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Les Mystères d’Udolphe/5/2

La bibliothèque libre.
Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (5p. 34-55).

CHAPITRE II.

Retournons maintenant en Languedoc, et occupons-nous du comte de Villefort, ce seigneur qui avoit hérité des terres du marquis de Villeroy, près du monastère de Sainte-Claire. On peut se souvenir que ce château n’étoit pas habité quand Emilie se trouva avec son père dans le voisinage, et que Saint-Aubert parut fort affecté en apprenant qu’il étoit aussi près du château de Blangy. Le bon Voisin avoit tenu, au sujet de ce château, quelques propos alarmans pour la curiosité d’Emilie.

C’est en 1584, l’année que Saint-Aubert mourut, que François de Beauveau, comte de Villefort, prit possession d’un immense domaine, appelé Blangy, situé en Languedoc, sur les bords de la mer. Cette terre, pendant plusieurs siècles, avoit appartenu à sa famille ; elle lui revenoit par la mort du marquis de Villeroy son parent, homme d’un caractère austère et de manières très-réservées. Cette circonstance, jointe aux devoirs de sa profession, qui l’appeloient souvent à la guerre, avoit prévenu toute espèce d’intimité entre lui et le comte de Villefort. Ils se connoissoient peu, et le comte n’apprit sa mort qu’en recevant le testament qui lui donnoit Blangy. Ce ne fut que l’année suivante qu’il se détermina à le visiter, et à y passer tout l’automne. Il se rappeloit souvent Blangy avec les vives couleurs que prête l’imagination au souvenir des plaisirs de la jeunesse. Dans ses premières années il avoit connu la marquise ; il avoit visité ce séjour dans l’âge où les impressions des plaisirs demeurent sur-tout sensibles. L’intervalle qui s’étoit depuis écoulé dans les secousses et le tumulte des affaires, qui trop souvent corrompent le cœur et gâtent le goût, n’avoit point effacé de sa mémoire les ombrages du Languedoc, et jamais ce souvenir ne l’avoit trouvé indifférent.

Pendant plusieurs années, le feu marquis avoit abandonné le château. Le vieux concierge et sa femme l’avoient laissé dégrader à l’excès. Le comte prit le parti d’y passer un automne pour veiller aux réparations. Les prières, les larmes même de la comtesse qui, au besoin, savoit pleurer, n’avoient pas eu le pouvoir de changer sa résolution. Elle se prépara donc à souffrir ce qu’elle ne pouvoit empêcher, et à s’absenter de Paris. Sa beauté y réunissoit les suffrages, mais son esprit y avoit peu de droits. Le mystérieux ombrage des bois, la grandeur sauvage des montagnes, la solitude imposante des salles gothiques, des longues galeries qui ne résonnoient qu’aux pas d’un domestique ou aux sons de l’horloge du château, tous ces objets ne lui offroient qu’une triste perspective. Elle s’efforçoit de prendre courage, en pensant aux récits des jolies vendanges de Languedoc. Mais, hélas ! en Languedoc, on ignoroit les contre-danses de Paris, et les fêtes rustiques des paysans étoient peu propres à flatter un cœur dont le luxe et ses habitudes avoient banni depuis long-temps les goûts simples et les bons penchans.

Le comte avoit un fils et une fille, enfans de son premier mariage ; il désira qu’ils vinssent avec lui. Henri, alors dans sa vingtième année, étoit au service de France. Blanche, qui n’avoit pas encore dix-huit ans, étoit toujours dans le couvent où on l’avoit placée, lors du second mariage de son père. La comtesse, n’avoit ni assez de talens pour élever sa belle-fille, ni assez de courage pour l’entreprendre. Elle avoit conseillé ce parti ; et la crainte qu’une beauté naissante ne vînt à éclipser la sienne, lui avoit fait depuis employer mille moyens pour prolonger la réclusion de Blanche. Elle n’apprit pas, sans une grande mortification, le dessein qu’avoit son époux ; elle se consoloit néanmoins en considérant que, si Blanche sortoit du couvent, l’obscurité de la province enseveliroit pendant quelque temps ses charmes.

