Les Masques et les visages au Louvre/01

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Les Masques et les visages au Louvre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 394-426).
LES MASQUES ET LES VISAGES
AU LOUVRE

DEVANT UN PORTRAIT D’ISABELLE D’ESTE

Connaissez-vous la salle où sont les dessins de Léonard de Vinci, entre le pavillon de Beauvais, où sont les meubles Louis XVI et le pavillon Marengo, où est la collection Thiers, au Louvre ? Parmi toutes celles que le touriste traverse d’un pas précipité, il en est peu qui lui inspirent une plus grande terreur de s’être égaré sans retour. C’est qu’il est loin des choses peintes, largement encadrées d’or, qui réjouissent sa vue de sujets discernables et fastueux. Il y est toujours seul et ne sait par où passer pour retrouver la foule. Ainsi arrive-t-il, au milieu d’une fête, qu’un salon à l’écart reste vide, et qu’aussitôt entré, le chercheur d’aventures ressorte, se croyant seul. Mais, ici, il n’a pas bien regardé. Il n’est pas seul. Les figures dessinées il y a quatre cents ans par Léonard retiennent quiconque aime à lire les yeux et les lèvres et au milieu, à la place d’honneur, est un profil de femme qui suffirait à remplir une journée de méditation, comme elle a rempli son siècle : c’est Isabelle d’Este.

C’est un peu de fusain, avec de très légères teintes de pastel et des ombres douces et fumeuses comme exhalées sur une feuille de papier. Tout autour du profil on voit des piqûres d’épingles, qui annoncent que voici un Maschio ou un cliché, car sûrement l’on n’a point ainsi endommagé cette œuvre, si ce n’est pour la décalquer sur d’autres feuilles par ce moyen primitif. C’est donc là, non une réplique, mais un original fait d’après nature. La vie saute aux yeux et garantit la ressemblance. Sur un buste posé presque de face mais penché de gauche à droite, la tête se tourne de profil pur, de droite à gauche, — et cette légère antithèse suffit à donner l’idée d’une personne vive et instable. Le front droit, un peu bombé, indique nettement que la raison domine : c’est le front de la housekeeper idéale, de l’esprit positif, pratique, ordonné. Le nez un peu long et par conséquent beau suivant les esthétiques du temps, imperceptiblement tombant, le nez qui hume, combiné avec les lèvres fines, marque une sensualité de gourmet. Le menton, solide sans être proéminent, tient bien ce que le front promet : la décision dans la volonté et la suite. Les bras sont modestement croisés comme ceux de la Joconde, l’index de la main droite filant longuement sur le bras gauche. La main longue et tactile est de celles qui aiment à éprouver le bronze, l’ivoire, la soie, les fourrures.

C’est la pose préconisée par Léonard de Vinci dans son chapitre Comment on doit peindre les femmes. Un autre de ses préceptes est observé ici : « fuir le plus possible les modes de son temps. » Ce corsage, très décolleté, à simples rayures verticales, ces manches bouffantes et souples, cette chevelure épaisse répandue d’une seule coulée du front aux épaules, ne sont pas d’un temps plus que d’un autre, et l’on serait fort empêché de les dater. C’est sur les portraits médiocres qu’on étudie le mieux l’histoire du costume, et celui-ci est admirable. Il ne peut non plus servir à l’histoire du bijou. Il n’a pas un bijou : c’est bien un portrait voulu par un grand peintre ; ni la vanité, ni la mode n’y ont mis leur griffe. A la vérité, si l’on regarde bien, on aperçoit une coiffure supplémentaire dessinée à coups d’épingle, par-dessus le croquis au fusain : un voile dentelé englobe toute la coupole du front et se relève au-dessus des sourcils en visière de morion, selon une mode parfois en usage chez les nobles mantouanes : un velo al quale fanno fare una bella punta nella fronte, dit Vecellio. Mais ce trait n’ôte rien à la simplicité du contour. Ce portrait est bien de Léonard.

Et il ressemble à son modèle, chose plus rare encore, mais dont on ne peut douter. De tous les portraits d’Isabelle d’Este[1], comme c’est le seul qui vive, c’est le seul aussi qui rappelle nettement le profil de sa médaille par Cristoforo Romano. Lorenzo da Pavia, qui la connaissait bien et se connaissait aussi en art plus qu’homme du monde, lui écrit le 13 mars 1500 : « Léonard de Vinci est à Venise et m’a montré un portrait de Votre Altesse, d’une ressemblance parfaite et si bien fait qu’il n’est pas possible d’être meilleur[2]. » Voilà donc garantie la ressemblance de ce dessin qu’on traitait comme un cliché photographique et dont on tirait des épreuves. C’est bien le Maschio d’Isabelle d’Este, marquise de Mantoue, mais quel est le visage ?

Nul n’est plus digne d’être déchiffré. Belle-sœur de Lucrèce Borgia et de Ludovic le More, femme de François Gonzague, le héros de Fornoue, tante du Connétable de Bourbon qui prit Rome, l’histoire ne se fait pas sans elle et, dans cette tapisserie bariolée qu’est le XVe et le XVIe siècle italien, le fil d’or de sa destinée court partout. De 1490, date de son mariage, à 1539, date de sa mort, elle est la figure vivante de l’Italie, celle vers qui tous les lettrés et les rois étrangers se tournent pour connaître le génie de la race et du pays. Ce que la belle Simonetta avait promis au monde, un quart de siècle auparavant, Isabelle d’Este le tint. Elle fut la Renaissance accomplie, triomphante, avec l’éclat et la saveur d’un fruit mûr. De la belle Simonetta, elle avait plusieurs traits : la grâce et le don de sympathie, mille amis, pas une ennemie, la curiosité et l’entrain universels, l’art de résumer en un geste un siècle, en un mot une philosophie, le regard qui avertit les artistes qu’ils ont un modèle et persuade aux philosophes qu’ils ont un disciple, enfin la beauté qui dispense de tout. Mais elle avait, de plus, un équilibre parfait de santé et d’esprit, qui lui permit de fixer en un tableau définitif ce qui, chez l’autre, n’était qu’une prestigieuse ébauche. Elle dura et elle fonda : ce que n’avait pu et n’aurait peut-être pas su la nymphe de Botticelli. Elle se fit aimer de son mari : elle eut des enfans et se continua en eux. Dans le beau livre que lui a consacré Julia Cartwright, modèle de biographie copieuse et compréhensive, le seul livre, d’ailleurs, que nous possédions sur la prima donna del mondo, l’auteur a pu dire, en toute vérité, que c’est là « une nature complète de femme. »

Enfin, elle a été l’inspiratrice et la propriétaire légitime d’une foule d’œuvres fameuses qui sont ici, au Louvre, et que nous admirons sans savoir que nous les lui devons : le Parnasse, la Sagesse victorieuse des Vices et la Vierge de la Victoire, de Mantegna, le Combat des Amours et de la Chasteté, de Pérugin, le Triomphe de la Poésie, de Costa. Nous les lui devons deux fois, elle ne les a pas seulement payées, elle les a voulues. Elle a aussi possédé la Mise au Tombeau du Titien, et l’Antiope du Corrège. Si tous ceux qui l’ont aimée étaient là, quelle foule ! Si tous ceux qui l’ont célébrée, quel bruit ! Ils y seront si nous voulons les appeler. Ils errent dans nos souvenirs, cherchant un point fixe où se rattacher. Les morts sont peut-être plus faciles à réunir que les vivans : ils ont oublié leurs querelles, ils sont coulans sur la question des préséances. Cette petite salle du Louvre leur suffit. Les ombres tiennent peu de place. Là-bas, à Mantoue, l’immense palais où elle a vécu, vide aujourd’hui et désolé, ne leur offrirait pas un meilleur asile. Ils n’y retrouveraient presque rien d’elle. Ici, ils la retrouveront elle-même avec les figures idéales qu’elle suscita et tous les reflets de ses élégances que le Mincio n’a pas su garder dans le miroir de ses eaux lentes, lumineuses et pestilentielles[3].


I. — LA VIE SUBIE

Chaque femme a trois vies : une vie subie, une vie voulue, une vie rêvée : les choses qu’elle fait malgré qu’elles ne lui plaisent pas, les choses qu’elle fait parce qu’elles lui plaisent et les choses qui lui plaisent et qu’elle ne fait pas, soit parce qu’elle ne peut, soit parce que, tout en les désirant, elle ne les veut pas. Quand il s’agit d’une femme qui a composé, à son gré, le décor de sa demeure, qui a commandé à des légions d’artistes, qui leur a dicté des chefs-d’œuvre, nous pouvons aisément imaginer quelle fut sa vie rêvée. Mais ce rêve ou cet idéal serait parfois tout à fait inintelligible si nous ne savions de quoi il était la revanche, de quelle nécessité ou réalité il la libérait ; quelle était, en un mot, sa « vie subie. » Chez Isabelle d’Este, elle est généralement mal connue, tout à fait éclipsée par l’autre et le premier pèlerinage qu’on fait à son palais de Mantoue en suggère, d’ordinaire, l’idée la plus erronée.

Ce pèlerinage est peu fréquent. De loin en loin, une automobile traverse les marais mantouans comme un boulet, de peur des microbes, et s’arrête sur ; la vieille place Sordello. D’élégantes mondaines, embrumées de voiles et bourrées de quinine, se hâtent de descendre et, vite, se perdent, deviennent imperceptibles dans les cavités immenses du palais abandonné. Le silence, la solitude, le soleil, le vide, les saisissent et les absorbent. Quand, après des détours sans nombre, dans ce chaos de palais délabrés, sous des lustres que mire l’eau morte des glaces et les frises débordantes de statues ruineuses, après les à-pic de briques rouges plongeant dans les eaux vertes des fossés, les visiteuses sont parvenues aux petites chambres d’Isabelle d’Este, si petites, si calmes, si loin de tout, si chichement éclairées avec le lac qui borne partout la vue, le fil brillant des eaux tendu à l’horizon, elles se croient dans le royaume de l’Immobile et de l’Insensible, et se figurent que les jours vécus ici furent sans ombre et sans heurt, un peu ennuyeux, — comme on se figure le Paradis. Parce qu’elles sont venues en auto, qu’elles ont lu le matin, dans les recentissime des journaux, les nouvelles de quelque grève ou de quelque drame passionnel, qu’elles ont donné le matin leur adhésion à deux ou trois ligues, qu’elles ont fait trois visites avant de venir et doivent aller prendre le thé à cinquante kilomètres de là, elles s’imaginent, de bonne foi, vivre dans un temps agité et mener une vie intense... La femme qui rêva sous ces caissons bleu et or et qui passa sous cette porte basse, plaquée de marbres multicolores, connut des heures plus difficiles et ses nerfs furent mis à des épreuves plus rudes. Sans doute, tous les restes d’images qui tapissent ce Paradiso : ces violes, ces phrases musicales avec leurs notes mystérieuses, marquetées dans un bois précieux, suggèrent une vie calme de dilettante et des songes rares. Mais pour en sentir toute la beauté, il faut savoir au milieu de quel monde, ce petit monde artificiel était parvenu à vivre et de quelles tempêtes ce Paradiso était le refuge.

