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Les Musées de province, leur origine et leur organisation

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LES
MUSÉES DE PROVINCE

I.
LES ORIGINES ET L’ORGANISATION.

En 1648, le parlement anglais prononça la confiscation de la collection de peintures et de curiosités du roi Charles Ier et décida que les objets qui la composaient seraient vendus au profit de l’état. La vente produisit 50,000 guinées. En 1791, l’assemblée nationale, au lieu de vendre les tableaux du cabinet du roi, les déclara propriété nationale : elle les fit transporter au Louvre et inaugura ainsi le premier musée.

Si en effet on entend par musée une collection d’objets d’art en général, des musées ont existé de tout temps. Il n’y a pas à parler, dans l’antiquité, des temples, des gymnases et des thermes d’Athènes, de Corinthe, de Rome, de Byzance ni, au moyen âge et à la renaissance, des églises et des maisons de ville de la France, de l’Italie, des Pays-Bas, car, si nombreuses qu’elles y fussent, les statues et les peintures n’avaient pas là le caractère d’une collection ; on les avait réunies pour la décoration des édifices. Mais il faut citer les collections de Cicéron, de Verres, d’Hortensius, de Jules César, d’Agrippa, de Mécène, la Maison d’Or de Néron, les villas d’Hadrien et d’Hérode Atticus, le palais de Ptolémée Philadelphe, à Alexandrie ; plus tard les collections de Suger, de Pétrarque, de Ghiberti, des Médicis, d’Isabelle d’Este, de Charles-Quint, de Marguerite d’Autriche, enfin celle de François Ier, qui est l’origine de notre Louvre. A dater du XVIe siècle, les collections d’art des rois, des princes et des particuliers se multiplient. Ce sont celles de Diane de Poitiers, de Catherine de Médicis, de l’autre Médicis française, la reine Marie, de Richelieu, de Mazarin, de Charles Ier, de Michel de Marolles, des Guise, de Gaignières, de Christine de Suède, du pape Clément XIII, de Louis XIV et de Louis XV, de Caylus, de François Boucher, du prince de Carignan, des rois d’Espagne, de la couronne de Savoie, des électeurs de Bavière et de Saxe, de Marie-Thérèse d’Autriche, de Ferdinand de Naples. Si au contraire on entend par musée une collection publique, un palais ouvert tous les jours et à tous venans, une galerie nationale appartenant à l’état ou à la commune, c’est-à-dire à chaque citoyen, les musées ne datent que de la révolution et du commencement de ce siècle. De toutes les collections que nous avons citées, aucune n’était publique. Pense-t-on que Verrès, que Cicéron ou même que Mécène, tout Mécène qu’il fût, ouvrissent à la plèbe les salles de leurs trésors? Les vases murrhins étaient trop fragiles, les statuettes trop faciles à cacher sous les plis d’une tunique et sous le pan d’une toge ! Quand la reine Christine vint en France, elle dut pour visiter le palais de Mazarin demander l’autorisation au cardinal. Celui-ci l’accorda en faisant toutefois cette singulière recommandation à Colbert, chargé d’accompagner l’auguste visiteuse : « Je vous prie de prendre garde que la reine n’entre pas dans mes petits cabinets, car on pourroit y prendre de mes petits tableaux. » Le cabinet du roi, comme on appelait jadis les collections royales, ne fut ouvert au public qu’en 1750. Encore, sur plus de deux mille tableaux que possédait la couronne, cent six tableaux seulement et la galerie de Rubens étaient visibles ! Les autres toiles étaient dispersées dans les résidences royales ou se perdaient par manque de soins dans les greniers de Versailles. De plus, le cabinet n’était ouvert que quatre heures par jour, deux fois la semaine. Si peu satisfaisant qu’il fût, cet état de choses ne dura même pas. En 1784, presque tous les tableaux qui se trouvaient à Paris en furent enlevés pour être réunis au dépôt de la surintendance à Versailles. Cela n’était-il pas dans l’ordre ? Sous l’ancien régime, les œuvres d’art des palais et des châteaux de Paris, de Versailles, de Marly, de Fontainebleau étaient propriété royale. C’était par pure bonne grâce que le roi laissait quelquefois voir ses tableaux à son bon peuple de Paris. Aussi n’avait-on pas à en vouloir au roi si, pour le plaisir d’avoir tel ou tel tableau sous les yeux, à Versailles ou à Trianon, il le faisait enlever de Paris, ou même si, projetant une nouvelle installation du palais du Luxembourg, il donnait l’ordre de le fermer provisoirement, — pour une dizaine d’années. Au reste, à l’étranger, il en était comme en France. Les collections royales ou princières de l’Hermitage, de Vienne, de Dresde, de Florence, de Naples, de Madrid n’étaient que des collections privées ; ce n’étaient point des musées. La création des musées, en France, où la convention a inauguré le Louvre et fondé les musées de province, à l’étranger, où l’exemple donné par elle a été suivi, est une œuvre de la révolution.

Toutefois, en cela comme en beaucoup d’autres choses, la révolution ne fit peut-être que précipiter l’accomplissement d’une réforme qui était déjà dans l’esprit public et dans l’esprit du gouvernement et qui se fût accomplie un jour, Barère ayant dit à la tribune, le 26 mai 1791 : « Il faut que la galerie du Louvre devienne un musée célèbre et qu’on y déploie les nombreux tableaux de Rubens et autres peintres illustres, » il reçut cette lettre de Duplessis, peintre du roi : « Le projet d’un muséum a été conçu par M. de la Condamine, et M. d’Angiviller, directeur des bâtimens royaux, a adopté ce projet et travaille depuis dix ans à en assurer l’exécution. » Bien que Barère appartînt à la société bien apprise du XVIIIe siècle, il n’y a pas apparence qu’il ait répondu à Duplessis. Le député eût pu dire que, sans mettre en doute la bonne volonté de M. d’Angiviller, on pouvait penser qu’il ne s’était pas beaucoup hâté, — il avait mis dix ans à ne rien faire. La convention alla plus vite en besogne, puisque dès 1793 le Louvre fut ouvert sous le nom de Muséum de la république. On est cependant fondé à croire que, même sans la révolution, il y aurait à notre époque des musées publics à Paris et dans les grandes capitales de l’Europe. Mais sans la révolution, les musées de province n’existeraient pas. C’est la révolution qui a créé les musées des départemens. Ce fut une œuvre inique, puisqu’elle fut fondée par la spoliation, mais pour nous qui, après un siècle, ne devons juger des choses que par leur résultat, c’est une œuvre grande et utile.


I.

