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Les Monikins/Chapitre XXI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 262-272).



CHAPITRE XXI.


De mieux en mieux. — Plus de lois et plus de Justice. — Têtes et queues. — Importance de les conserver à leurs places.



N fut conduit sur-le-champ sur le lieu de l’exécution, et je lui promis de m’y trouver à temps pour recevoir son dernier soupir, la curiosité me portant d’abord à voir quel serait le résultat de l’appel. En nous rendant à la cour des douze juges, le brigadier me dit en confidence que l’affaire allait prendre un grand intérêt ; que jusqu’alors ce n’avait été qu’un jeu d’enfants ; mais qu’à présent il faudrait beaucoup d’érudition et de savoir pour manier les arguments, et qu’il espérait y trouver une bonne occasion de me montrer ce qu’était la raison des Monikins.

Chacun des douze juges portait sa queue en fourreau, ce qui offrait aux yeux un spectacle formidable de développement intellectuel. Comme il était reconnu que l’affaire de Noé Poke était d’une urgence peu commune, la cour, après trois ou quatre demandes seulement, au nom de la couronne, dont les droits ont toujours la préséance, permit au procureur général du roi d’exposer les motifs de l’appel.

Ce docte fonctionnaire parla, par anticipation, des objections de ses deux adversaires, et il commença par celles de Downright. « Sur-le-champ, » dit-il, pouvait s’appliquer à toute époque des vingt-quatre heures, suivant le moment où l’on employait cette expression. Ainsi, « sur-le-champ » le matin voulait dire dans la matinée ; « sur-le-champ » après midi, signifiait dans la soirée. D’ailleurs, dans un sens légal, « sur-le-champ » devait vouloir dire entre le lever et le coucher du soleil, puisque le statut ordonnait que toutes les exécutions eussent lieu à la lumière de cet astre. Les deux expressions employées dans le premier jugement se confirmaient et se ratifiaient donc l’une l’autre, bien loin de se contredire et de se neutraliser, comme le soutiendrait probablement l’avocat de l’accusé.

Downright, comme c’est l’usage en pareilles occasions, soutint précisément la thèse diamétralement contraire. Il dit que toute lumière venait du soleil, et que par conséquent tout ce que le statut ordonnait c’était qu’il ne serait fait aucune exécution pendant les éclipses ; temps que tout Monikin devait employer en actes d’adoration. D’ailleurs, « sur-le-champ » ne signifiait pas nécessairement sur-le-champ, car par « sur-le-champ » on devait entendre immédiatement, et les mots, « entre le lever et le coucher du soleil, » signifiaient entre l’instant où le soleil se levait et celui où il se couchait, ce qui pouvait être immédiatement ou non.

Sur ce point, les douze juges décidèrent 1° que « sur-le-champ » ne signifiait pas sur-le-champ ; 2° que « sur-le-champ « voulait dire sur-le-champ ; 3° que « sur-le-champ » avait deux sens légaux ; 4° qu’il était illégal d’appliquer ces sens légaux à un but légal injuste ; 5° que l’objection ne pouvait être admise, en ce qui concernait le n° 1, couleur d’eau de mer. Il fut donc ordonné que le coupable perdrait sa queue « sur-le-champ. »

L’objection du brigadier à la seconde sentence ne fut pas mieux accueillie. Les hommes et les Monikins, dit-on, ne différaient pas plus les uns des autres que certains hommes ne diffèrent de leurs semblables, ou certains Monikins des autres Monikins. La sentence fut confirmée avec dépens. Cette décision me parut la plus juste des deux, car j’avais souvent eu occasion de remarquer qu’il existait d’étranges points de ressemblance entre les singes et notre espèce.

