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Les Lions de mer/Préface

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 1-4).



PRÉFACE



Si la dureté du cœur humain nous cause encore quelque surprise, c’est lorsque nous voyons l’indifférence que les hommes préoccupés des intérêts de ce monde témoignent à l’égard des phénomènes les plus sublimes de la nature, qui parlent si éloquemment et si constamment à leur esprit et leur cœur. Chaque existence individuelle est si concentrée en elle-même, si étrangère à tout ce qui se trouve en dehors de ce cercle étroit, qu’il n’arrive pas peut-être à un homme sur dix de s’arracher une fois en vingt-quatre heures à cette étude opiniâtre de ses besoins, de ses désirs et de ses projets personnels, pour contempler la majesté, la miséricorde, la vérité et la justice de l’Être divin qui l’a placé comme un atome parmi les myriades de créatures qui habitent le ciel et ta terre. Les merveilles de la nature ne produisent guère plus d’impression que les plus hautes vérités morales. Des millions de regards verront le firmament dans une nuit sans nuages, et il n’y aura pas une centaine d’esprits qui sauront apprécier la puissance de celui qui a tout créé ; il n’y aura pas une centaine de cœurs qui se trouveront embrasés de ce sentiment d’adoration que devrait exciter naturellement cet appel aux yeux et à l’esprit de l’homme. Cette indifférence résulte surtout de l’habitude qu’ils ont de ce spectacle, les objets que nous avons constamment devant les yeux faisant comme partie de l’air que nous respirons. Une des conséquences de cette disposition à perdre de vue la main toute-puissante dont l’empreinte est si visible dans tout ce qui nous entoure, est de mettre la main de l’homme à sa place. À notre époque dans les pays éclairés, en l’absence de l’idolâtrie directe, il y a peu d’hommes d’un cœur assez dur pour nier l’existence et la puissance d’un Être suprême mais ce fait admis, combien peu éprouvent réellement envers lui cette profonde vénération que devrait nous imposer la nature de nos rapports avec Dieu ! C’est que nous manquons d’humilité, c’est que nous nous ignorons nous-mêmes, et que cette triste erreur nous empêche de sentir notre propre insignifiance comparée à la majesté de Dieu.

Bien peu d’hommes s’élèvent assez haut dans la science humaine pour se rendre compte de tout ce qu’il leur reste à apprendre, et de tout ce qu’ils ne peuvent jamais espérer de savoir. Nous entendons beaucoup parier d’esprits presque divins et des facultés transcendantes que nous possédons ; et tout cela peut nous paraître digne d’éloge, jusqu’à ce que nous nous comparions à celui qui l’a fait. Alors l’insignifiance complète de la puissance humaine devient trop évidente pour valoir même la peine qu’on la signale. Nous savons que nous sommes nés et que nous mourrons ; la science a pu saisir les phénomènes de ces deux grands faits naturels, mais non pas ceux plus importants qui nous diraient ce que c’est que la vie et ce que c’est que la mort. Quelque chose que nous ne pouvons comprendre se trouve comme à la racine de chaque phénomène naturel. « Tu iras jusque-là et pas plus loin, » cette phrase semble gravée sur tous les grands faits de la création. Dans les conquêtes de notre intelligence nous arrivons toujours à un point où se présente un mystère que l’esprit humain ne peut pénétrer. Ce point peut se trouver plus éloigné pour quelques intelligences que pour d’autres ; mais il existe pour toutes, arrête toutes les conjectures, ferme tous les horizons.

Nous n’ignorons pas que les plus savants de ceux qui contestent la divinité de Jésus-Christ croient pouvoir se fonder sur l’autorité écrite, qu’ils allèguent des erreurs de traduction et des contre-sens dont les anciens textes auraient été l’objet. Cependant nous sommes disposés à penser que les neuf dixièmes de ceux qui repoussent l’ancienne croyance et qui acceptent l’opinion nouvelle n’agissent guère ainsi qu’en raison de leur peu de penchant à croire ce qu’ils ne peuvent comprendre. Cet orgueil de la raison est une de nos faiblesses les plus artificieuses, et il faut le surveiller comme notre plus grand ennemi. Comme l’auguste symbole de la foi chrétienne, embrasse complètement et philosophiquement, comme il transforme tout le travail de notre pensée ! Nous disons philosophiquement, car il ne serait pas, possible de trouver une plus fidèle analyse de toute cette question que la grande et courte définition de la foi que présente saint Paul. C’est cette foi qui donne à l’Église un tel caractère dans ce monde. Elle place sous le même niveau les intelligences, les conditions, les buts et les moyens, elle offre le même encouragement, le même espoir à ceux qui ont été le moins favorisés dans ce monde et ceux qui l’ont été le plus.

