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Les Monikins/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 30-40).



CHAPITRE III.


Opinions du père de notre auteur. — Les siennes, et celles d’autres personnes.



Le docteur Etherington était un ministre plein de piété et un homme bien né. Second fils d’un baronnet d’une ancienne famille, il avait été élevé dans la plupart des idées de sa caste, et peut-être n’en avait-il pas abjuré tous les préjugés. Mais après avoir fait cet aveu, je dois dire que peu de membres du clergé étaient plus attachés que lui à la morale et aux principes de la Bible. Son humilité était proportionnée à sa situation dans le monde ; sa charité se réglait judicieusement d’après les articles de foi ; et sa philanthropie avait ce caractère de discernement qui convenait à un homme qui était un des zélés soutiens de l’Église et de l’État.

En consentant à se charger de la tâche qu’il allait entreprendre, il n’avait cédé qu’au désir que lui avait inspiré sa bienveillance, d’adoucir les derniers instants de ma mère. Connaissant le caractère de son mari, il avait commis une sorte de pieuse fraude en attachant à son consentement la condition d’une fondation ; car, malgré le ton convenable de sa mercuriale, malgré la promesse de mon père, et toutes les petites circonstances qui avaient accompagné la mort de ma mère, on pourrait douter qui éprouva le plus de surprise, lorsque le mandat eut été présenté et payé, de celui qui se trouva en possession de dix mille livres sterling, ou de celui qui en était privé. Cependant le docteur Etherington agit dans toute cette affaire avec l’intégrité la plus scrupuleuse, et quoique je sache qu’un écrivain appelé à rapporter toutes les merveilles qui doivent orner les pages suivantes de cette histoire, doit user de quelque discrétion en tirant sur la crédulité de ses lecteurs, la vérité me force à dire que cette somme fut employée jusqu’au dernier farthing suivant les intentions de la chrétienne mourante qui avait destiné tant d’argent à l’instruction des pauvres. Quant à l’usage qu’en fit l’établissement de charité qui reçut les dix mille livres, je ne puis rien dire à ce sujet, car toutes les enquêtes que j’ai faites n’ont pu me procurer aucune information qui m’autorise à en parler.

Quant à moi, j’aurai peu de chose à dire des vingt années suivantes de ma vie. Je fus baptisé, nourri, mis en culottes, confirmé, envoyé au collège ; puis à l’université, où je pris mes grades ; et c’est ce qui arrive à tous les jeunes gens possédant quelque fortune, et membres de l’Église établie dans le royaume uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, en d’autres termes, dans le pays de mon père. Pendant ces années importantes, le docteur Etherington eut à s’acquitter de devoirs qui, à en juger par un sentiment dominant de la nature humaine, qui nous inspire uniformément une répugnance assez singulière à nous mettre en peine des affaires des autres, doivent, je crois, lui avoir paru tout aussi pénibles que ma bonne mère l’avait prévu. Je passais à son presbytère presque tout le temps de mes vacances ; car, entre l’époque de la mort de ma mère et celle où j’étais parti pour le collège d’Eton, il s’était marié, était devenu père, ensuite veuf, et avait échangé son bénéfice à Londres contre un autre à la campagne. Lorsque j’eus quitté l’université d’Oxford, je passais plus de temps chez lui que dans la maison de mon père. Dans le fait, je voyais peu ce dernier. Il payait les traites que je tirais sur lui, me fournissait tout l’argent dont j’avais besoin, et avait annoncé son intention de me permettre de voyager quand j’aurais atteint ma majorité. Mais, satisfait de ces preuves de tendresse paternelle, il paraissait disposé à me laisser agir à peu près comme bon me semblerait.