La lutte commença alors sérieusement entre les deux procureurs généraux, et comme elle n’avait pour objet qu’une question de rang, elle excita un vif intérêt, je puis dire un intérêt exclusif, dans tout l’auditoire. Après une discussion très-animée, elle fut décidée en faveur du roi, l’opinion unanime des douze juges étant qu’il avait droit à la préséance sur la reine. À ma grande surprise, Downright, sans en être requis par personne, prit la parole sur ce point délicat, et prononça en faveur de la dignité du roi un discours extrêmement éloquent, comme tous ceux qui l’entendirent en convinrent. Il s’appuya principalement sur ce que la loi ordonnait que les cendres des poils de la queue fussent jetés à la figure de l’accusé. Il était vrai que cela pouvait se faire au physique après la décapitation ; mais il n’en était pas de même sous un point de vue moral. Cette partie du châtiment était destinée à produire un effet moral, et pour produire cet effet, il fallait la possibilité de l’existence d’un sentiment de honte. L’acte de jeter les cendres au visage du condamné ne pouvait donc avoir lieu que pendant qu’il vivait et qu’il pouvait être sensible à la honte.

Méditation, c’était le nom du président, prononça le jugement, qui contenait la somme ordinaire de la logique et de l’esprit du barreau. On le regarda comme très-éloquent dans la partie de son discours qui avait rapport au caractère sacré et inviolable de la prérogative royale, et il fit ressortir avec tant de clarté l’infériorité de la reine, que je fus réellement charmé qu’elle ne fût pas à l’audience pour s’entendre déprécier ainsi, elle et tout son sexe. Comme on pouvait s’y attendre, il attacha beaucoup de poids à l’inobservation faite par le brigadier. La sentence était conçue ainsi qu’il suit : « Rex et regina versus n° 1, couleur d’eau de mer. — Ordonné que les officiers de justice procéderont sur-le-champ à la décaudisation du condamné avant de le décapiter, pourvu qu’il n’ait pas été décapité avant la décaudisation. »

Dès que cette sentence eut été remise à l’officier chargé de la signifier, le brigadier me tira par le genou, et me conduisit hors de la salle d’audience, comme si notre vie à tous deux eût dépendu de notre promptitude. J’allais lui reprocher d’avoir aidé sans nécessité le procureur général du roi, quand me saisissant par la racine de la queue, faute de boutonnière, il me dit avec une satisfaction évidente :

— Les affaires vont à ravir, mon cher sir John ! je ne me souviens pas d’avoir été chargé depuis plusieurs années d’une cause plus intéressante. Vous croyez sans doute qu’elle est arrivée à sa fin. Point du tout, elle n’est que placée sur son pivot, et il s’agit de la faire tourner. Toutes les apparences sont que je tirerai d’affaire notre client, et que je me ferai beaucoup d’honneur à moi-même.

— Que voulez-vous dire, Downright ? L’accusé est condamné définitivement, s’il n’est pas déjà exécuté.

— Pas si vite, sir John, pas si vite. Rien n’est définitif en justice, tant qu’il reste quelque chose pour payer les frais, et que le criminel respire encore. Je vous dis que notre affaire est en très-bon train. Elle est meilleure à présent que je ne le croyais quand je m’en suis chargé.

La surprise ne me laissa que la force de lui demander une explication.

— Tout dépend d’un seul fait, mon cher Monsieur. Il s’agit de savoir si la tête du condamné est encore sur ses épaules. Courez vite sur le lieu de l’exécution, et si notre client a encore une tête, inspirez-lui du courage par quelques discours religieux, et préparez-le à ce qui peut lui arriver de pire, car c’est toujours le parti le plus prudent. Mais aussitôt que sa queue sera séparée de son corps, accourez ici le plus vite possible pour m’en informer. Je ne vous demande que deux choses : une grande célérité, et la certitude que la queue est séparée du corps ; qu’elle n’y tient plus par un seul poil. — Un poil fait quelquefois pencher la balance de la justice.

— Le cas me paraît désespéré. Ne ferais-je pas mieux de courir au palais, de solliciter une audience de Leurs Majestés, de me jeter à leurs pieds, et de leur demander la grâce de Noé ?

— Ce projet est impraticable pour trois raisons : d’abord parce que vous arriveriez trop tard ; ensuite parce que vous ne seriez pas reçu sans une audience préalable, et enfin parce qu’il n’y a ni roi, ni reine.

