Aller au contenu

Les Mendiants de la mort/26

La bibliothèque libre.
Michel-Lévy frères (p. 225-233).

XXVI

adieux aux mendiants

Herman, amené dans cette retraite pendant la nuit précédente, ignorait entièrement le lieu où il se trouvait ; sa première pensée, lorsque l’issue des taillis l’eût conduit sur une route, fut de chercher à reconnaître le pays qui l’entourait. Cela lui fut plus facile qu’il n’aurait dû le penser. À sa gauche, deux grandes flèches inégales blanchissaient dans l’ombre transparente ; ce ne pouvait être que les clochers de Saint-Denis ; en même temps il entendit sonner dix heures à l’horloge de ces tours ; il était donc à peu de distance de la ville de Saint-Denis, du côté de Courneuve.

Près d’une heure lui restait avant le départ, et comme en peu de minutes il pouvait regagner la maison où ses amis l’attendaient, il continua à errer quelques instants dans la campagne.

La route qu’il suivait était plantée d’arbres des deux côtés ; à droite, le talus de gazon qui la bordait descendait dans une plaine profonde.

En parcourant des yeux la route obscure, il vit venir deux hommes de haute taille, portant l’habit des frères de la doctrine chrétienne. Ces deux individus prirent bientôt un sentier oblique et descendirent dans la plaine.

Herman se demandait comment dans la nuit il avait pu distinguer, même vaguement, le chapeau à cornes, le rabat et la robe de ces frères, lorsqu’il s’aperçut qu’avant de descendre, ils venaient de passer dans un rayon de lumière, projeté sur le chemin à travers les branchages du bord.

Son attention se porta alors sur ce jet de clarté ; et comme il vint se placer devant le point d’où partait la lumière, un tableau singulier se montra à quelques pas de lui dans la plaine.

Sur une terre en chômage, un peu enfoncée au-dessous de la route, était un grand hangar destiné à quelque usage rural ; cette vaste charpente, ouverte du côté de la route, était formée de planches rompues, et couverte de chaume.

Là se trouvaient réunis un grand nombre de gens qu’au premier regard on pouvait reconnaître pour de pauvres vagabonds.

Leur assemblage formait pourtant un coup d’œil pittoresque. Ces personnages à longues barbes, à manteaux troués, portant des besaces, des bâtons, étaient assis pêle-mêle sur des blocs de pierres, des poutres, des tas de paille, et blottis dans tous les coins de la salle rustique. Au centre de l’assemblée, une grande sacoche posée à terre était ouverte, et sur le vieux cuir on voyait étalées des piles d’écus, des tas de monnaie. Immédiatement au-dessus, sur des planches dressées en table, et couvertes de pots de vin, était le bout de chandelle qui éclairait la scène.

La charpente, revêtue de chaume, décrivait autour de ce tableau un grand cadre noir ; un beau tapis de gazon s’étendait devant le hangar ; au delà planait la campagne, dont une nuit sereine laissait pénétrer les fraîches prairies et les longs rideaux de verdure.

Herman, au bord de la route, embrassait cette perspective à travers le cintre de grands arbres, à peu près comme dans une salle le spectateur domine le théâtre.

Nous allons maintenant rapporter ce qui se passait sur cette scène rustique.

Les mendiants réunis là étaient ceux que nous avons vu opérer une descente chez le père Corbeau, s’emparer de ses richesses et procéder à ses funérailles.

Ne voulant posséder aucune valeur chez eux tant qu’ils pouvaient redouter les recherches de la justice, les mendiants avaient enfoui leur trésor dans un coin de terre de cette campagne déserte, se proposant de le lui redemander plus tard.

Maintenant, plusieurs mois avaient passé sur la fosse de leur vieux camarade, la neige s’était effacée sans laisser voir de traces accusatrices, nul ne s’était inquiété de la disparition subite du pauvre vagabond, qui avait dû mourir vers la borne d’une rue ; toute crainte avait cessé, et, une nuit sombre et pure se présentant, les mendiants étaient venus partager leur commun héritage.

Ce partage s’était fait au milieu d’une horde sans foi ni loi, aucune légalité n’avait pu y régner, et il n’en avait pas moins été inégal et arbitraire comme si toute la justice s’en eût mêlée.