Avant que l’assemblée constituante eût décrété la vente des biens des émigrés et l’aliénation des domaines ecclésiastiques, le cri de Camille Desmoulins : « Paix aux chaumières ! guerre aux châteaux ! » avait été pris trop au sérieux. Les meurtres et les pillages avaient ensanglanté et dévasté les provinces. Dans ces journées de carnage que virent les châteaux, les abbayes, les couvens, les églises, combien de tableaux, de statues, de gravures, d’objets précieux furent détruits! Il suffisait que des armoiries se trouvassent sculptées sur le cadre d’un tableau, apposées sur le plat d’une reliure, gravées dans un cartouche au bas d’une estampe, pour que le tableau fût lacéré à coups de sabre, le livre brûlé, la gravure déchirée. Au porche des églises, sur les monumens funéraires, le marteau brisait ou mutilait les statues sacrées. Les peintures et les sculptures qui appartenaient à l’art profane et qui n’étaient pas coupables de porter un emblème nobiliaire n’étaient pas épargnées davantage. Les sans-culottes des campagnes détruisaient avec fureur, pour le seul plaisir de détruire. A la fin de 1791 commença la vente des biens des émigrés. Là encore une multitude d’objets d’art furent vendus à vil prix. Si le gouvernement révolutionnaire n’avait arrêté cette rage de destruction, s’il n’eût rappelé ses agens inférieurs au respect dû aux œuvres du génie de l’homme, c’en était fait de tous les trésors d’art de la France. Heureusement, la convention nationale intervint par le décret du 10 octobre 1792, où il est dit : « En procédant à la vente des biens des émigrés, il sera sursis à celle des bibliothèques, autres objets scientifiques et monumens des arts. » Grâce à ce décret, fut sauvé de la dispersion un nombre infini d’objets d’art de toute sorte, depuis le tableau et la statue jusqu’à la figurine de Saxe et à la poterie étrusque. Tous ces objets furent centralisés dans les dépôts des grandes villes, Angers, Grenoble, Marseille, Tours, Bordeaux, Dijon, Lille, Toulouse, où ils furent mis sous les scellés. Pour servir de magasins provisoires, l’administration départementale choisit des églises fermées au culte ou des couvens abandonnés. A Toulouse, ce fut l’église des augustins; à Marseille, le couvent des lazaristes; à Dijon, la maison des bernardines; à Caen et à Lille, les couvens des eudistes et des récollets. Paris eut plusieurs dépôts : les Petits-Augustins, les Capucins, les Cordeliers. À cette multitude de tableaux, de statues et de curiosités, provenant de la confiscation des biens des émigrés et des communautés religieuses, vinrent s’en ajouter un grand nombre d’autres que, souvent au péril de leur vie, des hommes éclairés et courageux avaient sauvés de la destruction pendant le pillage des châteaux et des abbayes.

Les dépôts étaient fermés, les objets d’art sauvegardés, mais nul ne savait ce qu’on en ferait. Il n’avait pas encore été question de musées départementaux. Ce fut Roland qui en eut la première idée, ou du moins qui, en qualité de ministre de l’intérieur, fit connaître ce projet éventuel aux autorités départementales. Le 3 novembre 1792, il adressa cette circulaire à tous les corps administratifs : « Il est indispensable, messieurs, que, conformément à la loi, l’inventaire de tous les objets quelconques qui se trouvent sous les scellés soit scrupuleusement fait et que, d’après cet inventaire, on fasse l’examen et le triage de tous ceux qui paraîtront dignes d’être conservés, tels que les tableaux, dessins et statues de bons maîtres... Vous voudrez bien, sans délai, me faire passer un état explicatif des objets qui auront mérité d’être conservés. D’après le rapprochement de ces états, on jugera de ceux qu’il paraîtrait convenable de classer dans le muséum ou dans la bibliothèque nationale, et de ceux dont on pourrait former dans les départemens des espèces de sections de ces grands monumens. » Les ordres du ministre furent exécutés. Bientôt le comité d’instruction publique reçut un certain nombre d’inventaires et en fit l’objet de rapports à la convention[1]. L’assemblée alloua des gratifications aux citoyens qui s’étaient dévoués à ce travail. Des commissions nommées dans les grandes villes prirent des mesures pour ranger et classer les œuvres d’art des dépôts et pour en former des musées publics. Dès l’an III (1795), Toulouse, Tours, Lille, purent ouvrir leur musée au public. D’autres musées furent inaugurés dans le cours des années suivantes, de 1797 à 1799 : les musées d’Angers, de Grenoble, du Mans, de Dijon,

Le décret de brumaire an V (1796), ordonnant la restitution à leurs propriétaires de tous les objets leur appartenant, eût pu porter un coup funeste aux musées en formation et aux musées nouvellement créés, mais il semble qu’un très petit nombre de personnes eurent l’idée ou furent en situation de présenter des réclamations. Il semble aussi que toutes les réclamations ne furent pas accueillies. Un exemple entre plusieurs. En 1798, François de Bernis, neveu du cardinal, demanda que la galerie de son oncle, dont, à la suite de la confiscation, les tableaux avaient été placés au musée de Toulouse, lui fût restituée. Ses premières demandes restèrent sans résultat. Il fit plus tard appuyer ses réclamations par le cardinal Fesch et par le prince de Talleyrand. Mais le ministre de l’intérieur ayant demandé l’avis du préfet de Toulouse et du démonstrateur du musée, et celui-ci ayant déclaré que les tableaux de la collection de Bernis « faisaient le plus bel ornement de la galerie, que leur disparition produirait un vide à fermer le musée, » tout projet de restitution fut abandonné. On accorda seulement à M. de Bernis l’autorisation de faire retirer « treize portraits de famille déposés dans les magasins du musée. » — Au reste, la sollicitude de l’état à l’égard des musées des départemens ne cessait pas de se manifester. En 1798, Heurtaut-Laneuville fit un rapport au conseil des cinq cents concluant à la création d’écoles nationales des beaux-arts dans les principales villes de France et à l’établissement successif de musées auprès de ces écoles. L’année suivante, en brumaire an VII, l’administration centrale, justement inquiète de la conservation des collections départementales, fit promulguer une loi prohibant l’établissement de fabriques ou magasins de matières combustibles dans les locaux et dans le voisinage des locaux renfermant des objets d’art.

L’heure était venue où les musées des départemens allaient s’enrichir glorieusement. Les conquêtes des armées républicaines, les batailles gagnées par Bonaparte venaient de doter la France de trésors d’art qui étaient en même temps des trophées de victoire. Le Louvre regorgeait de chefs-d’œuvre, et plus de seize cents toiles de maîtres étaient déposées, faute de place, à Versailles et dans les magasins du Louvre. C’étaient les rançons de guerre, convenues par les traités et les armistices, de Rome, de Florence, de Parme, de Bologne, de Milan, de Venise. Le 14 fructidor an VIII (1800), le premier consul, sur la proposition de Chaptal, rendit l’arrêté suivant:

« Article 1er. — Il sera nommé une commission pour former quinze collections de tableaux qui seront mises à la disposition des villes de Lyon, Bordeaux, Bruxelles, Strasbourg, Marseille, Rouen, Nantes, Dijon, Toulouse, Genève, Caen, Lille, Mayence, Rennes, Nancy.