— Ni roi, ni reine à Leaphigh ?

— Je l’ai dit.

— Expliquez-vous, ou je serai obligé d’en croire mes sens plutôt que ce que vous dites.

— Vos sens seront de faux témoins. Autrefois il y avait un roi à Leaphigh, un roi qui gouvernait et qui régnait. Mais les nobles et les grands du pays, trouvant enfin qu’il n’était pas décent de charger Sa Majesté du poids de toutes les affaires de l’État, prirent eux-mêmes tout l’embarras du gouvernement, et ne laissèrent au souverain que l’honneur de régner. Ce changement s’opéra avec tout l’extérieur du respect, et l’on ménagea la sensibilité du monarque, en lui disant qu’on élevait ainsi une barrière entre sa personne sacrée et les excès auxquels pouvait se porter la masse du peuple. Au bout d’un certain temps, on trouva gênant et dispendieux de nourrir et entretenir la famille royale, et l’on en transporta secrètement tous les membres dans un pays lointain, qui n’était pas encore assez civilisé pour savoir maintenir une monarchie sans monarque.

— Et l’on a réussi dans un tel prodige à Leaphigh ?

— Parfaitement. — À l’aide de décapitations et de décaudisations, on peut même faire de plus grands exploits.

— Mais dois-je entendre littéralement, Downright, qu’il n’y a point de roi dans ce pays ?

— Très-littéralement.

— Et les présentations !

— Ont pour but de même que les jugements de maintenir la monarchie.

— Et les rideaux de damas cramoisi ?

— Cachent des trônes vides.

— Et pourquoi ne pas se dispenser d’une représentation si coûteuse ?

— Comment les nobles pourraient-ils crier que le trône est en danger, s’il n’y avait pas de trône ? C’est une chose de ne pas avoir de monarque, c’en est une autre de ne pas avoir de trône. — Mais pendant que nous causons ainsi, notre client est en grand danger. Partez vite, et ayez soin de vous conformer aux instructions que je vous ai données.

Je ne dis pas un mot de plus, et je courus vers la place publique. Il me fut aisé de voir la queue de mon pauvre ami s’élevant au dessus de toutes les têtes ; mais le chagrin et la crainte avaient tellement changé sa physionomie, que je reconnus à peine ses traits. Cependant sa tête était encore sur ses épaules ; heureusement pour lui, et surtout pour l’honneur de son défenseur en chef, la gravité de ses crimes avait fait faire des apprêts extraordinaires pour l’exécution. L’ordre n’en était pas encore arrivé, car les ministres de la loi sont aussi lents que la loi elle-même est prompte à Leaphigh. Deux blocs venaient d’être préparés, et l’on allait placer Noé entre eux sur ses genoux et ses mains, quand je fendis la foule pour arriver près de lui.

— Ah ! sir John, s’écria-t-il en me voyant ; c’est une cruelle situation pour un homme, pour un chrétien, que d’avoir ses ennemis en poupe et en proue !

— Tant que la vie reste, mon cher Noé, il y a toujours de l’espoir. Cependant le plus sage est de se préparer au pire, car celui qui est bien préparé n’a pas à craindre une surprise désagréable. — Messieurs les exécuteurs… — car il y en avait deux, un pour le roi, l’autre pour la reine, et ils étaient chacun à leur poste près de la tête et de la queue du condamné. — Messieurs les exécuteurs, je vous prie d’accorder quelques instants à cet infortuné pour recueillir ses pensées, et me faire part de ses derniers désirs relativement à sa famille et à ses amis.

