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Les Mendiants de la mort/06

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Michel-Lévy frères (p. 45-54).

VI

l’hôtel et la mansarde

Il y avait plus d’une année qu’Herman de Rocheboise était établi dans un magnifique hôtel de la Chaussée-d’Antin.

Son amour pour Valentine était le même qu’au jour où il l’avait perdue. Cette passion, qui, deux années auparavant, aurait pu élever, régénérer tout son être, et tremper son âme aimante de force et de grandeur, maintenant, condamnée à rester toujours inutile et solitaire, s’exhalait tour à tour en plaintes vaines et en colère.

Dans ses jours de tristesse extrême, Herman cherchait l’ivresse du plaisir pour s’étourdir, pour oublier ; dans ses jours de dépit violent, il étalait encore toutes les joies et les voluptés de l’existence pour se venger de Valentine… de Valentine, qui, du fond de sa retraite ignorée, avait sans doute les yeux fixés sur lui.

Il en résultait, pour lui, une existence étourdissante, hâtive, effrénée, qui servait seulement à consumer avec une rapidité prodigieuse sa fortune et sa vie.

Le prix qu’il avait reçu de la vente de l’hôtel Rocheboise et les fonds placés sur l’État, qu’il retirait chaque jour, permettaient à Herman de se tenir passagèrement sur un grand ton de maison. Sa maison étalait un luxe princier, destiné à entretenir constamment l’ivresse des sens et l’engourdissement de la pensée.

Rocheboise avait gardé pour maîtresse en titre la jolie bohémienne, parce qu’aucune femme dans Paris ne pouvait aussi bien faire ressortir par ses attraits les parures qu’il lui donnait, et signaler aux regards sa scandaleuse magnificence.

Madame Hermance avait maintenant une maison montée… non plus le petit pavillon caché sous les arbres, et abritant quelques instants de plaisir mystérieux, mais une véritable habitation de courtisane connue de tous et ostensiblement vouée à la licence.

Herman, ayant cette maîtresse pour l’étaler et en tirer orgueil, se montrait maintenant partout avec elle, aux spectacles, aux promenades, aux courses de chevaux, aux bains de mer ; mais là se bornaient toutes ses relations avec la jeune fille. Il la montrait par bravade et ostentation ; puis, sur le seuil de l’hôtel, il se séparait d’elle. Il ne lui restait pas même d’attrait pour sa beauté : cette femme, dont il faisait un véritable objet de luxe, avait aussi pour lui le contact froid de l’or et des pierreries ; son cœur ne battait pas plus près d’elle que près d’une belle urne d’albâtre.

La position de Pasqual avait changé dans la nouvelle maison de M. de Rocheboise. Pasqual, par sa supériorité d’esprit, par ses facultés variées, étendues, peut-être aussi par quelque chose d’imposant dans son aspect, de fascinant dans son regard, avait toujours dominé son maître ; dès le moment où il avait pris l’habit de son valet, il était devenu son confident et son guide.

Un jour, Herman avait reconnu ce contraste et avait dit en souriant :

— Mon ami, il faut avouer que depuis que je vous connais je ne pense et je n’agis guère que par vous ; sans qu’il y paraisse, vous me faites aller en tous sens selon vos moindres volontés… Je n’en ai pas mieux fait à la vérité !… mais enfin j’eusse été peut-être encore plus malheureux sans vous !… Il n’en résulte pas moins que tandis que vous portez ma livrée, c’est moi réellement qui porte la vôtre… Faites-moi donc le plaisir de quitter cet habit de valet de chambre qui vous met trop au-dessous de moi, quand ce n’est nullement votre place.

Dès ce jour, Pasqual avait constamment porté l’habit noir, qui allait à tous les rôles et qui était de nature énigmatique comme le caractère qu’il avait lui-même auprès de M. de Rocheboise ; il montait dans la voiture à côté de son maître, s’asseyait souvent près de lui au foyer de sa chambre à coucher ; et, quittant tout service subalterne, il s’enfermait entièrement dans sa charge d’intendant.

À ce titre, il avait bien encore assez d’occupations pour chaque jour et pour chaque heure.

