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Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/21

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 97-99).


XXI


Alméric toujours très au courant des nouvelles de Paris, apprit bientôt que son ami s’était battu ; mais comme on ne lui mandait rien du résultat de cette affaire, il se rendit chez madame de Révanne pour en savoir davantage. Il la trouva occupée à lire une lettre de Gustave, et présumant qu’elle disait quelque chose du sujet qui l’amenait, il en parla sans détour ; mais dans la crainte de l’inquiéter, Gustave n’en avait pas fait mention à sa mère ; et ce silence lui parut la preuve évidente du malheur qu’elle supposait. Bien que cette lettre, entièrement écrite de la main de son fils, dût la rassurer, elle se persuada qu’il était blessé dangereusement ; tourmentée de cette idée, elle ordonna en moins d’une heure les préparatifs de son départ, embrassa Lydie, et se mit en route. Nous la vîmes arriver, accompagnée d’Alméric et de M. de Saumery, huit jours après l’aventure de son fils. On n’y pensait déjà plus ; mon maître était rétabli de sa blessure, celle de M. Dolivar commençait à se fermer, et les plaisirs du carnaval étaient la seule affaire sérieuse qui occupât la bonne compagnie de Paris. Gustave s’y livrait avec d’autant moins de réserve, qu’il savait bien n’en pouvoir jouir longtemps ; et sa mère, charmée de le voir se distraire des chagrins d’un premier amour, l’encourageait elle-même à profiter des occasions de s’amuser. Elles s’offraient en foule, et la maison de la marquise réunissait presque tous les soirs l’élite des personnes les plus distinguées en tous genres. Parmi tant de femmes agréables, on s’étonnait de ne pas apercevoir madame de Civray ; mais quand on en faisait la remarque, madame de Révanne répondait que la santé de sa nièce ne lui permettait pas de quitter la campagne cette année. En effet la pauvre Lydie était depuis deux mois bien souffrante ; et sa tante n’était restée aussi longtemps près d’elle que pour l’aider à supporter ses maux avec plus de courage. Cependant l’ingrat qui les causait sans le savoir commence par lui en faire un crime ; et ce qui aurait dû l’attacher plus que jamais à ses premiers liens fut ce qui acheva de les rompre.

L’ancienne amitié de la marquise pour madame de Beau***, augmentée par la reconnaissance, devint encore plus intime. Ces dames se voyaient journellement ; mais le général B***, quoique flatté des prévenances de madame de Révanne, y répondait rarement. N’ayant ni le goût ni l’habitude du monde, il y portait une contrainte qui ne lui permettait pas d’y paraître à son avantage : le moindre incroyable y brillait plus que lui, et regardait avec pitié son air embarrassé. Cet injuste dédain blessait l’amour-propre du général, et comme rien n’est plus insupportable que le triomphe des gens que l’on suppose d’un mérite très-inférieur au sien, il fuyait les salons où il se sentait également importuné par la supériorité de quelques hommes et la médiocrité des autres.

Celui de madame de Beau***, chez laquelle il était sans cesse, commençait pourtant à se meubler de personnages marquants ; mais le sentiment dont elle ne se cachait plus imposait à ses amis une certaine condescendance pour celui qui en était l’objet ; on s’occupait de lui plaire. Ces soins le mettaient à son aise ; alors, causant avec assurance, ses questions bizarres, ses réponses piquantes, ses réflexions profondes, et ce je ne sais quoi de mystérieux répandu sur toute sa conversation, la rendaient si attachante, qu’elle était recherchée de tous ceux qui en connaissaient l’intérêt et désiraient en deviner le but.

Parmi tant de jeunes poëtes et de compositeurs dont les talents ont depuis illustré la France, il avait particulièrement choisi le célèbre Méhul pour confident de ses rêveries mélancoliques. L’esprit cultivé, le noble caractère et le sombre génie de l’auteur de Stratonice flattaient ses goûts en forçant son estime. Il ressentait pour lui cette crainte et ce respect qu’inspire la vérité ; aussi resta-t-il son ami tant qu’on put la lui dire.

Dans ce monde frivole, où l’on ne s’aperçoit que de ce qui blesse, et où les mauvaises actions trouvent souvent plus d’admirateurs que les bonnes, à peine a-t-on cité la conduite de ces hommes distingués qui, séduits par le mérite et la gloire, cessèrent d’approcher le héros dès qu’il fallut encenser le despote. Méhul fut de ce petit nombre, et chacun sait qu’il eut autant que Ducis (et quelques autres que je n’ose nommer) les honneurs de la retraite ; car il fut regretté de celui qui ne demandait qu’un signe d’approbation pour prix des plus grands bienfaits. Mais il fallait opter entre l’estime et la faveur, et Méhul ne balança point. J’ai cru devoir rapporter ce fait, qui suffirait pour illustrer sa vie, en cet instant même où la mort le livre à la postérité ; peut-être dira-t-elle un jour, comme nous, en parlant de ce grand maître dont la philosophie égalait le talent : Honneur à celui qui fut l’ami du général sans devenir le courtisan du prince !