« Art. 2. — Ces tableaux seront pris dans le Muséum du Louvre et dans celui de Versailles.

« Art. 3. — Les tableaux ne seront envoyés qu’après qu’il aura été disposé aux frais de la commune une galerie convenable pour les recevoir. »

Huit cent quarante-six tableaux, dont 230 des écoles italiennes, 234 des écoles flamande, hollandaise et allemande, et 382 de l’école française, furent ainsi répartis dans quinze grandes villes de France. Les tableaux français et beaucoup de tableaux flamands et hollandais provenaient de l’ancienne collection royale, de la collection de l’ancienne Académie royale de peinture, des églises et des couvens de Paris. Les tableaux italiens venaient d’être conquis par nos soldats; ils avaient été payés leur pesant de sang. En 1803, le premier consul décida qu’un second envoi serait fait à d’autres villes. Tours, Montpellier, Douai reçurent alors des tableaux. En 1811 enfin, un nouveau décret de l’empereur ordonnait que 211 tableaux seraient répartis entre les musées de Lyon, de Dijon, de Grenoble, de Bruxelles, de Caen et de Toulouse.

Telle est la double origine des grands musées des départemens : les confiscations révolutionnaires et les conquêtes des armées de la république et de l’empire. Leurs fondateurs sont la convention et Napoléon Ier, ou si on veut rapporter l’honneur d’une création à ceux qui l’ont proposée, Roland et Chaptal.

Depuis leur fondation, les musées des départemens n’ont pas cessé de s’enrichir et par les envois de l’état, et par les acquisitions des municipalités, et par les dons et legs des particuliers. Ainsi le musée de Montpellier, qui fut d’ailleurs miraculeusement favorisé, reçut en 1825, 224 tableaux (donation Fabre); en 1837, 104 tableaux (legs Fabre); en 1838, 79 tableaux (legs Valedeau); en 1864, 28 tableaux et 400 dessins (legs Bonnet-Mel) ; en 1865, 363 dessins (legs Canonge); en 1868, 88 tableaux (donation Bruyas); en 1873, 60 tableaux (legs Bruyas). Les musées de Lille, de Dijon, de Tours, de Bordeaux, de Montauban, ont aussi reçu des dons et legs considérables, moins importans cependant que ceux qui ont enrichi le musée de Montpellier.

A côté de ces vingt-deux grands musées, dont l’origine remonte à la révolution et au consulat et qui ont été fondés par l’état, il s’est créé, depuis 1809 jusqu’en 1880, une multitude d’autres musées d’une importance plus ou moins grande, En y comprenant les musées purement archéologiques, on en pourrait compter près de deux cents. Ces musées ont des origines bien diverses. Les uns ont été fondés par suite d’un legs ou d’une donation d’un particulier : ainsi les musées d’Avignon, de Cherbourg, de Tarbes, de Perpignan, de Montauban, de Châlons-sur-Marne; les autres par l’initiative du préfet ou du maire, qui ont sollicité des dons de leurs concitoyens et des envois de l’état : tels sont les musées d’Orléans, de Melun, de Brest, de Nîmes, du Périgueux, du Havre, de Nérac, de Dieppe. Certaines municipalités ont fondé à elles seules quelques musées en acquérant d’un coup une importante collection de tableaux ou d’objets d’art; on peut citer dans cette catégorie le musée archéologique de Marseille (Château Borély) et les musées d’Arles, de Vienne. D’autres musées enfin ont été fondés grâce aux dons, allocations et souscriptions des sociétés savantes. Les musées de Narbonne, d’Agen, d’Évreux, de Béziers, de Douai, d’Épinal et la plupart des musées archéologiques sont de ce nombre[2].

Il y a des légendes sur l’origine de certains musées. La chronique scandaleuse raconte que le musée de... a été fondé par un riche amateur du département, qui voulait se créer quelque titre au ruban rouge. Vivement encouragé dans son espoir et de là dans son projet par le maire, qui était son ami, il se dépouilla d’une partie de sa collection et donna par surcroît beaucoup de tableaux achetés tout exprès. Le musée fut inauguré en grande pompe, on prononça des discours à la séance d’inauguration, et on porta des toasts au banquet qui suivit. Quelques mois plus tard, ce fut le maire qui fut décoré. Le musée de Blois a aussi sa légende; mais elle se perd dans la nuit des temps. C’était il y a trente ans, à moins que ce ne fût il y a quarante ans ; — on sait que les conteurs de légendes ne précisent jamais les dates. Un grand personnage, (si ce n’était pas un souverain, il ne s’en fallait pas de beaucoup), faisait alors la cour de très près à une jolie ingénue de la Comédie française. Au cours d’un voyage, il eut le désir de revoir l’ingénue. Il lui écrivit pour lui fixer un rendez-vous au musée de Blois ; en même temps, il faisait télégraphier au maire de Blois la date de sa prochaine visite au musée. Le malheur était qu’il n’y avait pas de musée à Blois. Eperdu, le conseil municipal s’assemble, se consulte, discute. Quant à convaincre d’ignorance le grand personnage en lui écrivant que Blois n’a jamais possédé de musée et à priver ainsi la ville de l’honneur d’une telle visite, on n’y songe pas un instant. Le conseil réfléchit que s’il n’y a pas de musée à Blois, il y a du moins où l’installer: cet admirable château embelli par Louis XII, François Ier et Henri II, que Gaston d’Orléans ne put pas gâter, faute d’assez d’argent. Les conseillers municipaux étaient hommes d’initiative, et le Blaisois est riche en ressources. On avait quarante-huit heures; c’était peu, ce fut assez. On frappa à toutes les portes, dans la ville et aux environs. Chacun donna ou prêta qui un tableau, qui une tapisserie, qui une statuette, qui une arme. (C’est ainsi qu’on eut le portrait authentique de Ronsard, qui est une des curiosités du musée.) Les conseillers municipaux allèrent jusqu’à décrocher leurs portraits de famille. L’auguste visite eut lieu, la galante entrevue aussi. Et voilà comment, raconte la légende, fut fondé le musée de Blois, qui est devenu un des beaux musées de France.


II.