Le jour du départ, les postillons s’arrêtèrent au couvent, par ordre du comte, pour prendre Blanche. Son cœur palpitoit de plaisir, aux idées de nouveauté et de liberté qui s’offroient à elle. À mesure que l’époque du voyage s’étoit rapprochée, son impatience étoit devenue plus forte ; et pendant cette nuit, la plus ennuyeuse qu’elle eût passée, elle avoit compté les minutes. L’aube du jour avoit paru ; la cloche du matin avoit sonné ; elle avoit entendu les religieuses sortir de leurs cellules, et s’étoit élancée de son lit pour saluer ce beau jour. Elle alloit se voir délivrée des entraves du cloître, et goûter la liberté dans un monde où le plaisir sourioit toujours, ou la bonté ne s’altéroit jamais, où le plaisir et la bonté régnoient sans nul obstacle. Quand on sonna à la porte de clôture, Blanche courut à la grille ; elle entendit le bruit des roues, vit dans la cour la voiture de son père ; elle sauta de joie en parcourant les corridors. Une religieuse vint la chercher, par ordre de l’abbesse, qui étoit au parloir à recevoir la comtesse, celle-ci parut à Blanche un ange qui alloit la conduire au temple du bonheur. L’émotion de la comtesse en la voyant ne fut pas de la même nature. Blanche n’avoit jamais paru aussi aimable, et le sourire de la joie donnoit à tous ses traits la beauté de l’innocence heureuse.

Après un entretien fort court, la comtesse prit congé de l’abbesse : c’étoit le moment que Blanche attendoit impatiemment, comme l’instant où alloient commencer son bonheur et le charme de sa vie. Étoit-ce donc le moment des larmes et des regrets ? Il le fut pourtant. Elle se retourna, d’un œil attendri, vers ses jeunes compagnes, qui pleuroient en lui disant adieu. Madame l’abbesse elle-même, si grave, si imposante, la quitta avec un degré de chagrin dont une heure auparavant elle ne se seroit pas crue capable. On peut le comprendre, si l’on considère avec quelle répugnance nous quittons des objets même désagréables, quand nous savons que c’est pour toujours. Elle embrassa les religieuses, et suivit la comtesse. Elle sortoit tout en larmes d’un séjour qu’elle avoit cru quitter en riant.

La présence de son père, les distractions de la route absorbèrent bientôt ses idées, et dispersèrent ce nuage de sensibilité. Peu attentive à l’entretien de la comtesse et de mademoiselle Béarn son amie, Blanche se perdoit en une rêverie douce ; elle voyoit les nuages qui flottoient en silence sur le vague bleu des airs ; ils voiloient le soleil, promenoient les ombres sur la contrée, et quelquefois la découvroient toute rayonnante. Ce voyage fut pour Blanche une succession de plaisirs ; la nature, à ses yeux, varioit à chaque instant, et lui fournissoit les plus belles et les plus charmantes images.

Sur le soir du septième jour, les voyageurs apperçurent Blangy. Sa situation romantique fit une forte impression sur Blanche ; elle observoit avec étonnement les montagnes des Pyrénées, qu’elle n’avoit vues que de loin pendant le jour. Elles s’élevoient alors à quelques lieues, avec leurs crêtes à pic, leurs précipices immenses ; et les nuages du couchant qui flottoient autour d’elles, les découvroient ou les confondoient tour-à-tour. Les derniers rayons du soleil donnoient une teinte rougeâtre à leurs sommets de neige ; les pointes inférieures étoient toutes revêtues d’un coloris varié, et la nuance bleuâtre qui marquoit leurs sombres profondeurs, contrastoit avec la splendeur de la lumière. Les plaines du Languedoc, rougies de grappes purpurines, plantées de mûriers, d’amandiers et d’oliviers, s’étendoient à l’orient et au nord. Au sud la Méditerranée, claire comme un cristal, bleue comme le ciel qu’elle réfléchissoit, portoit une foule de voiles blanches que frappoit le soleil, et dont le mouvement vivifioit la scène. Sur un promontoire élevé, baigné des eaux de la Méditerranée, étoit placé le château du comte ; des forêts de sapins, de chênes, de châtaigniers qui descendoient jusques dans la plaine, et ne permettoient pas de le distinguer en entier, s’étendoient au loin sur les bords de la mer.

