avait su ce qui se passait cette nuit dans le cœur de Roswell, son bonheur aurait été aussi grand que sa reconnaissance envers Dieu. Elle aurait vu cette barrière qui s’était longtemps élevée entre elle et Gardiner, détruite par la seule influence de cet esprit divin qui prépare les hommes à la présence de Dieu.