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Les Mendiants de la mort/03

La bibliothèque libre.
Michel-Lévy frères (p. 17-27).

III

retour au bas-meudon

Herman, après la mort de sa mère, éprouva le désir de revoir les lieux où Jeanne s’était fait chevrière pour l’amour de son fils, pour le seul bonheur de l’apercevoir de loin quelques instants : c’était pour lui un besoin de cœur à satisfaire et un hommage à rendre à la mémoire de sa mère.

Une après-midi, il partit sans prévenir madame de Rocheboise ; il ne voulait confier à personne le but de son voyage ; comme tous ceux qui sentent vivement, il craignait de répandre ses sentiments au dehors ; il avait besoin d’être seul pour aimer et rêver en paix.

Aux approches du village, il descendit de voiture, renvoya ses gens à Paris sans donner d’ordre pour son retour, et suivit à pied les bords de la Seine.

C’était un dimanche soir, et le petit hameau, au lieu d’être plus animé ce jour-là, se trouvait presque entièrement désert. La fête d’un village voisin avait attiré les habitants du Bas-Meudon au dehors ; les maisons étaient fermées, et Herman, à sa grande satisfaction, cheminait sans rencontrer personne sur sa route.

On était aux derniers jours d’automne, mais le bord de l’eau, entretenu dans sa fraîcheur par un air chargé de rosée, était encore verdoyant. Le gazon, le feuillage, diaprés de nuances chaudes et pourprées, déployaient sur la colline des zones dorées qui semblaient avoir gardé les rayons de l’été.

Herman remarqua d’assez loin un emplacement de terrain qui, seul au milieu de ce paysage animé, paraissait frappé par l’hiver. En approchant de cet endroit, séparé seulement par une claire-voie du sentier à mi-côte qu’il suivait, il reconnut dans cette terre aride la place d’un jardin, qui conservait des traces de sa première destination, mais devait être depuis longtemps abandonné.

Pas une plante n’avait survécu à la privation d’eau et de culture ; on ne voyait plus que ces tristes ronces qui sont le deuil de la terre ; des instruments aratoires, jetés au hasard, étaient, par suite du temps, à demi incrustés dans le sol.

Herman allait dépasser cette partie du rivage, quand il vit un vieillard dont la figure sombre se détachait sur cette nappe de terre jaune et nue.

Cet homme, misérablement vêtu, était assis sur une pierre dans son jardin, où il ne restait plus un rameau d’arbre pour l’abriter. Il se tenait immobile, la tête baissée ; ses longs cheveux blancs cachaient à demi son visage, mais on voyait ses regards décrire un cercle continuel autour de lui, comme lorsque nous contemplons dans une morne douleur le vide que fait autour de nous la perte des êtres aimés.

C’était là, Herman ne pouvait en douter, le vieux jardinier Augeville, dont la raison s’était égarée à la suite de ses malheurs, et qui, après avoir été quelque temps éloigné de son village, était revenu guidé par le seul instinct du cœur à la place où ses enfants avaient autrefois vécu près de lui.

Une cruche de vin et un pain posés par terre, dans un endroit où la claire-voie était rompue, annonçait que maintenant Augeville vivait de la charité des pauvres paysans.

Herman fut saisi d’un frisson douloureux à cette vue… Ainsi, dès son entrée dans le village, un souvenir visible des maux qu’il avait causés venait l’assaillir.

Son premier mouvement le poussa à s’approcher du vieillard pour lui offrir des secours, des consolations… mais il se rejeta vivement en arrière de la balustrade et pressa le pas pour se soustraire à une triste perspective.

— Que pourrais-je offrir à cet homme ? disait-il en marchant, quelques ressources pour vivre ? mais la vie est un malheur pour lui !… Ce serait la raison, ce serait l’existence de ses enfants qu’il faudrait lui rendre… Oh ! nous avons bien plus de puissance pour le mal que pour le bien. Moi, qui ne suis ni méchant ni cruel, j’ai pu en un instant, sans qu’il m’en coûtât aucun effort, perdre l’existence de trois êtres innocents ; et maintenant je ne puis, à quelque prix que ce soit, soulager celui qui reste sur la terre !

