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Les Monikins/Chapitre XXIV

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 297-313).

CHAPITRE XXXIV.


Une arrivée. — Une élection. — Architecture — Niveau et patriotisme de l’eau

la plus pure.



En temps convenable, les côtes de Leaplow se montrèrent très-près de la proue du vaisseau. Notre arrivée, à cette nouvelle et extraordinaire contrée, fut si soudaine, que nous étions presque sur le point d’échouer avant d’avoir aperçu le rivage. Les matelots du capitaine Poke maintinrent néanmoins le bâtiment : et, par la manœuvre d’un fort habile pilote, nous fûmes bientôt amarrés en sûreté dans le port de Bivouac. Il n’y a dans cette heureuse terre ni registres, ni passeports, ni rien, comme le disait plaisamment le capitaine Poke. Les formalités se remplirent avec promptitude ; mais toutefois j’eus l’occasion de remarquer combien il est plus facile de cheminer dans le monde avec le vice qu’avec la vertu. Une bagatelle offerte à un officier de la douane fut refusée ; et le seul trouble que m’ait laissé cette circonstance de ma vie s’élève de ce reproche intérieur de conscience ; la difficulté fut surmontée cependant, quoique pas tout à fait aussi vite, ni aussi aisément que si les douceurs avaient été de mode, et l’on nous permit de débarquer avec nos effets.

La cité de Bivouac présentait un singulier aspect lorsque je posai le pied dans ses rues saintes. De larges placards couvraient les maisons. Je les pris d’abord pour des annonces de marchandises à vendre, la ville étant connue pour très-commerçante ; mais, en les examinant, je m’aperçus bientôt que c’étaient de simples circulaires pour les élections. Le lecteur appréciera lui-même mon plaisir et ma surprise en lisant la première qui s’offrit. Elle était ainsi conçue :


NOMINATION HORIZONTALE.
Les Républicains endoctrinés du système horizontal
attention !


« Vos droits les plus sacrés sont en péril ; vos libertés les plus chères menacées ; vos femmes et vos enfants sur le point d’être divisés. On propage avec impudence et publicité la thèse infâme et inconstitutionnelle que le soleil nous éclaire le jour, et la lune la nuit. L’occasion présente est probablement la seule qui s’offrira jamais d’étouffer une erreur qui engendre une telle foule d’illusions et de calamités domestiques. Nous présentons à votre bienveillance un sûr défenseur de tous ces intérêts si intimes et si chers, dans la personne de


john goldencalf,


patriote connu, bon législateur, profond philosophe, et politique incorruptible. Nous n’avons pas besoin de recommander M. Goldencalf à nos compatriotes adoptifs, car il est vraiment un des leurs ; et nous dirons seulement aux citoyens nés dans nos murs : — Essayez-le, et vous serez plus que contents. »


Je trouvai cette affiche d’une grande utilité, car elle me donnait la première notion du devoir qui m’était assigné à la prochaine session du grand conseil, et qui était purement de démontrer que la lune nous prête ses rayons durant le jour, et le soleil durant la nuit. Je me mis sur-le-champ à chercher dans mes esprits tout naturellement les arguments les plus propres à soutenir cette grave et politique hypothèse.

Le placard voisin était en faveur de


« noé poke,


navigateur expérimenté, qui conduira le vaisseau de l’État dans une route prospère ; — habile astronome, qui s’est assuré par de fréquentes observations que les lunes ne marchent pas dans les ténèbres. — Perpendiculaires, soyez de niveau, et renversez vos ennemis ! »

Plus loin je lus :


« l’honorable robert smut[1]


est confidentiellement recommandé par les membres du comité à tous leurs concitoyens comme un vrai gentleman, un vrai savant mûri sur les livres, un politique éclairé[2], et un ferme démocrate. »

Mais ce manuscrit se trouverait rempli, si je retraçais la dixième partie des louanges et des injures versées sur nous tous par une société à laquelle nous étions cependant encore totalement étrangers. Un seul exemple des dernières suffira.


DÉCLARATION.

« A comparu devant moi, John Equity, juge de paix, Peter Veracious, etc., qui, après avoir juré sur les saints évangiles, a fait la déposition suivante : Qu’il avait intimement connu dans son pays natal le nommé John Goldencalf, et qu’il était à sa connaissance personnelle que ledit individu avait trois femmes et sept enfants illégitimes ; que de plus il était un banqueroutier sans honneur, et avait été obligé d’émigrer par suite du vol d’un mouton.

« Juré, etc., etc.