Or, ce monde du XVIe siècle, en Italie, était le plus cruel que la terre eût porté depuis des siècles, les secousses qui l’agitaient, les plus brusques, les plus imprévues, les plus violentes qu’on eût depuis longtemps connues, les alliances les plus éphémères, les lendemains les plus incertains. Un virtuose, jouant du violon dans une cage de fauves, telle nous apparaît proprement Isabelle d’Este. Belle-sœur par son frère de Lucrèce Borgia et par sa sœur de Ludovic le More, sœur d’Alfonso d’Este, elle a vécu parmi les renards et les loups de la Renaissance, parmi les tigres mêmes, et elle les a domptés. Avant d’être autre chose, avant d’être une humaniste, une musicienne, une Mécène, une collectionneuse, une touriste, il lui a fallu être une dompteuse de bêtes féroces.

Elle en a dompté de fort diverses. D’abord son mari. Elle s’était mariée avant d’avoir seize ans, avec un moricaud d’une laideur extraordinaire, non pas d’une de ces laideurs timides qui semblent des fléchissemens du type et des diminutions de vie, mais d’une de ces laideurs exubérantes et fougueuses qui étonnent plus qu’elles n’éloignent et parfois attirent par ce qu’elles semblent promettre de furieuse étrangeté. Epaté, mafflu, lippu, poilu, crépu, écarquillé, roulant des yeux blancs dans un masque de nègre et une toison de yack, François Gonzague eût figuré, au naturel, l’homme-chien à condition que l’on supposât qu’il y a des hommes-chiens nègres, et les touristes mal informés qui visitent les musées d’Italie, et savent confusément qu’il y eut, à cette époque, un Ludovic le More, ne manquent pas, croyant que « more » veut, ici, dire « africain, » de mettre ce nom sur toutes les figures qu’ils voient de François Gonzague.

Il n’était pourtant nègre d’aucune sorte, étant fils et petit-fils d’une Marguerite de Bavière et d’une Barbara de Brandebourg ; mais qui peut pénétrer les secrets de l’hérédité ? On trouverait difficilement dans l’histoire un masque aussi féroce. Nous pouvons à peine en soupçonner quelque chose quand nous regardons au Louvre, au milieu de la grande galerie du bord de l’eau, ce chevalier tout armé, à genoux dans le grand tableau de Mantegna, la Vierge de la Victoire. Car voilà le mari d’Isabelle d’Este : il est même fort ressemblant, mais vu sous un angle adouci, idéalisé, saisi dans une minute de ravissement et d’extase. Pour être plus sûr de sa mine, il faut regarder ses médailles et surtout un certain grand buste de terre cuite, peut-être de Sperandio, qui se trouve à Mantoue, et qu’on cache soigneusement au rez-de-chaussée du Museo Patrio, dans une petite salle de débarras, recevant le jour par la place Dante. Cette terre cuite, qui est un chef-d’œuvre, et dont l’extraordinaire ressemblance nous est certifiée par l’extraordinaire vie, ressemble plus à un masque japonais fabriqué pour terrifier l’ennemi qu’à un produit naturel de la race blanche. Emergé de son armure, le marquis Gonzague a cet air férocement joyeux qu’on lui suppose à la veille de Fornoue, le jour où il paya dix ducats la première tête française coupée par ses stradiots, et baisa sur la bouche l’homme qui la lui apportait.

Tel qu’il était, Isabelle d’Este l’aima et l’aima seul. Elle aimait aussi les idées, et il ne semble pas que son mari en eût beaucoup d’autres que de chasses et de chevaux. Quand on l’allait voir, on le trouvait couché sur un lit somptueux avec trois pages armés de chasse-mouches à son chevet, trois lévriers et un nain vêtu d’or à ses pieds et tout un concile de faucons et de gerfauts à la chaîne gravement assemblés. Autour de lui, couvrant les murs, des portraits de ses chiens et de ses chevaux. Il tirait grande vanité de ses haras qui produisaient une race dite de Barbarie, enviée par toutes les cours. Ses écuries, situées au lieu aujourd’hui occupé par le palais du T, contenaient cent cinquante superbes chevaux de bataille ; il n’y avait pas de courses en Italie où ses couleurs ne fussent engagées et peu où elles ne fussent victorieuses. Il triomphait ainsi dans un vaste domaine sans entreprendre rien sur celui d’Isabelle d’Este. Elle régnait sur un plan où il n’était pas et où il n’avait pas besoin d’être pour, lui aussi, régner. Elle ne le reflétait non plus qu’elle ne lui portait ombrage, et ni son absence, ni sa présence ne la diminuait. Il l’avait épousée par politique, il s’y attacha par amour, il lui resta lié par intérêt. Il ne comprenait pas sa femme, mais il comprenait qu’il ne la comprenait pas, — ce qui est beaucoup pour un mari, — et à force d’entendre dire qu’elle était un être supérieur par des gens qu’il considérait comme supérieurs à lui-même : le Roi de France, le Doge, le Pape, il finit par en être fier autant et plus que de son écurie.

Mais le dressage ne se fit pas en un jour : bien souvent, des coups de boutoir vinrent avertir la dompteuse qu’il fallait déployer encore quelque souplesse pour mener le fauve où elle voulait. Le premier sujet de querelle, tout trouvé, était les enfans. Elle les poussait aux études littéraires et rayonnait quand elle voyait son fils aîné Federico, dès son bas âge, jouer des comédies d’Apulée avec des petits camarades, sous la direction de l’humaniste Francesco Vigilio. Un jour qu’écrivant à son mari, elle lui rend compte avec une naïve fierté de ces succès, il lui répond brutalement qu’il ne se soucie nullement que son fils ait beaucoup de connaissances littéraires, qu’il ne veut pas du précepteur que sa femme a choisi, et qu’il pense prendre bientôt le gars avec lui « pour en faire un homme. » Il rendait, ainsi, plus difficile à atteindre l’idéal visé par la mère, sans cependant jamais l’empêcher aucunement.

Ceci n’est rien. Le marquis avait des fantaisies infiniment plus désobligeantes, mais la jeune femme ne s’en avisait, que s’il y avait chance de les refréner sans bruit. Mesurant d’avance les concessions qu’il pouvait faire, elle ne parlait même pas des autres et mettait sa dignité à ignorer l’inévitable. Quelques années après son mariage, François Gonzague s’engouait d’une certaine Téodora, qui devint sa maîtresse et lui donna deux filles : il la produisait en grande toilette dans un tournoi donné à Brescia en l’honneur de la reine de Chypre, au vu et au su de toute l’Italie. Seule, Isabelle ne le sut pas. Près de dix ans plus tard, elle glissait encore légèrement sur les sujets de querelle et dans sa curieuse correspondance, c’est à peine si l’on aperçoit, comme à travers les fentes d’une porte, un peu de désordre dans le ménage. En octobre 1506, le marquis tient la campagne auprès de Jules II qu’il aide à reconquérir les Romagnes : on va entrer à Bologne en grande pompe, avec soixante-dix-huit cardinaux, il est sur les dents ; elle lui écrit :


Votre lettre d’excuses pour n’avoir pas déjà écrit m’a remplie de confusion, car c’est moi plutôt qui aurais dû implorer votre pardon pour mon retard. Ce n’est donc pas vous, quand je sais que vous avez à peine le temps de manger ! Mais puisque vous êtes assez bon pour me faire des excuses, vous le serez aussi assez pour excuser mes retards, qui ont été causés par la maladie de Federico et par ma répugnance à vous donner des nouvelles qui vous inquiéteraient. Maintenant, grâce à Dieu, il va parfaitement bien et je puis très joyeusement remplir mon devoir. Le chapeau que vous réclamez sera fait aussitôt que le maître sera arrivé et sera aussi beau et aussi élégant que possible. Si vous me dites quand vous en aurez besoin, je m’efforcerai de faire faire un manteau pour aller avec, s’il y a le temps, mais je vous prie de me le dire tout de suite. Merci pour le vœu que vous faites que je voie votre entrée à Bologne. Ce sera sans doute un spectacle magnifique. Je vais très bien, et, si vous le désirez, j’irai avec joie. Je crois que même une bombe aurait du mal à me faire broncher. Votre Altesse ne doit pas dire que c’est ma faute si je me dispute avec vous, car aussi longtemps que vous m’avez montré quelque amour, personne n’aurait pu me persuader le contraire. Mais je n’ai besoin de l’avertissement de personne pour m’apercevoir que, depuis quelque temps, Votre Excellence m’aime très peu. Mais comme ceci est un sujet désagréable, je couperai court et n’en dirai pas plus. Je suis peinée que Votre Altesse s’oppose à ce que j’appelle notre fils Ercole. Je ne l’aurais pas fait si j’avais pensé que cela vous déplairait. Mais Votre Altesse sait que lorsque vous étiez à Sacchetta, vous disiez qu’il ressemblait beaucoup à mon père, d’heureuse mémoire et qu’alors j’ai dit que, ceci étant, vous ne feriez pas mal de l’appeler Ercole. Vous vous mîtes à rire et ne dîtes plus rien ; mais si vous m’aviez dit votre pensée, je [n’aurais pas fait cette erreur. Mais que j’aie seulement un autre fils et vous pourrez l’appeler Alvise, ou tout ce que vous voudrez et permettre que l’autre soit Ercole pour moi. Mais je suis sûre qu’eussé-je un millier de fils, je ne prendrais pour aucun d’eux toute la peine que je prends pour Federico. Tout de même, que Votre Altesse fasse ce qu’il lui plaira et je ferai ce que vous désirerez. Il y a quelques jours, je suis allée à la nouvelle maison de Votre Excellence, et comme je vous l’ai écrit déjà je l’ai trouvée très belle. Vous m’écrivez-que je me moque de vous, ce qui n’est pas vrai, car si ces appartemens n’étaient pas beaux, je n’en dirais rien ; mais comme l’effet m’en a paru d’une beauté saisissante, je vous ai écrit et je répète qu’ils sont beaux, et d’autant plus à mes yeux que Votre Altesse a suivi l’exemple de mon appartement, quoique, je le confesse, vous l’ayez amélioré. Je ne vous importunerai pas davantage avec des paroles de peu d’importance, mais je me recommande mille fois à Votre Altesse. — De la main d’Isabelle à qui il tarde de vous voir. — Mantoue, 5 octobre 1506[4].