Les personnages marquants, tels qu’Eustache, Jean-Marie, Corbillard et même Robinette et Pierrot s’étaient donné les meilleures parts, comme ayant conseillé l’entreprise ou y ayant pris une part plus active. Ceux-ci s’étaient pourvus des billets de banque, tandis que les autres avaient eu des rouleaux de cent francs, ou même un petit nombre d’écus. Mais, après quelques réclamations criardes de la part des derniers, des flots de vin coulant des cruches de terre étaient venus apaiser le tumulte, d’autant plus facilement que les pauvres gens qui roulaient de gros yeux ébahis sur le papier de la banque, n’en connaissaient pas précisément la valeur.

Les mendiants étaient sur le point de serrer leurs richesses et de s’éloigner.

— Avant de nous quitter, dit l’un d’eux, encore un coup à la santé du pauvre défunt camarade.

— Hélas ! c’est la seule messe que nous puissions dire pour le repos de son âme !

— Qu’il dorme en paix, le père Corbeau… mais pour son argent nous allons joliment le réveiller !

— Il y a plus de plaisir dans un écu qui roule que dans cent mille entassés.

— Dieu ! qu’il va sortir de bonnes choses de la vieille sacoche ! que de rasades et de chansons !

— C’est à rire et danser rien que d’y songer.

Dans son transport, la troupe gaillarde allait peut-être réellement se mettre en cadence, lorsqu’on vit subitement paraître à l’entrée du hangar les grandes figures sombres de deux frères ignorantins.

Ceux-ci, qui avaient quitté la route au moment où Herman les apercevait pour venir rôder dans la plaine, après diverses circonvolutions autour du bâtiment de bois, après s’être souvent retirés, puis rapprochés en regardant à travers les planches, s’étaient décidés à entrer.

À leur vue, les mendiants, surpris en bonne fortune, bondirent en arrière, tremblant de tout leur corps.

Mais à cette première stupeur succéda tout à coup un immense éclat de rire qui courut dans tout le hangar.

Puis ceux qui purent æs premiers recouvrer la parole au milieu de cette hilarité s’écrièrent :

— Dieu ! la bonne farce !

— Maître Friquet en frère ignorantin !

— J’ai cru voir le diable !

— Et moi… j’en ai eu la petite mort !

C’était en effet le mendiant à domicile qui, guéri de sa blessure et sorti de sa prison, se livrait de nouveau à son industrie. Le vieux comte de Rocheboise, après avoir subi aussi quelques mois de captivité sous un faux nom, s’était réuni à son collègue, et tous deux exploitaient encore à l’envi la crédulité publique.

Ce soir-là, en revenant de Saint-Denis, où ils étaient allés faire recette sous l’apparence de frères quêtant pour les enfants pauvres de leur école, ils avaient découvert par hasard la nichée de mendiants et son trésor.

Herman, de l’endroit où il était placé, put reconnaître, une fois qu’il se trouva sous les rayons de la lumière, le malfaiteur qu’il avait frappé en venant au secours de Valentine ; et il revit aussi, avec bien plus de stupeur, son père fatalement livré par lui à la justice dans cette même soirée, et maintenant retombé dans la plus basse dégradation !

Il resta pourtant encore quelques minutes à sa place, assistant à cette scène avec une âcre et pénible curiosité.

— Vous voilà donc entré en religion, monsieur Friquet, disaient les mendiants toujours en riant ; et votre camarade aussi.

— En tout cas, les vœux que vous avez prononcés ne vous gênent pas…

— C’est égal, ils ressemblent joliment à des ignorantins véritables… Dieu ! comme c’est aisé de prendre l’air dévôt !…

— Mais ce n’est pas beau, et vrai, faut que les chiens soient bons enfants pour ne pas courir après vous…

— Et le chien du commissaire… Eh ! eh !… il pourrait bien tirer le frère par sa robe…

— Et qu’est-ce qu’on verrait dessous… un fameux monteur de coups !

M. Friquet ne se déridait point aux joyeusetés des bons pauvres. Immobile à l’entrée du hangar, la face allongée, le front sourcilleux, il fixait un regard d’irritation et d’envie sur les piles d’écus et les tas de monnaie restés encore autour de la sacoche.

— Qu’est-ce que cela, dit-il rudement, d’où vous vient cet argent ?

Les mendiants, tout en lâchant de ne pas perdre contenance, commençaient à se presser les uns contre les autres, tandis que Friquet répétait :

— Répondez, d’où sort cet argent ?

— Ça nous regarde.

— Ou l’avez-vous pris ?

— Puisque nous nous en chargeons.

— Il ne s’agit pas de cela, vous l’avez volé.

— Oh ! maître Friquet, ne parlez pas de ce ton… ou bien…

— D’abord, ajouta Eustache, en fait de filouterie, mes révérends pères, vous n’avez rien à redire aux autres… Ensuite, ce n’est pas du bien mal acquis… il nous vient…

— Allons, parlez !