« Signé Peter Veracious[3]. »


Il était impossible de ne pas ressentir une légère irritation en lisant de telles paroles, et j’étais au moment d’arrêter le premier passant pour lui demander l’adresse de M. Veracious, lorsque je fus arrêté par un membre du comité horizontal, et accablé de félicitations sur mon heureuse élection. Le succès est un baume admirable pour toutes les blessures, et j’oubliai véritablement que j’avais à éclaircir l’affaire du mouton et de ma postérité illégitime ; tandis que je proteste encore que si la fortune m’eût été moins propice, le misérable qui avait répandu la calomnie aurait payé cher sa témérité. Cinq minutes après, ce fut le tour du capitaine Poke ; lui aussi fut complimenté dans les formes convenables ; car l’intérêt émigrant, comme Noé l’appelait, venait de porter un candidat de chacune des deux factions opposées. Ainsi, tout était bien. Je ne pouvais, après avoir partagé si longtemps la table du digne marin, ressentir la plus légère répugnance à siéger avec lui au parlement de Leaplow. Mais notre surprise mutuelle, et je pourrais ajouter notre indignation, furent excitées au plus haut point en apercevant une notice qui contenait le programme du cérémonial qu’on devait observer à la réception de l’honorable Robert Smut.

Il paraissait que les horizontaux et les perpendiculaires avaient fait tant de choix bas et inattendus, dans le but d’apaiser les tangents et de se tromper mutuellement, que le résultat plaçait à la tête du pol[4] le jeune vaurien. — Phénomène politique dont je découvris par la suite plus d’un exemple dans l’histoire de l’élection périodique du plus sage et du meilleur des habitants de Leaplow.

On ne peut nier que l’intérêt ne dût s’accroître par la singulière circonstance de se trouver, en abordant sur une terre étrangère, loué, injurié sur les murs de la capitale, et membre du parlement, le tout dans le même jour. J’eus soin cependant de dominer assez les sensations de l’orgueil satisfait et de l’amour-propre blessé, pour conserver la faculté de considérer ce qui m’entourait, et de recueillir, avec toute la justesse et la rapidité dont j’étais susceptible, un aperçu des mœurs, des penchants et des habitudes, des désirs et des besoins de mes commettants.

J’ai déjà exprimé l’intention d’insister d’une manière spéciale sur les perfections morales qui distinguent les peuples du monde monikin. Je ne pus cependant pas traverser les rues de Bivouac sans remarquer un petit nombre d’usages matériels que je mentionnerai, parce qu’ils se rattachent évidemment à l’état social et aux souvenirs historiques de cette intéressante portion de la région polaire.

J’observai d’abord que toutes les espèces de quadrupèdes sont aussi maîtres dans les promenades de la ville que les habitants eux-mêmes ; fait qui, je n’en doute pas, se lie au principe d’égalité de droits sur lequel reposent les institutions nationales. En second lieu, il me fut impossible de ne pas voir que leurs maisons, construites sur une base infiniment petite, s’appuyant l’une sur l’autre, offrent ainsi l’emblème du soutien mutuel obtenu par le système républicain, et prennent en hauteur le développement qui leur manque en largeur ; coutume singulière que je n’hésitai pas un instant à attribuer à l’usage d’habiter les arbres, à une époque peu éloignée. Enfin, j’observai qu’au lieu de placer l’entrée de leurs demeures près du sol, comme font les hommes et même presque tous les animaux non ailés, ils montent par des marches extérieures à une ouverture placée à distance égale du toit et de la terre. Une fois là, ils montent et descendent dans le bâtiment, suivant que l’occasion l’exige. Je ne mets pas en doute que cet usage ne vienne du temps, récent encore, où l’état sauvage du pays obligeait à se protéger contre les ravages des bêtes féroces, en ayant recours à des échelles qu’on tirait après soi lorsque toute la famille était remontée au sommet de l’arbre après le coucher du soleil. On emploie en général pour ces escaliers quelque matière blanche, afin qu’on puisse même à présent, en cas de danger pressant, les voir facilement dans l’obscurité ; je ne sache pas cependant que Bivouac soit une ville plus désordonnée ni moins sûre qu’aucune autre de nos jours. Mais les habitudes laissent de longues traces dans les usages des peuples, et souvent on les retrouve, ainsi que les modes, longtemps après que le motif de leur origine est tombé dans l’oubli. En voici encore un exemple : plusieurs des habitations de Bivouac ont, devant leurs portes et au bas de l’escalier de pierre, d’énormes chevaux de frise, en fer ; pratique qui, sans le moindre doute, remonte au genre de défense employée dans l’origine par cette race prévoyante et entreprenante. Parmi un grand nombre de ces chevaux de frise, j’ai remarqué de certaines images en fer, assez semblables au roi des échecs, et que je pris d’abord pour le symbole des facultés calculatrices du maître de la maison, espèce de blason républicain ; mais le brigadier m’apprit que c’était seulement une mode venue de la coutume de mettre des mannequins devant la porte durant les premiers temps de l’établissement, afin d’effrayer les animaux pendant la nuit, de même que nous plaçons des épouvantails dans un champ de blé. Deux de ces sentinelles bien rembourrées levaient un bâton d’un air martial, et le brigadier m’assura que jadis elles avaient souvent soutenu un siège d’une semaine contre une ourse et une troupe d’oursons affamés : maintenant que le danger n’existait plus, il présumait que les familles qui faisaient élever ces statues en fer voulaient conserver le souvenir de quelque merveilleux danger de ce genre auquel leurs ancêtres avaient échappé au moyen de cet ingénieux expédient.