On saisit là, au vif, combien l’humaniste Floriano Dolfo avait raison lorsqu’il écrivait au marquis Gonzague : « Vous êtes bien au-dessus de tous les hommes, d’avoir une femme belle, sage et noble, qui est entièrement discrète et vertueuse et s’est montrée une vraie mère de concorde, toujours désireuse d’accomplir vos désirs, tandis qu’elle feint prudemment de ne voir ni n’entendre celle de vos actions qui pourraient lui être nuisibles ou injurieuses... »

En revanche, elle voit et entend fort bien la moindre chose qui pourrait être nuisible à son mari. Quand il est loin, elle tremble pour lui sans cesse et le lapide de recommandations :


Mon très illustre Seigneur, dans ce pays le bruit court, ou par des lettres de particuliers, ou par la bouche de quelqu’un venant du pays où vous êtes, que Votre Excellence a mal parlé du Valentinois (César Borgia) en présence du Roi Très-Chrétien et de gens appartenant au Pape. Qu’il soit vrai ou faux, ce bruit courant en ce moment arrivera aux oreilles du Valentinois. Celui-ci étant de cette sorte de gens qui n’ont pas de scrupules à conspirer contre ceux de leur propre sang, je suis sûre qu’il n’hésitera, en aucune façon, à conspirer contre votre personne et sachant, pour ma part, à quelle insouciance vous pousse votre bonté naturelle, j’ai interrogé, étant jalouse de votre vie, laquelle j’estime plus que la mienne, Antonio da Bologna et d’autres cavaliers, pour savoir comment vous vivez, et on m’a dit que n’importe qui vous sert à table, et que Alessandro da Baese mange avec vous et que ce sont de simples valets et des pages qui emplissent le rôle d’écuyers tranchans. De sorte que, quand on voudra empoisonner Votre Seigneurie, la chose sera très facile, puisqu’Elle ne se fait nullement garder. C’est pourquoi je vous prie et supplie, quand ce ne serait pas pour vous, que ce soit pour moi et pour notre enfant, de prendre plus de soins de votre personne, en faisant faire à Alessandro l’office d’écuyer tranchant avec le plus grand soin. Et si Alessandro ne le pouvait pas, je vous enverrai ou Antonio ou tout autre que voudra Votre Excellence, car je préfère courir le risque de vous mettre en colère contre moi que celui d’avoir à pleurer ensemble, moi et notre enfant.


Et en post-scriptum de la main de la marquise :


Mon Seigneur, que Votre Seigneurie ne se moque pas de ceci mien, et ne dise que les femmes sont poltronnes et ont toujours peur, car la méchanceté de ces gens-là est encore plus grande que mes craintes et que le courage de Votre Seigneurie... Celle qui désire voir Votre Seigneurie, Isabella, manu proprio. — Mantoue, 23 juillet 1502.


Malgré ces objurgations, le marquis Gonzague demeura imprudent, car il était brave, et, à peu près seul de son temps, prenait la guerre au sérieux. Un jour, combattant contre les Vénitiens, après avoir été longtemps leur capitaine général, il fut surpris dans une ferme, près de Legnago, n’eut que le temps de sauter par la fenêtre, et de se réfugier, sans armes, dans un champ de maïs où, cerné, il dut se rendre. On l’amena en triomphe à Venise et on l’enferma dans le meilleur cachot qu’on put trouver au Palais des Doges, dont on renouvela les barreaux pour le bien tenir. Il s’agissait de le tirer de là. Isabelle remua ciel et terre, je veux dire le spirituel et le temporel. Les deux faisaient la sourde oreille, et il ne semblait pas que l’on fût très pressé de voir bondir hors de sa cage le fauve que les Vénitiens y avaient enfermé. Il n’inspirait proprement confiance à personne, et pour avoir combattu sous beaucoup de bannières différentes et trahi presque autant de bannières qu’il en avait défendues, nul ne savait au juste si, le délivrant, il allait délivrer un ami ou un adversaire. Si bien que Louis XII et Maximilien, sollicités par la grande marquise, demandèrent, avant de rien entreprendre, qu’elle remît, entre leurs mains, son fils aîné Federico comme otage pour répondre du père. Son fils otage ! Une louve qu’on veut priver de son louveteau ne pousse pas un hurlement plus furieux qu’à cette idée Isabelle d’Este :


Quant au projet touchant notre fils aîné Federico, outre que c’est une chose cruelle et presque inhumaine pour quiconque sait ce que signifie l’amour d’une mère, il y a beaucoup de causes qui la rendent difficile et impossible. Quoique nous soyons tout à fait certaine que sa personne serait en sûreté et protégée par Sa Majesté, comment pourrions-nous permettre qu’il coure le risque de ce long et difficile voyage, mettant de côté l’âge tendre et délicat de l’enfant ? Et vous devez comprendre quel réconfort et consolation, dans la présente condition malheureuse de son père, nous trouvons dans la présence de ce cher fils, l’espoir et la joie de tout notre peuple et sujets. Nous priver de lui serait nous priver de la vie même et de tout ce que nous tenons pour bon et précieux. Si vous nous enlevez Federico, enlevez-nous en même temps notre vie et nos possessions. Ainsi vous pouvez répondre franchement, une fois pour toutes, que nous souffrirons tout plutôt que nous séparer de notre fils, et ceci vous pouvez le tenir pour notre résolution réfléchie et inébranlable.


Elle vint tout de même à ses fins, mais l’homme qu’elle tira de prison n’était plus le souple chevalier agenouillé au Louvre, devant la Vierge de la Victoire. Une année de captivité l’avait affaibli, perclus, aigri. Il avait besoin d’elle sans cesse et geignait dès qu’elle s’échappait de ce triste Castello de Mantoue où elle s’est si copieusement ennuyée. Au commencement de l’année 1513, la grande marquise est à Milan, auprès de son neveu, le duc Maximilien, et en train de s’amuser follement en débrouillant mille écheveaux diplomatiques. Elle lance des modes nouvelles et des projets d’alliance. Quand on la complimente sur sa robe, elle répond en réclamant une forteresse. Les représentans de l’Allemagne et de l’Espagne, le cardinal de Gurk et le vice-roi de Naples sont là, tous deux amoureux fous d’une de ses suivantes, la Brognina : elle en profite pour pousser les affaires de son mari et de son frère. Elle danse et elle négocie. Le marquis, lui, demeuré à Mantoue, malade, quinteux, ne danse pas et n’éprouve pas un grand bienfait de toutes ces négociations. D’autre part, il apprend qu’on jase fort, à Milan, des coquetteries de la Brognina : sa mauvaise humeur prend ce joint pour fuser en éclats de colère, il somme sa femme de revenir. Naturellement elle ne revient pas et, à la place de la belle marquise, il voit arriver cette lettre :


Mon cher Seigneur, je suis attristée, mais à peine surprise d’apprendre que mes explications ne vous ont pas satisfait et je le serais encore plus si j’avais conscience que ce fût par ma faute, quand ce n’est certainement que par ma malchance. Mais puisque la raison qui fit que je n’ai pas immédiatement obéi à Votre Excellence était qu’avec votre propre permission, je désirais venir en aide à mon frère et faire plaisir à mon neveu, il me semble que vous ne deviez pas exprimer tant de mécontentement et je ne peux que déplorer la mauvaise chance qui rend toujours mes actions déplaisantes à vos yeux. Je ne crois certainement pas avoir fait quoi que ce soit, dans ce voyage à Milan, par quoi je mérite de devenir « la fable de la Aille. » Je sais que je vous ai acquis beaucoup de nouveaux amis, pour votre bien comme pour le mien, et que je me suis conduite comme je devais le faire et comme j’ai toujours l’habitude de me conduire, car, grâces en soient rendues à Dieu et à moi-même, je n’ai jamais eu besoin ni d’être dirigée par d’autres, ni qu’on me l’appelle comment je dois gouverner mes actes. Et quoiqu’en d’autres choses, je ne compte pour rien, Dieu m’a départi cette grâce pour laquelle Votre Excellence me doit une aussi grande reconnaissance que jamais mari a pu en devoir à sa femme, et même si vous m’aimiez et honoriez autant que la chose est possible, vous ne pourriez jamais trop payer ma fidélité. C’est ce qui vous fait dire quelquefois que je suis orgueilleuse, parce que, sachant combien je mérite de vous, et le peu que j’en reçois, je suis tentée, à certains momens, de changer ma nature et d’apparaître différente de ce que je suis. Mais, même si vous deviez toujours me traiter mal, je ne cesserais jamais de faire ce qui est bien et, moins vous me montrez d’amour, plus je vous aimerai toujours parce que, de fait, cet amour est une partie de moi-même, et je suis devenue si jeune votre femme que je ne puis me souvenir d’avoir existé sans lui. Ceci étant, je pense que, sans encourir votre déplaisir, je puis être laissée libre de remettre mon retour à une quinzaine, pour les raisons que j’ai déjà expliquées. Ne soyez pas en colère contre moi, et ne dites pas que vous ne croyez pas que j’ai envie de vous voir, comme je l’ai exprimé dans mes lettres, car si mon désir sur ce point était satisfait, vous me laisseriez vous voir beaucoup plus souvent que je ne le fais, à Mantoue. Je me recommande une fois de plus à Votre Excellence et je vous demande pardon d’une si longue lettre. De quelqu’un qui vous aime autant que soi-même. — A Plaisance, le 12 mars 1513. ISABELLA MARCHESA DI MANTOVA.


On peut douter qu’une femme moins habile et moins parfaite fût venue à bout du terrible condottiere. Mais sous sa rude écorce, il était bien trop fin pour ne pas sentir tout le prestige et la force qu’Isabelle d’Este apportait à son petit Etat de Mantoue. A sa mort, qui arriva en 1519, il le reconnut hautement, dictant à son fils Federico l’éloge de la grande marquise et déclarant qu’il avait toujours trouvé en elle « un génie merveilleux, capable de toute entreprise, si haute qu’elle fût. » Les années d’épreuves n’avaient pas été inutiles. Isabelle d’Este avait dompté son mari.

Maintenant, ses frères. La famille d’Este, souveraine de Ferrare, étant une famille princière, se composait d’enfans légitimes et d’enfans naturels, ceux-ci presque autant considérés que ceux-là et très souvent mieux doués et plus séduisans. Tel était du moins l’avis de la belle Angela Borgia, suivante et parente de Lucrèce, qui, courtisée à la fois par le cardinal Ippolito d’Este et par son frère naturel Giulio, eut l’étourderie de dire à Ippolito quelle le donnerait bien tout, des pieds à la tête, pour les yeux seuls de Giulio. Il n’en fallait pas plus, dans ce temps-là, pour faire d’un cardinal un criminel. Il le fut. Quelques jours après ce madrigal, Giulio revenant d’une partie de chasse à Belriguado dans le galant équipage que nous voyons aux fresques de la Schiffanoia, était assailli par un parti de bravi, jeté à bas de son cheval, immobilisé, et devant le cardinal qui surveillait l’opération, de la pointe effilée d’une épée, on lui fit sauter les yeux hors des orbites.

L’histoire ne dit pas si la belle Angela Borgia en aima davantage Ippolito, mais il est certain que le duc Alfonso, le chef de la famille, ne lui tint pas une excessive rigueur. Après l’avoir éloigné quelque temps, pour la forme, il le laissa revenir à la Cour. Il faut dire aussi que, grâce à quelque miracle de chirurgie, un des yeux, au moins, de Giulio fut remis en place : il ne perdit pas entièrement la vue. Niccolo da Corregio, l’humaniste, leur parent, intervint et une manière de réconciliation eut lieu. Elle ne pouvait être longue. Giulio ne pouvait pardonner à son frère aîné son déni de justice, ni à l’autre sa beauté perdue. Il y avait un troisième frère, Ferrante, tête faible et cœur inquiet, fort aigri du rôle qu’il jouait à Ferrare et plein de mépris pour le duc auquel il ne voyait que des aptitudes de forgeron ou de potier. Lui et Giulio complotèrent la mort d’Alfonso et d’Ippolito, avec l’aide de deux nobles, un certain Boschetti et un certain Roberti, auxquels s’adjoignirent un serviteur de Ferrante nommé Boccacio et un musicien chanteur ordinaire du duc, nommé Gianni.