Aucun de ces fonctionnaires ne fit d’objection à ma demande, mais ils me dirent tous deux qu’il fallait qu’ils missent le condamné en état de préparation à la mort, et qu’il y allait de leurs places. Ils ne voyaient pourtant pas pourquoi ils refuseraient un moment de délai à un individu qui était sur le bord de sa fosse. Il paraît que l’exécution avait été retardée par une querelle survenue entre les exécuteurs eux-mêmes relativement à la préséance ; mais à l’instant où j’étais arrivé, ils venaient de conclure une transaction en convenant d’opérer tous deux au même instant. Ils firent placer Noé sur ses genoux et sur ses mains, amarré de poupe et de proue, — comme le dit ce vaurien de Bob, qui était dans la foule. Noé était entre les deux blocs, le cou placé sur l’un, et la queue placée sur l’autre. Quand il fut dans cette attitude édifiante, il me fut permis de lui parler.

— Vous ferez bien de penser à votre âme, mon cher capitaine ; car, pour dire la vérité, ces lâche sont l’air de ne pas vouloir rester longtemps dans l’inaction.

— Je le sais, sir John, je le sais ; et pour ne pas mentir, je vous dirai que je me suis repenti de toutes mes forces, depuis l’instant où la première déclaration a été rendue contre moi. Cette affaire de lord grand-amiral m’a surtout donné beaucoup à penser, et je vous demande pardon de m’être laissé égarer par une pareille billevesée. C’est la faute de ce reptile de Reasono qui, j’espère, recevra un jour la récompense qu’il mérite. Je pardonne à tout le monde, et j’espère que tout le monde me pardonnera. Quant à miss Poke, ce sera pour elle un morceau bien dur à digérer, car elle est d’âge à ne plus trouver de bâtiment de conserve, et il faut qu’elle se résigne à mettre ses voiles au vent toute seule le reste de ses jours.

— Le repentir, mon cher Noé, le repentir est la seule chose qui soit nécessaire à un homme dans la position ou vous vous trouvez.

— Je me repens, sir John ; je me repens corps et âme. Je me repens du fond de mon cœur d’avoir entrepris ce dernier voyage ; je ne sais même trop si je ne me repens pas d’avoir jamais doublé le point de Montauk, tandis que je pourrais être en ce moment maître d’école ou aubergiste à Stonington ; et cette dernière place ne serait pas la plus mauvaise des deux. Dieu vous protège, sir John : si le repentir pouvait être utile, j’obtiendrais mon pardon à l’instant.

En ce moment, Noé aperçut Bob, qui ricanait dans la foule, et il demanda aux exécuteurs, comme dernière faveur, de lui amener ce jeune homme afin qu’il pût lui faire ses adieux affectueux. Cette demande était trop raisonnable pour qu’elle pût être refusée, et les exécuteurs allaient lui amener Bob, qui avait aussi de bonnes raisons pour se repentir d’être venu en cet endroit, et qui faisait de vains efforts pour se dispenser de cette entrevue, quand arriva la sentence des douze juges fixant l’ordre des deux punitions. Les exécuteurs déclarèrent alors très-sérieusement que le condamné devait se préparer à subir son destin.

La manière intrépide avec laquelle le capitaine Poke se soumit à la décaudisation arracha des applaudissements à tous les Monikins qui étaient présents ; et leur inspira un vif intérêt. M’étant assuré que la queue était séparée du corps, je courus aussi vite que mes jambes purent me porter à la cour des douze juges. Downright m’attendait avec impatience, et dès qu’il me vit, il se leva, et demanda que la cour ordonnât un sursis à l’exécution dans l’affaire de « Regina versus Noé Poke, ou n° 1, couleur d’eau de mer. » — Par un statut de la seconde année du règne de Longévité et de Flirtilla, dit le brigadier, il est dit qu’aucun condamné ne souffrira la perte de la vie ou d’un de ses membres, s’il peut être prouvé qu’il est non compos mentis. Telle est aussi, Milords, la disposition de la loi coutumière ; mais cette dernière loi n’étant fondée que sur le sens commun, il a été jugé à propos de la confirmer par un statut spécial ; je ne crois pas que monsieur le procureur général de la reine conteste l’application du statut que j’ai cité.

— Point du tout, Milord, dit le procureur général en prenant une prise de tabac ; mais j’ai quelques doutes sur le fait, — le fait reste à être prouvé.