Tout porte dans cette ville l’empreinte du principe sublime qui préside à ses institutions. Par exemple, les maisons des simples citoyens sont plus élevées que les édifices publics, pour montrer que l’individu est plus que le public, Les églises mêmes offrent cette singularité, prouvant ainsi que la route du ciel n’est pas indépendante de la volonté populaire. Le palais de justice, monument dont les Bivouakers s’enorgueillissent, ne fait pas exception à la règle ; l’architecte, pour se mettre à l’abri du reproche d’avoir cru le ciel à la portée de sa main, a pris la précaution de construire une flèche en bois qui, partant du centre, s’élève jusqu’au point où, d’après les idées de tous les autres peuples, le toit de l’édifice devrait atteindre. Cette particularité était si frappante, que Noé observa qu’il lui semblait qu’un grand niveau politique avait passé sur la ville comme pour donner une dernière touche à la contrée.

Comme nous faisions ces observations, quelqu’un s’approchait de nous au grand trot, et M. Downright dit aussitôt que cet individu désirait vivement faire connaissance. Surpris qu’il prétendît connaître un fait dont rien ne l’avait prévenu à l’avance, je me permis de lui demander sur quoi il supposait que nous étions les objets de cet empressement.

— Simplement parce que vous êtes de nouveaux arrivés. Cette personne fait partie de la classe, assez nombreuse parmi nous, des gens qui, dévorés d’une étroite ambition, courent après la célébrité ; — souhaits qui, pour le dire en passant, sont sur le point d’être exaucés sous plus de rapports qu’ils ne le désireraient. — Ils se jettent à la tête de chaque étranger, non par le sentiment d’une hospitalité franche et généreuse qui cherche à être utile aux autres, mais par celui d’une vanité irritable qui veut se satisfaire elle-même. Le Monikin libéral et éclairé se distingue aisément de cette clique ; il n’est ni honteux, ni enthousiasmé d’aucun usage, par la seule raison que ce sont ceux de son pays. Pour lui le mérite d’un objet consiste à être utile, agréable et convenable ; il choisit alors que les autres désirent ; il ne blâme ni n’approuve uniquement par imitation. — Il juge par lui-même et se sert de son expérience comme d’un guide respectable et utile, tandis que ceux-ci regardent comme le seul but de la vie d’atteindre ce qui est hors de la portée de leurs voisins. Ils recherchent les étrangers parce qu’ils ont décrété depuis longtemps qu’à l’exception d’eux-mêmes et d’un petit nombre d’amis, tout est bas et vulgaire dans les coutumes et la population d’une contrée où tout s’appuie sur les droits du peuple ; et ils ne sont jamais si heureux que lorsqu’ils reportent leurs regards sur les raffinements exquis de ce que nous appelons la Vieille Région[5] Ne pouvant cependant acquérir d’autres notions que celles que Dieu nous envoie et que nous pouvons tous recueillir dans les relations journalières, ils ne savent rien de ce qui se passe dans les autres pays, si ce n’est Leaphigh dont nous parvenons parler le langage ; et comme Leaphigh est aussi, dans ses usages, ses opinions et ses lois, l’ultra beau idéal de l’exclusion, il semble que tous ceux qui arrivent de cette partie du monde ont plus de titres à leurs hommages qu’aucun autre étranger.

Ici le juge Ami du Peuple, qui avait sondé avec soin les intentions du comité électoral au sujet des chances de la petite roue, nous quitta soudain d’un air humble, à demi honteux, le nez baissé vers la terre comme le chien qui vient de découvrir une trace récente.