Il s’agissait de frapper le duc Alfonso et le cardinal Ippolito et de s’emparer du pouvoir qui serait naturellement dévolu à Ferrante. Mais qui frapper le premier ? Giulio voulait que ce fût le cardinal, Ferrante que ce fût le duc. Ils discutèrent, atermoyèrent, attendirent. Les secrets mortels ne demeurent pas longtemps dans les âmes sans transparaître à la surface des visages. Celui des conjurés fut deviné par le cardinal. Aussitôt, Boschetti et Boccacio, arrêtés, mis à la torture, avouèrent et dénoncèrent les deux princes. Ferrante crut pouvoir se fier à la générosité du duc : il alla se jeter à ses pieds, repentant de son crime, mais il avait compté sans la violence du sang d’Este. Alfonso tenait à la main, dans ce moment, un bâton : il en déchargea un coup violent sur la figure de son frère suppliant et l’éborgna dans le sang. Quant à Giulio, moins naïf, à peine le complot éventé, il avait fui à Mantoue auprès de leur sœur, Isabelle d’Este. Qu’on se figure la belle humaniste, dans sa Grotta en train de compulser les derniers envois d’Alde Manuce ou de dicter quelque belle « histoire » pour le pinceau de Bellini, lorsqu’on lui annonce l’arrivée de ce frère, portant sur son visage les traces de la cruauté d’un autre frère et qu’il faut encore disputer à l’échafaud. L’entreprise était sans espoir. Alfonso, prévenu de la retraite du coupable, criait qu’on le lui livrât, invoquant la raison d’Etat. Isabelle lutta longtemps. De longues épîtres partirent pour Ferrare à l’adresse de Niccolo da Corregio, qui servait d’intermédiaire officieux entre les deux cours. Elle mit à sauver la tête de son frère presque autant d’obstination qu’à acquérir un buste antique, mais c’était plus difficile :


Le peuple de Ferrare est un peuple de fer,


disait encore, cinquante ans plus tard, le bon poète Joachim du Bellay. De quel métal insensible et dur n’était-il pas fait au temps d’Alfonso d’Este !

Ciccolo da Corregio arriva bientôt à Mantoue, les mains pleines des preuves de culpabilité. Isabelle céda et livra son frère. Giulio ramené à Ferrare, le procès des conjurés s’ensuivit et les exécutions furent ordonnées. On commença par décapiter Boccacio et Roberti sur la place du palais de la Ragione, — l’ancien palais détruit aujourd’hui, dont les créneaux en queue d’aronde ébréchaient le ciel, d’un air méchant. On planta leurs têtes sur la Torre de Ribelli et on orna de leurs troncs diverses portes de la ville. Puis, en grande cérémonie, on amena les deux princes au milieu de la cour du palais ducal, où les ambassadeurs et les grands étaient convoqués et placés sur des gradins, selon leur rang, avec ce souci de l’ordre et cette entente du décor qu’Alfonso d’Este apportait à toutes les fêtes. Lorsqu’ils parurent, chacun portant sur son visage les traces de la cruauté fraternelle, entre les pénitens qui tenaient la haute croix et le confesseur tenant le crucifix à la main, en face du bourreau tenant la hache, avec son tablier pendant entre les jambes et devant le greffier lisant l’acte du jugement, la foule, malgré toute l’habitude qu’elle avait de ces spectacles, fut toute remuée. C’est le moment précis que choisit Alfonso d’Este, jusque-là caché derrière une fenêtre, pour paraître et pour donner, au drame savamment agencé, un dénouement inattendu. Il fit grâce et commua la peine de mort prononcée contre ses frères en une prison perpétuelle, — ce qui fut regardé comme un des plus beaux traits de magnanimité familiale.

En ce temps-là, la perpétuité durait longtemps. Elle dura toujours pour Ferrante qui mourut dans son cachot, trente-quatre ans après, sans que sa captivité ait été relâchée d’un seul jour. Elle dura plus d’un demi-siècle pour Giulio. Il avait vingt-cinq ans quand il descendit dans la fosse profonde qui est sous le donjon de Ferrare. Il en avait quatre-vingts quand il obtint enfin sa grâce. Les habits solides de ce temps, et qui ne s’étaient guère usés dans la prison, lui tenaient encore au corps : c’étaient ceux mêmes de sa première jeunesse et les gens de Ferrare voyaient avec stupeur ce vieillard aller le long des rues, costumé comme un damoiseau l’eût été cinquante ans auparavant. Pendant ce temps, des générations avaient passé, et personne n’eût pu dire ce qu’avait été le brillant amant d’Angela Borgia. Des fêtes sans nombre avaient eu lieu dans ce palais d’Este : au-dessus des souterrains où gisaient les deux frères, tout le reste de la famille avait dansé, donné la comédie, discuté des plus subtiles problèmes esthétiques, philosophiques et moraux. Quand on visite Ferrare, dans ce pêle-mêle de bâtisses défaites, refaites, surchargées qu’est le palais d’Este, la seule chose peut-être qu’on trouve intacte, témoin impitoyable de ces premières années du XVIe siècle, c’est ce cul-de-basse-fosse où les deux frères d’Isabelle furent descendus en 1506. Tout le progrès n’a été que de mettre un escalier là où il y avait, autrefois, une échelle. On voit donc encore le lieu où languirent les deux princes vivans symboles de tout ce qu’il y a brutal et d’inhumain aux fondations mêmes de cette fête des yeux et de l’esprit que nous appelons la Renaissance. Mais, enfin, ils vivaient. Il est très probable qu’après les premières années, c’est dans une autre partie du donjon qu’ils furent mis : leur longévité exceptionnelle atteste qu’ils ne subissaient point de mauvais traitemens, et rien ne prouve, mais tout fait croire que ce peu de vie qui leur restait encore, ils le devaient à Isabelle d’Este.

Elle n’en obtint pas tant pour tous ceux qui lui étaient chers. Quand elle revint à Ferrare en 1508, elle trouva la Cour privée non seulement de ses deux frères, mais encore de son parent et ami, l’humaniste Niccolo da Corregio et du poète Ercole Strozzi. Le premier était mort de maladie, assez mystérieusement, après avoir déplu à Alfonso d’Este. Le second venait d’être trouvé, un beau matin, percé de vingt-deux coups de poignard, au coin de la via Praisolo, près de sa propre demeure, sons un haut mur qu’on voit encore, à quelques pas du couvent où reposent maintenant Alfonso d’Este et Lucrèce Borgia. Oraisons funèbres, épitaphes, condoléances des princes, rien ne manqua au pauvre poète, — que d’être vengé. Isabelle, désolée, ne s’informa pas des circonstances de cette mort. Elle ne tenait pas à savoir ce que personne, d’ailleurs, ne tenait à lui dire : qu’Alfonso d’Este aimait la jeune femme de Strozzi, la belle Barbara Torelli et que la belle Barbara avait été fidèle : voilà pourquoi elle avait attendu vainement, un matin, avec son nouveau-né dans les bras, le poète qui n’était jamais revenu...

Tel était le frère de la grande marquise, l’homme qu’il lui fallut, toute sa vie, acheminer sinon vers le bien, du moins vers le moindre mal, Alfonso d’Este.

Enfin, une dernière bête féroce à dompter, c’était César Borgia. On ne peut dire qu’elle l’ait apprivoisé au point qu’il ne mordît pas tout autour d’elle, mais du moins elle a sauvé de ses crocs Mantoue et son mari. Pendant toute la période dangereuse, où le Valentinois est déchaîné à travers l’Italie, elle lui jette des babioles et des paroles. Elle le choisit pour parrain à son fils Federico. Il l’appelle « ma commère » et « ma très chère sœur. » Elle se résigne, sans grimaces, au mariage de son frère Alfonso d’Este avec Lucrèce Borgia, divorcée d’un mari, tragiquement veuve d’un autre et chargée par l’opinion publique de tous les péchés d’Israël. Aujourd’hui, il est entendu, après les travaux de la critique moderne, que Lucrèce Borgia a été calomniée, mais les gens du XVIe siècle n’avaient pas lu les travaux de la critique moderne, ils n’étaient pas initiés aux « bonnes méthodes » historiques, ils croyaient ce qu’on racontait communément dans les rues de Rome, et l’entrée de cette femme dans une famille leur faisait justement l’effet d’un cas de peste noire. Isabelle d’Este s’affole bien un peu, au premier moment, demande de tous côtés ce qu’il faut penser de sa future belle-sœur, mais finit par se résigner et donne à la drôlesse un collier de perles qu’elle tient de sa mère bien-aimée.

Pour César, ses présens sont plus singuliers et d’un savoureux symbolisme. Aux derniers jours de l’année 1502, le subtil bandit était dans les Romagnes, fort occupé à gagner les bonnes grâces de quelques anciens alliés avec qui, quelque temps, il avait été brouillé : les Orsini (Paolo et Francesco, duc de Gravina), Vitellozzo, Oliverotto, tyran de Fermo, entre autres. Ces condottieri, de nouveau ralliés à sa fortune, venaient de prendre pour son compte Sinigaglia. Il les suivit de près, et, une fois arrivé à Fano, il les fît remercier de leur dévouement à sa cause et les informa qu’il voulait entrer dans la ville conquise, avec ses propres troupes, les priant donc de faire sortir leurs garnisons : — ce qu’ils firent, mettant leur infanterie dans les faubourgs et distribuant leurs gens d’armes dans tout le territoire.

Le lendemain, Paolo Orsini, le duc de Gravina, Vitellozzo et Oliverotto allèrent au-devant de lui : caresses, embrassemens, poignées de main. Ils l’accompagnèrent jusqu’à la porte de la ville, où toute son armée était rangée en bataille. Là, ils voulurent prendre congé de lui pour se retirer dans leurs quartiers, qui étaient hors de la place, commençant à trouver singulière l’affluence des troupes qui suivaient le Borgia et qui les cernaient de toutes parts. Mais il les pria d’entrer dans la ville où il avait, disait-il, à conférer avec eux. Il chevauchait entre Vitellozzo et le duc de Gravina, causant et badinant, très en verve, car, dit Guichardin, « il possédait au souverain degré le talent de la parole, soutenu de beaucoup d’esprit et de feu. » Ils n’osèrent trop refuser de le suivre jusqu’au palais de la ville, quoiqu’un mauvais pressentiment les traversât, tout aussitôt chassé par son verbiage. Oliverotto restait en arrière : l’âme damnée de César, Micheletto, le rejoignit, le priant de rejoindre la compagnie pour que la fête fût plus belle. Ils entrent donc tous dans le palais qu’on leur avait préparé. Après quelques momens d’entretien, César les quitte brusquement, sous prétexte d’aller changer d’habit : des soldats entrent, ligottent Vitellozzo et ses compagnons, pendant qu’au dehors on désarme leurs troupes. Le lendemain, après une nuit d’angoisses, Oliverotto et Vitellozzo étaient assis sur deux chaises, dos à dos, et étranglés. Les deux Orsini, épargnés, pour l’instant, étaient traînés à la suite de César dans ses pérégrinations, se demandant ce qu’il attendait pour les tuer. Il attendait des nouvelles de Rome, et lorsqu’il sut qu’à Rome aussi les choses s’étaient heureusement passées et les Orsini mis dans l’impuissance de venger leurs proches, il les fit étrangler par Micheletto.