En songeant ainsi, il arriva dans sa maison de campagne.

Cette habitation, demeurée fermée pendant cinq ans, n’avait subi aucun changement. Herman revit cet intérieur tel qu’il l’avait quitté ; seulement le temps et l’abandon y avaient imprimé un aspect plus sombre.

Il parcourait ce grand bâtiment, dont pendant le dernier séjour qu’il y avait fait la présence de jeunes hôtes, gais et bruyants, dérobait la tristesse. Maintenant ces vastes pièces étaient désertes, silencieuses ; le style antique des décors y répandait le froid qui s’attache à tous les objets du passé ; l’air humide et renfermé avait comme des exhalaisons mortuaires.

Chaque partie de cet intérieur rappelait à Herman les scènes étranges et funestes qui s’y étaient passées, et encore frappé du tableau que lui avait offert le jardin du père Augeville, ces souvenirs lui étaient plus pénibles. Il allait d’une pièce à l’autre, et retrouvait partout ces tristes images.

Dans la salle à manger, la table qu’on avait allongée pour un plus grand nombre de convives était encore dressée ; les pipes, les fusils de chasse, les boîtes à poudre étaient suspendus aux panneaux. Herman croyait entendre encore les rires, les chants, le tumulte désordonné de ce souper où l’ivresse avait été si fatale !… Dans sa chambre à coucher, il revoyait la fenêtre d’où il avait aperçu la jeune Marie pour la première fois, et la place où, si peu de jours après, il avait appris qu’elle n’était plus ; puis le lit de douleur où il avait ensuite passé tant de nuits de fièvre et de délire à voir errer autour de lui les fantômes des morts… Au salon, la pendule sonnait encore de ce même timbre qui se faisait entendre quand Herman et ses compagnons de folie attendaient le dénouement d’une facétieuse et horrible aventure… la porte, ballottée par le vent, semblait prête à s’ouvrir pour laisser voir l’image menaçante de Pierre Augeville enlevant Marie… Pour la chambre à alcôve, Herman n’eut pas le courage d’y pénétrer.

La maison, fermée depuis cinq ans, n’avait laissé sortir aucun des tristes souvenirs, et Herman, après un long temps d’oubli, en était saisi, enveloppé de tous côtés. Pour fuir cette habitation dont il n’avait pas cru trouver le séjour si pénible, et surtout pour accomplir le but de son excursion, il descendit sur le rivage.

Un concierge et son fils avaient gardé la maison pendant la vente qu’elle avait subie et le temps où elle était restée inhabitée. Avant de sortir, M. de Rocheboise ordonna à ces gens de préparer son dîner et de faire du feu pour l’heure où il rentrerait, la soirée d’octobre étant devenue tout à coup froide et brumeuse ; puis il alla errer dans la campagne.

Là, sa pensée et son cœur furent tout à sa mère.

Il croyait voir sur chaque sentier la trace des pas qu’y avait frayés l’humble et sublime chevrière. Il cherchait surtout les endroits d’où on découvrait le mieux les croisées ou le perron du château ; c’était là sans doute que Jeanne était le plus souvent venue s’asseoir… L’amour d’une mère, ce bonheur suprême, avait été alors si près d’Herman sans qu’il pût le goûter !… Oh ! comme il regrettait qu’aucun accident fortuit ne lui eût fait découvrir la présence de Jeanne et le mystère dont elle devait rester entourée ! Combien de fois, ne pouvant faire plus, il aurait du moins cherché à se montrer à sa mère, combien de fois il lui eût envoyé toute son âme dans un regard !