La première fois que nous rencontrâmes ensuite l’ex-envoyé, il était en deuil pour quelques faux pas politiques que je n’ai jamais bien compris. Il venait de soumettre sa tête à l’action du rasoir, et le siège de la raison était tellement nivelé, qu’il eût fallu une malignité plus qu’ordinaire pour supposer qu’il conservât la plus légère parcelle de cervelle. De plus il n’avait pas voulu qu’on laissât un seul poil sur sa personne, qui était entièrement nue, et qui présentait une image de pénitence et d’humilité ; J’ai appris depuis que cette purification avait été considérée comme une expiation suffisante, et qu’il était rentré dans le cercle des patriotes par excellence.

Sur ces entrefaites le Bivouaker s’approcha de moi et me fut présenté sous le nom de M. Gilded Wriggle[6].

— Le comte Poke de Stonington, mon bon Monsieur, dit le brigadier, qui remplissait les fonctions de maître de cérémonies, — et le Mogol Goldencalf, — tous deux nobles d’ancien lignage, du sang le plus pur et jouissant de hauts privilèges ; gentlemen qui donnent dans leur manoir six dîners par jour, dorment toujours sur des diamants, et dont les châteaux n’ont pas moins de six lieues détendue.

— Gentlemen, interrompit notre nouvelle connaissance, mon ami le général Downright s’est donné une peine inutile ; votre rang et votre noble naissance se montrent d’eux-mêmes. Soyez les bienvenus à Leaplow ! Je vous supplie de vouloir bien disposer de ma maison, de mon chien, de mon chat, de mon chevalet de moi-même ; je sollicite surtout la faveur de recevoir votre première et votre dernière visite ; toutes celles enfin que vous ferez ici. Hé bien ! Mogol, franchement, que pensez-vous de nous ? Vous avez été assez longtemps sur nos rivages pour apprécier nos institutions et nos usages. Votre jugement ne se basera pas sans doute sur ce que vous voyez dans les rues.

— Ce n’est pas mon intention, Monsieur.

— Je m’aperçois que vous êtes circonspect ! — Nous sommes, je l’avoue, dans une cruelle position ; foulés aux pieds par le peuple, et loin, — très-loin de cette nation que, j’ose le dire, vous vous attendiez à voir. Il y a tant de jacobinisme, Monsieur, que je ne pourrais pas être nommé adjoint de l’alderman du commerce si j’en avais envie. — Les peuples sont fous, Monsieur, ils ne savent rien ; incapables de se conduire eux-mêmes, ils le sont plus encore de guider ceux qui leur sont supérieurs. Nous avons formé dans cette ville une société qui se compose de quelques centaines d’individus ; nous leur répétons sans cesse qu’ils sont insensés, que leurs affaires dépérissent dans leurs mains, que depuis vingt ans ils marchent vers leur perte ; en bien ! nous n’avons pas encore pu leur persuader de remettre l’autorité à un de nous. Nous sommes vraiment dans un état pitoyable, et si cette contrée pouvait périr, la démocratie l’aurait tuée il y a déjà trente-cinq ans.

Ici les lamentations de M. Wriggle furent interrompues par celles du comte Poke de Stonington. Ce dernier, distrait par l’admiration qu’inspirait l’orateur, avait trébuché sur une des quarante-trois mille sept cent soixante-dix inégalités du pavé (car à Leaplow l’égalité règne partout, excepté dans les rues et les routes) ; par suite de cette maladresse il était tombé sur le nez. J’ai déjà eu occasion de parler de la facilité avec laquelle le marin se laissait aller à l’emploi d’épithètes peu polies. Ce contre-temps arriva dans la principale rue de Bivouac, qui est appelée le Wide-Path[7], avenue de plus d’une lieue de long. Malgré cette grande étendue, Noé ne fit pas grâce à un pouce de terrain, et l’injuria d’un bout à l’autre avec une précision et une volubilité de paroles qui excita la surprise générale. — C’était la rue la plus sale, la plus mal pavée et la plus laide qu’il eût jamais rencontrée ; s’il en existait une semblable à Stonington, au lieu de s’en servir, il la ferait fermer aux deux extrémités, et y établirait les porcs.