En apprenant cet exploit, Isabelle envoie à César Borgia un présent approprié : une collection de cent masques avec la lettre suivante :


Très illustre Seigneur, votre aimable lettre nous informant des heureux succès de Votre Excellence nous a remplis de la joie et du plaisir qui sont le résultat naturel de l’amitié et affection qui existe entre vous et nous-mêmes et au nom de notre Illustre Seigneur comme au nôtre, nous vous félicitons d’avoir échappé au danger comme de votre prospérité et nous vous remercions de nous en avoir informés et aussi de la promesse que vous nous faites de nous tenir au courant de vos futurs succès. Nous attendons de votre amabilité que vous continuiez, car vous aimant comme nous vous aimons, nous brûlons d’avoir souvent des nouvelles de vos faits et gestes, afin de pouvoir nous réjouir de votre prospérité et prendre part à vos triomphes. Et pensant que vous prendrez quelques repos et récréations après les fatigues et les peines de cette glorieuse expédition, nous vous envoyons cent masques, par notre serviteur Giovanni. Nous savons bien qu’un si pauvre présent est indigne de vous, mais c’est un gage que si, dans notre pays, nous pouvions trouver un cadeau plus digne de votre grandeur, nous serions heureux de vous l’envoyer. Si ces masques ne sont pas aussi beaux qu’ils devraient être. Votre Excellence devra s’en prendre aux artistes de Ferrare, car, grâce à la loi qui interdisait de porter des masques en public, laquelle loi vient seulement d’être rapportée, cet art du costumier a été presque entièrement perdu. Nous vous prions de les accepter comme un gage de notre sincère sympathie et affection pour Votre Excellence...


César Borgia répond froidement, aussi impénétrable que s’il avait les cent masques, à la fois, sur la figure :


Très illustre et excellente Madame, honorée Commère, très chère sœur, nous avons reçu de Votre Excellence le don de cent masques, qui nous sont extrêmement agréables, non seulement à cause de leur beauté et de leur variété remarquables, mais en raison du moment et du lieu de leur venue, qui ne pouvait être plus opportun. Il semble, en vérité, que Votre Excellence a prévu l’ordre de notre plan de campagne et notre voyage actuel à Rome. Après avoir pris la cité et la province de Sinigaglia avec toutes ses forteresses, en un seul jour, et justement puni la perfide trahison de nos ennemis, nous avons affranchi, du joug des tyrans, les villes de Castello, Fermo, Cisterna, Montone et Pérouse, et nous les avons remises dans leur ancienne obédience au Saint-Siège. Enfin nous avons enlevé au tyran Pandolfo Petrucci son pouvoir sur Sienne, où il avait déployé une si atroce cruauté. Et ces masques nous sont surtout précieux, parce qu’ils nous apportent une nouvelle preuve de la singulière affection que nous savons que vous et votre illustre Seigneur nous avez déjà montrée en d’autres occasions et que vous prouvez encore par la longue lettre qui les accompagne. Pour tout cela, nous vous remercions infiniment, quoique la grandeur de votre mérite et de votre bonté envers nous ne se puisse reconnaître par des mots, mais demande des actes. Nous porterons les masques avec plaisir et leur parfaite beauté n’aura pas besoin d’autres ornemens… Les prisonniers, pour lesquels Votre Excelnce intercède, seront mis en liberté et aussitôt que nous aurons été informé que c’est fait, nous le ferons savoir à Votre Excellence sans retard. De Votre Excellence, le compère et frère cadet, Cæsar duc de Romagne, du camp pontifical d’Aquapendente.


Cet étrange dialogue épistolaire entre la femme la plus droite de son temps et le bandit le plus fourbe ne doit pas nous surprendre. Isabelle d’Este était droite et clairvoyante, mais elle était aussi, et il ne dépendait pas d’elle qu’elle ne fût pas, une « femme politique. » Or toute la politique italienne, dans ce temps de petits États et de grands artistes, était de soutenir le plus fort ou, comme le dit Napoléon, « de voler au secours de la victoire. » Mais quel serait le plus fort : le Roi ou l’Empereur, le Pape ou la République ? Je veux dire la Sérénissime, car pour les autres, elles avaient assez à faire de se rouler en boule, quand paraissait l’ennemi, et ne songeaient guère à menacer le voisin. Les seuls envahisseurs probables étaient la France ou l’Allemagne, Venise ou la papauté. Et le plus fort une fois connu, ou deviné, le problème était de le servir en se garant de lui, assez pour qu’il ne songeât pas à dévorer ses propres amis après s’être fait les dents sur ses adversaires. Les temps étaient étranges. Quand les portes d’une ville s’ouvraient devant un puissant allié, on ne savait jamais bien s’il allait danser avec le maître de céans ou lui trancher la tête, lui passer au cou le collier de quelque ordre ou le mettre dans une cage de fer. Il fallait donc se garder, ruser, ménager toutes les issues, ne brûler nul vaisseau, être prêt à se retourner en une heure. On vivait dans le mensonge, comme dans les rigueurs de l’hiver ou de l’été : je ne dis pas sans s’en apercevoir, ni en souffrir, mais sans penser pouvoir s’y soustraire. Il y a un symbole qui revient constamment parmi les imprese des Gonzague, qu’Isabelle avait, sous ses pieds, dans le pavimento de la Grotta, et qui était figuré en gravure d’or jusque sur l’épée de son mari, emblème de la force. Vous pourrez le voir, si vous vous penchez sur la vitrine qui contient la dague ou cinquedea du marquis Gonzague au Louvre : une muselière ou museruola ornée de rubans qui flottent et, au-dessus, la devise qui est le mot d’ordre de toute sa vie subie au XVIe siècle : CAUTHIUS


SA VIE VOULUE

La détente, après tant de contrainte, est furieuse. Une fois la museruola ôtée et en toute chose qui n’est pas de la politique, sa vraie physionomie, celle de notre portrait du Louvre, éclate. « D’une nature essentiellement avide et impatiente, » dit-elle d’elle-même, dès qu’un désir lui est né, il crie, si son hochet ne vient l’éblouir, et l’apaiser. Un jour qu’elle est à Ferrare, chez son père, elle apprend que les travaux de décoration commandés pour son studiolo, à Mantoue, n’avancent pas. Luca Liombeni, le peintre, est un lambin. Elle fulmine cette menace : « Sachant par expérience que vous êtes aussi lent à finir votre travail qu’à toute autre chose, nous vous écrivons ceci pour vous rappeler que, pour cette fois, vous devrez changer de nature, et que si notre studiolo n’est pas fini à notre retour, nous avons l’intention de vous envoyer au cachot du Castello, et ceci n’est pas une plaisanterie... »

Ses commissionnaires en toilette sont menés du même train. Un jour, il lui faut aller à Gènes. Elle écrit à son chambellan Alberto da Bologna de lui faire faire, tout de suite, une camora de satin gris, avec des manches en velours noir. Il ne lui envoie pas ce qu’elle veut. Une fureur sacrée la saisit : « Il faut que vous ayez perdu non seulement la mémoire, mais la tête et les yeux ! » lui écrit-elle. Ses courriers ou muletiers sillonnent l’Italie, porteurs d’objurgations somptuaires : « Si les bracelets que nous avons commandés, il y a plusieurs mois, ne sont pas arrivés avant la fin de l’été, quand on a les bras nus, ils ne serviront plus de rien, » écrit-elle à un correspondant de Venise, quand l’orfèvre est en retard. Il lui faut toujours toute chose, tout de suite, à n’importe quel prix. Quand elle doit aller au mariage de sa sœur Béatrice avec Ludovic le More, elle enjoint à Zorzo Brognolo de « courir toutes les boutiques de Venise » pour lui trouver quatre-vingts des plus belles zibelines pour doubler une sbernia, et elle ajoute : « Tâchez de me trouver une peau avec l’os de la tête, afin d’en faire un manchon que je puisse tenir à la main. Coûtât-elle dix ducats, pourvu qu’elle soit belle, ce ne sera pas trop cher. Achetez-moi aussi huit mètres du plus beau satin cramoisi que vous pourrez trouver à Venise pour border cette sbernia, et pour l’amour de Dieu, faites toute votre diligence habituelle, car rien, je vous assure, ne peut me faire plus grand plaisir ! » On comprend ce que veut dire la devise qu’elle avait fait peindre sur ses carreaux de faïence dans sa grotta : un soleil éclatant, dardant des rayons de feu, avec les mots ; Per un dexir...

Désir de quoi ? De tout. Hors le mal, ou ce qu’elle considère comme le mal et à quoi elle ne pense même pas, il n’y a rien au monde dont elle ne soit avide et jalouse. Elle veut tout voir, tout savoir, tout pouvoir.

D’abord, tout voir. Dès qu’elle le peut, dès que son mari lui donne licence, elle appelle ses dames et ses pages, et en grand équipage, si elle est en fonds, presque seule et incognito, si ses bijoux sont au Mont-de-Piété, elle part pour voir quelque chose de nouveau dans le vaste monde : Florence ou Venise ou Rome ou Milan, ou Lyon ou la Sainte-Baume. « Maudite passion des voyages que le chef de la maison d’Este a léguée à tous les siens ! » lui écrit Baldassare Castiglione avec cette mélancolique expression que nous lui voyons, au Salon carré au Louvre, dans l’admirable portrait de Raphaël. Elle n’est rebutée ni par les mauvaises routes, ni par les tempêtes, ni par la pénurie d’argent. Les villes lointaines, les lacs, les montagnes, les couvens, les pèlerinages, tout l’attire avec les cérémonies propres à chaque pays, les fêtes, les tournois, les ateliers, les collections, les souverains illustres et leurs cours. Active, remuante, partout à la fois, partout acclamée où elle est et regrettée où elle n’est pas et pleurée quand elle n’est plus. Ce n’est pas une Italienne : c’est l’Italie en marche, et son beau profil, pensif et décidé, broche sur tous les horizons de la péninsule.