Les pensées sombres d’Herman s’étaient peu à peu dissipées devant ces impressions plus douces. Livré tout entier à l’extase avec laquelle il contemplait la figure de sa bonne mère, assise dans les circuits du pacage, il ne remarquait point les endroits de la grève qu’il parcourait, et ne s’apercevait même pas que la brume, abaissée, commençait à tomber en pluie fine.

Mais, dans sa marche errante, il se trouva soudain en face du groupe des trois grands saules, sous lesquels il avait vu Pierre Augeville descendre et disparaître dans les eaux… Le crépuscule régnait comme dans le moment où il avait eu cette vision ; comme alors une pluie serrée voilait à demi les objets ; il crut se retrouver encore à cet instant sinistre. Immobile à vingt pas de ce point du rivage, il ne pouvait en détacher ses regards ; il demeurait comme fasciné par ces saules qui s’élevaient sur la grande tombe des eaux.

Dans le moment où il était ainsi attaché à cette place, il vit distinctement un homme, jeune encore, rappelant de loin l’aspect que lui avait offert Pierre Augeville, venir à pas lents sur le bord de l’eau… s’arrêter un instant… puis disparaître sous les arbres.

Le sang d’Herman s’était glacé… Il ne voulut pas attendre davantage, et un effroi inexplicable, mais violent, lui rendant des forces, il s’arracha à son immobilité et retourna précipitamment au château.

Dès qu’il entra, le concierge empressé s’avança au-devant de lui.

— Voilà, monsieur, dit le vieux gardien. Je vais éclairer à monsieur… le feu est allumé là-haut.

— Pourquoi pas à la salle ?

— Ah ! c’est que la maison, depuis le temps, a bien subi quelques dégradations, et la plupart des cheminées fument à n’y pas tenir.

— Alors, vous avez fait du feu dans ma chambre ? C’est bien, dit Herman en montant.

— Par ici, dit le concierge en tenant sa lumière sur le palier et en tournant une clef dans la serrure.

— Dans la chambre à alcôve ! s’écria Herman en reculant d’un pas.

— Certes, monsieur… dans la chambre d’honneur… je ne me serais pas permis de placer monsieur autre part… Ah ! le feu va bien, continua-t-il en entrant, ça assainira la chambre pour cette nuit.

— Comment, vous croyez que je vais coucher ici !… dans cette chambre !… dit Herman avec un vif mouvement d’impatience qui rendit le concierge stupéfait.

— Je l’ai dit à monsieur, répondit-il tout intimidé, les cheminées fument ailleurs… Après cela, si monsieur ne veut pas… si monsieur a des raisons pour ne pas coucher ici…

Ces mots firent réfléchir Rocheboise ; il redoutait toujours l’examen d’autrui, et en ce moment surtout, il n’eût voulu pour rien au monde laisser pénétrer ses pensées. Il aima mieux encore supporter la répulsion que lui inspirait cette pièce maudite.

S’asseyant devant la cheminée de l’air le plus dégagé qu’il lui fut possible, il ordonna qu’on servît son dîner.

En ce moment, on sonna à la grille d’entrée, et une minute après, Pasqual entra. Il fut frappé de la pâleur et de l’abattement répandus sur les traits de son maître, lui demanda s’il était souffrant ; et, après avoir reçu une réponse négative d’Herman, il s’acquitta de la commission qu’il venait remplir de la part de madame de Rocheboise.

Valentine, ayant appris par le retour des domestiques que son mari était au Bas-Meudon, lui faisait dire que le comte de Rocheboise arrivait le lendemain, d’après ce qu’annonçait une lettre de lui reçue dans la soirée ; elle demandait à Herman de revenir le plus promptement possible à Paris pour recevoir son père.

Son père ! Herman sentit à ce nom un froid douloureux dans son cœur. Il n’avait jamais été lié par une sympathie bien vive à M. de Rocheboise ; depuis les tristes confidences de Jeanne, il ne pouvait plus avoir pour lui que le respect et la considération qui s’attachent au Litre de père. C’était là, d’autre part, une raison de plus pour ne pas manquer à des devoirs envers lui. Il fit répondre à Valentine qu’il serait à Paris le lendemain dans la matinée.