Aujourd’hui presque toutes les villes importantes ont un musée. Il y a cependant des exceptions et des anomalies. Des préfectures comme Foix, comme Mont-de-Marsan, comme Privas n’ont pas de musée, et des chefs-lieux de canton comme Sault, comme Bagnols-sur-Cèze ont leur musée. Évreux, qui est une grande ville, ne compte dans son musée que vingt-deux toiles, tandis que le musée de Villeneuve-lès-Avignon, qui n’est qu’un pauvre village, en compte cent dix. Plusieurs villes possèdent deux et trois musées. Il y a à Lyon le musée de peinture, le musée lapidaire et le musée du moyen âge ; à Bordeaux, le musée de peinture, le musée archéologique et épigraphique, le musée des sculptures, le musée des armes ; à Marseille, le musée des arts et le musée archéologique ; à Rouen, le musée de peinture, le musée céramique et le musée des antiquités ; à Nancy, le musée de peinture et le musée historique ; à Limoges, le musée de peinture et le musée céramique ; à Orléans, le musée de peinture et le musée Jeanne-d’Arc. Dans quelques cités, comme à Lyon, à Narbonne, à Toulouse, ces divers musées sont installés dans un même local, bien qu’administrés par des conservateurs différens. Dans d’autres villes, ils occupent plusieurs locaux, souvent fort éloignés les uns des autres. Il en est ainsi à Marseille, à Rouen, à Nancy, à Bordeaux. Si beaucoup de nos musées méritent à peine, par la petite quantité des toiles, le nom de cabinets d’amateurs, d’autres, par le nombre et même par le choix, peuvent compter parmi les grands musées de l’Europe. Prenons des points de comparaison. Le Louvre, à ne compter que les tableaux exposés, a environ 2,200 toiles ; la galerie des Offices, à Florence, a 1,300 tableaux, la National Gallery, de Londres, en a 2,000, le musée de l’Académie des Beaux-Arts, à Venise, en a 500. Or, les musées d’Avignon, de Bordeaux, de Dijon, de Lille, de Lyon, de Montpellier, de Rouen possèdent de 600 à 800 tableaux, et ceux de Caen, de Marseille, de Nîmes, d’Orléans, de Toulouse, de Tours, de 400 à 600 toiles. Les chiffres s’abaissent pour les autres musées. Les musées de Blois, de Douai, du Havre, de Nancy, de Narbonne, de Rennes comptent encore de 200 à 400 toiles ; mais les musées d’Avranches, de Brest, de Melun n’ont plus que 100 toiles ; celui de Dieppe a 74 tableaux, celui de Saint-Malo 58 tableaux, celui de Nérac 50 tableaux, celui de Tournus 22 tableaux, celui de Cahors 9 tableaux.

Au point de vue administratif, les musées des départemens sont divisés en trois catégories : les musées nationaux, les musées départementaux, les musées communaux ou municipaux. Les musées nationaux qui, hors Paris, ne sont qu’au nombre de trois : le musée de Versailles, le musée archéologique de Saint-Germain et le musée céramique de Sèvres, sont organisés et administrés comme le Louvre et le Luxembourg. Ils appartiennent à l’État, ont à leur tête des conservateurs nommés par l’état, sont installés dans des bâtimens de l’état, ressortissent entièrement à la direction des Beaux-Arts, qui subvient à leur entretien et à leurs dépenses.

Les musées départementaux sont assez nombreux. Ils appartiennent aux départemens, et le plus souvent aux sociétés savantes qui les ont fondés. Dans le premier cas, c’est le préfet, en qualité d’administrateur du département, qui nomme le conservateur; dans le second cas, c’est la société savante. Il arrive fréquemment qu’un musée départemental est administré par une commission et non par un conservateur. D’ailleurs les conservateurs des musées départementaux sont rarement rétribués. Les musées départementaux reçoivent des allocations des conseils généraux, des allocations des sociétés savantes, et quelquefois, mais le cas est rare, des allocations des conseils municipaux. Par contre, ce sont toujours les conseils municipaux qui concèdent à ces musées des locaux appartenant à la ville. Presque tous les musées départementaux sont des musées archéologiques. Les principaux sont le musée archéologique de Rouen, le musée gallo-romain de Sens, le musée d’Épinal, le musée historique d’Orléans.

Les musées communaux ou municipaux sont de beaucoup les plus nombreux. Ils appartiennent aux villes, sont administrés sous la surveillance des conseils municipaux. Dans certaines grandes villes, Bordeaux, Marseille, Toulouse, il y a, outre les conservateurs, une commission, dite du musée ou des beaux-arts, délégation du conseil municipal à laquelle doit se référer le conservateur, et une commission consultative pour les acquisitions, nommée parmi les artistes et les amateurs de la ville. D’ailleurs, comme toutes les commissions en général, celles-ci ne servent absolument à rien. Les conservateurs sont choisis soit parmi les peintres de la ville, — célébrités de clocher qui valent quelquefois mieux, quelquefois moins que leur réputation, — soit parmi les amateurs et les archéologues : il en est de fort instruits. Parfois c’est un peintre originaire de la ville qui, après avoir vécu à Paris et y avoir obtenu du succès, est revenu pris du mal du pays. Louis Boulanger et Célestin Nanteuil, deux gloires un peu oubliées de l’école romantique, ont été successivement conservateurs du musée de Dijon. Nous avons retrouvé M. Achille Zô au musée de Bayonne, M. Jalabert au musée de Carcassonne, M. Ulysse au musée de Blois. Dans la plupart des villes, le budget du musée est trop pauvre pour que le conservateur puisse être payé. Il ne touche des appointemens (de 600 francs à 1,800 francs), que s’il est en même temps directeur de l’école de dessin ou bibliothécaire-archiviste. C’est seulement dans les grandes villes qu’un traitement spécial est affecté au conservateur du musée. Le traitement varie entre 1,000 francs et 4,500 francs.

Les musées occupent des bâtimens appartenant à la ville. La plupart des grandes villes ont construit ou construisent en ce moment des édifices spécialement consacrés à leurs collections d’art. Marseille a donné à ses deux musées une installation digne de cette grande cité : le Château Borély, immense construction Louis XIV, située au milieu d’un parc, au Prado, près de la mer, et le Palais des Arts, ce magnifique monument dont on s’est si maladroitement inspiré pour le palais du Trocadéro. Les musées de Montpellier, de Tours, d’Avignon, sont vastes, bien aménagés, d’un bel aspect. Le musée d’Amiens est un grandiose édifice; le grand escalier, à double révolution, est décoré des belles peintures de Puvis de Chavannes: la Paix, la Guerre, l’Eté, l’Automne, qui ressortent admirablement dans le cadre sévère des parois et des colonnes de pierre. On achève le musée de Bordeaux; à Rouen, à Nîmes, on s’occupe à transporter les tableaux de l’ancien dans le nouveau musée. Toulouse vient de voter trois millions pour la construction d’un musée. Les villes moins riches ou moins généreuses ont dû placer leurs collections soit dans des églises fermées au culte et autres bâtimens plus ou moins bien aménagés en musées, soit dans un certain nombre de salles de l’hôtel de ville. Ceci est le cas presque général. La très grande majorité des musées de province occupent, suivant leur importance, une salle, un étage ou une aile de l’hôtel de ville. Si pareille installation est parfois misérable, elle est parfois très belle quand l’hôtel de ville est comme à Dijon l’ancien palais des états de Bourgogne, comme à Caen l’ex-couvent des eudistes, comme à Narbonne, l’ancien évêché, moitié palais et moitié forteresse.