Mon père était une preuve éloquente de la vérité de ce dogme politique qui apprend l’efficacité de la division du travail. Jamais fabricant d’une tête d’épingle n’arriva à plus de dextérité dans sa profession, que mon père n’en acquit dans le genre d’affaires auquel il s’était dévoué corps et âme. On sait qu’un sens devient plus subtil quand on le tient constamment en exercice, et qu’une passion prend une nouvelle force quand on s’y livre entièrement. De même l’ardeur de mon père pour le grand objet de ses affections ne fit que croître avec le temps, et elle devint plus manifeste quand un observateur ordinaire aurait cru qu’il n’existait plus de raison pour qu’elle existât. C’est un phénomène moral que j’ai eu souvent occasion de remarquer, et qui, comme il y a lieu de le croire, dépend d’un principe d’attraction qui a échappé jusqu’ici à la sagacité des philosophes, mais qui est aussi actif dans le monde immatériel, que celui de la gravitation dans le monde matériel. Des talents comme les siens, employés sans relâche et avec intelligence, produisirent les fruits ordinaires. Mon père devint plus riche d’heure en heure ; et à l’instant dont je parle, il était généralement connu aux initiés comme l’homme le plus riche qui ait jamais paru à la Bourse.

Je ne crois pas que les opinions de mon père aient subi autant de changement de cinquante à soixante-dix ans, que de dix à quarante. À la fin de l’automne, l’arbre de la vie pousse de profondes racines, mais l’inclinaison qu’il a prise reste, soit qu’elle ait été causée par des ouragans, soit qu’il se soit penché vers la lumière ; et s’il produit encore des fruits, il les doit ordinairement à lui-même plutôt qu’à la culture et aux engrais. Cependant lorsque mon père célébra pour la soixante-dixième fois le jour de sa naissance, il n’était pas tout à fait le même homme que lorsqu’il en avait fêté le cinquantième anniversaire. D’abord il était à cette dernière époque trois fois plus riche qu’à la première, et par conséquent son système moral avait subi toutes les métamorphoses qu’on sait être la suite d’un changement d’une nature si importante.

Il n’y a nul doute que pendant les vingt-cinq dernières années de la vie de mon père, ses principes penchaient en faveur des privilèges exclusifs et des bénéfices exclusifs ; je ne veux pas donner à entendre qu’il était aristocrate dans la signification vulgaire de ce mot. Il ne savait ce que c’était que la féodalité, et très-probablement il n’en connaissait pas même le nom. Les herses de fer des châteaux pouvaient se baisser et se lever, les tours flanquant les portes lever leur tête jusqu’aux nues, et les murailles à créneaux entourer la forteresse, sans parler à son imagination. Il ne s’inquiétait ni des jours de cours baroniales, ni des barons eux mêmes, ni de leur généalogie. Et pourquoi la leur aurait-il enviée ? Aucun prince de la terre ne pouvait, plus clairement que lui remonter jusqu’au temps de l’obscurité de sa famille. Il ne se souciait ni des vanités de la cour, ni de celles de la société, ni d’aucun des plaisirs du même genre ; qui ont ordinairement des charmes pour les esprits faibles, les imaginations exaltées, et les cœurs gonflés d’amour-propre. Ses prédilections politiques se manifestaient d’une manière toute différente. Pendant tout le cours des cinq lustres dont je viens de parler, on ne l’entendit jamais prononcer, même à demi-voix, un mot de censure contre le gouvernement. Quels que fussent les ministres en place, quelques mesures qu’ils proposassent, il lui suffisait qu’ils fussent le gouvernement. Les taxes avaient même cessé d’exciter sa colère et d’animer son éloquence. Il concevait qu’elles étaient nécessaires pour le maintien de l’ordre, et surtout pour la protection des propriétés ; branche d’économie politique qu’il avait étudiée de manière à protéger les siennes, jusqu’à un certain point, même contre ce puissant allié. Lorsqu’il fut millionnaire on remarqua que toutes ses opinions devinrent moins favorables au genre humain en général, et qu’il était fort disposé à exagérer le nombre et la valeur du peu de faveurs que la Providence a accordées au pauvre. Le rapport d’une assemblée de Whigs nuisait à son appétit ; une résolution proposée au parlement, et qu’on soupçonnait être émanée du club Brooker, l’empêchait de dîner ; et les radicaux ne faisaient jamais un mouvement sérieux qu’il ne passât la nuit sans dormir, et qu’il n’employât la plus grande partie du jour suivant à proférer des expressions que j’oserais à peine rapporter. Je puis pourtant ajouter sans inconvenance qu’il n’épargnait pas en pareille occasion les allusions au gibet. Il ne parlait jamais de sir Francis Burdett qu’en style de Billingsgate[1] ; et il traitait des hommes respectables et pleins de droiture comme le comte Grey, le marquis de Lansdowne et lord Holland, à peu près comme des vauriens. Mais il est inutile d’appuyer sur ces petits détails, car chacun doit avoir remarqué que plus on s’élève et plus on raffine en morale politique, plus on s’accoutume à jeter de la boue à ses voisins. Je me bornerai donc à dire que la plupart des choses que je viens de rapporter, m’ont été transmises par tradition, car je voyais mon père assez rarement, et quand nous nous rencontrions, c’était pour régler nos comptes, manger un gigot de mouton ensemble, et nous séparer en gens qui du moins ne s’étaient jamais querellés. Il n’en était pas de même du docteur Etherington. L’habitude, — pour ne rien dire de mon mérite, — l’avait attaché à un jeune homme qui devait tout à ses soins, et sa porte m’était toujours ouverte comme si j’eusse été son propre fils.

