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Les Mystères de Londres/4/08

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Au Comptoir des imprimeurs unis (9p. 261-302).


VIII


DUEL ANGLAIS.


Angus Mac-Farlane et son beau-frère Mac-Nab étaient à Londres pour soutenir un de ces inextricables procès que l’obscurité proverbiale des lois anglaises soulève sans cesse, et qu’une cour de justice juge tant bien que mal, à l’aide de poids multiples et fort divers, parmi lesquels il faut compter d’abord l’équité, puis le hasard, puis les faveurs et les recommandations.

Assurément, nous n’avons en aucune façon la pensée d’accuser de vénalité la justice anglaise, néanmoins il faut bien reconnaître qu’à Londres l’argent gagne presque tous les procès. Que cet argent ne passe pas immédiatement dans la poche des magistrats, c’est ce qu’on ne peut nier, mais ceci importe peu en définitive. Le mal, c’est qu’un homme pauvre et dépourvu de protecteur ne puisse faire valoir les droits les plus évidents. Il est de notoriété publique qu’un certain nombre de livres sterling habilement dépensées peut prolonger à Londres un débat judiciaire au delà de la durée commune de la vie humaine. Le droit est ici la moindre chose. Qui s’en occupe ? La forme trône, sous l’espèce d’un magistrat mal coiffé, et préside à toutes contestations. Le fond devient détail et s’absorbe dans un luxe de formalités bizarres dont la moindre épuisera la bourse creuse d’un plaideur nécessiteux.

Et puis, chose incroyable, absurde, révoltante, les jugements et arrêts prennent force de loi. Tout magistrat procède par voie réglementaire. Notre jurisprudence n’est pas seulement, comme partout ailleurs, un répertoire vénérable où le juge puise des inspirations et des conseils, un guide respecté, dont les décisions pèsent un grand poids dans la balance, mais peuvent à la rigueur être discutées, modifiées, rejetées. Notre jurisprudence est un recueil de lois particulières, parfaitement obligatoires dans leurs innombrables contradictions. Le pour et le contre y sont impérieusement ordonnés et défendus. Tout s’y trouve, l’incontestable comme l’extravagant, et parmi ce dédale, la conscience du juge flotte, irrésolue, tandis que son esprit indécis rumine un arrêt qui deviendra loi à son tour et augmentera d’autant l’indigeste amas de notre tohu-bohu légal.

Il y a bien long-temps que d’éminents esprits caressent l’idée de nettoyer un jour ces étables d’Augias. Lord Brougham a fait entendre souvent sur ce sujet d’éloquentes et pressantes paroles, mais nous voulons gager que la fin du monde arrivera avant que notre fameux code national soit constitué.

À la moindre tentative, il y aurait émeute d’avocats, de sollicitors, d’attorneys, d’huissiers, de greffiers, de massiers. Les robes noires et les perruques poudrées descendraient sur la place publique, et la corporation estimable des clercs d’avoués mettrait le feu aux quatre coins de Londres.

Il s’agissait, dans le procès d’Angus Mac-Farlane, ou plutôt de son père, le fermier de Leed, d’une vaste étendue de terrains contestée par l’un des juges de paix du comté de Dumfries. Ceci était une circonstance mauvaise : un juge de paix !

M. Mac-Farlane, dont la famille avait toujours possédé ces terres, qui composaient à peu près toute sa fortune, n’avait garde cependant de céder sans combattre. Le juge de paix était riche et bien appuyé ; Angus et Mac-Nab furent envoyés à Londres, afin de suivre activement les intérêts de la famille.

Angus ne voyait qu’une chose à faire : se présenter devant le juge et déduire ses prétentions ; mais Mac-Nab, avocat et rompu aux tortueux procédés de la chicane écossaise (car nous devons dire que, sous le rapport des ténèbres, des pièges et de la mauvaise foi, les lawyers de Londres le cèdent encore à ceux de Glasgow et d’Édimbourg), Mac-Nab voulut se précautionner d’un appui et engager la lutte d’une manière plus égale. D’anciennes relations de famille lui ouvrirent la maison du vieux comte de White-Manor, lequel était un digne seigneur. Mac-Nab lui fit toucher au doigt la justice de sa cause, et le comte prit l’affaire sous sa haute protection.

