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Les Mémoires du Diable/Édition 1858/22

La bibliothèque libre.
Michel Lévy (tome Ip. 259-266).


XXII

SUITE DU SECOND FAUTEUIL : CORRESPONDANCE.


Le lundi au matin, Luizzi, en s’éveillant, reçut la lettre suivante :


« Armand,

« Je suis heureuse d’un bonheur que vous ne pouvez imaginer, heureuse d’avoir retrouvé enfin celui à qui je puis tout dire et qui peut tout s’expliquer de ma vie. Ce bonheur m’emporte, car j’avais juré de ne pas révéler ce secret avant que celui qu’il intéresse autant que moi l’eût permis. Mais, en sortant de chez vous, je me suis senti le cœur si plein d’une douce espérance que je n’ai pu attendre. Je vous écris. Je vous écris une étrange confidence, car je n’y mettrai pas les noms de ceux qu’elle concerne ; mais votre cœur, vos souvenirs, vos regrets, je ne veux pas dire vos remords, les devineront. Écoutez-moi donc, Armand, écoutez-moi, vous qui m’avez dit que vous m’aimiez. Vous souvient-il de cette conversation presque folle que nous avons eue hier au bal de l’Opéra, et dans laquelle je vous disais comment une femme qui a une fois oublié ses devoirs peut passer pour les avoir mille fois oubliés ? Eh bien ! aujourd’hui je vais vous apprendre comment une femme qui n’a jamais fait une faute peut être perdue par un concours inouï de circonstances. »


— Hum ! hum ! fit Luizzi à cette phrase, voilà qui me semble un assez joli tour d’adresse. Je voudrais seulement que l’histoire que je vais lire ne fût pas une cinquantième édition des œuvres de madame de Farkley, et qu’elle se fût donné la peine d’en composer une inédite à mon intention.

Après cette observation, Luizzi se posa commodément dans son fauteuil, comme un abonné de cabinet de lecture à qui l’on a envoyé la nouvelle, le conte ou le roman à la mode. roman à la mode. Cette nouvelle, ce conte ou ce roman commençait ainsi :


« Vous savez que je suis la fille naturelle de M. le marquis d’Andeli ; je ne l’ai su, moi, que le jour où le malheur m’avait déjà flétrie. Vous ignorez quelle est ma mère, et moi-même je ne sais que son nom. Ma mère était d’une grande famille du Languedoc : elle se maria fort jeune à un homme qui, forcé de suivre les armées, l’abandonna à elle-même. Elle avait une fille ; mais l’amour de cette enfant ne pouvait suffire à cette âme ardente. Elle rencontra le marquis d’Andeli. Le marquis d’Andeli l’aima ; elle aima le marquis d’Andeli. À cette époque il occupait une position administrative très-brillante dans la ville qu’habitait ma mère. Il perdit cette position et fut forcé de se séparer d’elle six mois avant ma naissance. Ma mère accoucha dans une cabane de paysan, où elle s’était cachée. La femme qui la servait m’emporta et me confia à une autre vieille femme qui m’éleva jusqu’à l’âge de quinze ans, sans rien me révéler de ma naissance. On disait qu’elle m’avait trouvée sur le seuil de sa porte et qu’elle m’avait recueillie par charité. Je le croyais, et je ne voyais rien qui pût me faire soupçonner que ce n’était pas la vérité. Ainsi j’avais déjà quinze ans lorsque la première fille de ma mère se maria. Il est inutile que je vous dise comment elle apprit mon existence ; mais un jour je vis arriver dans ma misérable maison une des plus belles et des plus riches personnes de notre ville. Dans un entretien où je n’appris malheureusement qu’une partie de la vérité, elle me dit que j’étais la fille d’une personne très-haut placée, qui était de sa famille et dont elle déplorait les erreurs sans pouvoir les condamner. Je ne savais alors ce que c’était qu’une mère et le respect qu’inspire ce nom. Je croyais que l’orgueil seul de son rang empêchait cette femme de me faire connaître la mienne. Jugez quel fut mon étonnement lorsqu’elle ajouta :

« Les égarements de votre mère n’ont pas cessé. Devenue veuve, elle a déshonoré son veuvage comme son union. Une autre enfant a été abandonnée par elle ; une autre enfant va vivre dans la misère ; une autre enfant va être livrée à un malheur qui ne trouvera peut-être pas une pitié pareille à celle qui vous a protégée ; il faut que vous vous chargiez de cette enfant. C’est votre sœur, donnez-lui la mère qui lui manque ; je vous fournirai à toutes deux la fortune que vous n’avez pas. »

« J’acceptai, Armand. La première bonne action de ma vie que j’aie pu faire me valut mon premier malheur. J’avais quinze ans, j’étais belle ; on ne me supposa pas à quinze ans la charité qu’avait eue pour moi une femme de soixante, et parce qu’on ne voulut pas me reconnaître un peu de vertu, on m’accusa d’un crime. J’avais dit que je serais la mère de cette enfant, on m’en fit véritablement la mère.