À mesure que Blanche approchoit, les traits gothiques de cette antique demeure se dessinoient successivement. D’abord une tour fortifiée s’élevoit entre les arbres, puis l’arcade ruinée d’une porte immense ; Blanche croyoit presque approcher du château célébré dans les vieilles histoires, où les chevaliers, voyaient à travers les créneaux un champion et sa suite revêtus d’armes noires, et qui venoit arracher la dame de ses pensées à l’oppression d’un rival orgueilleux. Elle avoit lu cette légende dans la bibliothèque du monastère, qui, comme celle de presque tous les couvens, étoit remplie d’anciennes chroniques.

Les voitures s’arrêtèrent à une porte qui conduisoit à l’enceinte du château, et qui alors étoit fermée. La grosse cloche qui devoit servir à annoncer les étrangers, étoit depuis long-temps tombée de sa place ; un domestique monta sur un mur ruiné, pour avertir les gens du château que leur maître arrivoit.

Blanche, appuyée à la portière, s’abandonnoit aux douces et charmantes émotions que l’heure et le lieu lui causoient. Le soleil avoit quitté les cieux ; le crépuscule brunissoit les montagnes ; les flots très-éloignés, réfléchissant encore les nuances ternes de l’occident, sembloient comme une trace de lumière qui bordoit l’horizon. On entendoit le bruit monotone des vagues qui venoient se briser sur le rivage. Chaque personne de la compagnie rêvoit aux objets dont elle étoit occupée. La comtesse regrettoit les plaisirs de Paris, voyoit avec dégoût ce qu’elle appeloit de tristes bois et une solitude sauvage ; et frappée de l’idée qu’elle seroit séquestrée dans ce vieux château, elle étoit disposée à ne rien voir qu’avec mécontentement. Les sentimens de Henri étoient à peu de chose près les mêmes ; il donnoit un triste soupir aux délices de la capitale, et au souvenir d’une dame qu’il aimoit, du moins le croyoit-il, et il est sûr que son imagination en étoit occupée ; mais le pays, un genre de vie différent, avoient pour lui les charmes de la nouveauté, et ses regrets étoient mélangés des riantes illusions de la jeunesse. Les portes s’ouvrirent à la fin ; la voiture avança lentement sous de grands châtaigniers, qui achevoient d’obscurcir le jour. On suivoit une ancienne avenue, que de grandes herbes et d’autres plantes rendoient alors presque impraticable, et qu’on ne distinguoit plus qu’à l’éloignement des arbres. Cette avenue avoit un quart de lieue de long : c’étoit celle où Saint-Aubert et Emilie s’étoient engagés une fois en arrivant dans le voisinage, par l’espoir de trouver un asyle. La solitude de ce lieu, et une figure que, le postillon avoit prise pour un voleur, leur avoient fait tout-à-coup rebrousser chemin.

Quelle déplaisante habitation, s’écria la comtesse, à mesure que la voiture avançoit au milieu des bois ! Sûrement, monsieur, vous ne comptez pas rester l’automne entier dans cette barbare solitude ? Il y faudroit porter une coupe d’eau du Léthé, afin qu’au moins le souvenir d’un pays moins affreux n’augmentât pas la laideur de celui-ci.

Je me conduirai suivant les circonstances, dit le comte. Cette solitude barbare étoit l’habitation de mes ancêtres.