C’était bien le moins qu’on acceptât en échange l’honneur d’être visité de temps à autre par le fils aîné de Sa Seigneurie.

Godfrey de Lancester se présentait ainsi sous les auspices de M. Mac-Nab. Angus ne le voyait point d’un bon œil, et Mary éprouvait pour lui une sorte d’instinctive aversion.

L’honorable Godfrey avait alors de trente à trente-cinq ans. Sa figure, assez belle, mais rougie par l’habitude des liqueurs fortes autant que par l’effet d’un tempérament sanguin à l’excès, offrait les caractères distinctifs du type saxon, reproduit avec une énergie presque brutale. L’égoïsme se lisait en grosses lettres sur ses traits écarlates, et la violence perçait sous l’enveloppe compassée que le flegme britannique met uniformément autour de toutes les physionomies.

Angus pensait que l’Honorable Godfrey était amoureux de sa sœur Mary. Mac-Nab prétendait le contraire.

Fergus, lui, avait les sympathies d’Angus et l’amour de Mary.

Les choses ne pouvaient demeurer long-temps ainsi sans qu’on parlât de mariage. Mac-Nab, dès qu’il eut connaissance des prétentions du jeune Irlandais, s’y opposa de tout son pouvoir, mais Mary jeta en pleurant ses deux jolis bras autour du cou de son frère, qui jura que le mariage se ferait.

Fergus et Mary furent fiancés.

Il y avait, entre Fergus et l’Honorable Godfrey de Lancester une antipathie naturelle, qui se traduisait de la part du premier en dédaigneux silence et, du côté du nobleman, par de provocants regards et des mouvements de haine à peine dissimulés. Ils se rencontraient fort souvent dans la maison d’Angus, mais O’Breane avait pris l’habitude de céder la place et se retirait aussitôt qu’apparaissait l’héritier du lord. Par ce moyen, un éclat avait été jusque alors évité.

Le lendemain du jour où le mariage avait été résolu, la famille Mac-Farlane devait partir pour l’Écosse où l’appelait momentanément la conduite du procès ; Fergus était seul dans le parloir où il attendait Mac-Farlane. Avant que ce dernier fût arrivé, on introduisit l’Honorable Godfrey de Lancester, dont le visage en désordre annonçait une violente colère toute prête à éclater. Fergus, suivant sa coutume, prit son chapeau et se dirigea vers la porte en silence.

— Dieu mee damne ! murmura brutalement Godfrey, ce rustre a du moins le bon esprit de prendre la porte de lui-même.

Fergus s’arrêta et regarda en face M. de Lancester, qui se jeta sur le divan et croisa ses jambes avec une nonchalance affectée.

— Je pense que c’est de moi que vous parlez, monsieur ? dit Fergus.

— Cela pourrait, pardieu ! bien être, jeune homme, répliqua Godfrey. Fergus rougit, mais ne perdit point son calme.

— Monsieur, reprit-il, à la manière dont commence cet entretien, il me semble que mieux vaudrait le continuer au dehors…

Godfrey haussa les épaules et ne bougea pas.

— Car je suppose, poursuivit Fergus, et j’espère qu’il y a autre chose que de la lâcheté derrière votre insolence.

— Allez ! dit Lancester qui se leva en souriant. Je vous suis.

Fergus passa le premier et M. de Lancester le suivit en effet en boutonnant prestement les revers de son habit.

Comme ils entraient dans la rue, Fergus voulut prendre la parole.

— Plus loin ! dit M. de Lancester, qui tourna l’angle de Shorts-Gardens et entra dans Belton-Street.