Le matin, Herman assistait aux manèges, aux jeux du sport, où il paraissait à la tête de ses chevaux à la fière encolure, au poitrail nerveux, aux naseaux ouverts et ardents, à la pelure satinée. Il passait la matinée à discourir avec ses compagnons de course, avec ces admirables jeunes gens qui, par leur sympathie pour la race chevaline, par le génie qu’ils appliquent aux exploits du sport, s’élèvent à la hauteur de leurs bêtes.

L’après-midi, Rocheboise montait en voiture. Il conduisait sa belle maîtresse aux Champs-Élysées et au bois, dans une calèche à quatre chevaux qui faisait miroiter l’azur et l’argent de sa conque élégante dans la glace dont l’hiver couvrait les chemins ; il laissait tout le monde, sur son passage, ébloui de son faste suprême.

Le soir, il y avait dîner, réception ou fête à l’hôtel. Les décorations des vastes appartements étaient magnifiques et toujours nouvelles ; les tentures, adaptées à des baguettes d’or, se démontaient à volonté, et chaque soir on plaçait celles dont l’étoffe et la nuance convenaient au caractère de la réunion. Les jardins, couverts de vitraux en hiver, attiédis par des foyers dérobés, et éclairés de lueurs semblables à la lumière du jour, conservaient un printemps éternel.

La foule des jeunes hommes de la gaieté la plus animée, des femmes les plus belles, et dont les yeux devaient causer le moins de martyres, remplissait les salons. On y passait la nuit ; la durée de la fête était charmante, et on n’avait jamais la tristesse de la voir finir, car l’ivresse sa chargeait d’en dérober le terme.

Le lendemain de semblables journées, Herman se réveillait plus amoureux de Valentine que jamais.

Il menait pourtant cette existence de plaisirs licencieux, désordonnés qu’on lui avait présentée comme le souverain remède à ses maux. Des querelles, des parties de jeu furieuses, des affaires d’honneur engagées et rompues, étaient venues y mettre des émotions plus poignantes. Rien ne troublait Rocheboise dans le cours de ses folies. Son père, satisfait de la part de biens qui lui était allouée, n’avait pas cherché à se rapprocher de lui ; excepté quelques amis des mœurs les plus faciles, il s’était séparé de son ancienne société, et rien ne venait éveiller en lui des regrets ni des remords. Il ne lui eût fallu pour être heureux que l’oubli de son amour, et cet amour dominait tout le reste, absorbait toute son âme.

Une fois cependant, il crut que l’étourdissement du plaisir pourrait triompher en lui, et qu’il allait trouver son salut dans une ivresse plus puissante que les autres.

Le second hiver de son établissement dans la Chaussée-d’Antin était près de finir. Herman, pour varier l’aspect de ses fêtes, avait inventé les soupers travestis. C’étaient des festins appartenant à d’autres temps, à d’autres nations ; les décorations de la salle, le service de la table, étaient transformés comme les costumes, et l’ensemble offrait un tableau historique dans toute sa fidélité de couleurs.

Ainsi, on avait eu un souper du seizième siècle, où la salle imitait une massive structure, soutenant à ses lambris des masses d’armes et des devises bachiques. À chaque face s’élevaient de grands dressoirs à colonnes torses, portant les vaisselles curieuses du temps. La table offrait des mets de résistance, fortement épicés, dans des plats ornés de figures d’animaux, de reptiles en relief ; puis des aiguières, des drageoirs, des fontaines d’où le vin coulait dans des verres immenses. Les convives, transformés en chevaliers sans peur et sans reproche, n’avaient heureusement à imiter les anciens preux que dans les exploits que ceux-ci effectuaient à table.

Ces beaux jeunes gens portaient des costumes d’une exactitude parfaite et de toute magnificence, mais dont ils étaient parés pour eux seuls, et qui ne devaient point être profanés par les regards de la foule.

Un souper espagnol et un autre vénitien avaient eu le même succès.

Rocheboise, le soir dont nous parlons, donnait un souper romain, qui devait, selon le droit des gens, être le plus somptueux de tous.

Les convives, conduits d’abord dans des thermes spontanément construits, avaient pris des bains parfumés avant l’heure du repas.

Ensuite, ils avaient revêtu des tuniques du lin le plus fin et des clamydes déroulées en majestueuses draperies ; des bandelettes de pourpre ceignaient leurs têtes et retenaient leurs chaussures ; des bracelets, des chaînes d’or, des camées, des anneaux antiques tombaient sur leur poitrine et paraient leurs bras nus.