La voiture s’arrêta au château, et devant la porte du vestibule attendoient le vieux concierge et les domestiques de Paris, qu’on avoit envoyés pour disposer le château. Blanche s’appercut que l’édifice n’étoit pas entièrement dans le style gothique, et qu’il s’y trouvoit beaucoup d’additions très-modernes. La salle énorme et sombre où elle entra, n’étoit pas à la vérité de ce nombre : une tapisserie somptueuse, qu’on ne pourvoit alors distinguer, représentoit sur les murailles quelques traits des romans provençaux. La grande fenêtre étoit parée d’églantiers et de pampres en berceaux. Ouverte en ce moment, elle laissoit voir au travers un plan incliné de verdure, que formoit la cime des bois sur la pente du promontoire. Au-delà se découvroient les flots de la Méditerranée, qui, au sud et à l’orient, se perdoient avec l’horizon.

Blanche, qui traversoit la salle, s’arrêta un moment pour observer un si beau coup-d’œil ; l’obscurité du soir ne le déroboit pas tout-à-fait. Mais elle fut bientôt tirée de la situation charmante où cette vue l’avoit mise ; la comtesse mécontente de tout, impatiente de se rafraîchir et de se reposer, se hâtoit de gagner un très-vaste salon. La boiserie de cèdre, les fenêtres étroites, les lambris de noir cyprès, donnoient à cet appartement une profonde tristesse. Le velours vert des meubles passés, les franges d’or rougies qui les ornoient, ne servoient qu’à les rendre plus lugubres.

Tandis que la comtesse demandoit quelques rafraîchissemens, le comte avec son fils visitoit d’autres parties de la maison. Blanche restoit témoin malgré elle de la mauvaise humeur et du mécontentement de sa belle-mère.

Combien avez-vous passé de temps dans ce triste séjour, dit la comtesse à la vieille femme de charge quand elle vint lui offrir ses respects ? — Environ vingt ans, madame, à la Saint-Jérôme qui vient.

— Comment avez-vous pu y rester si long-temps, et presque seule encore ? On m’a dit que le château avoit été fermé durant quelques années ?

— Oui, madame ; ce fut quelques années après que feu M. le marquis, mon maître, fut parti pour la guerre. Mais il y a plus de vingt ans que, mon mari et moi, nous sommes à son service. La maison est si grande, elle étoit si déserte, que nous nous y croyions perdus. Au bout de quelque temps, nous allâmes vivre au bord des bois, dans le voisinage de quelques habitans. Nous venions seulement surveiller le château de temps à autre. Quand mon maître eut fini ses campagnes, il avoit pris ce château en aversion ; il n’y revint plus, et il trouva bon que nous ne quittassions pas la chaumière. Hélas ! hélas ! combien ce château est changé de ce qu’il étoit autrefois ! Quel plaisir ma maîtresse y prenoit ! Je me ressouviendrai toujours du temps qu’elle vint ici tout nouvellement mariée ! Qu’elle étoit belle ! Mais, depuis ce temps-là, on a tant négligé ce château ! il est tellement tombé en ruines ! Je ne verrai plus de pareils jours !

La comtesse parut presque offensée des regrets naïfs de la bonne femme sur les temps passés. Dorothée ajouta : Mais le château va être encore habité et vivant ; le monde entier ne m’y feroit pas demeurer toute seule.

On n’en fera pas l’expérience, à ce que je crois, dit la comtesse. Elle étoit contrariée que son silence constant n’eût pas contenu le bavardage de cette rustique concierge ; l’entrée du comte l’en délivra. Il dit qu’il avoit vu une partie du château, et qu’il falloit de grandes réparations et des changemens avant qu’on pût l’habiter. — J’en suis fâchée, monsieur, dit la comtesse. — Pourquoi, madame ? — C’est que ce lieu répondra mal à tant de soin ; et même un paradis ne seroit pas supportable à une pareille distance de Paris.