Fergus le suivit à son tour. — Godfrey quitta le trottoir et vint se poser au milieu de la rue. C’était à cette époque encore un homme très robuste, et la posture qu’il prit, bien connue dans Londres où le pugilat est une science populaire aussi bien qu’aristocratique, fit ressortir davantage les vigoureuses proportions de son torse.

Il n’y avait dans la rue que de rares passants, affairés, qui foulaient le trottoir les mains dans leurs poches et l’œil fixé droit devant eux, comme il convient à des gens versés dans l’art de marcher en public et qui ne veulent point recevoir vingt coups de coude par minute.

— Allons, monsieur, dit Godfrey d’un ton provoquant, — s’il vous plaît de continuer ici notre entretien, je suis à vos ordres.

— Il me plaît, monsieur, répliqua Fergus en s’avançant, de vous demander compte de votre brutale insolence.

— Soit, jeune homme. Je vais vous rendre mes comptes… et je serai bien trompé, pardieu ! si vous vous avisez de m’en demander jamais d’autres… Procédons par ordre : d’abord, vous aimez miss Mac-Farlane, et cela ne me convient pas… Ensuite, je crois que miss Mac-Farlane vous aime… Enfin, on m’a dit que vous alliez l’épouser.

— C’est vrai, répondit Fergus.

— Non pas !… Avant cela, jeune homme, je vous briserai les côtes.

— Monsieur ! monsieur ! s’écria O’Breane dont la tête s’échauffait, — ma patience se lasse et je vais vous en faire repentir…

Il ne put achever, parce qu’un coup de poing du nobleman l’atteignit en pleine poitrine et le jeta violemment à la renverse.

L’Honorable Godfrey de Lancester était le meilleur élève du fameux Holmes, de Covent-Garden, qui tint pendant près d’un quart de siècle le sceptre du ring à Londres, et dont le portrait en pied se voit encore dans tous les public-houses où s’assemblent les boxeurs.

Godfrey se remit en garde aussitôt et sourit avec satisfaction.

Les passants s’arrêtèrent des deux côtés de la rue, sur le trottoir. Un boxing dans la boue est une bonne fortune qui devient rare et dont les cokneys apprécient de plus en plus le charme. — Ici, le début promettait.

Fergus se releva, étourdi, furieux. Sans calculer son attaque et sans prendre plus de précaution que la première fois, il s’élança de nouveau. — Le bras de Godfrey, ramené à la hauteur de l’œil, se déploya. — Une seconde fois Fergus roula sur le pavé, où il demeura quelques secondes, immobile et comme anéanti.

Il va sans dire que personne ne bougea pour lui porter aide. — Quelques laconiques dialogues couraient seulement dans l’assistance qui augmentait sur le trottoir et envahissait déjà la rue.

— Bonjour, monsieur Hobson… Comment va ?… Voici un jeune gaillard qu’on est en train d’assommer… Comment est votre lady ?

— Monsieur Sinclair, je vous salue… Le coup était bon… Le jeune homme a dû voir du feu… Votre lady se porte bien ?

— Ce qui est sûr, c’est qu’il en a assez, je crois… Voyez, il ne bouge plus.

Quelques mains applaudirent. — Le coup était bon. — Godfrey, athlète émérite, en frappant un homme tout à fait étranger à l’art du pugilat, abusait assurément de son avantage et faisait aussi positivement acte de lâcheté qu’un soldat armé de toutes pièces qui se servirait de son épée contre un ennemi désarmé, mais, à Londres, nous ne saurions trop le répéter, on ne raisonné point ainsi. Le sens de la générosité y fait défaut à tous. Être le plus fort, voilà l’honneur ; être le plus riche, voilà la gloire.

C’est au point qu’on serait fort embarrassé pour découvrir l’endroit précis où commencent les susceptibilités de nos gentlemen. — À la Chambre basse, un député traite son collègue de roquet et lui dit que Robert Peel le fait marcher à coups de fouet. Le collègue trouve cela tout simple et riposte au préopinant en le traitant de caniche et en l’accusant d’avoir léché la botte de John Russell. — Et la Chambre de rire !