Les femmes étaient vêtues dans le même style romain et avec la même richesse.

Des lits drapés de pourpre entouraient la table, couverte d’urnes d’agate, de vases de fleurs, de plats de vermeil, autour desquels ruisselaient des perles fines.

Les lampes d’argent où brûlait l’huile embaumée, le safran semé sur les dalles, répandaient dans l’espace un parfum tout antique ; des statues, des trépieds s’élevaient devant les lambris. La salle était ouverte sur un vestibule dont les colonnes laissaient voir au dehors, dans la limpidité d’une nuit pure, un bois profond de lauriers.

De belles esclaves d’Asie, à demi-couchées aux deux bouts de l’enceinte sur les marches d’un piédestal, chantaient en jouant de la lyre.

Le costume antique qu’il portait ce soir-là semblait fait pour la beauté d’Herman ; sa tête ressortait admirablement sur le ton de la laine blanche mêlée de pourpre ; son cou et ses bras nus, d’une forme parfaite, se détachaient au milieu d’onduleuses draperies.

Dans tout leur aspect, ces jeunes hommes, ces femmes parées de dehors les plus séduisants, n’ayant d’autre animation que celle du plaisir qu’ils goûtaient même avec mollesse, rappelaient bien l’ancien monde, sensuel, voluptueux et blasé, et, par l’expression de leurs figures, complétaient la vérité de ce tableau païen… On eût dit les élus de l’antiquité dans l’Élysée paisible, radieux, qui leur tenait lieu de ciel.

Comme si le hasard se fût chargé de donner le dernier trait à leur exactitude historique, Pasqual, qui seul n’avait pas changé de costume, et qui passait par moments entre les colonnes de la salle, avec son habit noir et sa figure pâle, rappelait cette image de la mort que les anciens conviaient à leurs fêtes.

Dans ce souper donc, Rocheboise avait près de lui une belle personne qui, avec le costume romain, avait pris le nom de Marcie.

Il la voyait pour la première fois. C’était une charmante créature, blonde, fluette, pâle et tout aérienne, faisant ployer à peine les coussins de pourpre sur lesquels elle était couchée, d’une fraîcheur délicate, d’une carnation diaphane, ayant un front hautain, un regard dédaigneux, comme si elle eût vu toute chose de bien haut, puis quand elle s’humanisait, une manière de parler et de sourire toute céleste.

C’était comme un oiseau des régions éthérées qu’un coup de vent rapide eût égaré jusqu’à terre.

Ces attraits nouveaux parmi les femmes près de qui Herman cherchait le plaisir exercèrent une certaine séduction sur lui. Il eut pour Marcie une passion d’une soirée, une de ces illusions soudaines et puissantes qui ressemblent à l’amour à s’y tromper.

Le luxe inouï, grandiose, créé par lui, et qui resplendissait dans l’espace comme un rayonnement de son imagination, l’orgueil de cette fête, de laquelle il était lui-même ébloui, et où tout le monde saluait sa gloire, chantait ses louanges, l’enivrait comme eût fait le soleil dardant sur sa tête déjà prise des fumées du vin.

Dans tout le cours de cette soirée, il eut un accès de délicieux délire, durant lequel il se crut guéri de son fol amour et le plus heureux des hommes…

Quand le jour renaissant vint éteindre les lumières de la fête, Rocheboise ne s’aperçut même pas que son erreur dût finir avec cette nuit. Il était assez ivre de toute manière pour passer de la salle du festin dans sa chambre sans subir le désenchantement du réveil.

Il était midi lorsque, après son sommeil léthargique, il ouvrit les yeux.

La clarté de l’hiver, nébuleuse et chargée de glace, descendait dans sa chambre silencieuse ; jamais réaction ne fut si forte et si pénible, jamais lendemain de fête ne fut aussi triste. Ses sens étaient énervés, éteints, après la surexcitation de la veille, et son être inanimé se sentait comme dans un sépulcre. La lassitude, le dégoût, la société mortelle le jetaient dans un morne désespoir qu’il n’avait pas encore connu.

Les parties de son costume romain étaient éparses autour de lui. Le charme de ces vêtements splendides et portés une seule nuit était tellement usé pour lui, qu’ils lui semblaient aussi flétris que s’ils eussent réellement remonté au temps que leur forme indiquait. Parmi les joyaux antiques posés sur la cheminée, le regard d’Herman rencontra l’anneau de chevalier qui était à son doigt la veille. La bagne creuse s’était entrouverte ; il la prit pour l’examiner à l’intérieur.