J’ai déjà dit que je passais dans son presbytère la plus grande partie du temps où je n’avais rien à faire, — ne parlant pas de celui que j’avais mal employé au collège et à l’université.

Un an ou deux après la mort de ma mère, cet excellent ministre avait épousé une femme fort aimable. Elle était morte au bout d’un an de mariage, le laissant père d’une petite miniature qui était le portrait de sa mère. Soit par la force de son affection pour la défunte ou pour sa fille, soit parce qu’il n’espérait pas trouver dans un second mariage le bonheur qu’il avait goûté dans le premier, le docteur ne songea jamais à prendre une autre femme. Il se contenta de remplir ses devoirs d’homme et de chrétien, sans les augmenter en se créant de nouveaux rapports avec la société.

Anna Etherington était nécessairement ma compagne constante pendant mes longues et délicieuses visites au presbytère. Elle avait trois ans de moins que moi, et l’amitié avait commencé de ma part par cent petits actes d’affection enfantine. Lorsqu’elle était entre sept et douze ans, je la traînais dans le jardin dans un petit chariot, je la faisais aller à la balançoire ; j’essuyais ses yeux et je lui adressais quelques paroles de consolation quand un nuage passager couvrait le soleil de son enfance. De douze à quatorze ans, je lui contais des histoires ; je l’étonnais en lui faisant le récit de tous mes exploits à Eton, et je lui faisais ouvrir ses beaux yeux bleus, en admiration des merveilles de Londres. Lorsqu’elle eut atteint ce dernier âge, je commençai à ramasser son mouchoir de poche, à chercher son dé, à l’accompagner dans des duos, ou bien je lui lisais de la poésie tandis qu’elle avait en main son aiguille. Quand elle eut environ dix-sept ans, je me mis à comparer ma cousine Anna, comme il m’était permis de l’appeler, avec les jeunes demoiselles de ma connaissance, et la comparaison était généralement fort en sa faveur. Ce fut aussi vers ce temps que mon admiration devenant plus vive et plus manifeste, Anna devint de son côté moins confiante et moins franche. Je n’aperçus en outre, et c’était une nouveauté, qu’elle était plus souvent avec sa gouvernante, et plus rarement avec moi. Dans une occasion, je ne fus pas peu piqué de l’entendre faire à son père le récit d’une fête donnée par un gentilhomme du voisinage pour célébrer l’anniversaire de la naissance de son fils, fête à laquelle elle avait été invitée, sans qu’elle m’adressât un seul mot en peignant le plaisir qu’elle y avait goûté. Mais je me trouvai bien dédommagé, quand elle me dit avec un ton d’affection, en terminant sa relation enjouée :

— Vous auriez ri de bon cœur, John, si vous aviez vu la drôle de manière dont les domestiques jouent leurs rôles, — c’était une espèce de mascarade, — particulièrement le vieux gros sommelier, dont on avait fait un Cupidon, afin de prouver, comme le dit Dick Griffin, que l’amour devient lourd et languissant quand il est trop bien nourri ; je voudrais que vous eussiez pu y être, John.

Anna joignait à toute la douceur de son sexe la physionomie la plus aimable et la plus prévenante, et j’aimais à l’entendre prononcer ce mot — John. — Le son de sa voix était si différent du cri pétulant des enfants d’Eton, et de l’accent hautain de mes joyeux compagnons d’Oxford !