En un mot, les instincts chevaleresques nous sont presque aussi étrangers qu’aux Américains eux-mêmes.

Le coup était bon, qu’importait le reste ? — Godfrey ne mettait point son talon sur la poitrine du vaincu, n’était-ce pas assez de grandeur d’âme ?

Cependant M. Hobson et M. Sinclair se trompaient. Fergus n’en avait pas assez. Après quelques secondes d’immobilité, il se releva. Son visage était livide, et, au milieu de cette pâleur, ses yeux rayonnaient un feu sombre.

Il ne se rua point comme naguère à la rencontre de son adversaire ; il le mesura un instant du regard et s’avança vers lui à pas lents, les bras pendants, le corps et le visage complètement découverts.

Un frémissement de curiosité courut dans l’assistance. Chacun s’arrangea pour voir mieux et ne rien perdre du dénouement, car il était évident pour tous que l’athlète allait pouvoir choisir une partie vulnérable. — Il y avait à espérer mort d’homme.

Le regard de Godfrey devint en effet attentif, et se darda, perçant, sur le point où la poitrine cède et se creuse en rejoignant l’estomac.

Fergus avançait toujours. — Godfrey visa et frappa de toute sa force. L’un de ses poings attaqua la poitrine de Fergus, qui rendit un son creux, effrayant à entendre, l’autre toucha la naissance du front, et fit jaillir en gerbes de minces filets de sang.

À la stupéfaction générale, Fergus ne tomba point sous ce double coup. Il ne chancela point ; il ne recula point. Le choc s’émoussa sur sa chair comme s’il eût rencontré l’airain d’une colonne. — L’assemblée, dont l’avide intérêt était porté au comble, laissa échapper un sourd murmure en le voyant debout toujours et droit et ferme, avec une étoile sanglante au milieu de son front pâle.

Godfrey lui-même s’attendait si bien à le terrasser encore, sinon à le tuer du coup, qu’il ne mit point sa prestesse ordinaire à ramener ses poings à la parade. Dans sa certitude du triomphe, il oublia la règle principale, le fondement de l’art. Quand il reconnut son erreur, il n’était plus temps de réparer la faute commise. Les deux mains de Fergus, — deux tenailles d’acier, — se refermaient sur ses bras qu’elles broyaient.

Le nobleman pâlit à son tour, car l’haleine de Fergus lui brûlait le visage, car les yeux de Fergus, ardents et sombres, fascinaient ses yeux déjà troubles et emplis de terreur. Il voulut dégager ses bras. Impossible ! La pression des doigts de Fergus, égale, continue, patiente, lassait ses efforts impuissants, et avait la ténacité de ces anneaux de fer rivés aux poignets des condamnés.

Il se vit perdu. — La foule faisait silence. — On n’entendait que la voix de quelques hommes de police, qui, empêchés par la cohue, tâchaient de percer la barrière humaine formée autour des combattants, et menaçaient en vain de leur baguette plombée.

Fergus semblait grandir dans sa colère. Sa belle taille se redressait avec une fierté terrible en face de son adversaire dompté. Ses traits doux et charmants avaient pris une sauvage et implacable puissance…

Il ramena les bras de Godfrey en arrière et les lâcha tout à coup pour jeter les siens autour des reins du nobleman terrifié, qui se sentit perdre plante. — L’assistance vit les traits de M. de Lancester se contracter horriblement, et entendit un sourd craquement d’os broyés. — Fergus alors lâcha prise, et Godfrey s’affaissa, inerte, sur le sol.

— Il est mort ! il est mort ! cria-t-on de toutes parts.

Et la foula s’ébranla, non point encore pour secourir, mais pour toucher après avoir vu.

Ce mouvement livra passage aux hommes de police, qui, suivant la coutume de tous les gens de police de toutes les contrées de l’univers, parurent sur le lieu du désastre lorsqu’on n’avait plus besoin d’eux.