— D’un héritage, dit une voix un peu tremblante.

— Oui… d’un héritage… répètent les autres, qu’on nous a laissé pour nous tous.

— Ah ! pour vous tous, reprend Friquet. Est-ce que je n’en suis pas, moi, de vous tous ? C’est honnête et loyal de votre part ; vous avez une épave qui doit être mise en commun, et vous ne m’appelez pas au partage !

— Est-il drôle encore celui-là ! s’écrie Jean-Marie.

— Comment, drôle, dit Friquet d’un ton adouci. Est-ce que nous ne sommes pas, mon camarade et moi, des amis, des frères ?…

— Des frères ignorantins pour le quart d’heure.

— Vivant comme vous de la charité publique, ajoute Friquet…

— Allons donc, dit un des mendiants. Aux portes des églises, devant le monde, vous ne nous connaissez seulement pas… Il faut voir, quand on vous dit de bonne amitié : Bonjour, monsieur Friquet, bonjour, comme vous passez raide ! sans rendre un coup de chapeau !

— C’est vrai, ajoute Eustache, parce que vous avez reçu de l’éducation qui vous met à même d’inventer des comédies, et que vous avez la langue assez bien dorée pour aller chez les gens faire des doléances d’une ou d’autre couleur, à cette fin de leur tirer des larmes et des écus, vous méprisez celui qui reste tout bonnement mendiant tel que le bon Dieu l’a fait, et qui tend le chapeau au passant. Puis, s’il y a quelque chose à prendre, vous vous dites de nos amis…

— Ah ! c’est mal, monsieur Friquet, dit Corbillard. Un ami, morbleu ! il ne faut pas jouer avec ce mot-là… L’amitié, voyez-vous, c’est un mot sacré.

— Eh bien ! s’écrie le mendiant à domicile, je serai alors de vos ennemis… Soit, j’ai surpris votre secret, je vous dénoncerai…

— Vous !

— Oui, moi… et mon camarade, si vous ne nous donnez pas une part de cet argent, et une part que nous fixerons, nous allons faire de ce pas notre déclaration à la police.

— Des traîtres ! s’écrie Pierrot en se jetant au premier rang et en relevant ses manches, des traîtres ! des mouchards !… Les amis, je crois que je vas taper dessus.

— Oui, faut taper, dit le nègre en se reculant.

— Vous n’oseriez pas, misérables ! dit impudemment et en relevant la tête le comte de Rocheboise.

Mais Friquet se tournant vers son confrère, lui dit à demi-voix :

— Ils ne s’en gêneraient pas.

Puis, dans son évolution, il se baisse et saisit prestement un sac d’écus : et, le hangar étant ouvert à tous vents, il va se sauver avec sa proie.

Mais Jupiter a vu le rapt. Il lance devant les pas de Friquet une longue planche qui fait faire au fuyard un soubresaut en arrière.

En même temps, le nègre crie de toutes ses forces au voleur !

Les mendiants poursuivent et atteignent bientôt le félon. Leur colère s’allume en voyant le sac d’argent qu’il s’est traîtreusement approprié ; et, comme Friquet commence à distribuer des coups autour de lui pour défendre sa capture, ses adversaires s’irritent encore davantage.

Les plus braves de la troupe enveloppent et serrent étroitement Friquet et son compagnon, et une lutte violente s’engage.

C’est une sombre et épaisse mêlée, éclairée çà et là par les lueurs rouges que jette la lanterne du hangar. Au centre, on voit nombre de bras et de poings levés et lancés à grande force ; tandis que, par derrière, la masse des femmes et des pauvres diables hors de service aide seulement aux combattants par de bruyantes clameurs.

Pourtant, après un certain temps de coups et de tapage, les deux partis sont également satisfaits d’en finir. Les pauvres vagabonds ont repris à leurs adversaires l’argent qu’ils emportaient, et les deux mendiants à domicile s’estiment heureux de pouvoir se sauver de la bagarre, même les mains vides.

Mais quelques membres de la troupe ont été frappés jusqu’au sang. Furieux de leurs blessures, et devenant plus hardis et plus acharnés en voyant fuir leurs adversaires, ils les poursuivirent à coups de pierres.

Maître Friquet s’est élancé dans la campagne et a bientôt disparu dans la nuit ; son compagnon, moins bien avisé, après quelques enjambées à travers les champs, se jette sur la route, où sa forme sombre se détache davantage.

