Aller au contenu

Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/18

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 80-84).


XVIII


Il était trois heures du matin lorsque mon maître rentra chez lui, après avoir prolongé cette agréable journée le plus longtemps possible. Il en était encore trop agité pour s’endormir avant de m’avoir dit comment il venait de s’enrôler dans l’armée, et sous les ordres de quel général il allait voler à la gloire. Je fus presque aussi joyeux que lui de cette grande nouvelle ; l’idée de partager les plaisirs et les fatigues de cette vie militaire qui a tant d’attraits pour les jeunes gens me faisait désirer de partir à l’instant même et j’appris avec regret qu’il fallait encore attendre plus d’un mois avant d’entrer en campagne. Gustave se promettait bien d’employer ce temps à s’instruire dans le métier des armes, et déjà il faisait la part des moments qu’il voulait y consacrer ; après m’avoir parlé de tous ses projets à cet égard, il ajouta :

— Ce qui complète ma joie, Victor, c’est l’assurance positive d’obtenir avant deux jours la radiation de mon père.

— Quoi ! m’écriai-je, serait-ce encore cette belle personne qui s’intéresse avec tant de grâce ?…

— Non, interrompit-il, celle-ci s’est chargée de l’affaire de M. de Civray, et je n’aurais pas osé la prier d’intercéder pour un autre ; mais aujourd’hui même, en sortant de table, le général B*** m’a conduit devant madame de Beau***, et lui a dit sans le moindre préambule :

« — Voici un jeune homme dont la mère est de vos amies, je crois ; il veut entrer au service ; mais son père est sur la liste des émigrés, faites-le rayer pour que nulle idée, nulle considération ne vienne contrarier la destinée du fils.

» Madame de Beau*** a répondu par cent choses affectueuses à cette espèce d’ordre, qui, quoiqu’un peu brusque, avait tout le charme d’une prière.

» Quelques moments après, je la vis s’approcher du directeur B*** ; leur entretien dura assez longtemps pour me laisser deviner que j’en étais le sujet ; et ces mots, prononcés assez distinctement pour être entendus de ma place, ne m’en laissèrent plus aucun doute :

» — Puisque vous m’en répondez et que le général a sa parole, je ne vois pas d’inconvénient à lui accorder ce qu’il demande pour son père ; j’en parlerai, et je vous promets de m’en occuper.

» Madame de Beau***, qui connaît le directeur, prétend que c’est ainsi qu’il consent à laisser faire tout ce qu’il ne veut pas avoir l’air d’ordonner, et que mardi prochain, elle est certaine d’obtenir de la commission des émigrés la radiation de mon père. Tu juges bien qu’un exprès en portera aussitôt la nouvelle à Révanne.

— Mais croyez-vous, monsieur, que M. le marquis soit disposé à profiter de la permission de rentrer en France ?

— Vraiment, je n’en sais rien ; mais je saurai du moins que sa volonté seule le retient loin de nous, et qu’en combattant pour ma patrie, je ne sers pas le pays qui proscrit mon père.

— Au fait, cette douce assurance détruit tout ce qui pouvait entraver vos démarches et gâter votre bonheur. Cette madame de Beau*** a fait là une très-bonne action.

— Et qui lui répond de mon éternelle reconnaissance, reprit Gustave avec enthousiasme. J’en suis déjà tellement pénétré, que ne sachant comment la lui témoigner, j’ai fait danser toute la soirée sa fille.

— Quoi ! monsieur revient du bal ?

— Oui, certes, et d’un bal dont je n’aurais jamais soupçonné l’existence ; devine son nom ?

— Mais c’est probablement celui de quelque île de l’Archipel ; car maintenant tout s’arrange à la grecque.

— Non, ce bal-ci est tout à fait de circonstance, et tu ne te doutes pas sûrement des preuves qu’il faut faire pour y être admis.

— Sont-ce des preuves de noblesse ou de jacobinisme ?

— Ah ! vraiment, il faut bien d’autres titres !

— Puisque vous y avez été reçu, je devrais les deviner sans peine.

— Je suis forcé de t’avouer que je n’y suis entré que par contrebande ; madame de Beau***, désirant m’y conduire, s’est concertée avec son fils sur l’innocent mensonge à la faveur duquel elle me présenterait à cette joyeuse assemblée. J’étais témoin des débats ; et, tout bien considéré, il fut décidé qu’on tuerait mon père.