— Le fait est certain, et ne peut admettre aucun doute. Dans le cas de « Rex versus Noé Poke, » la cour a ordonné que la peine de la décaudisation aurait la priorité sur celle de la décapitation. La sentence a été signifiée et exécutée. Le condamné a perdu sa queue, et par conséquent sa raison. Tout être privé de raison a toujours été regardé comme étant non compos mentis, et la loi du pays ne permet pas qu’il perde ni la vie ni un membre.

— Votre argument est plausible, dit le président ; mais la cour doit avoir la preuve des faits. Aux assises prochaines, vous serez peut-être préparé…

— Je prie la cour de faire attention que c’est un cas qui n’admet pas un délai de trois mois.

— Nous pouvons décider le principe dans un an aussi bien qu’en ce moment. D’ailleurs, nous avons siégé aujourd’hui plus longtemps qu’il n’est ordinaire, agréable et commode, dit le président en regardant à sa montre.

— Mais, Milord, j’ai la preuve en main. Voici un témoin qui déposera qu’il a vu la queue de Noé Poke séparée de son corps.

— Un avocat qui a votre expérience, dit le président, ne peut ignorer que la cour des douze Juges n’admet de preuve que par acte de notoriété. Si vous en aviez un qui fût prêt, nous pourrions peut-être trouver le temps de l’examiner avant de lever la séance, mais, dans la situation présente des choses, l’affaire doit être ajournée.

Une sueur froide me tombait du front, car je sentais l’odeur du poil brûlé, et dès qu’on en aurait recueilli les cendres, qu’on les aurait jetées au visage de Noé, et qu’on aurait coupé sa queue en quatre morceaux, la sentence de la décapitation serait exécutée sans plus de délai. Mais Downrigth n’était pas un avocat à se laisser déconcerter par un tel obstacle. Saisissant un papier fort bien écrit qui se trouvait sur le bureau devant lui, il le prit en main, et lut sans hésiter ce qui suit :

« Regina versus Noé Poke,
Royaume de Leaphigh, saison des noisettes, quatrième jour

de la lune.

« Est comparu en sa propre personne, devant moi, Méditation, président de la cour du banc du roi, John Goldenealf, baronnet du royaume de la Grande-Bretagne, lequel, après serment dûment prêté, dépose et dit ce qui suit, savoir : que ledit déposant a été témoin et présent à la décaudisation du défendant dans ledit procès, et qu’il a vu la queue dudit Noé Poke, ou n° 1, couleur d’eau de mer, véritablement et physiquement séparée de son corps, ce qui est tout ce que le déposant a à dire. »

Après avoir lu sans hésiter un instant cet acte de notoriété, qui n’existait que dans son imagination, Downright demanda que la cour reçût ma déclaration de la vérité de son contenu. — John Goldencalf, baronnet, dit le président, vous avez entendu l’acte de notoriété qui vient d’être lu. Prêtez-vous serment qu’il contient la vérité ?

— J’en prête serment.

L’acte fut signé par le juge et par moi, et il fut joint aux pièces de la procédure sans que personne y jetât les yeux. J’appris ensuite que la pièce dont le brigadier s’était si adroitement servi, n’était autre chose que les notes que le président lui-même avait prises pendant l’instruction de l’affaire ; et voyant au haut le titre de la cause, la date de l’affaire, et le nom de l’accusé, trouvant peut-être aussi quelque difficulté à lire sa propre écriture, ce grand officier de la couronne n’avait eu aucun soupçon de la supercherie. Quant aux autres juges, ils étaient trop pressés d’aller dîner pour s’amuser à lire des actes de notoriété. L’affaire se termina donc par la décision suivante :

« Regina versus Noé Poke, etc., ordonne que l’accusé soit considéré comme non compos mentis, et qu’il soit mis en liberté, en fournissant caution qu’il ne troublera point la tranquillité publique pendant le cours de sa vie naturelle. »

Un officier fut dépêché sur la grande place, pour arrêter l’exécution, et la cour leva sa séance. Je restai quelques instants de plus pour signer un cautionnement en faveur de Noé, et je repris celui que j’avais donné la veille pour sa comparution devant la cour. Toutes ces formalités étant remplies, Downright et moi nous allâmes féliciter notre client. Le brigadier n’était pas peu flatté du succès qu’il avait obtenu, succès, dit-il, qui faisait honneur là à la connaissance qu’il avait acquise des lois de Leaphigh.