Pasqual repartit à l’instant.

Dès que le dîner fut servi, Herman renvoya le concierge et son fils, en leur disant qu’il ne croyait pas avoir besoin de leurs services et les dispensait de remonter chez lui. Il ne voulait pas être observé par ses gens, projetant de passer une partie de la nuit levé dans cette chambre, où il ne pouvait pas espérer de reposer en paix.

Resté seul, il se leva, s’adossa à la cheminée et regarda cette vaste pièce d’un œil morne.

La pluie était devenue très-intense ; le vent, dans ses longues rafales, jetait des flots d’ondée contre les vitres ; et les fenêtres dégarnies de rideaux laissaient voir au dehors la nuit la plus noire.

Cette influence du temps, toujours puissante sur nous (car il semble que les nuages du ciel passent sur notre âme), agissait plus fortement sur Herman dans ses dispositions présentes et assombrissait davantage ses pensées.

Peu à peu, avec la faculté que possédait son imagination de revêtir les souvenirs de formes presque visibles, l’enceinte où il se trouvait se remplit de solennelles et tristes images.

À cette porte apparaissait encore la figure de l’homme indignement outragé, et dont les traits respiraient une ardeur de vengeance si puissante, qu’elle n’avait pas dû s’éteindre même dans la mort… Dans cette alcôve, une jeune fille innocente et pure avait reposé une minute, et pendant cette minute le fil fragile de son existence s’était brisé… Sous cette fenêtre, il semblait entendre encore les cris du misérable nègre, meurtri, brisé, qui n’avait fait qu’obéir à son maître, et dont cependant la voix gémissante annonçait déjà les souffrances de l’expiation.

Herman parcourt à pas lents l’étendue de cette chambre, très-vaste et sombre dans ses limites, où n’atteignait pas la lueur des deux flambeaux posés sur la cheminée.

En passant devant l’alcôve fermée, il crut voir les rideaux de damas jaune s’empreindre d’une faible ondulation. En dépit de sa raison, un frémissement douloureux parcourut ses veines. Il s’arrêta et, regarda longtemps du côté de cet enfoncement invisible… IL eût donné tout au monde pour que ces rideaux fussent ouverts, et il n’avait pas la force d’aller les rejeter de côté… Le mouvement de l’étoffe se renouvela encore une fois.

— Ces fenêtres ferment mal, et le vent agite les rideaux, dit tout haut Ilerman en voulant se cacher à lui-même une terreur puérile dont il était profondément humilié.

En disant cela, il s’approcha des croisées et en assujettit la fermeture ; mais il fut forcé de s’avouer que l’air ne pénétrait point par leurs joints… Alors un serrement de cœur mortel le saisit, car il devenait certain qu’une impulsion intérieure agitait les rideaux.

Herman, dans cette situation inexprimable, reste appuyé contre le chambranle de la croisée qui est en face de l’alcôve, tantôt cherchant à distraire ses regards en les portant au dehors, tantôt les ramenant sur les lambris de cette chambre sinistre.

D’un côté, il n’y a que cette nuit profonde, dans laquelle flottent en masses plus sombres les grandes cimes d’arbres, dont les mouvements agités peignent le désordre et la souffrance ; de l’autre, ces longs plis de damas dont les oscillations deviennent plus sensibles à chaque minute, si bien qu’Herman ne serait pas étonné en ce moment de voir Marie, expirante sur ce lit, en soulever les rideaux pour lui montrer son agonie.

Et sa terreur augmente au point de le briser.

Oh ! combien il voudrait se trouver tout à coup en face d’un danger réel, être immobile devant le bout d’un pistolet ou suspendu par le plus faible soutien au-dessus d’un abîme, afin de braver la mort avec calme, et de se relever à ses yeux.

Mais en ce moment toute sa raison est impuissante à repousser son effroi ; il ne peut commander aux battements de son cœur, aux frémissements de tout son être de se taire !