— Ah ! monsieur, que me dites-vous là ! mais c’est donc un bal d’assassins ?

— Tout au contraire, il s’appelle le bal des victimes, et fait les délices du faubourg Saint-Germain. Tu vas croire que je plaisante ; mais non. Je te jure sur mon honneur que ce bal est composé de personnes qui toutes ont à pleurer leurs parents les plus proches. Pour y être admis, il faut prouver que son père, sa mère, son grand-père, ou son aïeule, sont tombés sous la hache révolutionnaire. Les frères et les sœurs ne comptent pas ; bien moins encore les oncles et les cousins. Ainsi ce n’est qu’en justifiant d’un deuil de six mois qu’on peut être reçu dans cette société dansante.

— Convenez, monsieur, que tout ce que nos voyageurs racontent d’incroyable sur les usages de certains peuples et leurs divertissements bizarres n’approche pas de la singularité de celui-ci.

— Je voudrais savoir ce que penseront nos petits-neveux d’une époque qui leur offrira, parmi tant d’autres sujets d’étonnement et de scandale, la description d’un établissement de ce genre, où il n’était permis qu’au désespoir de se divertir ?

— Il est certain qu’au premier aperçu cela paraît étrange ; mais, en y réfléchissant, on finit par trouver assez naturel que tant de veuves et d’orphelins se réunissent pour se distraire de leurs regrets, sans qu’aucun d’eux ait le droit de reprocher à l’autre l’inconvenance de son plaisir. Au reste, ce bal est charmant, quoique le luxe en soit banni, mais une foule de jeunes personnes, parées seulement de leur fraîcheur, y jettent un éclat éblouissant : filles des premières familles de France, elles n’ont pas l’air de croire qu’il soit possible de regretter quelques biens tant qu’on possède la jeunesse et la beauté. Cette aimable insouciance ajoute beaucoup à leurs grâces naïves : on n’en voit point d’appliquées à étudier leurs manières dans le vil dessein de s’attirer les regards d’un homme plus riche qu’aimable. Toutes veulent plaire sans projet, sans calcul ; aussi paraissent-elles toutes ravissantes.

— Voilà, m’écriai-je, des victimes très-dignes de l’amour, et j’ai dans l’idée que monsieur pourrait bien en choisir quelqu’une pour son temple.

— Ah ! le ciel m’en préserve ! reprit en soupirant Gustave ; non, plus d’amour : ce cruel sentiment m’a déjà rendu trop malheureux, je n’y veux plus livrer mon cœur ; d’ailleurs, je le sens bien, Lydie y règne encore, et cependant je fais de véritables efforts pour l’oublier.

— Il ne faut pas en désespérer ; vous n’avez pas encore tenté les grands moyens.

— Oui, je te comprends ; mais vois quelle est ma faiblesse ; tout en désirant m’affranchir d’une chaîne dont je porte à moi seul tout le poids, je crains également que l’essai d’un nouveau bonheur augmente ou dissipe mes regrets. J’ai beau me répéter que les plaisirs dont le cœur ne se mêle pas n’ont rien de commun avec ceux qu’il éprouve, j’ai peur de découvrir qu’ils y ressemblent encore trop.

— Ah ! monsieur, dissipez cette crainte, je vous réponds de la différence ; mais ce sont de ces choses qu’on ne sait bien que par sa propre expérience ; et comme depuis le temps des Amadis, on ne voit plus les jeunes gens refuser toute consolation pour vivre ou mourir des rigueurs d’une ingrate, qui riait parfois secrètement de leur héroïque fidélité, je pressens. monsieur, que ce vain scrupule n’est plus que le dernier soupir de la vôtre.

Un sourire de Gustave fut la seule réponse à cette prédiction, que je ne croyais pas si près de s’accomplir ; mais, soit que l’occasion fût trop séduisante, ou que la nature, ennemie de toute perfection, ne voulût pas que mon maître offrît le premier modèle d’un amour sans reproche, il succomba : c’est dommage ; mais en amour comme en tout, les fautes sont inévitables :

    Nam vitiis némo sine nascitur : optimus ille est
    Qui minimis urgetur, etc.
                        Horat. Satirarum, lib. i.