Le comte ne répliqua point, et il se tourna brusquement vers une fenêtre. — Il y a des fenêtres, monsieur, mais elles ne donnent ni plaisir ni clarté ; elles ne laissent voir qu’une nature sauvage.

— Je ne conçois pas, madame, dit le comte, ce que vous entendez par une nature sauvage. Ces plaines, ces bois, cette immensité d’eau ne méritent pas cette épithète.

— Ces montagnes la méritent sûrement, dit la comtesse en lui montrant les Pyrénées. Ce château, il est vrai, n’est pas l’ouvrage de la nature, mais bien, à mon avis, celui d’un art grossier. Le comte rougit. — Cet édifice, madame, fut bâti par mes ancêtres, dit-il ; permettez-moi de vous observer que votre conversation n’annonce en ce moment ni goût ni politesse. Blanche, effrayée d’une telle altercation qui paroissoit devenir sérieuse, se levoit et alloit sortir. La femme-de-chambre de la belle-mère entra ; la comtesse demanda qu’on la menât à son appartement, et se retira accompagnée de mademoiselle Béarn.

Blanche, profitant du peu de jour qui restoit, courut à de nouvelles découvertes. Elle sortit du salon, et passa du vestibule en une immense galerie, dont les murailles ornées de pilastres en marbre soutenoient un toit voûté composé de riches mosaïques. Une fenêtre qui sembloit la terminer, laissoit voir les nuages de pourpre. Le paysage légèrement voilé, commençoit à confondre ses traits qu’enveloppoit déjà l’ombre au loin répandue.

Cette galerie donnoit sur un salon ouvert dont dépendoit cette fenêtre. L’obscurité qui augmentoit, ne laissoit voir qu’imparfaitement cet appartement magnifique. Il étoit orné à la moderne, mais on ne l’avoit pas entretenu, et peut-être ne l’avoit-on jamais achevé. Les fenêtres larges et multipliées descendoient jusqu’en bas, et présentoient une vue très-étendue, que Blanche supposoit charmante. Elle resta quelque temps à contempler cette obscurité grisâtre, à s’y peindre des bois, des montagnes, des vallons, des rivières. Sa rêverie étoit plutôt augmentée qu’interrompue par les aboiemens d’un chien de cour, et par le zéphyr qui effleuroit le feuillage. De temps en temps on voyoit dans les bois la lumière d’une chaumière, et à la fin on entendit la cloche argentine d’un couvent, dont le son s’évanouissoit dans les airs. Blanche sortit enfin de cette espèce d’extase ; le silence, les ténèbres qui l’environnoient commencèrent à l’effrayer. Elle chercha la porte de la galerie, et suivant au hasard un long passage qu’elle rencontra, elle parvint à une salle entièrement différente. Le crépuscule mourant, qui pénétroit par un portique ouvert, lui laissa distinguer une construction légère et élégante, un pavé de marbre blanc et des colonnes de même matière qui soutenoient une voûte bâtie à la moresque. Blanche s’arrêta sur les marches de ce portique. La lune s’éleva sur la mer, et découvrit graduellement la beauté de l’éminence sur laquelle Blanche étoit placée. Une pelouse en pente douce descendoit jusqu’aux bois qui entouroient presque le château, et du côté du sud, alloit se perdre à l’Océan. Au-delà des bois, vers le nord, se trouvoient les plaines de Languedoc ; à l’orient, le paysage qu’elle avoit déjà vu malgré l’obscurité, et les tours d’un monastère que la clarté de la lune faisoit ressortir au-dessus des bois.

Les teintes douces et incertaines qui se répandoient sur la scène, l’ondulation des vagues au clair de lune, leur murmure sourd et mesuré, étoient autant de moyens pour élever l’esprit neuf de Blanche aux émotions de l’enthousiasme.