Nous trouvâmes Noé étonnamment soulagé en se voyant hors des mains des Philistins, et il nous exprima sa satisfaction de la tournure imprévue que les choses avaient prise. Il nous dit qu’il n’attachait pas plus de valeur à sa tête qu’à toute autre ; mais il était commode d’en avoir une. S’il avait fallu qu’il se séparât de la sienne, il s’y serait sans doute soumis en homme : il aurait montré le même courage dont il avait fait preuve lors de l’annulation de sa queue. À l’avenir, il aurait grand soin de n’accuser personne d’avoir de la mémoire ou d’en manquer. Il comprenait maintenant l’excellence de ces sages qui faisaient couper la tête à un individu pour l’empêcher de retomber dans la même faute. Il n’avait pas dessein des rester beaucoup plus longtemps dans cette île, croyant qu’il serait plus à l’abri des tentations à bord du Walrus qu’au milieu des Monikins. Quant à son équipage, il était sûr de le rappeler aisément à bord ; car, depuis vingt-quatre heures, pas une ration de cochon salé n’avait été distribuée, et, après tout, des noisettes étaient maigre chère pour des marins. Les philosophes pouvaient dire tout ce qu’ils voulaient sur les gouvernements ; quant à lui, il ne connaissait qu’un seul véritable tyran sur la terre, et c’était le ventre. Il avait eu plus d’une fois à lutter contre lui, et toujours il avait été vaincu. Il était désagréable de perdre le titre de lord grand-amiral de la Grande-Bretagne, mais cela valait mieux que de perdre sa tête. Quant à sa queue, quoiqu’il aimât à être à la mode, il pouvait fort bien s’en passer ; et en mettant les choses au pire, quand il serait de retour à Stonington, il y connaissait un sellier qui pourrait lui en fournir une tout aussi bonne que celle qu’il avait perdue. Miss Poke aurait été fort scandalisée s’il était retourné à Stonington après avoir été décapité. Le mieux serait peut-être de mettre à la voile pour Leaplow le plus tôt possible, car on lui avait donné à entendre que, dans ce pays, il ne fallait qu’un petit bout de queue pour être à la mode, et il avouait qu’il n’aimerait pas à croiser longtemps dans les parages de Leaphigh, à moins d’être mis comme les autres. Il n’avait de rancune contre personne, et il pardonnait de bon cœur à tout le monde ; à l’exception de Bob, dont, Dieu aidant, il aurait pleine satisfaction avant que le Walrus eût été vingt-quatre heures en mer.

Dès que le capitaine fut entré dans sa barque avec sa tête sur ses épaules, je félicitai Downright de la manière adroite et habile dont il avait défendu mon ami, et en même temps j’approuvai fort ses distinctions ingénieuses et vraiment philosophiques sur le système de jurisprudence de Leaphigh.

— Trêve de remerciements et d’éloges ; je vous en prie, sir John, me dit le brigadier en m’accompagnant, tandis que je retournais à mon auberge. Nous avons fait tout ce que les circonstances permettaient ; et cependant nous aurions échoué si le président avait été en état de lire son écriture. Quant au fond et aux formes des lois des Monikins, — car elles sont à peu près les mêmes à Leaphigh qu’à Leaplow, — vous pouvez en juger d’après ces deux procès : je ne prétends pas dire qu’elles soient parfaites ; je pourrais moi-même y suggérer des améliorations. Mais telles qu’elles sont, nous nous en contentons. — Sans doute, vous autres hommes, vous avez des codes de lois qui peuvent mieux soutenir l’examen.