« Heureusement, un honnête homme qui demeurait dans la maison où j’étais logée savait mieux que personne que la vie que j’avais menée rendait cette faute impossible. Il brava tous les propos tenus sur mon compte et m’honora de son nom. Mon père, qui avait appris enfin mon existence, le paya de ce service, autant qu’un pareil service peut se payer, en m’assurant une dot très-considérable. Je vécus ainsi pendant quelque temps, heureuse et presque considérée, ou plutôt oubliée par la calomnie.

« Un autre événement bien extraordinaire amena ou plutôt prépara mon malheur. Le père de ma jeune sœur, dont j’ignorais le nom, le père de cette enfant que j’aimais comme ma fille, malgré tout ce qu’elle m’avait apporté de chagrins, son père avait jeté autrefois le désordre dans une autre famille que celle de ma mère ; et la noble étrangère qui m’avait déjà confié une orpheline m’apprit qu’un jeune homme, abandonné comme j’avais été abandonnée, comme ma sœur l’avait été, languissait presque dans la misère. Moi, qui savais ce qu’il y a d’horreur dans cette vie isolée qui ne s’appuie à aucune affection, je voulus venir aussi à son secours ; je lui ouvris la maison de mon mari, je lui fis une position honorable, je lui donnai une famille. Cette seconde bonne action fut la cause de mon second malheur. Un homme qui eût dû me remercier de ce que j’avais fait, un homme qui eût dû me dire : Merci pour moi de ce que vous avez fait pour cet infortuné ! cet homme jeta inconsidérément des propos trop cruels sur le murmure public, qui déjà me reprochait mon protégé. Une affreuse plaisanterie lui échappa, et l’orphelin que j’avais sauvé me fut donné pour amant. Mon mari l’apprit ; son honneur outragé, sa colère ne demanda aucune explication ; il provoqua ce jeune homme et le tua ; quelques jours après il était détrompé, et demandait compte au calomniateur de l’honneur de sa femme et du sang qu’il avait versé… »


À ce passage de la lettre de madame de Farkley, Luizzi demeura confondu. Cela ressemblait si singulièrement à ce qui s’était passé à Toulouse, qu’il sentit un effroi soudain s’emparer de lui. Mais en rapprochant les dates, en se rappelant qu’il n’y avait pas deux mois qu’il avait très-imprudemment joué l’honneur de madame Dilois, il se rassura. Puis, comme les méchantes actions ont un art infini pour se trouver des excuses et un art infini pour condamner celles des autres, il se dit à part soi : « Madame de Farkley aura su l’aventure qui m’est arrivée à Toulouse, et la voilà qui se l’attribue et qui l’encadre dans sa vie passée pour mieux me la faire croire : mais la ruse est trop grossière, et je ne m’y laisserai point prendre. » Délivré de ce petit mouvement d’anxiété, il reprit la lettre et lut ce qui suit :


« Cependant, avant ce fatal duel et dans un premier mouvement d’épouvante, je m’étais retirée vers celle qui m’avait fait connaître ma naissance et le nom de mon père. Dans un premier mouvement de désespoir, j’étais allée lui reprocher de m’avoir amené cette enfant qui m’avait valu toutes mes douleurs : mais je n’eus rien à lui répondre que des larmes, lorsqu’elle me dit :

« — Cette enfant, c’est votre sœur ! cette enfant, c’est… notre sœur ! — Notre sœur ! lui dis-je. — Oui, reprit-elle, nous sommes toutes trois les enfants d’une mère bien coupable. »

« Sainte et noble martyre, misérable sœur qui n’est plus, ai-je à me plaindre de ce que j’ai souffert, moi, à qui tu dis alors le secret de ta vie ? Mais à ce moment je l’ignorais, et je m’écriai :

« — Et qu’est-elle devenue, celle qui nous a ainsi livrées au malheur ? — Elle a quitté la France. Je n’ai pas voulu savoir ce qu’elle est devenue. J’ignore sous quel nom elle a caché sa vie, et que Dieu nous garde de l’apprendre jamais ! Mais, reprit-elle, ce que tu ne sais pas, ce qu’il y a de plus affreux encore, c’est que l’homme qui veut te perdre est le frère de cet orphelin que tu as sauvé… »

« Je ne rentrai chez moi que pour savoir qu’il était mort. C’est alors qu’imprudente j’écrivis à ma sœur cette fatale lettre que l’on rendit publique. Je m’étais enfuie de la maison de mon mari, et j’appris qu’il avait trouvé la mort dans son second duel, en apprenant qu’il savait que j’étais innocente.