— Je l’aurais voulu aussi, Anna, répondis-je, et surtout parce que vous semblez vous y être amusée.

— Oui ; mais cela ne pouvait être, dit la gouvernante, miss-mistress Norton[2], car sir Harry Griffin est très-difficile sur le choix de sa compagnie, et vous savez, ma chère, que M. Goldencalf, quoiqu’il soit un jeune homme très-respectable, ne pouvait s’attendre qu’un baronnet d’une des plus anciennes familles du comté invitât le fils d’un agioteur à une fête donnée en l’honneur de son unique héritier.

Heureusement pour miss-mistress Norton, le docteur Etherington était sorti à l’instant où sa fille avait achevé son récit, sans quoi la gouvernante aurait pu entendre un commentaire désagréable sur ses idées relativement aux convenances sociales. Anna elle-même la regarda avec surprise et je vis ses joues se couvrir d’une rougeur qui me rappela les couleurs de l’aurore ; ses yeux pleins de douceur se fixèrent alors sur la terre, et il se passa quelque temps avant qu’elle parlât.

Le lendemain matin, comme j’arrangeais, sous une des fenêtres de la maison, quelques lignes pour pêcher, assis au milieu d’un bosquet qui me cachait, j’entendis la voix mélodieuse d’Anna, qui souhaitait le bonjour à son papa. Mon cœur battit plus vivement quand elle s’approcha de la croisée en lui demandant comment il avait passé la nuit ; les réponses furent aussi affectueuses que les questions, et il y eut ensuite quelques instants de silence.

— Qu’est-ce qu’un agioteur, mon père ? demanda tout à coup Anna, et j’entendis remuer les feuilles des arbrisseaux qui couvraient la croisée.

— Un agioteur, ma chère, est un homme qui spécule sur les fonds publics, en achetant ou en vendant, suivant qu’il y trouve son profit.

— Et cette profession a-t-elle quelque chose de déshonorant ?

— Cela dépend des circonstances. À la bourse, elle semble assez bien accueillie, mais je crois que les négociants et les banquiers ne la regardent pas d’un œil si favorable.

— Et pouvez-vous me dire pourquoi ?

— Je crois, répondit le docteur en riant, que la véritable raison est que c’est un métier incertain, qui est sujet à des revers soudains, — une sorte de jeu de hasard ; et tout ce qui rend la fortune peu sûre, est vu de mauvais œil par ceux dont le principal but est d’amasser de l’argent, — par ceux qui regardent la stabilité de la fortune des autres comme d’une importance essentielle pour eux-mêmes.

— Mais, est-ce une profession malhonnête, mon père ?

— Par le temps qui court, pas nécessairement ; mais elle peut quelquefois le devenir.

— Et est-elle généralement méprisable aux yeux du monde ?

— Cela dépend des circonstances, Anna : quand l’agioteur perd, le monde le condamne ordinairement ; mais je suis porté à croire qu’on le voit avec plus d’indulgence quand il gagne. — Mais pourquoi me faites-vous ces étranges questions, ma chère ?

Je crus entendre Anna respirer plus péniblement que de coutume, et il est certain qu’elle se pencha par la croisée pour cueillir une rose.

— C’est que mistress Norton a dit que John n’avait pas été invité chez sir Harry Griffin parce que son père est un agioteur. Croyez-vous que cela soit vrai, mon père ?

— Très-probablement, répondit le docteur, que je m’imaginai voir sourire de cette question. Sir Harry a l’avantage de la naissance, et il n’a vraisemblablement pas oublié que notre ami John n’est pas si heureux ; d’ailleurs, quoique sir Harry soit fier de sa fortune, il s’en faut d’un million ou deux qu’il soit aussi riche que le père de John, qui pourrait l’acheter dix fois, suivant le langage de la Bourse. Ce motif a peut-être eu plus d’influence sur lui que le premier. De plus, on soupçonne sir Harry de spéculer lui-même même sur les fonds à l’aide d’agents intermédiaires, et un gentilhomme qui a recours à de tels moyens pour augmenter sa fortune, est assez porté à s’exagérer les avantages sociaux pour racheter son humiliation secrète.