Elle voudrait beaucoup plus encore et l’idée de voir les royaumes voisins, les cours d’outre-monts et d’outre-mer la hante. Aussi quelle joie quand une de ces cours vient à elle ! Nous le voyons par ses lettres à sa belle-sœur, Elisabetta Gonzague, duchesse d’Urbino. Cette sage princesse, dont on aperçoit la face longue, pleine, un peu triste, peinte par Caroto, aux Uffizi, avait exactement ce qu’il fallait pour devenir la meilleure amie d’Isabelle d’Este : les mêmes goûts et point le même caractère. Elle était patiente, réservée, un peu lente, réceptrice plutôt que communicative. Une lettre qu’on écrit, c’est une main qui s’ouvre. Avec les uns, on abat un ou deux doigts, avec d’autres trois doigts, avec un seul, tout au plus, on laisse échapper cette poignée de vérités sur soi-même que la sagesse conseille de ne jamais laisser voir. Isabelle d’Este écrivait à une infinité de gens : avec sa belle-sœur, seulement, elle ouvrait la main tout entière. De retour à Mantoue, après un séjour à Milan, auprès de Louis XII et de sa Cour, elle lui écrit :


Depuis que Votre Excellence est allée à Rome, et que Rome est venue à Urbino, je ne m’étais jamais aventurée à rivaliser avec la grandeur de votre Cour, ni à prétendre que j’aie vu autant de rares et excellentes choses que vous, mais j’ai admiré Votre Altesse en silence et non sans une secrète jalousie. Mais maintenant que je suis allée à la première et à la plus noble Cour de la chrétienté, je peux hardiment non seulement rivaliser avec vous, mais vous forcer de m’envier. Il y a quelques semaines, j’ai été appelée par mon illustre seigneur à Milan, afin de rendre hommage à Sa Majesté Très Chrétienne et j’y suis arrivée la veille de la fête du Corpus Christi. Après diner et comme je me préparais à aller lui présenter mes respects, je reçus de lui un message me mandant au tournoi, sur la place où devait se tenir la giostra. J’allai donc, là, à l’heure dite et je trouvai Sa Majesté qui vint à ma rencontre sur les marches et me reçut avec la plus grande courtoisie. Toutes les dames de Milan étaient présentes et la princesse de Bisignano, de même que toute la baronnie et la noblesse de France et les grands seigneurs d’Italie, le duc de Savoie, les marquis de Mantoue et de Montferrat et tous les gouverneurs des villes du Milanais et les ambassadeurs de toutes les puissances d’Italie. Les seigneurs français sont si nombreux qu’il serait impossible de les nommer tous. Mais je dois mentionner le duc de Bourbon, notre neveu, un grand jeune homme de belle et majestueuse apparence qui ressemble extrêmement de complexion, d’yeux et de traits à sa mère (Chiara de Montpensier, sœur du marquis Gonzague et de la duchesse d’Urbino, à qui est adressée cette lettre). Si la Cour romaine est merveilleuse pour son cérémonial et son ordre, celle de France n’est pas moins étonnante et extraordinaire pour sa confusion et son désordre, à ce point qu’il est tout à fait impossible de distinguer le rang d’un homme de celui d’un autre ! Elle est aussi certainement remarquable pour sa liberté et son absence d’étiquette. À cette Cour, par exemple, les cardinaux ne sont pas traités avec plus d’honneur que ne sont les simples chapelains à Rome. Personne ne leur cède sa place, ni ne leur témoigne aucun respect particulier, depuis le Roi jusqu’au moindre. Toutefois, Sa Majesté est toujours très courtoise et déférente pour tous ceux qui s’aventurent à l’approcher, et surtout pour les dames, se levant toujours de son siège et ôtant son chapeau pour leur faire honneur. Trois fois, il est venu me rendre visite dans mes appartenions. La première fois, lorsque j’étais à dîner avec le seigneur Zoanne Giacomo Trivulzio, il a attendu mon retour plus d’une demi-heure et chaque fois il n’est pas demeuré moins de deux ou de trois heures, conversant sur tous les sujets avec la plus grande amabilité du monde, et je n’ai pas manqué de parler avec éloge de Votre Altesse dans le cours de la conversation. Madame Margherita de San Severino, la comtesse de Musocho et quelquefois la princesse de Bisignano, qui sont très versées dans la connaissance du français, étaient nos interprètes. En dépit d’efforts répétés, je n’ai jamais réussi à trouver Sa Majesté au Castello, excepté le jour où il m’a invitée à un banquet public à la Rocchetta, où la princesse de Bisignano et moi avions l’honneur d’être assises à sa table. Nous avons dansé sans cérémonie avant et après le souper. Sa Majesté a dansé avec moi et elle a obligé à danser aussi, à notre grand amusement et ébaudissement, les cardinaux de Narbonne, de San Severino de Ferrare et de Finale, qui étaient présens au banquet.

Je ne dirai rien des spectacles publics qui ont été donnés sur la Piazza, parce que je sais qu’ils vous auront été décrits, tout au long, par votre ambassadeur. Certainement, j’ai vu des tournois mieux organisés, mais je n’ai jamais vu et je ne pense pas que, dans toute la chrétienté, il soit possible de voir un plus grand nombre et une plus grande diversité de gens. La plupart étaient des nobles, non seulement ceux de Milan, qui doit être la première ou la seconde ville du Monde, mais la Cour de France tout entière et la plupart des cours d’Italie étaient réunies là, de sorte que Votre Excellence comprendra quel fier et splendide spectacle c’était. Il y avait beaucoup plus de monde que nous n’aurions pu en voir dans le propre palais du roi de France, parce que les seigneurs qui l’ont suivi, en Italie, ne résident pas à la Cour, et s’ils y sont, par hasard, présens dans quelque cérémonie solennelle, en tout cas, nous n’aurions pas vu toute la population et les nobles de Milan et l’on peut dire de l’Italie tout entière, car les gentilshommes et les citoyens.de bien des villes diverses sont venus pour assister à ces spectacles. Oh ! que j’étais heureuse ! et combien j’en jouis encore chaque fois que je me le rappelle ! Pensez seulement ce que ce serait si Votre Seigneurie était ici, et si nous pouvions échanger nos pensées de vive voix ! J’ai écrit tout ceci pour me libérer du péché d’envie et aussi pour décrire une chose qui est excellente en dépit de son désordre. Je suis sûre que la Cour romaine ne peut pas être comparée avec la Cour de France où le temporel et le spirituel sont réunis. Si Votre Excellence avait pu voir la procession du Corpus Christi sortant du Dôme avec assez peu d’ordre : — d’abord le clergé, ensuite un nombre infini de gardes suisses, avec leurs hallebardes sur leurs épaules, derrière eux, les gentilshommes de la garde, avec leur hache d’armes à la main, et après eux, sous un dais porté par les principaux seigneurs, venait le Légat de France, portant le Saint-Sacrement, suivi par le Roi avec sept cardinaux et toute la noblesse de France et d’Italie, et le peuple de Milan et des villes voisines, — il vous aurait semblé que c’était là le plus beau spectacle auquel vous ayez jamais assisté ! Il est vrai que Votre Seigneurie peut dire : « J’ai vu Rome, » encore que vous deviez confesser que vous l’avez vue mal en point et en ruines. Mais, moi, j’ai vu Gênes, Florence et Milan, lesquelles à notre âge ne sont pas moins dignes d’admiration, et je les ai vues dans leur plus beau moment. Je ne nierai point que j’aie une grande envie de voir Rome, non pas pour sa Cour et pour les différentes nations qui y sont représentées, car je ne pourrai rien voir de plus beau que ce que j’ai vu ici, mais pour visiter les antiquités et les ruines fameuses de Rome, et pour me représenter ce qu’a dû être un triomphe d’empereur victorieux. Mais ces fêtes-ci n’ont pas été entièrement privées de cérémonies romaines, car à l’arrivée de mon ami, le très révérend cardinal et légat de San Prassede, il a été reçu par le légat de France et huit cardinaux, par tous les ordres du clergé et par des chanteurs, en grande pompe, parce que Sa Très Révérende Seigneurie a le rang du Pape qu’elle représente, de sorte que je peux dire que j’ai vu à la fois le Pape et la Cour romaine. Ensuite, j’ai fait à Sa Seigneurie deux visites, à ses appartemens, où je fus très aimablement reçue, embrassée et honorée, et je pus ainsi me rendre compte du train splendide des cardinaux qui vivent à Rome. Cette impression fut confirmée par la visite que je reçus du cardinal de Rouen et des autres cardinaux attachés à cette Cour, qui vinrent encore, non pour me rendre des honneurs, ce qui n’aurait pas été convenable de leur part, mais simplement pour me témoigner de la courtoisie. Je pourrais poursuivre et décrire toutes les visites individuelles que j’ai reçues des seigneurs italiens et français et des dames milanaises, aussi bien que du Roi et des cardinaux, mais tout ceci et le reste, je laisse à Votre Seigneurie le soin de l’imaginer, de peur que je ne vous donne trop de raisons de me jalouser !


Une ambition pourtant restait au cœur de cette pèlerine passionnée, ambition qu’on ne soupçonne guère quand on évoque l’Italie de ce temps ; derrière les vieilles tours souveraines du Castello, le désir qui rongeait le cœur de la « prima donna del mondo » était le même qui agite les petites têtes provinciales derrière les rideaux blancs, à la lecture des gazettes : voir Paris !

En septembre 1507, ayant reçu de Louis XII et d’Anne de Bretagne une invitation à visiter la cour de France et à servir de marraine au bébé qu’ils attendaient, toute son âme cosmopolite et voyageuse rayonne et, ivre de joie, elle écrit à sa belle-sœur d’Urbino :


En réponse à votre lettre, je dois reconnaître que vous avez assisté à de grandes choses à Rome et à Urbino, et que vous auriez dû en voir encore plus si Sa Majesté Catholique était venue vous visiter, ou si le sérénissime Roi des Romains avait pu entreprendre son voyage en Italie et si les Diètes n’en avaient pas décidé autrement. Mais comment pourrait-on, le moins du monde, mettre toutes ces choses en balance avec ce qui m’attend dans un avenir prochain, éclipsant de beaucoup tout ce que j’ai vu et fait dans le passé, comme c’est bien connu de Votre Seigneurie ? Voici que le Roi Très Chrétien pense que la reine ne peut pas mettre au monde un fils sans que je sois présente et qu’il m’a par conséquent priée très instamment d’être avec elle pour cet événement, afin que je puisse à la fois honorer cette naissance de ma présence et tenir l’enfant sur les fonts baptismaux ! Quel plus grand honneur au monde pourrait-il y avoir que d’être la commère et la marraine d’un Roi de France ! Oh ! quelles splendeurs, quelles pompes et quelles gloires je vais connaître ! Je visiterai non seulement Paris, la plus florissante Université et la plus populeuse cité de tout l’Univers, mais toute la France, la Bourgogne et les Flandres, et j’irai peut-être jusqu’à Sant’Jago de Galicie. O combien de pays nouveaux et de royaux spectacles je verrai dans ce voyage ! Votre Seigneurie et Madonna Emilia qui connaissent tant de ce pays et de ses mœurs, vous serez capables de l’imaginer.

Mais qu’arrivera-t-il si mon voyage en France a lieu et si la venue de l’Empereur en Italie, qui a été empêchée par tant de Diètes, était abandonnée ? Dans ce cas, cette gloire que vous convoitez, c’est moi qui l’aurai ! Je ne sais pas si, après cela, vous pourrez prétendre être mon égale et s’il me sera possible d’accepter si aisément que cela votre invitation à Urbino ! Lorsque je reviendrai en Italie, je commencerai à me demander si cette terre est bien digne de me porter, si des tapis ne doivent pas être étalés sous mes pieds et un dais envoyé à ma rencontre partout où j’irai ! Mais, plaisanterie à part, j’espère réellement partir pour la France dans quelques jours, et je suis occupée à faire mes préparatifs. Lorsque je reviendrai, nous devrons songer à nous rencontrer, car j’en suis aussi désireuse que Votre Altesse peut l’être. — Mantoue, 25 septembre 1507.