« Vous me comprenez maintenant, Armand, vous comprenez cette lettre que je vous ai écrite et que vous n’avez pas reçue, sans doute, puisque vous n’y avez jamais répondu… car maintenant cette histoire n’a plus pour vous de mystère, n’est-ce pas ? vous devinez tout. Je ne vous rappellerai pas les confidences de ma pauvre sœur ; hélas ! elle m’avoua tout, l’infortunée ! Je ne vous en dirai pas davantage. De trop douloureux souvenirs se mêleraient à mon récit, et aujourd’hui, Armand, je ne veux pas m’abandonner à d’inutiles récriminations… »


Luizzi se frotta les yeux ; il n’était pas bien sûr qu’il fût éveillé ; il sentait comme une espèce de déraison qui s’emparait de lui ; il était dans l’état d’un homme qui rêve et qui poursuit des ombres qui lui échappent sans cesse ; il se leva, se promena dans sa chambre, cherchant une explication à ce qu’il venait de lire, et obligé de croire ou à sa folie ou à la folie de la femme qui lui avait écrit. Enfin, pour s’arracher à cet horrible état où sa tête se perdait, il reprit la lecture de cette lettre ; elle continuait ainsi :


« Je passe à une autre époque de ma vie. Mon père, informé de tous mes malheurs, m’appela près de lui ; il m’emmena en Italie et me fit épouser M. de Farkley ; il me fit changer jusqu’à mon nom de baptême, pour que rien ne rappelât au monde ce que j’avais été et les calomnies dont j’avais été l’objet. Mais à Milan, un homme de notre pays, qui s’appelait Ganguernet, me reconnut : deux jours après on savait, non pas l’histoire vraie de ma vie, mais l’histoire que les apparences en avaient faite. On m’insulta, on me chassa du monde. Mon mari voulut me défendre, il y périt aussi. Comprenez-vous maintenant qu’une femme dont on peut dire qu’un amant et deux maris ont péri en duel pour sa mauvaise conduite, ait pu passer pour une femme perdue et être traitée comme telle ? Je m’arrête. Ce soir, ce soir, vous viendrez me voir, n’est-ce pas ? Mon père sera là. J’obtiendrai votre pardon, et peut-être consentira-t-il à vous apprendre ce qu’est devenue ma mère. Il m’a dit qu’elle existait et qu’il saurait bien la forcer à protéger désormais la fille qu’elle a perdue.

« Aimez-moi, Luizzi, aimez-moi ; il y a bien des larmes entre nous, et, malgré la promesse de mon père, vous êtes encore ma seule espérance.

« Laura. »


La tête de Luizzi s’égarait de plus en plus ; il sentait ses idées errer dans son cerveau comme une foule prise de vertige ; il ne pouvait ni les calmer ni les réunir, et, dans un mouvement de désespoir, il s’écria :

— Oh ! attendre jusque-là, c’est impossible ; j’en deviendrais fou !

Aussitôt et avec un mouvement de rage convulsive il agita l’infernale sonnette. Le Diable ne parut pas, mais la sonnette de l’appartement de Luizzi sembla lui répondre comme un écho sinistre. Ce bruit le glaça, et il était resté immobile à sa place, quand madame de Farkley entra dans sa chambre.

— Laura, Laura ! s’écria-t-il, au nom du ciel ! expliquez-moi cette lettre, je sens ma raison qui s’en va… Laura, Laura, qui êtes-vous ? et quel nom avez-vous donc porté d’abord ?

— Vous me le demandez ? répondit madame de Farkley d’un ton de moquerie élégante ; ah ! c’est pousser trop loin l’oubli de ses torts.

— Laura, par grâce ! qui êtes-vous ? comment vous appeliez-vous quand cet enfant vous a été remis ?

— Je me nommais Sophie. Les enfants de l’adultère n’ont pas deux noms.

— Mais quand vous avez été mariée ?

— Je m’appelais Sophie Dilois.

— Vous ! Mais il y a deux mois à peine… s’écria-t-il. Puis il reprit : Ah ! c’est impossible… c’est…

La porte de la chambre de Luizzi s’ouvrit, et son valet de chambre lui remit une lettre. Par un mouvement plus fort que lui, il l’ouvrit, et voici ce qu’il lut : Vous êtes prié d’assister aux convoi, service et enterrement de madame de Farkley, qui auront lieu lundi matin… février 182…

Luizzi laissa échapper cette lettre, et se retourna froid et anéanti vers cette femme qui était à côté de lui. Il lui sembla qu’elle se fondait dans l’air comme une légère vapeur, et il rencontra sous son regard le visage de Satan armé de ce sourire de feu qui lui avait déjà fait tant de mal. Luizzi dans sa fureur voulut s’élancer vers lui, une force surhumaine le tint cloué à sa place.