— Et des gentilshommes deviennent-ils réellement des agioteurs, mon père ?

— Il s’est opéré de mon temps de grands changements dans le monde, Anna. Les anciennes opinions ont été ébranlées, et les gouvernements eux-mêmes ne seront bientôt plus que des établissements politiques pour faciliter l’accumulation de l’argent : mais c’est un sujet que vous ne pouvez comprendre, et je ne prétends pas moi-même y être très-profond.

— Mais le père de John est-il réellement si prodigieusement riche ? demanda Anna, dont les pensées n’avaient pas suivi le fil du discours de son père.

— On le croit ainsi.

— Et John est son héritier ?

— Certainement, — il n’a pas d’autre enfant ; mais il n’est pas facile de dire ce qu’un être si singulier veut faire de son argent.

— J’espère qu’il le déshéritera.

— Vous me surprenez, Anna. — Vous qui êtes si bonne et si raisonnable, souhaiter un pareil malheur à notre jeune ami, John Goldencalf !

Le vœu extraordinaire formé par Anna, me fit lever les yeux sur elle ; et j’aurais en ce moment donné toutes mes prétentions à la fortune en question pour la voir un instant, afin de pouvoir juger du motif qui l’avait fait parler ainsi, en examinant l’expression de ses traits. Elle était encore à la croisée ; l’agitation des feuilles des arbrisseaux me le prouvait ; mais une rose envieuse se trouvait précisément au seul endroit par où j’aurais pu l’entrevoir.

— Pourquoi formez-vous un souhait si cruel ? demanda le docteur d’un ton presque grave.

— Parce que je hais l’agiotage et les richesses qu’il procure. Il me semble que si John était plus pauvre, on l’estimerait davantage.

En parlant ainsi, elle se retira de la croisée, et je m’aperçus que c’était sa joue que j’avais prise pour une rose ; le docteur sourit, et je l’entendis distinctement baiser cette joue vermeille ; j’aurais donné mon espoir d’un million pour être en ce moment le recteur de Tenthpig.

— Si c’est là tout, ma chère enfant, vous pouvez avoir l’esprit en repos ; la fortune de John ne le fera jamais mépriser, à moins qu’il n’en fasse un mauvais usage. Hélas ! Anna, nous vivons dans un siècle de corruption et de cupidité. Le désir général du gain paraît faire perdre de vue tout motif généreux ; et celui qui montre du penchant à une philanthropie pure et désintéressée est regardé comme un hypocrite dont il faut se méfier, ou comme un fou qu’il est permis de tourner en dérision. La maudite révolution qui a eu lieu chez nos voisins les Français a bouleversé toutes les opinions, et la religion même a chancelé au milieu de l’anarchie des étranges théories qui se sont élevées. Aucun des biens du monde n’a été plus sévèrement dénoncé par les écrivains sacrés que la richesse, et pourtant c’est une idole qui fait de grands pas pour obtenir l’ascendant. Elle corrompt la société jusque dans ses entrailles, pour ne rien dire de la vie future ; et le respect dû à la naissance cède même à des sentiments mercenaires.

— Et ne croyez-vous pas, mon père, que l’orgueil de la naissance soit un préjugé aussi bien que celui des richesses ?

— À strictement parler, ma chère enfant, aucune espèce d’orgueil ne peut se défendre, d’après les principes de l’évangile ; mais certainement quelques distinctions sont nécessaires parmi les hommes, même pour assurer leur tranquillité. Si les principes des niveleurs étaient admis, les hommes lettrés et accomplis descendraient au même rang que les gens ignorants et grossiers, puisque cette dernière classe ne peut atteindre aux mêmes qualités que la première, et le monde retomberait dans la barbarie. Le caractère de gentilhomme chrétien a quelque chose de trop précieux pour y toucher légèrement dans la vue de faire valoir une théorie impraticable.

Anna garda le silence. Les opinions qu’elle aimait le plus à conserver, et les faibles lueurs de vérité auxquelles nous réduisent les relations ordinaires de la vie, jetaient probablement quelque confusion dans ses idées. Quant au bon docteur, je n’eus pas de peine à comprendre la pente de son esprit, quoique ni ses prémisses, ni ses conséquences n’eussent cette clarté logique qui distinguait ordinairement ses sermons, surtout quand il prêchait sur les hautes vertus de la religion, telles que la charité, l’amour de nos semblables, et particulièrement le devoir impérieux de nous humilier devant Dieu.