— Ai-je donc vécu si long-temps en ce monde, se disoit-elle, sans avoir vu ce spectacle, sans avoir éprouvé ces délices ! La plus pauvre paysanne des domaines de mon père a vu depuis son enfance le coup-d’œil de la nature, a parcouru en liberté ces situations pittoresques ; et moi, au fond d’un cloître, on m’a privée de ces merveilles qui doivent enchanter les yeux et ravir tous les cœurs. Comment ces pauvres nonnes, comment ces pauvres moines, peuvent-ils sentir une violente ferveur s’ils ne voient ni lever ni coucher le soleil ? Jamais, jusqu’à ce soir, je n’ai connu ce qu’étoit la dévotion. Jamais, jusqu’à ce soir, je n’avois vu le soleil quitter cet hémisphère. Demain pour la première fois de ma vie, demain je le verrai lever. Oh ! qui pourrait vivre à Paris ? ne voir que des murs noirs et de sales rues, quand, au milieu de la campagne, on peut voir et l’azur des cieux et le vert gazon de la terre !

Ce monologue d’enthousiasme fut troublé par un bruit qui retentit dans la salle. La solitude de ce lieu pouvoit laisser place à la crainte. Blanche crut voir un objet qui se glissoit entre les colonnes. Elle observa un moment en silence ; mais honteuse de cette crainte ridicule, elle reprit assez de courage pour demander qui c’étoit. — Ah ! mademoiselle, est-ce vous ? dit la vieille concierge qui venoit fermer les fenêtres. Je suis bien aise que ce soit vous. Le ton dont elle prononça ces paroles, l’émotion vive qu’il indiquoit, surprirent beaucoup la jeune Blanche. — Vous semblez effrayée, Dorothée, lui dit-elle ; qui donc vous fait si peur ?

— Non, non, je ne suis pas effrayée, mademoiselle, répliqua Dorothée en hésitant, et tâchant de paroître calmé. Je suis vieille, et peu de chose me trouble. Blanche sourit. — Je suis bien aise que M. le comte soit venu vivre au château, mademoiselle, continua Dorothée. Il a été désert bien des années. Cela faisoit trembler. À présent le château ressemblera un peu à ce qu’il étoit du temps que ma pauvre dame étoit vivante. Blanche demanda combien il s’étoit passé de temps depuis la mort de la marquise. — Hélas ! mademoiselle, si long-temps, reprit Dorothée, que j’ai cessé de compter les années. Le château, depuis cette époque, m’a toujours paru en deuil, et je suis sûre que les vassaux l’ont toujours au fond de leurs cœurs. Mais vous vous êtes égarée, mademoiselle ; voulez-vous revenir à l’autre partie de la maison ?

Blanche demanda depuis quand celle où elle se trouvoit étoit bâtie. — Peu après le mariage de mon maître, mademoiselle, reprit Dorothée. Le château étoit assez grand sans cette augmentation. Il y a dans l’ancien bâtiment beaucoup de pièces qui n’ont jamais servi. C’est une habitation de prince ; mais mon maître la trouvoit triste, et triste elle est effectivement. Blanche désira de retourner au côté habité ; et comme tous les passages étoient complètement obscurs, Dorothée la mena par-dehors, en côtoyant le bâtiment ; elle ouvrit la grande salle, et trouva mademoiselle Béarn. — Où avez-vous donc été si long temps ? lui dit celle-ci. Je commençois à croire que quelqu’aventure surprenante vous étoit arrivée, et que le géant de ce château enchanté, l’esprit qui sans doute y revient, vous avoit jetée par une trappe en quelque voûte souterraine, d’où vous ne reviendriez jamais.

— Non, répondit Blanche en riant ; vous paroissez aimer si fort les aventures, que je vous les abandonne toutes.

Eh bien ! je consens à les achever, pourvu qu’un jour je puisse les raconter.