À ces mots le brigadier Downright laissa voir quelques signes d’effroi, et, nous tirant à part, il demanda vivement au capitaine s’il était fou d’attaquer en termes si inusités la pierre de touche de Bivouac, ce chef-d’œuvre de sentiment, de nationalité, de goût et d’élégance ! On ne parlait jamais de cette rue sans avoir recours au superlatif ; usage, au reste, que Noé lui-même avait suivi. On entendait dire communément qu’elle était la plus longue et la plus courte, la plus large et la plus étroite avenue de l’univers, celle qui était la plus mal et la mieux bâtie. — Quelque chose qui vous arrive, continua-t-il, quelle que soit votre pensée ou votre croyance, ne niez jamais les excellences du Wide-Path. Si on vous demande si une rue au monde vous a semblé aussi encombrée, jurez qu’on y étouffe, quoiqu’il y ait assez de place pour faire manœuvrer un régiment ; si on vous défie de nommer une promenade qui soit aussi paisible, protestez que ce lieu est un désert : dites ensuite ce que vous voudrez des institutions du pays.

— Est-il possible ? m’écriai-je ; même des droits sacrés des Monikins !

— Critiquez ces droits et la masse de la nation avec autant d’amertume qu’il vous plaira, mais je vous conseillerai, si vous désirez être bien accueilli dans les cercles de gentlemen, de faire dans vos conversations un fréquent usage des mots jacobins, populace, prolétaires, canaille et démocrate, ce sont des lettres de recommandation pour celui qui n’en aurait pas d’autres. Dans notre heureuse et indépendante contrée, c’est un signe assuré de sentiments élevés, d’une éducation parfaite, d’un esprit juste, et de la noblesse des relations, de savoir flétrir toute cette portion de nos compagnons d’existence, par exemple, qui habitent des maisons d’un seul étage.

— Tout ceci me semble très-étrange, votre gouvernement étant populaire par essence !

— Vous avez justement découvert la raison ; — n’est-ce pas une mode générale dans le monde de blâmer la constitution ? Toutes les actions d’un gentleman doivent être basées sur des principes généreux et élevés ; ainsi blâmez tout ce qui respire dans l’enceinte de Leaplow, en exceptant les personnes présentes, leurs parents et même les quadrupèdes qu’ils possèdent, mais gardez-vous bien de proférer un seul mot sur un seul objet inanimé ! Respect, je vous en conjure, aux maisons, aux arbres, aux rivières, aux montagnes, et par-dessus tout à Bivouac ! respect au Wide-Path ! Nous sommes un peuple éminemment sensible, et nous prenons intérêt à la réputation même de nos souches et de nos pierres ; les philosophes de Leaplow s’accordent tous sur ce sujet.

— Nom d’un roi !

— Pourriez-vous, brigadier, nous expliquer cette étrange singularité ?

— Vous n’ignorez sûrement pas à quel point la propriété est sacrée ! nous avons un grand respect pour elle, Monsieur, et nous n’aimons pas à entendre déprécier ce qui nous appartient. Mais plus les sarcasmes dirigés sur la masse seront piquants ; et plus on croira votre intelligence supérieure.

Ici nous nous retournâmes vers M. Wriggle, qui mourait d’envie qu’on s’occupât encore de lui.

— Ah ! gentlemen, vous arrivez de Leaphigh ! — Il avait questionné un de ceux qui nous accompagnaient. — Que fait ce peuple grand et stable ?

— Ce qu’il fait d’ordinaire, Monsieur ; — il est grand et stable.

— Je pense cependant que nous sommes tout à fait ses égaux ; — pourquoi pas ? branches du même tronc ?

— Non, Monsieur, tronc des mêmes branches.

M. Wrrggle sourit, parut enchanté du compliment, et je regrettais de ne pas lui en avoir fait un moins raffiné encore.

— Bien, Mogol : à quoi s’occupent à présent nos bisaïeuls ? déchirent-ils toujours cette sublime structure d’une constitution qui a été si longtemps une merveille du monde et l’objet de mon admiration spéciale ?

— Ils parlent de changement, Monsieur, mais je crois qu’aucune innovation importante n’a été faite ; le primat de Leaphigh a encore, comme j’ai en l’occasion de l’observer, sept nœuds à sa queue.

— Ah ! Monsieur, ce peuple est admirable, dit Wriggle en jetant un regard plein de regret sur sa queue écourtée, qui, je l’appris ensuite, n’avait jamais été qu’une queue avortée : je déteste le changement, Monsieur, et si j’étais un Leaphigher, je mourrais avec ma queue.

— Un peu d’enthousiasme est permis à celui pour qui la nature a été naguère si généreuse.

— C’est un peuple miraculeux, Monsieur, une merveille du monde ; ses institutions sont les plus grands prodiges qu’aient enfantés les siècles !