C’est donc vers lui que les mendiants dirigent leur poursuite, avec d’autant plus d’avantage que le malheureux, effaré, haletant, est encore retardé dans sa course par le poids de l’âge ; ceux qui le pourchassent lancent contre sa grande robe noire une grêle de pierres et le harcèlent de menaces, promettant de le faire payer pour deux s’ils peuvent le rejoindre.

À cet instant une voiture passe sur la route.

À la grande surprise des mendiants, cette voiture s’arrête subitement, s’ouvre devant le vieux Rocheboise, donne un asile au fuyard et reprend sa course pour disparaître bientôt dans le lointain.

Tout le rassemblement revient alors vers son gîte.

La colère des pauvres bonnes gens a déjà disparu. Les blessés lavent leurs contusions avec du vin, et tous ensemble commencent à rire de l’aventure.

L’ordre est bientôt rétabli. Cette fois, chacun serre dans sa poche l’argent qui lui est échu en partage.

Mais le vin coule à la ronde. Il faut boire pour se remettre des fatigues du combat, boire pour fêter le bon sac d’écus qu’on a retrouvé, boire encore pour se dire adieu, et bientôt les énormes cruches sont taries.

Au dernier coup de vin, le père Corbillard prend la parole.

— Écoutez donc ! dit-il, nous nous sommes rassemblés pauvres, nous allons nous quitter riches ; il ne faut pas être moins bons camarades pour cela…Trinquons.

— Mes amis, dit Eustache en portant la main sur sa poitrine, où reposent les bons billets de banque, dans quelque temps vous ne reconnaîtrez plus Eustache le vielleur. Je vais avoir un tambour, une trompette et de belles marionnettes… non pas de bois, mais de vrais enfants couverts de paillettes… Je me fais chef de troupe.

— Moi, dit Jean-Marie, je vais placer mon argent à la caisse d’épargne ; cela me fera vingt-cinq sous de rente par jour, en continuant de demander mon pain.

Le nègre Jupiter saute sur un banc, et dit en saluant la compagnie avec son bonnet noir :

— Vous autres, il faut dire adieu à Jupiter. Moi avoir de l’argent pour voyager, moi m’en aller du vilain pays où on a rompu les os à moi, et où il pleut toujours.

Puis en sortant du hangar, il tourne la tête et dit encore :

— Moi va conter mes aventures de Paris aux frères de la Cafrerie, sur le bord de l’Orange.

— Va au diable, Jupiter, dit la compagnie en lui rendant son salut.

Pierrot fait aussi ses adieux.

— Mes anciens camarades, dit-il, vous êtes tout de même de bons enfants, vous serez bien aises de savoir que votre Pierrot va prospérer ; j’ai donné la volée à tous mes moineaux et à mes pinsons, et demain, au point du jour, je vais dans les Grandes-Indes acheter des perroquets, des papegais, des bengalis, des colibris.

— Aux Grandes-Indes ! c’est loin.

— Je ne sais pas. Un négociant paie mon voyage, attendu que je lui tiendrai ses livres de comptes en route… Ainsi, avec mon argent de ce soir, je vais acheter les plus beaux plumages des Indes… Je me fais marchand d’oiseaux en grand.

— Bon voyage et bonne fortune, mon garçon ! crie-t-on à Pierrot qui s’éloigne.

— Moi, mes amis, dit Corbillard en tendant galamment la main à mademoiselle Rose, maintenant devenue madame Corbillard, je reste comme je suis. Prions Dieu, ajoute le vieux philosophe, que l’argent que nous venons d’acquérir nous laisse aussi heureux que nous l’étions dans l’indigence : c’est tout ce qu’on peut demander à la fortune !

Après ces adieux, chacun reprit son chemin dans les champs.

Robinette s’en allait avec sa tante Rose, qui, selon les paroles de l’Écriture, avait pardonné à la brebis revenue au bercail. Mais après quelques pas, la jolie bohémienne, montant sur une hauteur de gazon, appela d’une voix fraîche :

— Ohé, Pierrot !

Le jeune garçon, s’élevant aussi à quelque distance sur le tertre d’une haie vive, lui répondit :

— Ohé… j’y suis !

Et leurs deux ombres gracieuses se dessinèrent dans la transparence de l’air.

— Écoute, dit Robinette, quand tu reviendras des Grandes-Indes, pense à moi… tu me trouveras avec ma harpe aux Champs-Élysées… sous le dixième arbre… à droite… entends-tu ?

— Oui… et nous irons dîner ensemble à la fontaine des Innocents… c’est dit.

Une minute après, tout le monde fut dispersé, et on n’entendit plus rien dans la campagne de Saint-Denis.