Lancester gisait immobile. — Quant à Fergus, qu’une indomptable volonté avait seule soutenu dans le dernier acte de ce drame, il s’appuyait au bronze d’un réverbère, épuisé, râlant, près de défaillir.

On le conduisit devant le magistrat, tandis que M. de Lancester était placé sur un brancard qui le ramena dans Portland-Place, chez son père, le lord de White-Manor.

Ceci s’était passé en plein soleil, devant mille témoins.

Un mois après, Fergus O’Breane comparaissait devant le grand jury de la cour des sessions, comme accusé de tentative d’assassinat avec préméditation et guet-apens contre la personne de l’Honorable Godfrey de Lancester, héritier présomptif de la pairie de White-Manor.

Fergus était prisonnier depuis lors, parce qu’il n’avait point pu fournir caution.

C’est assurément une belle et noble prérogative du citoyen anglais que l’habeas corpus.

Notre loi vient ici en aide à l’accusé innocent, et lui épargne ces longues détentions préventives, ces mois, ces années de captivité que la justice de plusieurs pays du continent, et notamment la justice française, inflige sur un soupçon et comme à l’aveugle. Nous sommes ici évidemment en avance sur le chemin de la civilisation, et notre corps de droit, si confus qu’il puisse être, se montre exempt du moins de cette honteuse et flagrante contradiction du code français, qui, tout en proclamant bien haut que tout prévenu est réputé innocent avant sa condamnation, commence par le jeter en prison, sauf à l’acquitter ensuite.

Mais pourquoi faut-il que chez nous l’argent soit la condition expresse et fatale de l’exercice de tout droit ? Cet habeas corpus, tant et si justement vanté, profite au riche et laisse le pauvre dans les fers.

Le pauvre qui tâche chaque jour, péniblement et par un travail sans trêve, à gagner son repas du soir, a-t-il donc des fonds en réserve pour le cas où le hasard, l’erreur, la perfidie feraient peser sur sa tête une accusation ? N’est-ce point moquerie que de lui demander alors, à lui qui a faim et qui couche sur la cendre, une caution personnelle ?

Certes, il faut une garantie à la justice. Mais l’argent est-il donc l’unique, l’éternelle garantie ? Le malheur appellera-t-il donc toujours d’autres malheurs, et ne se lassera-t-on point de tracer autour de l’indigent un cercle vicieux de soupçons et d’impossibilités ?…

Godfrey de White-Manor avait été bien près de succomber aux suites de la terrible étreinte de Fergus. Durant la première semaine, les médecins avaient eu peu d’espoir de le sauver ; mais il avait pris le dessus et entrait en convalescence. Godfrey appartenait à une famille puissante et il était altéré de vengeance. Autour de son lit de malade un conciliabule se forma : des gens de loi se relayèrent à son chevet ; on s’entendit ; on combina les faits ; on ourdit une trame à laquelle Fergus, seul, malade lui-même dans sa prison, et se croyant fort de son innocence, ne devait point échapper.

Fergus subit dans sa prison un luxe d’interrogatoires, et il dut voir dès l’abord qu’on ne l’accusait pas seulement d’avoir été acteur dans une rixe, accompagnée de violences. Il était jeune ; il mit sa foi dans l’équité de ses juges et répondit suivant la vérité.

C’eût été pour lui une consolation bien grande que d’avoir des nouvelles de Mary et d’Angus. Mais il ne s’étonna point trop de leur silence. La famille de Mac-Farlane devait être en Écosse, et sans doute Mary et Angus ignoraient son malheur.

Il écrivit à Lochmaben ; il ne reçut point de réponse.

Dans la solitude de sa prison, ses vastes plans de vengeance, un instant mis à l’écart, revinrent solliciter son esprit. La première fois qu’il tourna de ce côté les regards de son intelligence, il eut un accès de découragement profond, car depuis plusieurs mois il avait marché en arriéré plutôt qu’en avant, et son projet lui apparaissait maintenant comme un rêve insensé.