— L’observation est assez juste, Wriggle, dit le brigadier, car depuis cinq cent cinquante ans qu’il les remanie et les altère sans cesse, elles sont encore exactement les mêmes !

— Oui, très-vrai, brigadier, — l’objet de l’admiration de notre âge ! Mais, gentleman, que pensez-vous réellement de nous ? Des généralités ne peuvent me satisfaire ; vous êtes ici depuis assez longtemps pour avoir formé une opinion ; j’avoue que je serais bien aise de la connaître. Parlez-moi franchement : ne sommes-nous pas, après tout, de misérables êtres, abandonnés, méprisés ?

J’eus beau protester de mon incapacité à juger l’état social d’un peuple après un si court séjour, M. Wriggle ne voulut pas m’écouter ; il répéta que je devais être surtout rebuté de la grossièreté, du manque d’égards de la canaille, — c’est ainsi qu’il appelait le peuple, qui, pour le dire en passant, m’avait déjà frappé comme l’emportant de beaucoup en bien sur le reste de la population : d’après ce que j’avais vu, il me semblait décent, paisible et civil plus qu’il ne l’est ordinairement. M Wriggle me conjura aussi, d’un ton à la fois pressant et piteux, de ne pas juger toute la contrée sur les échantillons que je pourrais rencontrer sur les grandes routes.

— J’espère, Mogol, que vous serez assez charitable pour ne pas nous croire tout à fait aussi mauvais que nous le paraissons sans doute à vos yeux délicats. Le jacobinisme de nos lois a gâté ces êtres grossiers ; mais nous avons une classe, Monsieur, qui est différentes ainsi, le peuple à part, que pensez-vous de la ville, Monsieur ? triste endroit, je présume, comparé à vos anciennes cités ?

— Le temps remédiera à tout, monsieur Wriggle.

— Vous croyez alors que le temps nous est nécessaire. — Cette maison qui est là, au coin, semble, à mon goût du moins, convenable pour un gentleman de tout pays, hem ?

— Très-convenable sans doute, Monsieur.

— Notre Wide-Path, qui nous semble magnifique, n’est, je le sais, qu’une rue ordinaire aux yeux des voyageurs de vos contrées, quoiqu’on pense ici qu’elle est sublime.

— Vous lui faites injure, monsieur Wriggle, quoiqu’elle ne soit pas comparable à plusieurs des…

— Comment ? Monsieur, le Wide-Path est inférieur à quelque chose sur la terre ! Je connais plusieurs personnes qui ont été dans l’ancien monde, — les Leaplowers donnent ce nom aux contrées de Leaphigh, Leapup, Leapdown, etc., — et ils jurent qu’ils n’ont vu nulle part une rue aussi belle. Je n’ai pas eu le bonheur de voyager, Monsieur ; mais permettez-moi, Monsieur, de dire que quelques-uns de ceux qui ont voyagé, Monsieur, considèrent, Monsieur, le Wide-Path comme la plus magnifique avenue publique qui ait jamais frappé leurs regards expérimentés. — Oui, Monsieur, la plus magnifique.

— Je n’en connais encore qu’une si petite partie, monsieur Wriggle, qu’il faut me pardonner si j’en ai parlé avec peu de réflexion.

— Nulle offense. — Je méprise le Monikin qui n’est pas au-dessus des vanités locales et de l’admiration provinciale ! Vous devez vous en être aperçu, Monsieur, car j’ai reconnu franchement que nulle populace ne pouvait valoir moins que la nôtre, et que nous marchons à grands pas vers notre perte. — Oui, Monsieur, il n’existe pas de plus misérable canaille. — Mais pour ce qui concerne cette rue, nos maisons, nos chats, nos chiens, et certaines exceptions, — vous me comprenez, Monsieur, — c’est tout à fait autre chose. Dites-moi, je vous prie, Mogol, quel est le plus grand homme de votre pays ?

— Je dois peut-être nommer le duc de Wellington, Monsieur.

— Hé bien ! Monsieur, permettez-moi de vous demander s’il habite une maison plus agréable que celle qui est devant nous ? — Vous êtes ravi, je le vois, nous sommes une nouvelle nation de pauvres marchands à demi sauvages, comme chacun sait, mais nous pouvons nous flatter de savoir construire une maison ! Si vous vouliez entrer un instant, vous verriez un nouveau sopha que le propriétaire a acheté depuis deux jours seulement ; c’est mon ami intime, et rien ne lui fait plus de plaisir que de montrer sa nouvelle acquisition.