Les musées communaux reçoivent des allocations du conseil municipal ; ils ne reçoivent que tout à fait exceptionnellement des allocations du conseil général. Les allocations municipales varient selon la richesse des villes, mais surtout selon le plus ou moins de goût pour les arts des conseillers municipaux. Il en est beaucoup qui n’ont de goût que pour les chemins vicinaux. On ne doit donc pas juger du budget d’un musée par l’importance de ce musée, ni par celle de la ville où il se trouve. Si le budget du musée de Marseille est de 20,000 francs et celui du musée de Toulouse de 15,000 francs, le musée de Rouen n’a que 9,000 francs et le musée de Bordeaux n’a que 7,000 francs. Le petit musée de Béziers a un budget de 3,500 francs et l’important musée d’Orléans n’en a qu’un de 1,800 francs. A Lisieux, on alloue 200 francs par an pour l’entretien du musée! Il y a même des conseils municipaux qui ne veulent pas voter un sou pour le musée. Il en est ainsi à Melun, à Dreux, à Tarbes. Indépendamment de l’allocation municipale, certains musées possèdent un revenu provenant d’un legs. Le musée de Pau a un revenu de 8,000 francs, celui d’Avignon un revenu de 4,000 francs, celui de Montpellier un revenu de 3,500 francs, celui d’Orléans un revenu de 900 francs. Les musées qui sont en état de vivre de leurs rentes, comme on dit, sont en nombre très limité. Les allocations et les revenus des musées servent à payer les conservateurs et les gardiens, à subvenir à l’entretien, aux restaurations, aux encadremens, à solder les frais de port et d’emballage des envois de l’état, qui sont à la charge des musées. Le surplus est employé à l’acquisition de tableaux et d’objets d’art. Mais on conçoit qu’après qu’on a tout payé, il ne reste rien ou à peu près rien pour les acquisitions. Loin de pouvoir acheter des tableaux, la plupart des conservateurs ont à peine les fonds nécessaires pour les restaurations, les rentoilages, les cadres. Il y a dans une petite ville du midi un musée où, sur cent cinquante toiles, cent quarante n’ont pas de bordure. Dans d’autres musées des tableaux de valeur se perdent complètement, faute d’un simple rentoilage. Doit-on reprocher aux conseils municipaux l’insuffisance des budgets des musées ? Peut-être, si on en juge par ce que font certains d’entre eux et par ce que ne font pas certains autres. Telle ville dont les revenus sont cependant peu élevés vote pour le musée des crédits importans, et telle ville qui est plus riche ne vote qu’une somme dérisoire ou même ne vote aucun crédit. Et pourtant les musées sont un cours d’histoire figurée : ils ouvrent l’esprit aux grandes choses et aux grands faits, les yeux au sentiment de la forme, si utile à un peuple qui, dans l’industrie d’art, est un grand producteur. Les conseils généraux ne sont pas moins indifférens. Quand le musée porte le titre de musée départemental, ils n’hésitent pas, quel que soit son peu d’importance, à voter un crédit. Si, au contraire, le musée est un simple musée communal, ils feignent d’ignorer son existence et ne votent aucun crédit. Est-ce donc que les villes ne font pas partie des départemens ?


III.

Dans ce tableau de l’organisation et de l’administration des musées de province, il n’a pas été question du rôle de l’état. C’est que l’état n’y a aucune part. Les grands musées de province ont été fondés par l’état ; tous, petits et grands, ont été et sont encore chaque année enrichis par l’état ; et selon la législation actuelle l’état qui, en vertu de la loi de 1839, a toute autorité sur les bibliothèques, n’a pas même un droit de contrôle sur les musées. D’après la loi stricte, un conseil municipal pourrait, sauf autorisation du ministre de l’intérieur, vendre ou aliéner tout ou partie d’une collection d’art sans que la direction des Beaux-Arts fût fondée à s’y opposer. Il y aurait en tout cas matière à procès. D’après la loi stricte, la direction des Beaux-Arts n’aurait pas plus le droit de faire inspecter un musée de province qu’elle n’a celui de faire inspecter une collection particulière. En fait, les choses se passent autrement. Les municipalités, même celles qui ne font rien pour leur musée, sont trop fières d’en posséder un pour songer à le vendre. Les représentans de l’état, quand par hasard il s’en présente dans un musée de province, sont toujours fort bien accueillis; leurs avis même sont souvent écoutés. Au reste, si l’état se trouve aujourd’hui privé de tout droit de contrôle sur les musées des départemens, c’est qu’il s’est bénévolement désarmé en laissant tomber en désuétude la loi de brumaire an vu, non abrogée, et en négligeant de faire considérer ses envois comme des dépôts et non comme des dons. S’il y a don, le don du moins est conditionnel. L’arrêté ministériel du 8 pluviôse an XI (28 janvier 1803), qui mit les bibliothèques et les musées à la disposition des villes, à la charge par celles-ci de pourvoir aux dépenses de ces établissemens devenus désormais leur propriété, a implicitement le caractère d’un contrat. L’état n’a pas donné livres et tableaux pour que les villes en fissent ce que bon leur semble, les vendissent, les échangeassent, les laissassent pourrir ou manger aux rats. Il les a donnés pour un usage déterminé et à certaines conditions. Il a donc le droit de constater si ces conditions sont remplies; il a le droit de veiller à ce qu’elles soient exécutées. Il en est de même des legs et des dons des particuliers. Quand un amateur lègue sa collection à un musée, c’est afin que cette collection porte son nom, qu’elle ne soit pas dispersée, qu’elle serve à l’étude des beaux-arts. S’il pouvait penser que cette collection, dont, dans un intérêt supérieur qui l’absout, il frustre ses héritiers, serait vendue par la ville, il préférerait qu’elle fût vendue au profit de ses parens ou de ses amis.

Théoriquement donc, l’état a le devoir, et par conséquent il devrait avoir le droit d’exercer un contrôle sur les musées de province. Au point de vue pratique, ce contrôle est-il nécessaire? Ne faut-il pas laisser les choses comme elles sont ? tout n’est-il pas pour le mieux dans les musées ? Nos visites dans les musées de province nous permettent de répondre à ces questions. L’intérêt des musées exige impérieusement le contrôle de l’état. Pour le prouver, il n’y a pas de plaidoirie à faire, il n’y a qu’à citer des faits. On peut évaluer à cent trente les musées des départemens qui méritent le nom de musée. Or, sur ces cent trente musées, il en est certainement la moitié qui appelle l’attention vigilante de la direction des Beaux-Arts.