Le chaton des anneaux romains, comme les têtes d’épingles qui servaient à la coiffure des femmes, contenaient souvent du poison. L’anneau authentique que Rocheboise s’était procuré à grand prix pouvait avoir servi à cet usage, car l’or en était à l’intérieur noirci et rongé.

Herman comprit bien alors que ces maîtres du monde, rassasiés de tout, après avoir trop joui, devinssent inhabiles à vivre, après avoir trop fait les dieux, ne pussent plus être hommes, et qu’ils eussent recours au suicide, aimé et glorifié par eux.

Telle était aussi sa situation… Pour la première fois, il songea à mourir… Il regretta que la bague ne contînt plus le poison.

Après une lente et grave réflexion, il se jura à lui-même que si, dans huit jours, cet anéantissement terrible durait encore, que s’il ne s’était pas rattaché par quelque lien à la vie, il sortirait de ce monde.

Le temps se passa ; la coupe de l’ennui devint tous les jours plus amère. Herman, élevé à quelque dignité morale par un véritable amour, ne pouvait plus supporter la vie si misérable et si vaine de l’homme riche qui absorbe en lui des trésors sans autre but que de les absorber. Cette succession continuelle de plaisirs forcés et mensongers, cette existence si factice pouvait avoir quelque prestige aux lueurs troubles de l’ivresse, mais au premier jour de la raison elle paraissait fardée et hideuse.

Herman ne se sentait ni courage, ni volonté pour persister, malgré son dégoût, dans une voie fausse et odieuse ; il se trouvait faible devant tout effort, si ce n’était celui qui le délivrerait de la vie.

Le terme marqué pour son funeste dessein avançait. Un matin, malade de corps autant que d’âme, il voulut respirer le grand air, voir encore une fois un large horizon, et contempler l’espace mystérieux qui s’élève sur nos têtes avant d’y frayer peut-être sa route.

Il monta en voiture et ordonna qu’on le conduisît hors barrières.

Pasqual était venu s’asseoir près de lui, comme il en avait pris l’habitude depuis quelque temps. Mais Herman, ayant gardé dans le fond de son âme les idées sinistres qui l’absorbaient, sans en rien laisser paraître devant son confident, ni l’un ni l’autre, en ce moment, ne trouvaient de paroles à échanger. Ils traversaient les longues files de rues dans un morne silence.

Le temps, assez clair le matin, s’était chargé de froids brouillards. Herman avait parcouru en calèche toute l’étendue qui se déroule après la barrière du Maine, emprisonné dans cette vapeur grise, sans pouvoir reposer ses yeux sur un seul point de la campagne. Il revenait de cette course au dehors plus triste, plus accablé qu’il était parti. Une souffrance sans nom l’oppressait, et il sentait s’augmenter en lui cette aspiration vers la fin de toutes choses qui régnait seule alors dans son âme.

La voiture en suivant le chemin qui lui était indiqué pour rentrer à l’hôtel passa dans la rue Las-Cases.

Là, Pasqual demanda à son maître la permission de descendre un moment dans une maison où il avait affaire, disant qu’il rentrerait à pied à la Chaussée-d’Antin.

— Il fait bien mauvais temps, dit Herman avec la bonté qui ne l’abandonnait jamais ; si vous ne devez rester là qu’un instant, je préfère vous attendre.

Pasqual remercia, assura qu’il ne serait éloigné qu’une minute, et dit au cocher d’arrêter.

On était devant une maison de deux étages, sombre, lézardée et de la plus pauvre apparence.

— Bon Dieu ! mon cher, qu’allez-vous donc faire là ? dit Herman à Pasqual avant que celui-ci descendit de voiture.

— Je vais chez moi, monsieur.

— Chez vous ! répéta Rocheboise avec surprise.

— Monsieur est étonné de me voir un chez moi, reprit Pasqual, et ensuite de le voir d’un aspect si misérable, d’après la situation dans laquelle je suis maintenant.

— C’est justement cela.

