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Les Minutes de sable mémorial/Opium

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Fasquelle éditeurs (p. 51-56).

L’OPIUM

Suçant de mes lèvres brûlantes de fièvre le biberon lourd où dormait l’oubli, au fauteuil béant mes mains de cadavre se crispèrent, et mes yeux agrandis, besicles d’augure, volèrent au ciel blanc où les chevauchantes Walkures tournent dans les spirales sonores des engoulevents.

Et mon corps astral, frappant du talon mon terrestre corps, partit pèlerin, laissant en mes nerfs un frémissement de guitare.

Et j’entrai dans une morgue immense, où les morts dormaient en postures repliées, les bras croisés, le mollet droit au talon gauche, les têtes renversées sur les poitrines. Et des travailleurs — étaient-ce des morts aussi, le sais-je ? — les épongeaient, actifs, admirables. Leurs grosses éponges sont des cervelles où rampent des filets veineux. Et l’eau se fige sur les morts glacés comme un gras vernis, d’où émergent des cheveux herbus d’étangs ; et l’eau se fige sur les dalles sans fin, et l’eau ruisselle en murs transparents, et leur fait des vitrines. Et quoique figée et glacée toujours, toujours elle court.

Et mon corps astral hâtait après elle ses pieds de silence. Elle courait sans relâche, montant ou descendant, sans souci des lois de la pesanteur que pour s’entasser en masses imposantes. Et je vis un endroit où les unes sur les autres ses vagues montaient et se surplombaient en éperdus escaliers glauques. Et je me hissai aux marches, coudoyant une foule sans nombre, foule d’émeute ou foule joyeuse, sans glisser, combien que la glace pleurât des larmes vertes, par l’escalier si à pic que je l’embrassais comme une échelle. Et au haut s’aplanissait l’eau perpétuellement profonde, où des loutres silencieuses et de muets rats d’eau tordaient les hélices de leur queue. Et je redescendis, ennuyé que la foule m’empêchât de les voir ; je redescendis embrassant les degrés de glace. Un tel froid se vrilla jusqu’à mes os. Que les morts à mes pieds, au bas des marches, me semblèrent tièdes et vivants, malgré leurs cils collés et leurs lèvres bavantes et leurs narines d’escargots fermés ; et qu’à l’horizon éloigné mon corps terrestre me parut claquer des dents et serrer dans ses bras sans les pouvoir réchauffer ses côtes de stalactites. Et, descendu, l’escalier aux marches de lentille m’aveugla de son éclair jaune.

Et un employé poli qui lavait les morts me dit : « Ne vous plaignez plus, il y a cent ans que nous n’existons plus ; suivez le corridor en face, en comptant les années. Trente ans plus loin vous trouverez une morgue où les poètes ronflent, où des téléphones causent aux morts à travers les parois de glace ; où par des guichets spéciaux les assassins reconnaissent. »

Et trente ans plus loin, tournant le bouton de cuivre, j’entrai dans une salle — telle un bureau de télégraphe — où un homme, la plume à l’oreille, m’ayant demandé ce que je désirais, à l’aventure, je répondis : « Je viens pour le mort no 4.

— La preuve que vous l’avez tué ? Pas de papiers, pas de couteau estampillé ? N’importe, je me fie à votre air honnête ; au sixième guichet, touchez l’argent qu’il avait sur lui. »

Et, un papier bleu remis au caissier, le gousset tintinnabulant, je montai dans un des omnibus du pays de l’Opium ;

Qui s’évanouit sous moi devant une grande cage, aux barreaux en allée de pins. Et là, un grand aigle à tête blanche bénissait et ramait tour à tour et tendait aux vents qui ne soufflaient pas ses ailes infinies, et creusait dans les ordures en gouttes du fond de sa cage des sillons avec ses pennes de rasoir. Et il virait sans cesse des yeux de noix de coco sculptées, semblables à ceux adoptés par les caméléons. Je ne vis point son perchoir, si enfoui sous les plumes de son ventre qu’il semblait juché sur ses ailes comme sur des béquilles.

Et ma vue descendant de sa cage en pigeonnier, éclaira d’un rayon, dans une niche inférieure, un renne gambadant risible, cramponnant à un perchoir ses quatre sabots fendus. Ses bois en aigrette se relevaient jaunes comme la huppe du cacatoès, et à son perchoir, attaché par le cou, pendait un ivrogne, chargé d’expliquer au public l’usage de l’animal et ses propriétés. À réguliers intervalles, quémandant à boire, il tombait sur le sol et ronflait les yeux ouverts, insoucieux pour ses prunelles, des pieds fourchus et des cornes effilées.

Négligent de ce banal spectacle, à peine regardai-je les haies qui bordaient ma route et leurs fructifères troncs moussus chargés de symétriques chevêches, noires lamées de blanc.

Or, j’avais dans les mains — depuis quel instant ? — un livre — écrit par moi, certes ; quand et comment ? point conscience, — où était prévu et rapporté, en gothique bleu de ciel, tout ce que je devais voir, tout ce que je devais penser dans la suite. Et les lettres étaient des figures.


Sous les voûtes de la cathédrale je me retrouve clamant des incantations bachiques, et les cardinaux augustes me reprochent cette inconvenance. Et pour mieux me confondre, les voici soudain, évêques et cardinaux, diacres et sous-diacres, formant un orchestre. Le pape bat la mesure, et les cuivres grondent et les piliers s’amollissent pour faire place aux manches des contrebasses démesurées. Et l’hymne infernal commence :

Peuple, auditez ma vocale angélie !
Ouvrez vos auditifs canaux !

Les murs s’écartent, les voûtes s’élèvent comme des ballons dont on verrait l’intérieur, et les colonnes poussent rapides pour soutenir l’étendue sans cesse accrue de l’architecture titanesque.

Et prêta votre oreille aux chahuts infernaux !

Ce cri, l’ai-je poussé ? Toujours est-il qu’une accusation s’élabore à grand orchestre, que je suis condamné, et qu’avant de me saisir, l’orchestre innombrable va m’éructer l’arrêt. Les archets vers moi se pointent, et les trombones mugissent contre mon tympan :

Ouvrer vos auditifs canaux.

Et l’on va me saisir, soudé où je suis contre une balustrade de choeur. Mes gants, ma canne et mon chapeau ? où sont-ils ? que je ne reste pas dans un pareil endroit. Mon pardessus ? Bon, voici par terre mon corps terrestre. Une manche et puis l’autre, le voilà vêtu. Il n’est plus gelé, et à volonté les pieds l’un devant l’autre se placent. Me voici revenu à mon fauteuil primordial, et toutes choses sont en état, sauf mon narghilé à opium, qu’il m’irait de recharger.