Dans certains musées, le catalogue n’existe pas, l’inventaire même est incomplet, les tableaux sont mal classés et mal placés; des conservateurs, nouvellement nommés, ne savent ni de qui sont les tableaux, ni d’où ils viennent, — ils ne peuvent donner aucun renseignement, n’en ayant eux-mêmes reçu aucun. Ailleurs, il n’y a pas de conservateur, le conseil municipal ne vote aucun fonds, la commission ne se réunit jamais, le musée n’est ouvert au public qu’une fois par mois, comme à Melun et à Sens, ou reste deux ans et demi fermé, sans aucun motif, comme à Bernay. A Libourne, le conseil municipal a trouvé bon d’échanger avec la fabrique de l’église paroissiale les Vendeurs chassés du temple de Manfredi (tableau provenant du Louvre) contre un mauvais tableau de l’école de l’empire qui remplit à lui seul une immense paroi du musée. A Bordeaux, on a échangé aussi avec l’église Saint-Michel un magnifique Jordaens contre je ne sais plus quelle grande toile. Dans plus de trente musées, la place manque totalement, et un grand nombre de peintures sont reléguées dans les greniers. Combien de tableaux appartenant à des musées sont placés dans les églises, les préfectures, les établissemens scolaires! Chose véritablement inouïe, à Limoges, le musée a disparu ! Il y avait un musée, il n’y en a plus. C’est à croire qu’un prestidigitateur a passé par là. Ce musée possède ou à mieux dire possédait deux cents tableaux parmi lesquels un admirable portrait de Nattier, un Léonard Limosin du plus haut intérêt, un La Tour, des tableaux de Daubigny, de Troyon, de Guillaumet. En 1874,ces toiles, qui occupaient deux des travées du musée céramique, en ont été enlevées de façon à ce que l’on pût installera leur place de nouvelles collections de porcelaines. Les tableaux ont été placés à la mairie, à la préfecture, au collège, jusque dans les salons du cercle et dans le foyer du théâtre ! Quelques-uns, ceux qui n’ont pas été jugés dignes de décorer la préfecture ou le foyer du théâtre, ont été roulés et relégués dans un grenier. De ces tableaux aujourd’hui nul ne s’occupe, nul n’a la responsabilité. Tout le monde, même le préfet de la Haute-Vienne, ignore qu’il y a eu à Limoges un musée de peinture. Il n’y a naturellement pas de conservateur, il n’y a pas de catalogue, il n’y a pas même un inventaire. En fait, il n’y a plus de musée.

Si la majorité des conservateurs qui, sauf dans les grandes villes, ne sont pas rétribués, remplissent leurs modestes fonctions avec un zèle éclairé, si on trouve parmi eux des connaisseurs accomplis, comme le conservateur du musée d’Orléans, des artistes de talent comme le conservateur du musée de Blois, de remarquables érudits comme le conservateur des antiques de Toulouse, il y a aussi beaucoup de conservateurs qui sont tout à fait au-dessous de leur tâche. Certains bibliothécaires, par exemple, qui dans un grand nombre de petites villes cumulent ces fonctions avec celles de conservateurs du musée, sont sans doute fort instruits en bibliographie et en histoire littéraire, mais pour les choses de l’art, leur éducation est à faire. Ils prendraient volontiers un tableau de l’école milanaise pour un tableau de l’école romaine, un espagnol pour un flamand, un portrait de Porbus pour un portrait de Rubens. Ils font procéder à des restaurations malheureuses, classent mal les tableaux, quand ils les classent, et les placent toujours en dépit du sens commun : les mauvais sur la cimaise, en pleine lumière, les bons touchant le plafond ou à contre-jour. D’autres conservateurs, des amateurs ou des peintres, ont le goût et le sentiment de l’art, mais il leur manque parfois les connaissances qu’il faut pour dresser ou pour réviser un catalogue. Nous connaissons des catalogues où fourmillent les plus téméraires attributions et les erreurs les plus réjouissantes. On s’instruit à les lire. On y apprend entre autres choses étranges que Henri III et Henri de Navarre assistaient du château de Versailles aux opérations de l’armée royale contre les ligueurs, que Séjan et Néron faisaient commerce d’amitié, que le Bronzino appartient à l’école vénitienne.

Cela est mauvais, non point irréparable. Vienne une nouvelle édition des catalogues, ces erreurs disparaîtront. Ce qui est plus grave, c’est qu’un grand nombre de musées, et non des moins importans, sont installés dans des conditions déplorables, non-seulement au point de vue de l’exiguïté des locaux et du mauvais éclairage des peintures, mais au point de vue de la conservation même des tableaux et des objets d’art. Certains musées occupent des rez-de-chaussée d’une humidité extrême. Les tableaux sont constamment couverts de buée; les toiles se distendent sur les châssis; les peintures se détériorent chaque jour davantage. Le musée de Pau est dans ce genre un lamentable exemple. Ce musée est cependant plein d’avenir, grâce à la rente de 8,000 francs dont il dispose et au goût sûr du conservateur. De création récente, il ne contient guère que des œuvres de l’école contemporaine, mais toutes d’un véritable intérêt. Il a cent et quelques tableaux, un Ribot de la dernière puissance, une tête d’Henner d’un effet magique, un Worms d’une proportion inusitée, la fameuse Batterie de tambours de Guillaume Régamey, et plusieurs toiles très importantes des maîtres d’aujourd’hui. Par malheur, l’installation est absolument honteuse. Ce musée est situé dans un rez-de-chaussée ou plutôt dans une cave obscure, rongée par l’humidité. Le soleil n’y pénètre pas l’été, l’hiver on ne peut y faire du feu. En toute saison, il y règne un froid humide et pénétrant qui chasse les visiteurs, surtout dans cette station hivernale où l’on ne va pas précisément dans l’intention de prendre des refroidissemens. Des femmes, des jeunes gens qui avaient commencé à faire des copies, ont renoncé au travail dès la première bronchite. Les visiteurs même, qui viennent en foule au musée dans les premiers jours de leur arrivée, — sauf la chasse au renard, il y a peu de distractions à Pau, — n’y retournent jamais. Or, il y a quelques années, la ville de Pau avait un local disponible tout indiqué pour servir de musée. On a demandé en vain que les tableaux y fussent transportés; la municipalité a préféré louer ces bâtimens à un particulier. Le beau musée des antiquités, à Rouen, se trouve aussi dans des conditions détestables d’installation. Il occupe un rez-de-chaussée très humide. Malgré les soins, les armes s’y rouillent, les bois sculptés et les tapisseries s’y pourrissent. Dans d’autres musées, situés sous les combles, en plein midi, les peintures s’effritent et s’écaillent. Elles ne sont pas pour cela à l’abri de l’humidité; quand il pleut, l’eau filtre à travers la toiture. Il en est ainsi à Tarbes, à Châlon-sur-Saône, à Valence. Par les grandes averses, il faudrait un parapluie pour se promener dans les galeries. Les collections épigraphiques, si précieuses qu’elles soient, sont généralement fort mal traitées. Les conseils municipaux, qui comprennent souvent l’intérêt des tableaux, ont le plus absolu dédain pour « les vieilles pierres. » Ils leur concèdent généreusement des hangars ouverts à tous les vents, où la pluie fouette, où la neige tourbillonne. Là, les sculptures, les inscriptions, les fragmens d’architecture sont placés sans ordre les uns sur les autres et les uns devant les autres. Le beau musée gallo-romain de Sens, le musée épigraphique de Bordeaux, l’immense collection lapidaire de Narbonne, sont des chaos où Borghesi lui-même perdrait son latin. De plus, à l’action de la pluie, les lettres s’effacent et les pierres se délitent.