Ce n’était pas vanité : c’était curiosité pure, désir d’admirer d’autres visages, d’autres mœurs, d’autres costumes, d’autres faces de la vie. Le désir n’est pas moins vif, ni la joie moins grande, lorsqu’il s’agit des pauvres pêcheurs de Peschiera ou des jardiniers de Sermione, qu’à la première cour de la chrétienté. En excursion avec ses dames et ses pages sur le lac de Garde, on dirait une écolière en vacances. Elle s’enthousiasme de tout : de la vue qu’on a de Lonato, de Sermione, de Peschiera, des ruines romaines, de la grotte de Catulle, des fruits que lui apportent les paysans, des poissons que lui offrent les pêcheurs, s’amuse de tout : des harangues que lui font les notables du pays. « Hier, j’étais à Grignano dont les habitans m’ont gratifiée de poisson et d’oranges, et aussi d’un long discours en italien, fait par un assommant pédant dans le style le plus fleuri. Que Votre Seigneurie n’imagine pas que ce soit le premier, quoique ce fût certainement le plus extraordinaire de ceux que j’ai eu à subir. A Lonato, j’en ai eu trois : deux en italien, dits par les citoyens, et un en latin récité par un enfant de sept ans ! A Sermione, deux encore, du maire de la commune, et un troisième du vicaire. Ici, à Salo, deux de moyenne valeur, ni trop délicieux, ni trop communs, mais plus utiles, en ce qu’ils étaient accompagnés d’un magnifique présent (les Rittrati, de Trissino). » Elle s’amuse de la figure que fait une de ses suivantes, désarçonnée par sa mule, « un pied encore à l’étrier, l’autre en l’air, » car, dit-elle, « la roule serait très ennuyeuse, si de tels accidens stupides n’arrivaient de temps à autre. » Elle s’amuse de la chétive garnison que l’Espagne tient à Rocca di Peschiera : « J’ai chevauché à travers la ville et trouvé le gouverneur du château, un capitaine espagnol qui m’a courtoisement reçue à la Rocca, où, voyant qu’il avait seulement douze ou quinze hommes de petite taille, j’ai pensé que nous l’aurions, moi et mes dames, aisément fait prisonnier, lui et ses troupes, et qu’ainsi je me serais rendue maîtresse de la place sans beaucoup de récriminations de la part du Roi de France ou de l’Empereur, puisque les Espagnols la tiennent contre tout droit... » Bien des années plus tard, devenue veuve, plus voyageuse que jamais, elle court les rues de Venise, en quête de tout ce qu’on y a construit, peint ou écrit, fatiguant toute sa suite par sa curiosité d’enfant, mettant sur les dents le bon Baldassare Castiglione, poursuivant, dans ses dernières années, ce qui a été le rêve de sa vie : tout voir.

Ensuite, tout savoir. Isabelle d’Este avait une âme écolière. Mariée depuis quatorze ans, plusieurs fois régente, elle se remettait volontiers à l’école. « J’apprends que vous en êtes encore à étudier la grammaire, lui écrit le frère Francesco Silvestri ; j’espère que quand je reviendrai vous voir, vous en serez à la rhétorique... » Elle prend des leçons de tout, interroge tous les spécialistes, est en correspondance avec tous les voyageurs. Elle reçoit des lettres d’Irlande, de Rhodes, d’Espagne, de Rome : lettres d’humanistes, lettres de chevaliers, lettres de diplomates, lettres de courtisanes, lettres de saintes, lettres de papes, lettres de nains. Ses correspondans, sachant qu’elle écoute tout, la renseignent sur tout : sur les impressions des premiers sauvages ramenés des Indes par Christophe Colomb, sur la pénitence des pèlerins au puits de Saint-Patrick, sur la toilette de Lucrèce Borgia à son mariage, sur les tableaux vivans du triomphe de Jules II, sur les hérésies de Luther, sur les éditions nouvelles d’Aide Manuce, sur les médailles de Caradosso.

Et quel moment fut jamais si propice pour une âme agitée d’une curiosité universelle ! Dans les ateliers travaillent ces trois grands découvreurs du visage humain : Léonard, Raphaël, Michel-Ange ; sur les mers naviguent ces trois grands dessinateurs de continens : Christophe Colomb, Vasco de Gama, Magellan. Le règne d’Isabelle d’Este commence en 1490, et ne finit qu’en 1539. Or, c’est entre 1490 et 1539 que la forme parfaite de l’académie humaine et la plus profonde expression de l’âme est trouvée. C’est entre 1490 et 1539 qu’on trouve un continent, trois océans nouveaux et que la forme du monde est, pour la première fois, entièrement dessinée par le sillage des caravelles. À peine un progrès est-il accompli qu’elle le sait, qu’elle l’acclame, qu’elle veut voir l’auteur. Dès que les compagnons de Magellan ont débarqué, elle n’a de cesse que l’un d’eux, Pigafetti, ne soit venu décrire toutes ses visions de trois années à travers des mers et des peuples inconnus, dans le petit cercle de ses camerini. On lui envoie des dessins des hommes et des chevaux trouvés dans les îles nouvellement découvertes près de la côte de Guinée ; elle s’entoure des plans et des vues de toutes les grandes villes du monde : dans ces petites chambres étroites qu’elle habite, tous les pays, toutes les mœurs, tous les costumes viennent se peindre par quelque trait. Nulle idée n’est dans l’air qu’elle ne la respire, nul bruit ne traverse le monde qu’elle ne le recueille au passage par toutes les sensibilités frémissantes et réceptrices de son âme en éveil, à l’extrême pointe de ce vieux : palais, sur le lac, comme les antennes d’un outil magique orientées pour recevoir les vibrations du monde entier.

Tout voir et tout savoir, ne lui suffit pas. Elle veut encore tout pouvoir. Non pour elle, mais pour son mari, pour son frère, pour ses fils. Et, dans l’ambition, elle est aussi violente et aussi tenace que dans la curiosité. Un jour, elle met dans sa tête que son fils Ercole soit cardinal. Il a déjà vingt ans, — il n’est que temps de l’habiller de rouge. Elle part donc pour Rome, où elle arrive au lendemain de la bataille de Pavie gagnée par son neveu le connétable de Bourbon. Elle trouve le pape Clément VII fort embarrassé de son personnage. Il était allié des Français ; les Français sont battus. Heureuse rencontre ! pense-t-elle, la peur le rendra souple, — et elle demande le chapeau pour son fils. Le Pape, sans oser refuser, se dérobe. Elle insiste. Il lui envoie du vin, du sucre, de l’huile, de l’orge, des complimens, — mais il ne lui envoie pas le chapeau. Elle s’entête : elle s’installe chez les ennemis de Clément VII, sur le Quirinal, au palais Colonna. Le Pape croit la lasser par ses dérobades, elle jure de le lasser par son entêtement. Justement, arrive de Mantoue la nouvelle que son beau-frère, le cardinal Sigismondo Gonzague, est mort... Voilà un chapeau sans tête ! Elle court au Vatican le réclamer pour son fils. Le Pape, forcé dans son retranchement, promet, mais diffère d’agir : il remet à la prochaine promotion de cardinaux. Isabelle ne se contente pas de cet in petto. Elle ne partira que nantie.

Deux années passent : elle est toujours là, guettant le moment favorable. Elle tient une cour littéraire et ne s’ennuie pas. Cependant un gros orage s’amasse sur Rome. Charles-Quint, qui a été maintes fois trahi par Clément VII, perd patience et envoie à Rome le connétable de Bourbon avec des ordres sévères. Les Colonna profitent de la circonstance pour se révolter et prendre les armes. Douze mille lansquenets passent les Alpes. Les armées papales s’émiettent, s’évanouissent à l’horizon. On ferme les portes de Rome, on enterre les trésors. Tout le monde se trouve fort mal à son aise. Elle se trouve fort bien au sien, tranquillement établie dans la place, en face du Vatican qu’elle assiège, d’un côté, de ses réclamations, tandis que, de l’autre, son neveu, le connétable de Bourbon et son propre fils Ferrante Gonzague l’assiègent de leurs bataillons. Tous ses amis lui disent : Partez ! partez ! Elle ne part pas. Elle ne partira pas sans le chapeau. Elle a de quoi le payer et il n’est pas de Pape si obstiné que la trésorière n’ait son heure.

Le moment vient, en effet, où il faut, coûte que coûte, des soldats. Pour avoir des soldats, il faut de l’argent et, pour avoir de l’argent, le Pape n’a plus qu’un moyen, un soixante-quatrième moyen que n’avait point Panurge ; faire des cardinaux. Il s’y résigne. Il en fait cinq, à raison de quarante mille ducats chacun. Ercole est nommé ; le cardinal Pizzino vient au palais Colonna apporter le chapeau à sa mère. Maintenant, que tout arrive ! Au-dessus des murs paraissent les drapeaux noirs, blancs, rouges. Les lansquenets déferlent, furieux, ventres affamés, besaces ouvertes, prêts pour le pillage et la bamboche. De son palais barricadé, où elle a recueilli des centaines d’êtres mourans de peur, Isabelle entend le canon du château Saint-Ange tiré à toute volée par Benvenuto Cellini. Les troupes déchaînées, hors de la main des chefs, souillent, pillent, brûlent tout. Trente mille Romains sont assassinés ou meurent de la peste. Elle s’en soucie comme d’une fève : elle a le chapeau.

Triomphante, c’est ainsi que Titien l’a représentée dans son portrait fameux qui est au musée de Vienne, plus parée qu’idole ou reine de carte, avec des perles aux oreilles et une rose de brillans piquée au milieu d’un énorme turban, qui, pour s’appeler un balzo, n’est pas moins laid que celui de Mme de Staël, puis posée en diagonale, une de ces fourrures qu’elle ordonnait d’acheter à n’importe quel prix, raide, engoncée, les manches tombant sur ses doigts, les coudes écartés, les mains sur ses genoux, comme une dame de la halle à son carreau, l’air dur et justicier. Assurément, ce portrait ne ressemble nullement à son modèle, mais il ressemble à l’idée qu’on se faisait, au loin, de la souveraine qui avait rallié tous les potentats, arbitré toutes les élégances et triomphé de toutes les factions, — selon l’impresa, qui ornait ses chambres, ce chiffre fatidique de XXVII où les initiés lisaient : vinte sette.