Ce fut l’affaire d’une nuit. — Fergus était un de ces esprits hardis qui coulent en bronze leurs imaginations, et changent en combinaisons méditées froidement, étudiées profondément, le premier jet, téméraire et fou, de leur pensée. Son projet avait déjà des racines assez fortes en lui pour que chacune de ses faces, passagèrement oubliée, revînt se présenter à son tour et subir l’examen. À mesure qu’il divisait et comptait ainsi les foudres composant le faisceau mis en réserve quelques mois auparavant, son enthousiasme lui était rendu. Il revoyait les défauts de l’armure britannique ; il retrouvait ses chances d’attaque et de victoire. L’avenir s’ouvrait pour lui de nouveau, et du fond de son humide cellule, sur le grabat misérable où s’étendaient ses membres malades, il poussa, plein d’ardeur et d’espoir, son cri de bataille :

— Guerre à l’Angleterre !

Hélas ! quel néant d’un côté ; de l’autre quelle colossale puissance !

Fergus n’avait même pas la liberté pour croiser sa frêle épée contre la massue du géant. Ses mains, faibles qu’elles étaient, avaient en outre des chaînes, et le colosse ennemi allait l’écraser dans sa marche, l’écraser sans le voir et sans connaître la guerre déclarée, comme le paysan cheminant la nuit écrase du pied, à l’aveugle, le scorpion dont la mortelle piqûre le menace.

Lorsque Fergus comparut devant le grand jury assemblé dans Old-Bailey, il n’y eut qu’une voix sur son affaire. Il fut renvoyé devant la cour.

Ce premier coup le surprit douloureusement ; mais ceci n’était, après tout, qu’un préliminaire. Il avait été si brutalement attaqué ; le cas de légitime défense était si manifeste, et tant de témoins avaient assisté à la querelle, qu’une condamnation lui semblait impossible.

Fergus, tout armé qu’il était contre l’Angleterre, ne connaissait pas encore tous les torts à redresser, toutes les hontes à purger. Rien n’est impossible à Londres, en fait de condamnation. Nos annales judiciaires sont les plus riches du monde entier en erreurs inexcusables et en sanglantes iniquités. Nous avons d’une part le tortueux dédale de nos lois, de l’autre le faux témoignage, organisé sur une échelle inconnue partout ailleurs. Lord Holland n’a-t-il pas dit, à l’occasion d’un procès célèbre, qu’entre le tribunal de Ponce Pilate et la cour d’assises il choisirait le juge qui condamna Jésus-Christ ?

Godfrey de Lancester et ses conseillers étaient mieux instruits que Fergus. Ils savaient que les cellars de Long-Lane et d’Aldergate-Street sont habités par une population famélique et misérable, dont l’unique industrie est le faux témoignage, et qui tient le parjure à des prix fort modiques, depuis un pot de gin jusqu’à huit ou dix shellings. Toutes leurs mesures étaient prises. À l’audience, un bataillon serré d’hommes achetés vint déposer que Fergus avait attaqué le fils du lord traîtreusement et à main armée. Fergus croyait rêver. Il s’agitait sur son banc et criait : — Mensonge ! Mais les témoins se succédaient sans relâche et déposaient tous dans les mêmes termes.

— Mensonge ! mensonge ! répétait machinalement Fergus.

L’huissier criait silence et l’attorney du roi avait peine à contenir l’indignation soulevée en lui par l’effronterie des dénégations de l’accusé.

Quant aux gentlemen jurés, ils tuaient le temps de leur mieux, et combinaient le menu de leur repas du soir.

Un dernier témoignage vint porter à l’accusé le coup de grâce.