Il y a pire encore. Plusieurs musées sont sans cesse menacés par l’incendie. Le musée de Bordeaux a brûlé deux fois, le musée historique de Nancy a brûlé, un commencement d’incendie s’est déclaré au musée de Narbonne ; mais on ne prend pas plus de précautions pour cela. Des musées sont placés dans des édifices contigus à des théâtres, à des fabriques de produits chimiques, à des magasins de spiritueux; d’autres ont telle de leurs salles employées à des expériences de gaz, à des laboratoires de chimie. Le musée de Dijon est un des plus considérables et des plus curieux de la France. Il possède entre autres trésors d’art une collection sans prix de peintures et de sculptures de l’ancienne école de Bourgogne. Or, au-dessous des seize salles et galeries qu’il occupe au premier étage de l’hôtel de ville, les boutiques et les caves sont louées à des marchands de bois d’ébénisterie, à des épiciers, à des marchands de vins. Une imprudence, un accident, et voyez quel beau feu feraient ces bois vernis, ces touries de pétrole, ces estagnons d’huile, ces bidons d’essence minérale, ces barils d’eau-de-vie ! A Périgueux, le musée occupe un même bâtiment avec une fabrique de spiritueux, A Mâcon, à Bayonne, à Tonnerre, le musée est contigu au théâtre. On sait que la destinée fatale des théâtres est d’être brûlés. Les musées installés dans les vieilles églises ne sont pas menacés par le feu, mais les visiteurs n’y entrent pas sans danger. Les touristes devront se défier de l’église Sainte-Anne, qui sert d’abri au musée archéologique d’Arles. Une longue et large fissure s’est ouverte au sommet de la voûte, près du portail; déjà quelques briques s’en sont détachées. Il est heureux que personne ne fût dans ce musée au moment de cette chute de près de 40 mètres. Si on n’y veille, toute la partie antérieure de la voûte s’écroulera.

Quand les municipalités se décident à faire construire un musée, les meilleures précautions sont certainement prises contre l’incendie, l’humidité, l’ardeur du soleil. Mais pour l’installation même, la construction est-elle toujours bien entendue? Le musée de Bordeaux, par exemple, qui a subi tant de vicissitudes, — depuis sa fondation, il a été brûlé deux fois et « déménagé » huit ou dix fois, il a depuis neuf ans une installation dérisoire, humide, sans jour et sans place, — a-t-il enfin la chance d’être un musée modèle? Nous ne le pensons pas. Fidèle aux théories architectoniques en honneur aujourd’hui, l’architecte n’a pas voulu s’inquiéter de la destination de l’édifice qu’il avait à construire. Ce sont deux longues galeries, fort belles et fort vastes, mais qui ne se relient pas l’une à l’autre. De telle sorte qu’après avoir visité une galerie, il faudra, pour entrer dans l’autre, traverser un grand jardin. Par le beau temps, il n’y aura que demi-mal, mais quand il pleuvra, et il pleut souvent à Bordeaux, on marchera sous la pluie sur un sol détrempé. Ajoutons que Bordeaux possède, outre son musée de peinture, un musée épigraphique, un musée d’armes, un musée de sculptures antiques qui sont disséminés aux quatre coins de la ville et installés dans des conditions déplorables. Si curieux qu’ils soient, personne ne les visite. N’eût-il pas mieux valu élever d’un étage le nouveau musée de peinture, qui n’est qu’un rez-de-chaussée sur caves, placer au premier étage les tableaux et les dessins, et transférer dans les salles du rez-de-chaussée les collections épigraphiques et archéologiques? Ainsi, Bordeaux eût eu un musée hors ligne, un petit Louvre. C’est un tel conseil qu’aurait pu donner à la municipalité de Bordeaux la direction des Beaux-Arts, si elle ne devait rester, de par la législation actuelle, absolument étrangère à tout ce qui regarde les musées des départemens.

A un autre point de vue, celui de l’accroissement des richesses des musées, il serait utile que ces musées fussent reliés à l’administration des Beaux-Arts par des rapports suivis et fréquens. En 1872, on a classé au ministère les musées des départemens en musées de première, de deuxième et de troisième classe. Bien comprise pour les grands musées, cette classification est tout arbitraire pour les musées de moindre importance, sur lesquels on n’avait que des renseignemens insuffisans. Ainsi le musée de Béziers, qui possède 156 tableaux intéressans, est musée de troisième classe, et le musée de Castres, qui n’a que 54 toiles sans valeur, est musée de deuxième classe. C’est cependant cette classification qui sert de base à la répartition des envois de l’état après les Salons annuels. De plus, on a beau posséder au ministère les catalogues des musées, qui souvent ne sont plus à jour et que d’ailleurs on ne pense pas à consulter, on ignore à peu près les besoins de ces musées, le caractère de leurs collections, les locaux dont ils disposent. C’est ainsi qu’on envoie à tel musée déjà encombré une grande toile que le conservateur ne pourra placer que debout sur un chevalet, masquant les tableaux de tout un panneau, et qu’on expédie à tel autre musée un tableau de petite dimension qui sera comme perdu sur une paroi à peine remplie. Au musée de Toulouse, qui a plus de cinq cents tableaux, il n’y a pas un seul paysage de l’école contemporaine ; au musée de Tarbes, qui n’a pas deux cents toiles, il y en a une dizaine. Le musée de Montpellier possède un Reynolds, des Greuze, des petits flamands, des Delacroix, des Courbet, à faire envie au Louvre ; il n’y faut pas de tableaux, il y faut des statues. À Villeneuve-lès-Avignon, le musée, situé dans un hôpital desservi par des sœurs, est une sorte de musée chrétien. Une Descente de croix, de Philippe de Champagne, une des plus belles œuvres du maître que nous connaissions, est entourée d’Ecce homo, d’Annonciations, de Martyres de saint Pierre, de portraits d’évêques et de moines. L’administration des Beaux-Arts a envoyé une nymphe peu vêtue qui jure étrangement au milieu de ces saintes figures. Il était d’autant plus aisé d’envoyer là un tableau religieux que ces sortes de tableaux ne sont pas très demandés par les autres musées. Le musée d’Agen est magnifiquement installé ; il a de l’avenir. La commission en retarde l’inauguration, manque de trois ou quatre grandes toiles qui couvriraient une paroi vide. Il faudrait envoyer ces toiles au plus vite. Il y aurait au contraire à cesser provisoirement tout envoi aux musées qui sont en construction ou en réparation, aux musées dont les municipalités ne prennent nul souci, et surtout aux musées qui n’existent pas, comme à Mont-de-Marsan, à Foix, à Privas. Ceci mérite explication. La direction des Beaux-Arts croit à l’existence de musées qui sont purement imaginaires ; mais la raison en est simple. Il y a vingt ans ou il y a dix ans, l’état, à la sollicitation d’un préfet ou d’un député, a envoyé un tableau dans une petite ville de province. On a placé ce tableau dans la salle des mariages de la mairie, et on ne s’en est plus occupé. Mais l’administration des Beaux-Arts a bonne mémoire. Un beau jour elle se rappelle qu’un tableau a été envoyé et elle se dit : « Un tableau a été envoyé là, donc il y a un musée. » En vertu de ce raisonnement, elle envoie un second tableau et cinq ou six ans après, un troisième. Deux ou trois tableaux cependant, accrochés dans une salle de mariages ou dans le cabinet d’un maire, ne constituent pas un musée.