— Vous voyez, monsieur, ici, à gauche, les deux dernières fenêtres des mansardes : c’est là que je suis descendu en arrivant à Paris !… c’est là que j’ai été pauvre et malheureux, à ce point que d’autres misères, d’autres infortunes comparées à celles là ne sont rien… Les peines que j’ai souffertes dans ce réduit l’ont en quelque sorte consacré pour moi. Je l’ai toujours gardé quand les chances plus ou moins favorables m’entraînaient ailleurs… Un loyer de cinquante francs par an, cela ne me ruinait pas.

Pasqual avait eu, en parlant de son ancienne demeure, une émotion profonde qui s’était communiquée à Herman.

— Mon pauvre ami, dit ce dernier, je veux voir cette misérable demeure que vous avez habitée. Cela me fera mieux sentir encore le mérite de celui qui, étant sorti de si bas, a eu tant d’intelligence et de facultés diverses à me dévouer.

Puis, sans attendre l’assentiment de Pasqual, il sauta à bas de la voiture, et entra dans la maison avec lui.

Ils passèrent devant les deux étages, et, arrivés au troisième, dans un étroit corridor construit en planches, dans lequel donnaient les portes numérotées des mansardes. Pasqual ouvrit la chambre du fond, qui était la sienne.

Cette petite pièce était soigneusement arrangée, sauf la poussière qui s’y incrustait depuis longtemps. Il y avait un lit d’indienne, une table, quelques chaises ; des vêtements de paysan étaient encore suspendus à un clou de la muraille. Dans son aspect si peu remarquable, cet intérieur portait une empreinte de tristesse réelle ou imaginaire.

La présence du maître, tel qu’on le voyait maintenant, contrastait beaucoup avec son ancienne demeure. Pasqual, avec un habit noir bien fait, avait tous les accessoires d’une mise soignée, et sa figure régulière paraissait dans tout son avantage ; cependant il y avait encore dans ses longs cheveux blonds, dans la lueur limpide et errante de ses yeux bleus, quelque chose d’agreste et d’étranger à nos villes, qui rappelait son origine.

Herman, dans son affection enracinée et presque extraordinaire pour son intendant, regardait avec intérêt le lieu où celui-ci avait vécu malheureux. Sans connaître précisément les angoisses que le fils de la campagne avait pu subir, si ce n’était celles de la misère, il éprouvait presque en cet endroit, comme Pasqual lui-même, l’impression des douloureux souvenirs.

Comme le maître de la mansarde avait en entrant ouvert le volet de bois plein qui garnissait la fenêtre, le vitrage était resté mal joint ; et tandis que Pasqual cherchait dans une armoire les objets qu’il était venu prendre, Herman s’approcha machinalement de la croisée.

Elle donnait en face du jardin et de la seconde façade de l’ancien hôtel Rocheboise.

Cette perspective offerte par le hasard frappa vivement Herman. C’était là où il avait été, lui, si heureux sans le savoir, là où demeurait attachée la pensée du seul bien qu’il pût désormais apprécier. Ce souvenir, tout opposé à celui qui attachait Pasqual à son pauvre réduit, avait la même sensation de tristesse profonde.

Quelques moments se passèrent ainsi.

Tandis qu’Herman restait absorbé par la vue qu’on découvrait de cette fenêtre, il y eut un instant où il tressaillit profondément, passa la main sur ses yeux, et en les rouvrant, éprouva un long frémissement…

Lorsque Pasqual l’appela pour l’engager à descendre, il quitta la croisée, mais au moment où il se retourna, sa figure était transformée. Ses yeux brillants étaient humides de larmes, de vives couleurs animaient son teint, sa tête s’était relevée, sa pose était plus droite et sa marche plus ferme.

Au lieu de l’altération des traits, de l’abattement du corps qu’avait empreints chez lui depuis quelque temps l’amer dégoût de la vie, l’animation qui vient des vifs battements de cœur, de la rapidité du sang, de la chaleur de l’âme, apparaissait dans tout son être.

En sortant, il examina le numéro placé sur la porte de la chambre, la clef dont Pascal se servit pour refermer la porte ; puis, avant de monter en voiture, il remarqua encore le numéro de la maison.

Rentré à l’hôtel, il fit venir le serrurier de la maison, et, seul avec cet homme, il lui commanda une clef, en lui donnant les indications nécessaires pour qu’il pût aller voir la serrure à laquelle elle devait s’adapter.

Peu de moments après, cette clef, qui n’était, du reste, que le plus commun passe-partout, lui fut apportée.