Bientôt il lui semble entendre un faible murmure de voix humaine dans l’alcôve… Il voudrait écouter attentivernent, distinguer les son… Mais le vent gronde avec violence ; il vient en mugissant du fond du rivage, lance la pluie dont il est chargé contre les vitraux, et rend un autre bruit plus haut qui ne laisse rien distinguer dans l’intérieur.

Cet enfoncement sombre, dont le secret glace Herman d’effroi, est si près !… Et cependant il ne peut y pénétrer, parce que la barrière de la terreur l’en sépare !… Il reste à sa place, pâle, tremblant, le front mouillé de sueur froide, et s’appuyant dans l’embrasure de la fenêtre pour ne pas défaillir.

Mais il vient un instant où le son de la voix qu’il a entendu dans l’alcôve est si distinct, qu’il ne doit plus douter du témoignage de ses sens… Alors sa situation devient insupportable… Ne pouvant endurer cette souffrance passive, honteuse et dévorante, il trouve des forces dans l’excès de son épouvante : il s’élance vers l’alcôve et en tire le rideau avec violence.

Une femme… une jeune fille est étendue sur le lit… Herman fait quelques pas en arrière, et tombe à demi évanoui dans un fauteuil.

Au même instant, dans cette enceinte morne, lugubre, résonne le plus frais, le plus sonore éclat de rire… Et c’est Robinette qui, d’un bond léger, saute du lit et s’élance sur les genoux d’Herman.

Ce radieux visage de jeune fille penché sur le sien ranime Herman et chasse le froid mortel répandu autour de lui avec une promptitude qui tient du prodige ! C’est le plus chaud et le plus brillant rayon de soleil passant entre les nuages et venant embrasser toute une terre glacée.

Les sources de la vie rejaillissent avec force dans le sein du jeune homme, son rang réchauffé afflue à son cœur, qui se dilate et palpite doucement dans un soulagement indicible.

— Oui, oui, c’est moi ! dit Robinette en battant des mains. N’est-ce pas que tu es joliment surpris de me voir là ?

Puis, comme à sa sortie de l’alcôve elle a trouvé Herman pâle et défaillant, elle pense qu’elle lui a fait une grande peur. À son âge, il faut si peu de chose pour allumer une gaîté folle, qu’à la pensée de la terreur qu’elle a causée, ses rires redoublent et deviennent inextinguibles. Dans cet accès de jubilation, les roses de son teint s’épanouissent, des larmes de rire perlent dans ses beaux yeux.

Herman a passé de l’excès de l’abattement à une ardente surexcitation d’existence ; toutes les effrayantes chimères, tous les pâles fantômes de cette enceinte sinistre se sont évanouis, il ressaisit la réalité de la vie et sous sa forme la plus séduisante, sous l’aspect de la jeunesse, de la beauté, étincelante de pleurs de joie !… Étourdi, égaré, la tête perdue, il retient la jolie courtisane entre ses bras, reçoit les baisers de ses lèvres rouges et embaumées, la serre sur son cœur pour le réchauffer encore, pour le préserver à jamais de ces affreuses atteintes de la mort.

— C’est toi, ma folle enfant ! dit-il enfin ; certes, je suis étonné…

— Il ne s’agit pas seulement d’être étonné, monsieur, il faut encore être enchanté, très-enchanté de me voir.

Robinetle, en disant cela, se dégage de ses bras et se pose avec coquetterie devant lui.

— Mais comment êtes-vous ici ? demande Herman.

— Ce n’est pas difficile… je savais qu’on dînait aujourd’hui à la campagne. Je ne savais pas si c’était ici ou chez les messieurs de Sabran ; mais c’est égal, j’ai dit j’en suis, et me voilà

— Ma chère amie, je ne comprends pas un mot.