C’est lorsque la santé ou les moyens ordinaires de succès nous abandonnent, que nous commençons à sentir combien nous sommes impuissants pour accomplir nos propres desseins, encore plus pour raisonner sur les mystères qui nous cachent notre commencement et notre fin. On dit souvent que les chefs les plus habiles à diriger les autres hommes ont le mieux senti leur insuffisance pour arriver leur but. Si jamais Napoléon, comme on l’a prétendu, a pu dire : « Je propose et je dispose, » ce fut dans un de ces moments où le succès l’aveuglait sur sa propre insuffisance. Il n’y avait pas d’homme qui fît plus de fond sur la fortune, qui attachât plus d’importance aux arrêts du destin, ou qui suivît d’un œil plus inquiet le lever ou le déclin de son étoile. Cette foi du fatalisme ne pouvait avoir aucun bon résultat ; mais elle montrait combien les desseins les plus hardis, les moyens les plus grands et l’ambition la plus étendue et la plus profonde sont dépourvus de cette sublime conscience du pouvoir qui appartient à la Toute-Puissance !

Dans ce livre, nous avons eu pour but de montrer l’homme aux prises avec de nouveaux dangers, dans toute la dépendance où il se trouve à l’égard de celui qui ne souffre pas qu’un petit oiseau périsse, si telle n’est point sa volonté. Les tentatives de la science, auxquelles ont servi les vaisseaux des quatre grands États maritimes de la chrétienté, ont amené des découvertes qui ont fait connaître les deux cercles polaires beaucoup plus qu’on ne les connaissait jusqu’à présent, autant que la tradition existante doit nous le donner à penser. Nous disons la tradition existante ; car il y a de grandes raisons de penser que les anciens connaissaient notre hémisphère, quoique nous ayons moins lieu de supposer qu’ils aient bravé les périls des latitudes élevées. On croit encore aujourd’hui qu’Ophir était sur ce continent, quoiqu’il n’y ait point d’autre motif de cette opinion que la découverte récente d’une grande quantité d’or. Les savants qui affirment ce fait devraient se rappeler que les paons venaient d’Ophir. S’ils ont raison, les aventuriers d’Israël ont détruit sur cette terre l’oiseau au magnifique plumage.

Des noms comme ceux de Parry, de Sabine, de Ross, de Franklin, de Wilkes, de Hudson, de Ringgold, ainsi que d’autres braves Français et Russes, ont droit à tous nos respects ; car il n’y a pas de batailles et de victoires qui fassent plus d’honneur aux marins que les dangers qu’ils ont tous courus, et que les conquêtes qu’ils ont tous accomplies. Un de ceux que nous venons de nommer, marin intrépide et éprouvé, doit être en ce moment bloqué dans les glaces du cercle antarctique, après avoir passé la moitié de sa vie à étendre ses découvertes dans ces régions lointaines et glacées. Il porte le nom du premier des philosophes de ce pays ; et la nature a gravé sur ses traits, — en vertu d’une de ces grandes lois qui se jouent de la faiblesse de notre intelligence autant que le plus grand de tous nos mystères, — comme l’incarnation du fils de Dieu, ressemblance qui par elle seule semblerait prouver qu’ils sont de la même race. Quiconque a vu ce navigateur et a pu observer les traits des hommes du même nom qu’on trouve en grand nombre parmi nous, doivent être frappés d’une ressemblance qui se refuse autant à l’étreinte de cette raison dont nous sommes si fiers, que les faits les plus sublimes que nous enseignent la logique, la science ou la révélation. On est maintenant à sa recherche et celle de ses compagnons ; et il faut espérer que la Providence qui a tempéré d’une manière toute spéciale, les uns par les autres, les différents cercles et les zones de notre globe, plaçant les uns sous les feux d’un soleil brûlant, et les autres sous les glaces, daignera veiller sur ces hardis voyageurs et les rendre à leurs amis et à leur pays. S’il en arrivait autrement, leurs noms mériteraient de passer à la postérité, car ils se seraient sacrifiés au louable désir d’élargir le cercle de la science humaine, et d’ajouter ainsi, nous le croyons, au tribut d’hommages que nous devons à la gloire de Dieu.