Je refusai cette invitation en alléguant la fatigue que je ressentais, et je me délivrai par ce moyen de mon importun interlocuteur. En me quittant, il me supplia de prendre sa maison pour la mienne, prononça un jurement énergique contre la foule, et m’engagea à admirer un point de vue très-ordinaire, qu’on obtenait en regardant le Wide-Path dans une certaine direction ; mais ce point de vue se dirigeait sur sa propre demeure. Lorsque M. Wriggle fut hors de la portée de la voix, je demandai au brigadier si Bivouac ou Leaplow renfermait plusieurs prodiges semblables à lui.

— Elle en renferme assez pour causer beaucoup d’ennui, et nous rendre ridicules, répondit M. Downright. Nous sommes une nation neuve, sir John, et notre population est faible en comparaison de la grande étendue du territoire ; la mer, comme vous l’avez vu, nous sépare des parties plus anciennement habitées du monde monikin. Sous quelques rapports nous ressemblons aux habitants des campagnes : nous avons leurs vertus et leurs défauts ; nulle nation peut-être ne possède un plus grand nombre d’hommes réfléchis et vraiment respectables ; mais il existe parmi nous des individus qui, ne sachant pas se contenter de l’état pour lequel tout est si admirablement disposé autour d’eux, et influencés par l’exemple des peuples de l’ancienne région, soupirent après un ordre de choses n’interdit la nature même du sol aussi bien que l’éducation et les mœurs. En un mot, Monsieur, nous avons le vice inhérent à une société naissante, — l’imitation. Dans notre situation, elle peut d’autant moins être toujours heureuse qu’elle s’appuie nécessairement sur des descriptions. Si le mal se bornait à de pures absurdités sociales, on pourrait en rire ; mais cette soif de célébrité, qui, par malheur, acquiert un degré d’absurdité proportionné à la médiocrité de l’esprit qui l’éprouve, est tout aussi active ici que dans le reste de l’univers. Ceux qui se sont enrichis, sans pouvoir cependant acquérir ces biens que l’opulence ne peut donner, affectent de mépriser leurs concitoyens moins favorisés de la fortune. Dans leur amour de prééminence, ils s’appuient sur d’autres États, sur Leaphigh, par exemple, qui est le beau idéal de toutes les nations qui veulent créer une caste opposée au despotisme, pour régler leur opinion et déclamer contre cette masse de peuple qui est au fond la source de toute prospérité, et refuser avec obstination toutes les innovations nécessaires au bien public. Outre ce parti, nous avons encore nos politiques endoctrinés.

— Endoctrinés ! pourriez-vous m’expliquer le sens de ce mot ?

— Un endoctriné, Monsieur, fait partie d’une école politique qui soutient la validité de certaines théories inventées tout exprès pour justifier une série de faits accidentels, exemple que nous donne souvent notre modèle par excellence, Leaphigh. Nous sommes dans une position singulière par rapport à ce pays. Ici on peut poser en principe que les faits, — je parle des faits politiques et sociaux, — sont très en avant de l’opinion, par la simple raison que les premiers sont laissés à leur libre impulsion, et que les derniers sont de toute nécessité influencés par l’habitude et les préjugés ; tandis que, dans la vieille région, l’opinion, je parle de celle qui domine, est très en avant des faits, parce que ceux-ci sont restreints par l’usage et l’intérêt personnel, et que l’opinion est excitée par l’étude et par la nécessité d’innover.

— Permettez-moi de dire, brigadier, que vos institutions actuelles me semblent un résultat très-remarquable d’un tel état de choses.

— Elles sont une cause plutôt qu’une conséquence. Partout l’opinion est une puissance qui marche en avant, et ici même elle est plus avancée, comme pouvoir, que toute autre chose. Le hasard a favorisé la fondation de notre société, et une fois fondée, les faits ont marché trop vite pour que l’esprit monikin pût aller de concert avec eux. C’est la position remarquable mais vraie de tout pays. Dans les autres contrées monikines, vous verrez l’opinion luttant contre la routine de l’usage, et faisant des efforts désespérés pour la dégager des lisières que lui imposent les intérêts individuels, tandis qu’ici les faits firent l’opinion à leur suite[8]. Quant à nos institutions et à nos folies sociales, tout absurdes qu’elles sont, elles se renferment dans une classe peu nombreuse ; mais l’esprit des endoctrinés est une affaire beaucoup plus sérieuse. Trop confiants en eux-mêmes, ils attaquent ce qui est bon, souvent très-innocemment et sans le savoir ; grâce à eux, le vaisseau de l’État navigue comme un bâtiment qui traîne un radeau à sa remorque.