— M’expliqueras-tu cet horrible mystère, Satan ? s’écria Armand, suffoquant de rage et de désespoir.

— L’explication est bien facile, car c’est une affaire de dates et de chiffres, dit le Diable en ricanant. En 1795, à l’âge de seize ans, madame de Crancé eut une fille légitime qui s’appelait Lucy. En 1800, elle eut une fille adultérine qui s’appelait Sophie. En 1815, devenue veuve, elle eut une fille naturelle, celle que tu as vue chez Sophie, et à qui tu peux donner toi-même un nom, car elle est la fille de ton père, le noble baron de Luizzi…

— Cette enfant était ma sœur ?

— Et Charles était ton frère, autre enfant adultérin abandonné par ton père, le vertueux baron de Luizzi.

— Mais moi, j’ai rencontré tous ces êtres vivants il y a deux mois à peine, j’ai vu Sophie il y a deux mois, et je la retrouve aujourd’hui remariée et méconnaissable. Oh ! c’est impossible, te dis-je, tu me trompes.

— Mon maître, je ne te trompe pas aujourd’hui, mais je t’ai trompé.

— Toi ?

— Tu te souviens du premier jour où nous nous sommes vus et où tu te disais si bon ménager de ta vie : pauvre fou qui me l’as livrée une fois !

— Tu en as pris six semaines, m’as-tu dit.

— J’en ai pris sept ans.

— Sept ans ?

— Il y a sept ans que Lucy est morte, sept ans que Dilois est mort, sept ans que Charles, ton frère, est mort ; il y a sept ans que tu les as assassinés tous les trois avec une plaisanterie.

— Et Laura, Laura ? s’écria Luizzi, dont la tête suffisait à peine à comprendre coup sur coup ces horribles événements.

— Laura, repartit le Diable, il n’y a que douze heures qu’elle est morte, assez martyre dans cette vie pour que Dieu même ne puisse pas la poursuivre au delà du tombeau. L’outrage que tu lui as fait hier a porté le dernier coup à ce courage fatigué ; elle venait ici te raconter cette vie que tu n’aurais pas comprise ; elle a su pourquoi tu n’étais pas chez toi, et chez qui tu étais allé la sacrifier. Il y a douze heures que tu l’as tuée.

— Mais hier au soir, cette femme que j’ai vue là…

— C’était moi, reprit le Diable en riant. Une sorte de pitié m’avait pris pour cette femme, et je suis venu jouer la scène qui aurait eu lieu si elle t’eût attendu. Je m’en suis assez bien tiré, ce me semble ?

— Et cette lettre ?

— C’est un autographe de ma main. Tu pourras en mettre un fac-similé dans tes mémoires.

— Misérable ! misérable que je suis ! s’écria Luizzi. Que de crimes ! que de crimes ! et je ne puis les réparer !

— Tu le peux, repartit le Diable, en caressant Luizzi de la flamme de ses regards, comme une coquette qui veut persuader un niais ; tu le peux, car il te reste encore deux devoirs d’honnête homme à remplir : le premier, de veiller sur l’enfant de ton père, que la malheureuse Sophie a placée dans un couvent ; juge de ce que le monde peut lui réserver de souffrance, par ce qu’ont souffert ses deux sœurs ! Le second, de venger Sophie de l’injure que lui ont faite les amies de madame de Marignon, injure qui a été la cause de tout ce qui arrive ; mais l’oseras-tu, mon maître ?

— Oh ! donne-moi ce pouvoir ! s’écria Luizzi parmi des sanglots et des cris de rage, et je réparerai le mal par le mal ; car je vois enfin que le bien m’est défendu. Dis-moi ce que sont ces femmes qui ont si cruellement insulté la malheureuse que j’ai tuée.

— Je t’ai dit l’histoire de l’une d’elles.

— Mais l’autre, l’autre ?

— L’autre ? dit le Diable en se dandinant, celle dont je voulais te raconter l’histoire à une heure de la nuit lorsque Laura vivait encore, et que je croyais t’avoir intéressé à son sort ?

— Celle-là, s’écria le baron.

— Celle-là, repartit le Diable, dont l’histoire t’eût fait courir chez Laura pour lui demander grâce, te vouer à la défendre et la sauver peut-être de son désespoir, si tu avais voulu m’écouter ?

— Oui ! oui ! répondit le baron éperdu ; parle… parle…