Un mois après ce dialogue, dont je dus la connaissance au hasard, une chance semblable me fit entendre ce qui se passa entre mon père et sir Joseph Job, autre agioteur célèbre, dans une entrevue qu’ils eurent chez mon père, dans Cheapside. Comme cet entretien offre une grande différence avec le précédent, j’en rapporterai la substance.

— Ce mouvement est très-sérieux et très-alarmant, monsieur Goldencalf, dit sir Joseph, et il exige de l’union et de la cordialité entre les capitalistes. Si ces opinions damnables se répandaient parmi le peuple, que deviendrions-nous ? — je vous le demande, monsieur Goldencalf, que deviendrions-nous ?

— Je suis d’accord avec vous, sir Joseph, cela est alarmant, très-alarmant.

— Nous aurons des lois agraires, Monsieur. Votre argent et le mien, Monsieur, — cet argent que nous avons eu tant de peine à gagner, deviendra la proie des brigands politiques : et nos enfants seront réduits à la mendicité pour satisfaire l’envie de quelque misérable qui n’a pas un shilling.

— C’est un état de choses bien triste, sir Joseph, et le gouvernement a grand tort de ne pas lever au moins-dix nouveaux régiments.

— Le pire de tout, monsieur Goldencalf, c’est qu’il se trouve dans l’aristocratie quelques ânes qui se mettent à la tête de ces coquins, et qui leur donnent la sanction de leurs noms. Nous commettons une grande faute dans cette île, en accordant tant d’importance à la naissance. C’est par ce moyen que d’orgueilleux mendiants font mouvoir une foule de sales coquins ; et qui en souffre ? ce sont les sujets du roi qui ont de la fortune. Les propriétés sont en danger, Monsieur ; et les propriétés sont les seules véritables bases de la société.

— Bien certainement, sir Joseph, je n’ai jamais vu à quoi peut servir la naissance.

— À rien, Monsieur ; si ce n’est à augmenter le nombre des gens à qui il faut des pensions. Les propriétés sont une chose toute différente : l’argent engendre l’argent ; et l’argent rend un État puissant et prospère. Mais cette maudite révolution de nos voisins les Français a bouleversé toutes les opinions, et mis les propriétés dans un danger perpétuel.

— Je suis fâché de dire que je le sens dans chaque nerf de mon corps, sir Joseph.

— Il faut nous unir et nous défendre, monsieur Goldencalf ; sans quoi vous et moi, qui avons quelque fortune à présent, nous nous trouverons dans le fossé ; Ne voyez-vous pas que nous courons le danger d’un partage des biens ?

— À Dieu ne plaise !

— Oui, Monsieur, nos propriétés, qui devraient être sacrées, sont en danger.

Sir Joseph serra cordialement la main de mon père, et se retira.

J’ai vu par un memorandum trouvé dans les papiers de mon père après sa mort, qu’un mois après cette entrevue, il paya au courtier de sir Joseph soixante-deux mille sept cent douze livres de différence ; celui-ci ayant obtenu d’un commis des informations secrètes qui le mirent en état, du moins pour cette fois, de mieux jouer les cartes qu’un homme qui passait pour un des plus adroits spéculateurs de la Bourse.

Mon esprit était de nature à être considérablement exercé, — comme le disent les pieux puristes, — en devenant le dépôt de sentiments si diamétralement contraires que ceux du docteur Etherington et ceux de sir Joseph Job. D’un côté, j’avais appris la dégradation de la naissance ; de l’autre, les dangers de la propriété. Anna était ordinairement ma confidente ; mais j’avais la langue liée sur ce sujet, car je n’osais lui avouer que j’avais entendu sa conversation avec son père. Je fus donc obligé de digérer à part moi ces doctrines contradictoires, du mieux qu’il me fut possible.


  1. Style des halles.
  2. Quand les demoiselles anglaises ont atteint un certain âge sans avoir trouvé à se marier, il arrive souvent qu’elles prennent le titre de mistress.