— Position vraiment neuve pour une nation monikine éclairée !

— Sans aucun doute, les hommes manœuvrent mieux ; mais vous approfondirez ce sujet au grand conseil. Peut-être trouvez-vous étrange que les faits conservent une marche ascendante en ayant un adversaire aussi puissant que l’opinion ; mais il faut vous rappeler que si la grande majorité de notre population, étant purement adonnée à la pratique, n’est pas tout à fait au niveau des circonstances, elle en est cependant beaucoup moins éloignée que ne le sont les endoctrinés. Ces derniers fatiguant et trompent sans faire de contre-poids.

— Pour en revenir à M. Wriggle, sa secte est-elle nombreuse ?

— Elle prospère surtout dans les villes. Leaplow aurait grand besoin d’une capitale qui offrirait un point de réunion aux êtres que distinguent leur instruction, une éducation plus soignée et l’aménité de leurs mœurs ; placés par leurs goûts et leurs habitudes au-dessus des penchants et des sentiments du vulgaire, ils pourraient donner à l’esprit public une direction plus salutaire, plus indépendante, meilleure enfin que celle qui domine à présent. Dans la position actuelle, la véritable élite de la nation est tellement dispersée, que loin de donner l’impulsion, c’est elle plutôt qui la reçoit. Les Wriggles de Leaplow sont, comme vous venez d’en être le témoin, égoïstes et cherchant avant tout à satisfaire leur vanité personnelle ; d’une susceptibilité excessive lorsqu’il s’agit du mérite de quelque perfection qui se trouve dans le cercle qu’ils ont parcouru, ils dénigrent avec fureur tous ceux qu’ils croient moins fortunés qu’eux-mêmes.

— Bon Dieu ! brigadier, — tout ceci sent terriblement l’humanité.

— Est-ce vrai ? — Bien vrai. — Eh bien ! il en est ainsi chez nous Monikins. Nos Wriggles rougissent justement de cette partie de la population dont ils auraient le plus de motifs de s’enorgueillir, c’est-à-dire de la masse ; et ils sont fiers de la portion dont ils devraient rougir, c’est-à-dire d’eux-mêmes. Mais nous aurons de fréquentes occasions de revenir sur cet objet ; à présent, il faut tourner nos pas vers l’auberge.

Comme le brigadier ne paraissait pas envisager le sujet de sang-froid, je gardai le silence, et je le suivis en marchant aussi vite qu’il me fut possible ; mais le lecteur peut être sûr que je ne cessai pas un instant de faire usage de mes yeux. Une chose entre autres me frappa dans cette singulière ville, — toutes les maisons étaient d’abord barbouillées avec une terre d’une couleur quelconque, puis un ouvrier traçait des raies blanches autour de chaque pierre ; il y en avait par millions. Cet ingénieux travail donnait au local le mérite d’une agréable recherche de détail ; il imprimait à l’architecture en général une grandeur basée sur la table de multiplication. Si on ajoute le noir des chevaux de frise, le blanc des escaliers placés en dehors, et une espèce de collier d’une couleur éclatante qui s’étend au-dessous des toits, l’effet total sera assez semblable à celui d’un peloton de tambours en vestes rouges, galons de coton, parements et collets blancs. Ce qui rend la similitude plus frappante, c’est qu’il n’y avait pas deux personnes de peloton qui fussent de la même taille ; ce que l’on rencontre souvent dans notre musique militaire.



  1. Smut. Saleté, vilenie.
  2. Je m’aperçus plus tard que cette phrase était d’un usage habituel à Leaplow, s’appliquant indifféremment a tous les Monikins qui portaient des lunettes.
  3. Veracious, Véridique, Equity, Équité.
  4. Suffrage, le vote.
  5. Leaphigh.
  6. Gilded, doré ; Wriggle, de to wriggle, s’insinuer dans les bonnes grâces de quelqu’un.
  7. Le pas large.
  8. On serait tenté de penser que le brigadier Downright a visité depuis peu notre heureuse et éclairée contrée. Il y a cinquante ans que le nègre esclave à New-York ne pouvait épouser une blanche. Les faits ont néanmoins suivi une marche progressive, et d’un privilège à l’autre, il est parvenu à obtenir celui de consulter son propre goût dans cette affaire, et d’agir comme bon lui semble dans les occasions qui le concernent personnellement Voilà le fait ; mais celui qui oserait en parler aurait ses fenêtres brisées par le peuple obéissant à la puissance de l’opinion.