Jamais la répartition des tableaux achetés au Salon n’a été bien faite. Sous la république de 1848 et sous le second empire, il y avait des inspecteurs des musées de province. En 1872, la commission du budget les a supprimés sous prétexte d’économie. Trois mois après, il est vrai, on créait trois nouveaux inspecteurs des beaux-arts qui ne coûtaient pas moins cher à l’état, et qui, leurs fonctions étant mal définies, ne pouvaient rendre aucun service. Or, n’en déplaise à la mémoire de la commission du budget de 1872, les inspecteurs des musées, eux, avaient rendu de vrais services, et ils auraient fait davantage si leurs rapports avaient été lus, leurs conseils écoulés et leurs connaissances mises à profit. Pour la répartition des œuvres d’art dans les musées, il était élémentaire de les consulter, puisqu’ils étaient les seuls qui connussent les musées. Mais l’administration n’y a jamais songé. Une répartition plus équitable et plus intelligente des acquisitions du Salon serait une bonne fortune pour les musées des départemens. La direction des Beaux-Arts a encore pour les enrichir bien d’autres ressources. Elle pourrait leur envoyer des vases et des assiettes de Sèvres, les merveilleux moulages de l’atelier du Louvre d’après l’antique et les chefs-d’œuvre modernes, les belles gravures de la chalcographie. Ces envois seraient accueillis avec la plus grande reconnaissance, surtout par les musées de création récente.

Il est manifeste que le contrôle de l’état est réclamé par la situation actuelle d’un grand nombre de musées des départemens. Il n’est pas moins évident que tous les musées des départemens, sans exception, trouveraient leur avantage à être mis régulièrement en rapport avec l’administration des Beaux-Arts. Dans ces circonstances, la direction des Beaux-Arts n’aurait-elle pas à prendre certaines mesures qui semblent indiquées? Il y aurait d’abord à rappeler aux municipalités que la loi de brumaire an vu, prohibant l’établissement de tout magasin de matières combustibles dans le voisinage des musées et ordonnant même leur translation s’il en existe déjà. n’est pas abrogée. Le texte de la loi ne prévoit que les dangers de destruction par l’incendie. Mais on doit voir l’esprit de cette loi qui a été édictée pour garantir les objets d’art de la destruction. Or pour les tableaux, les pastels, les dessins, les tapisseries, les sculptures en bois, l’humidité n’est pas moins à redouter que le feu. Selon l’esprit de la loi, les locaux humides devraient être changés ou du moins assainis. Pourquoi aussi avoir supprimé l’inspection des musées des départemens? Ces inspecteurs veilleraient à l’observation de la loi de brumaire, donneraient leur avis pour le placement des tableaux et leurs conseils pour la rédaction des catalogues. Ils renseigneraient l’administration sur l’état et les besoins des musées, que chaque jour modifie; ils s’occuperaient de la répartition des envois annuels. Ils seraient en province les avocats de l’administration et à Paris les avocats des musées. Le ministère aurait encore à envoyer à toutes les municipalités et aux conservateurs des musées une circulaire leur enjoignant de considérer les envois de l’état comme des dépôts et non comme des dons; de réviser les catalogues dans un délai de trois ans et de les rédiger sur le modèle de celui du Louvre. Enfin, peut-être, l’administration des Beaux-Arts pourrait-elle obtenir des municipalités qu’elles lui soumissent la nomination des conservateurs el les plans des musées à construire.

Mais pour que toutes ces mesures ne soient pas illusoires et qu’elles aient une sanction légale, il faut présenter aux chambres un projet de loi sur les musées. Cette loi devra être analogue à l’ordonnance royale sur les bibliothèques, du 22 février 1839, ordonnance qui soumet les bibliothèques communales à la surveillance permanente de l’autorité supérieure et qui défend toute aliénation. Les musées ont la même origine que les bibliothèques. Ils ont été fondés dans les mêmes circonstances. Ils ont reçu, comme les bibliothèques, des legs et des dons des particuliers et des allocations des villes; mais, comme les bibliothèques, ils ont été et ils sont chaque année enrichis par l’état. C’est donc une anomalie inconcevable qu’il y ait une loi sur les bibliothèques et qu’il n’y ait aucune loi sur les musées. Au même titre que les bibliothèques, les musées sont d’utilité publique. Ils ne sont pas faits seulement pour l’étude des artistes et pour le plaisir des connaisseurs. Ils servent à tout le monde. Ils appartiennent à l’enseignement primaire comme à l’enseignement supérieur. Ils frappent les yeux de l’enfant et ils achèvent l’éducation de l’homme.


HENRY HOUSSAYE.

  1. Toutes les municipalités cependant ne s’empressèrent pas d’exécuter la circulaire de Roland. Il fallut la remettre à l’ordre du jour par de nouveaux décrets en date du 8 pluviôse et du 22 germinal an II. Il est permis de supposer que les municipalités, tout en approuvant les projets de Roland pour la création de musées départementaux, étaient un peu effrayées de cette phrase de la circulaire : « On jugera des objets qu’il serait convenable de classer dans le muséum de Paris. » Les municipalités craignaient, si elles envoyaient les inventaires réclamés, que leur ville ne fût dépossédée de ses meilleures toiles. Et, en effet, il y a aujourd’hui au Louvre quelques tableaux qui proviennent des musées ou, à mieux dire, des dépôts départementaux, entre autres le Parnasse de Mantegna et le Combat de l’Amour du Pérugin. Ces tableaux ont été évidemment transférés au Louvre en exécution de la circulaire ministérielle du 3 novembre 1792.
  2. Tous ces musées, quelle que fût leur origine, ont eu leur part des envois de l’état, qui furent peu nombreux sous la restauration et très rares sous Louis-Philippe, mais qui se sont multipliés sous Napoléon III et sous la troisième république. Depuis vingt ans environ, la direction des beaux-arts fait chaque année un envoi aux musées des départemens. Il a été fait en outre deux grands envois : l’un en 1862, à la suite de l’acquisition de la collection Campana; l’autre en 1872, à la suite du déclassement des réserves du Louvre et du legs Lacaze.