— Ma chère demoiselle Béarn, dit Henri qui entroit, les revenans de ce temps-ci ne seroient pas assez mal appris pour essayer de vous faire taire. Nos revenans sont trop civilisés pour condamner une dame à un purgatoire plus cruel que le leur, quel qu’il soit.

Mademoiselle Béarn ne fit que rire ; le comte entra, et l’on servit le souper. Le comte parla fort peu, parut distrait, et fit souvent l’observation que, depuis qu’il n’avoit vu ce lieu, il étoit bien changé ! Il s’est écoulé bien des années depuis cette époque, dit-il ; les grands traits du site sont les mêmes, mais ils me font une impression bien différente de celle que je sentois autrefois. — Est-ce que ce théâtre, dit Blanche, vous a paru jadis plus agréable qu’aujourd’hui ? cela me semble à peine possible. Le comte la regarda avec un sourire mélancolique ; il étoit autrefois aussi délicieux à mes regards, qu’il l’est maintenant, aux vôtres. Le paysage n’a pas changé ; mais j’ai changé, moi, avec le temps. L’illusion de mon esprit prêtoit son coloris à la nature ; elle est perdue ! Si dans votre vie, ma chère Blanche, vous revenez en ce lieu après en avoir été absente pendant plusieurs années, vous vous rappellerez peut-être les sentimens de votre père, et vous les comprendrez alors.

Blanche affligée de ces paroles, garda le silence : elle porta ses idées sur l’époque que le comte lui faisoit envisager. Elle conçut que celui qui parloit, probablement alors, n’existeroit plus ; elle baissa les yeux, et les sentit se remplir de larmes. Elle donna sa main à son père, il lui sourit avec tendresse ; et se levant de sa chaise, fut chercher une fenêtre pour dérober son émotion.

Les fatigues de la journée engagèrent la compagnie à se séparer de bonne heure. Blanche, à travers une longue galerie boisée de chêne, se rendit à son appartement. Il étoit spacieux, fort élevé, les fenêtres gothiques en étoient hautes, et son air lugubre n’étoit pas propre à la dédommager de la position écartée où il se trouvoit. Les meubles étoient fort antiques ; le lit étoit de damas bleu, garni de franges d’argent, et relevé en baldaquin comme les tentes qu’on voit dans les anciens tableaux, et fort semblables à celles que représentait la tapisserie de cette chambre. Tout étoit pour la jeune Blanche un objet de curiosité. Elle prit la lumière de sa suivante pour examiner cette tenture ; elle reconnut un événement du siège de Troyes. Le travail presque décoloré, indiquoit à peine les objets qu’il avoit représentés jadis. Elle s’amusa d’abord des absurdités de la composition ; mais quand elle vint à penser que l’artiste qui l’avoit exécutée, et le poète, dont il avoit voulu imiter le génie, n’étoient plus qu’une froide poussière, la mélancolie s’empara d’elle, et elle fut au moment de pleurer.

Elle donna l’ordre positif qu’on l’éveillât avant le lever du soleil : elle renvoya ensuite sa femme-de-chambre, et voulant dissiper le nuage que sa triste réflexion avoit répandu sur elle, elle ouvrit une de ses fenêtres, et se ranima à la vue de la nature. La terre obscurcie, l’air, l’océan, tout étoit calme. Les cieux étoient sereins ; quelques vapeurs légères flottoient lentement dans leurs plus hautes régions, et augmententoient le scintillement des étoiles, qu’elles laissoient ensuite briller d’un éclat plus vif et plus pur. Les pensées de Blanche s’élevèrent involontairement au grand auteur de ces sublimes objets. Elle fit une prière plus fervente que jamais elle n’en avoit prononcé sous les tristes voûtes du cloître. Elle resta en contemplation, jusqu’à ce que, vers minuit, l’obscurité s’étendît sur toute la contrée ; alors elle se coucha, et ne fit que d’heureux songes. Doux sommeil, que connoissent seuls la santé, le bonheur et l’innocence !