L’homme qui l’apporta était une sorte de mendiant, âgé d’une vingtaine d’années, et dont toute la personne présentait le plus repoussant aspect. Ses cheveux rudes et touffus à l’excès rejoignaient presque ses sourcils, dont les poils hérissés cachaient un œil cauteleux et méchant. Tous les penchants ignobles et mauvais se lisaient sur cette physionomie dont un sourire hypocrite et bonhomme complétait l’ensemble, faux jusqu’à la perfidie, bas jusqu’à l’abjection.

Il s’avança vers le tribunal d’un pas saccadé, inégal et dont chaque enjambée disloquait tous ses membres. Arrivé devant la barre, il salua le juge, les assesseurs, l’alderman, les jurés, le greffier, l’attorney du roi, les avocats, l’auditoire et le constable qui l’avait amené.

— Oh ! Vos Honneurs, dit-il avant qu’on l’interrogeât, — mes bons lords, je jure sur l’évangile et sur tout, que je sais la vérité… Dieu ait pitié de moi à l’article de la mort ! Je vais dire toute la vérité… Vos Honneurs m’ont condamné hier à la déportation pour une pauvre douzaine de foulards qu’on a trouvée dans ma poche… Mais je ne me plains pas, mes bons lords !… La vie est durement chère à Londres, et je trouverai peut-être là-bas, comme on dit, de l’autre côté de l’eau, à gagner honnêtement mon pauvre pain… Oh ! oui ! je n’ai point d’intérêt à tromper la justice, et je connais bien Fergus O’Breane, le scélérat !…

Fergus voulut répliquer. L’huissier cria silence.

— C’est cela, dit le témoin, faites-le taire, le brigand !… Oh ! Vos Honneurs, est-il possible d’avoir l’âme assez noire pour assassiner le fils d’un lord ! d’un lord qui a des millions de livres sterling !… Je le connais, allez ! Il demeurait dans Saint-Gilles avec son brigand de père !…

— Misérable ! s’écria Fergus d’une voix tonnante.

— Faites-le taire ! reprit le témoin, ou il va mentir comme un mécréant qu’il est… Il demeurait dans Saint-Gilles avec sa mère et sa sœur, — une mendiante dont lord Fitz-Allan, — que Dieu bénisse Sa Seigneurie ! — a fait une belle dame avec des diamants et des cachemires…

Fergus laissa échapper un sourd gémissement.

— Et bien souvent, poursuivit le témoin, sachant que j’étais un pauvre homme, il m’a proposé plein mon chapeau de couronnes si je voulais donner un coup de couteau au fils du lord.

— Sur mon salut ! s’écria Fergus, je n’ai jamais parlé à ce malheureux !

— Silence ! dit l’huissier.

— Oh ! que si, Vos Honneurs, reprit encore le témoin, qui tâcha d’appeler sur son laid visage une expression de candeur ; le brigand m’a parlé, aussi vrai que mon nom est Bob Lantern… et c’est le nom d’un pauvre bon garçon, mes chers lords ! Il y a bien long-temps qu’il guettait le moment de faire son coup et plus d’un honnête compagnon a passé pour moins que cela par les mains de Jack Ketch (le bourreau) j’en jure sur la Bible et surtout, mes lords !

Bob Lantern s’en alla s’asseoir et cligna de l’œil en regardant l’avocat de Godfrey. Celui-ci lui fit un signe de tête protecteur. — Le jury déclara Fergus coupable à l’unanimité, et l’arrêt qui le condamna à la déportation fut regardé comme un acte de clémence ; car, manifestement, il méritait d’être pendu.

Fergus sortit de l’audience, en proie à une sorte de torpeur. Il ne mesura point la portée du coup, tant la surprise engourdissait ses facultés. De retour dans sa prison, une fièvre violente s’empara de lui. Il perdit le sentiment de son malheur.

Quand il s’éveilla de ce long sommeil de son intelligence, plusieurs semaines le séparaient déjà du jour de sa condamnation. Il était en rade de Weymouth, sur le hulk (ponton) le Cumberland, prison flottante destinée aux déportés sur le point d’être embarqués pour l’Australie.