Car son prestige déborde de beaucoup Mantoue et même Ferrare, et c’est de tous les palais du monde qu’on regarde vers elle comme vers « l’origine et la fontaine de toutes les belles modes en Italie, » selon le mot de la reine de Pologne. Dans son courrier elle trouve constamment des lettres comme celle-ci, de Laura Bentivoglio, lui racontant une visite à Lucrèce Borgia : « Elle m’a fait asseoir et s’est informée de Votre Excellence avec une grâce charmante, me priant de la renseigner sur vos toilettes, et surtout sur vos coiffures. Ensuite, à propos de ses robes espagnoles, elle a dit que si elle avait quelque chose que vous désiriez voir ou avoir, elle vous rendrait ce service avec joie, étant très désireuse de plaire à Votre Excellence... » ou bien encore cette lettre de Lucrezia d’Este, en quittant la même belle dame : « Je l’ai trouvée étendue son lit, portant une robe de soie noire avec des manches étroites et des jabots aux poignets, et après beaucoup de caresses et de bienvenues affectueuses, elle a demandé quelles étaient les dernières modes de Mantoue, et admiré ma coiffure. J’ai promis de faire quelques toques selon notre mode et de les lui envoyer. Les rosettes que je portais sur mon front lui ont plu aussi et elle m’a priée de les montrer à un joaillier et de les lui faire copier. » Pareillement, François Ier lui fait demander une poupée de cire habillée et coiffée comme elle, à la mode mantouane, pour servir de modèle aux belles dames de Paris.

Elle connaît, sous Louis XII, un triomphe plus grand encore. A force d’entendre parler de l’Italie, la reine de France, la bonne Anne de Bretagne, s’était mis dans la tête d’y venir faire quelques entrées solennelles, d’y montrer ses coiffures, ses bijoux. Déjà elle préparait ses robes de gala, quand Louis XII l’avertit avec bonhomie qu’elle ne savait à quoi elle s’exposait et qu’il n’était pas très prudent d’aller s’offrir en com- paraison dans un pays où il y avait Isabelle d’Este. Sur quoi, la bonne reine, ayant mûrement réfléchi, ne renonça pas à son voyage, mais en modifia la stratégie somptuaire : elle décida qu’elle irait, sans toilette aucune, modestement vêtue de noir, n’affichant aucune prétention pour elle, mais flanquée des quatre plus grandes beautés de sa Cour, Mme de Nevers, Mme de Longueville, la marquise de Montferrat et une Anglaise, — simples suivantes dont le succès rejaillirait sur elle et dont l’échec ne l’entamerait point. Rien que ce changement de front était un aveu, et la grande marquise, qui ne l’ignora point, remporta ce jour-là, sur la France, une victoire moins douteuse que celle de son mari à Fornone

C’est, en effet, chez elle, sur son terrain, dans sa petite Cour, que la grande marquise était incomparable. L’hospitalité à Mantoue n’était pas pratiquée, comme un devoir, mais comme un sport où se donnaient carrière toutes ses facultés. C’était un grand remue-ménage, à cette époque, quand pointait à l’horizon un hôte de distinction, avec la suite innombrable, indiscrète et affamée qu’il croyait devoir amener à ses hôtes pour leur faire honneur. On mobilisait toutes ses ressources : on se prêtait, d’une cour à l’autre, des tapisseries, de l’argenterie, des serviteurs. On n’épargnait rien pour connaître les goûts de l’hôte qu’il s’agissait d’honorer. « Benedetto, » écrit Isabelle d’Este à son secrétaire, quand Ludovic le More doit venir à Mantoue, « nous avons l’intention de loger le duc, ici, dans nos propres appartemens au Gastello, en lui donnant la chambre peinte avec l’antichambre, la Camerina du soleil, la chambre de Cassone, notre propre chambre et salle à manger. Et nous pensons que Son Excellence elle-même occupera la chambre de Cassone, que nous draperons de tentures noires et violettes, parce que, quoique nous apprenions qu’il porte toujours le deuil (la femme de Ludovic le More, Béatrice d’Este, était morte quelques années auparavant), nous pensons que cela paraîtra plutôt moins triste et montrera qu’ici du moins, nous avons de bonnes raisons de nous réjouir en cette occasion. Mais j’espère que vous consulterez messire Antonio di Costabili et messire Visconti, touchant les tentures des autres chambres, si vous ne pensez pas à propos d’en parler au duc lui-même, et que vous me ferez savoir leur opinion, car il ne me semble pas convenable que nos chambres soient nues, même si Son Excellence apporte avec elle ses propres tentures. Faites-moi aussi connaître quels sont les vins que le duc boit habituellement et quelle sorte de toilette je ferai le mieux de porter... »

D’ailleurs, elle ne doute pas de son prestige : « Que Votre Seigneurie invite hardiment le Pape à venir à Mantoue, et nous nous arrangerons pour lui faire honneur, » écrit-elle à son mari lorsque Jules II est à Pérouse avec toute la cour pontificale, ses soixante-dix-huit cardinaux. Et plus tard, son fils régnant sur Mantoue, c’est sans aucune hésitation qu’elle y invite Charles-Quint. Les deux « moitiés de Dieu » trouvaient chez elle ce que toutes leurs puissances l’assemblées n’auraient pu faire : une âme où se reflétait non seulement le meilleur de son temps, mais comme une vague image de ce que serait l’humanité dans des temps meilleurs. Ils trouvaient aussi un admirable trésor d’art, de lettres, une collection où toutes les curiosités étaient satisfaites. Isabelle d’Este le savait, et elle comptait beaucoup sur le prestige de sa Grotta pour éblouir même les yeux accoutumés aux splendeurs impériales. Il y a quatre cents ans, comme aujourd’hui, lorsqu’un souverain était reçu par un autre, l’usage voulait qu’on le menât à la chasse et qu’on lui donnât la comédie, — verser le sang des bêtes et rire des ridicules humains paraissant alors, comme aujourd’hui, le plus enviable des privilèges royaux. À ce protocole immuable, elle est la première, semble-t-il, qui ait ajouté la visite des musées. Quand le mari avait fourbu ses hôtes à courre le sanglier, au risque de se casser le cou, la femme les menait devant ses allégories mythologiques, soumettait ses symboles à leur sagacité et les obligeait à de grands efforts intellectuels : son prestige en était considérablement accru.

Ce prestige, qui ne se démentit point un instant durant toute sa longue vie poursuivie à travers tant de périls, sollicitée par tant d’infâmes exemples, s’exerça toujours pour le bien ou pour le moindre mal. Nous avons vu qu’Isabelle d’Este ne se déroba pas aux nécessités de la politique au XVIe siècle, mais elle y ajouta quelque chose dont le XVIe siècle ne lui donnait guère d’exemple : la pitié envers les vaincus, la fidélité au malheur. Elle laissait son mari, capitaine général du Pape, envahir Bologne et en chasser sa sœur Lucrezia et son beau-frère Annibal Bentivoglio, mais elle les recueillait à Mantoue dans son propre palais et obligeait son mari à les garder, en dépit du Pape furieux. Elle se résignait à féliciter le Borgia de ses victoires, mais elle donnait asile au duc et à la duchesse d’Urbino, que le Borgia venait de chasser de leurs Etats. Elle ne pouvait empêcher les Français d’entrer dans Milan et de ruiner les Sforza, mais elle recueillait Giovanni Sforza et ses partisans. Mantoue devenait sous son règne une sorte d’asile sacré pour les exilés et pour les vaincus. Elle allait ainsi jusqu’à l’extrême limite de ce qui était permis alors pour le droit contre la force et pour la vérité contre la trahison. Et tout cela, elle le faisait sans aucune prétention à la vertu, sans théorie, sans mysticisme. Car cette femme, curieuse de tout, n’est pas curieuse de religion, ni de philosophie transcendante. La théologie l’ennuie. Sa conception du devoir est celle d’un tempérament fort, sain, sensible au bonheur et à la peine des autres qui, en faisant le bien, fait ce qui lui plaît le plus, et se déploie le plus librement. Sa vertu est un bénéfice de nature. Elle fait le bien pour le bien, comme d’autres font de l’art pour l’art, comme d’autres aiment pour aimer, sans songer à des récompenses dont l’esprit ne peut se faire une idée, ni à des châtimens que le cœur ne peut comprendre : NEC SPE, NEC METU.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Portraits d’Isabelle d’Este, épouse de François Gonzague, quatrième marquis de Mantoue :
    Authentiques : 1° Dessin au fusain, rehaussé de pastel, par Léonard de Vinci, fait en 1199 et représentant Isabelle d’Este à l’âge d’environ vingt-cinq ans, de profil droit, salle des dessins de Léonard de Vinci, au Louvre, n° 390.
    2° Médaille par Cristoforo Romano faite en 1498, représentant Isabelle d’Este à l’âge de vingt-quatre ans, avec l’inscription Isabella.Esten. March. Man.
    3° Médaille nuptiale de Francesco Gonzaga et d’Isabelle d’Este, tous deux de profil gauche.
    4° Tableau à l’huile par Titien, peint en 1536 d’après un portrait imaginé par Francia (et aujourd’hui perdu), qui avait été fait quelque vingt-cinq ans auparavant, au musée de Vienne.
    5° Tableau à l’huile par Rubens, d’après un portrait fait d’après nature par Titien aujourd’hui perdu ; au musée de Vienne.
    6° Tableau à l’huile identique au précédent et qui serait l’original du Titien copié par Rubens (à la collection Goldschmidt en 1903).
    Présumés avec vraisemblance : 1° Dessin à la sanguine, dit portrait d’Isabelle d’Este, de profil droit, aux Uffizi.
    2° Figure de femme, de profil droit, agenouillée, mains jointes, à gauche du tableau intitulé la Beata Osanna par Ronsignori. à Mantoue.
    3° La figure centrale, de face, de la danse des muses dans le Parnasse, par Mantegna, au Louvre, et le dessin fait pour cette figure, à Munich.
    Présumés sans vraisemblance : 1° la figure centrale debout, la tête inclinée, et la figure assise tenant un agneau dans la Cour d’Isabelle d’Este, par Lorenzo Costa, au Louvre.
    2° Figure de femme ressemblant au portrait d’Isabelle d’Este de Léonard de Vinci, attribuée à Beltraffio collection Alfred Morrison.
  2. « E l’e a Venecia Lionardo Vinci el quale m’a mostrato uno retrato de la S. V. che è molto naturale a quela. Sta tanto bene fato, non è possibile melio. »
  3. Sur Isabelle d’Este, il a été fait beaucoup d’études fragmentaires parmi lesquelles il faut citer : en italien, celles de MM. Luzio et Rénier, qui, sur la plupart des points, ont épuisé le sujet ; celle de M. Pedrazzoli, celle de M. Braghirolli, celle de M. Ferrato, celle de M. Stefano Davari ; en français, les recherches d’Armand Baschet dans les Archives de Mantoue. Gazette des Beaux-Arts (1886), et Archivio storico ilaliano (1886) et les études de Charles Yriarte : Gazette des Beaux-Arts (1888, 1895 et 1896).
    Mais c’est en anglais qu’a paru le seul ouvrage d’ensemble publié jusqu’à ce jour sur Isabelle d’Este : Isabella d’Este, marcchioness nf Mantua (1474-1539), a Study of the Renaissance, by Julia Cartwright (Mrs Ady), 2 vol., Londres, 1903, un magistral ouvrage dont il faut souhaiter la traduction pour le progrès des études italiennes en France.
  4. Lettre publiée pour la première fois par Ferrato dans les Lettere di Principisse di Casa Gonzaga et traduite pour la première fois, en anglais, par Julia Cartwright dans son Isabella d’Este.