— Mais si fait, reprend Robinette. Eugène de Sabran est monté cette après-midi chez moi, et m’a dit : je vais passer la soirée à la campagne, chez mon frère… Il fait très-beau. C’est vrai, il faisait beau dans ce moment-là… vers quatre heures… Et il a ajouté : Je voulais emmener Herman avec moi ; j’ai justement rencontré son cocher qui venait de le conduire au Bas-Meudon, à deux pas des Moulineaux… Nous le retrouverons là-bas, et nous dînerons ensemble chez lui ou chez mon frère, qui a reçu des faisans dorés de ses terres. Je vais avec vous, ai-je dit tout de suite ; Eugène, prenez-moi dans votre voiture. Le temps de jeter un mantelet sur mon dos, et nous voilà partis.

— Partie, bien, mais non pas arrivée, non pas cachée dans cette alcôve.

— Ah ! voilà où est la surprise. J’ai dit à Eugène de me conduire à votre porte, et que tandis qu’il irait aux Moulineaux, je vous instruirais du dîner projeté. La porte de cette maison était ouverte… N’importe, je sonne un coup, deux coups, personne ne vient… J’apercevais bien au rez-de chaussée deux espèces de domestiques, mais si lents, si lourds ! Il y en aurait eu pour une heure avant qu’ils vinssent me répondre… J’ai vu de la lumière au haut de l’escalier… elle venait du feu allumé dans cette chambre ; à tout hasard je suis monté… Le couvert était mis… mais personne encore au logis… Alors je me suis cachée dans cette alcôve pour rire quand vous reviendriez… c’est bien simple.

— Oh ! oui, c’est bien simple, répéta Herman, en se parlant à lui-même. Il semble que la réalité prenne à tâche de se railler de moi, de se cacher sous de bizarres visions pur reparaître tout à coup sous le jour le plus positif et le plus naturel.

Robinette cependant s’était approchée de la table, attirée vers le dîner, déjà servi, par une force magnétique.

— Ah ça ! il ne faut pas oublier que nous dînons avec les messieurs de Sabran, dit-elle en se coupant une tranche de pâté qu’elle arrosa d’un verre de vin, pour se soutenir en attendant.

On entendait le vent mugir dans la cheminée et des torrents de pluie venaient toujours battre contre les fenêtres.

— Comme ça tombe ! reprit Robinette. Ah mais ! ah mais ! je ne veux pas sortir par ce temps-là, moi ! c’est bien plutôt à ces messieurs à se déranger. On dînera ici, n’est-ce pas, Herman ?

Et sans attendre la réponse, elle sonna.

Le vieux gardien et son fils montèrent en toute hâte. À l’aspect d’une jeune dame inconnue, et entrée sans leur participation, ils eurent un accès de stupeur qui redoubla la pesanteur et la niaiserie habituelles de leur physionomie, et donna de nouveau à rire à Robinette.

— Sont-ils ébouriffés de me voir ! dit-elle. Eh bien, oui, là… c’est moi !…

— Qu’y a-t-il pour le service de madame ? demanda le fils du concierge.

— Oui, écoutez… vous, le plus jeune, allez tout de suite chez M. de Sabran, aux Moulineaux, vous savez bien ?… vous direz à ces messieurs qu’on dîne ici… Non, Eugène veut qu’on dise souper parce que c’est plus Régence… qu’on soupe ici… Et qu’Eugène fasse apporter toutes les provisions… surtout qu’il n’oublie pas les faisans dorés ! il vaudrait mieux qu’il s’oubliât lui-même, entendez-vous ?

Puis regardant autour d’elle :

— C’est laid ici, c’est très-laid, reprit-elle ; mais n’importe, c’est grand, on pourra y manger… Et puis, il sera amusant d’être servi par ces deux garçons-là… Allons, en route, et pas doucement.

La petite fille avait été si vive dans ses commandements, qu’Herman, encore étourdi des émotions de cette soirée, était demeuré incapable de l’interrompre, surtout n’ayant pas de raisons plausibles à opposer à ses désirs.